BAC : Les flics mis en examen

Que fait la police en banlieue ? Qu’y fait-elle vraiment ? Sorti du folklore télévisé, on n’en savait rien ou presque. C’est le mérite de l’enquête de Didier Fassin que de nous l’apprendre. En s’intéressant aux brigades anticriminalité, en les suivant au long cours nuit et jour, cet anthropologue – qui enseigne désormais au prestigieux Institute for Advanced Studies de Princeton – a ouvert l’une des boîtes noires de la République. Son livre, appelé à devenir classique, donne à voir et à saisir, avec détails et nuances, l’une des réalités sociales et politiques les plus fantasmatiques et méconnues de la France contemporaine : la relation de la police nationale aux jeunes dits des quartiers. Au risque de nous faire peur. Car ce qui frappe d’abord, c’est l’omniprésence du racisme ordinaire. Qu’il soit possible lorsqu’on est policier de placarder une affiche électorale de Jean-Marie Le Pen sur les murs d’un commissariat ne manquera pas de désespérer, y compris les citoyens les plus indulgents à l’égard des forces de l’ordre. S’il faut absolument lire ce livre, c’est aussi qu’il ne pourrait plus être écrit aujourd’hui, la police ayant fermé la porte aux chercheurs. Comme elle est parvenue, sous Nicolas Sarkozy, à se débarrasser de sa Commission nationale de déontologie. Didier Fassin le rappelle : «L’ethnographie a partie liée avec la démocratie.» Et, dans un pays normal, son livre serait un best-seller et une contribution majeure au débat présidentiel.

Sylvain Bourmeau Libération

BAC : les flics mis en examen

Il y a d’abord ces détails, dont le symbole seul suffirait à illustrer le propos du chercheur : l’iconographie des écussons que se choisissent les policiers de la brigade anticriminalité (BAC) pour identifier leurs unités : une barre d’immeubles prise dans un viseur de fusil à Courbevoie (Hauts-de-Seine), une meute de loups devant des tours à Brunoy (Essonne) ou encore une araignée prenant dans sa toile une cité à Colombes (Hauts-de-Seine). Et il y a tout le reste. Ambiance suffocante pour celui qui s’y immerge. Durant quinze mois, entre 2005 et 2007, le sociologue Didier Fassin a suivi les policiers d’une brigade anticriminalité (non identifiée) en banlieue parisienne.

Depuis la suppression de la police de proximité en 2003 par un Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, ces BAC – policiers en civil patrouillant en voitures banalisées – sont devenues l’un des principaux visages de la police en zones urbaines sensibles (ZUS). Dans son livre, la Force de l’ordre (Seuil), Didier Fassin en peint un affligeant tableau, succession de scènes où le ridicule et l’inutile le disputent à l’inacceptable en termes de violences et d’humiliations. Ce bilan à charge soulignant les dérives, l’inefficacité, voire la contre-productivité de cette police, rejoint le constat du récent rapport Kepel sur la banlieue ou même le dernier livre blanc sur la sécurité commandé par le ministère de l’Intérieur.

«Jungle». Au-delà, l’anthropologue propose une lecture assez inédite des mécanismes sociologiques qui se jouent au quotidien entre ces policiers et les habitants de banlieues dites «sensibles». Ou comment, vue à travers les vitres d’une voiture banalisée, une population d’administrés est perçue comme une masse menaçante, présumée coupable ou complice d’une insécurité propre aux ZUS.

L’idée, et l’intérêt de la démarche de Didier Fassin, est de s’interroger sur les ressorts de cette hostilité. De son poste d’observation, Fassin a prêté une oreille attentive au vocabulaire des policiers. Pas seulement celui des dérapages, plus ou moins contrôlés en situations tendues, mais sur celui du quotidien au travail, durant ces longues heures d’attente entre deux appels d’urgence. Trois mots en particulier reviennent en boucle dans la bouche des gardiens de la paix : la «jungle», qui désigne la cité, «sauvages» pour délinquants, et le terriblement polysémique «bâtard» employé à tout-va, en guise de «type»,«gars», «individu».

Fassin décrit aussi l’emploi moins généralisé, mais non sanctionné, d’une terminologie ouvertement raciste – «crouille», «bougnoules» -, comme l’affichage décomplexé d’opinions d’extrême droite. Il raconte le poster Le Pen placardé dans un bureau du commissariat, les tee-shirts «732» (référence aux exploits de Charles Martel) portés en intervention, à la vue des administrés. «La racialisation est un effet essentiel de la relation entre les policiers et les habitants», observe Didier Fassin.

Depuis sa création, il y a vingt ans, la brigade qu’a suivie Didier Fassin n’a compté en ses rangs que des hommes blancs. La discrimination sexuelle est justifiée par des arguments d’efficacité. La discrimination raciale par des arguments xénophobes. Cette discrimination, initialement imposée par un membre de la hiérarchie, en a entraîné une autre, naturelle : les volontaires pour intégrer ces unités correspondent à ce profil.

Quatre cinquièmes des gardiens de la paix sont issus du monde rural ou de petites villes. En arrivant, ils connaissent des quartiers les représentations sociales qui en existent, celles que véhiculent les médias : un univers dangereux. Les policiers de la brigade qu’a suivie Didier Fassin étaient pour la plupart originaires du Nord – Pas-de-Calais, fils d’ouvriers, de mineurs, d’employés ou d’agriculteurs. Au bout de plusieurs années, leur connaissance du terrain se sera finalement peu étoffée.

Préjugés. Les membres de la brigade étudiée par Fassin n’habitent pas ces cités, ce qui peut s’entendre pour des raisons de sécurité. Mais, plus surprenant, beaucoup ne vivent pas non plus en Ile-de-France, leur région d’affectation. Grâce au système de récupérations, en travaillant quatre jours d’affilée, ils partagent des appartements à plusieurs et rentrent «chez eux» le reste de la semaine.

Selon Fassin, cette double distance (origine socioculturelle et géographique) participe du sentiment d’hostilité vis-à-vis de ce monde – la banlieue – qui n’est pas le leur, confortant d’initiaux préjugés culturalistes. Mécanisme entretenu depuis une dizaine d’années par des directives politiques où la rhétorique volontiers belliqueuse («reconquérir les zones de non-droit», «déclarer la guerre à la délinquance») et truffée de références sur une identité et une cohésion nationale menacées vient valider cette idée que la population des banlieues constituerait en soi un «ennemi». A réprimer, plutôt qu’à protéger.

Alice Géraud (Libération)

 

«Etudier la police est devenu quasi impossible»

Prof de sciences sociales à Princeton (New Jersey) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Didier Fassin a suivi, de 2005 à 2007, une BAC en banlieue parisienne. Avant d’interrompre son enquête, faute d’autorisation du ministère.

La méthode de votre enquête et la façon de la raconter constituent une démarche assez inédite pour un chercheur. Pourquoi ce choix ?

L’ethnographie, l’observation prolongée de la vie d’une collectivité humaine, fait partie des sciences sociales, mais n’avait jamais été employée en France pour étudier la police sur le terrain. Rendre compte de mon enquête a cependant été difficile. Je voulais à la fois analyser les faits de la manière la plus rigoureuse possible et permettre aux lecteurs de les appréhender en tant que citoyens. Ce qui se passe dans les quartiers me semble trop méconnu et trop important pour n’être discuté que dans le monde de la recherche.

On est frappé par l’absence d’autocensure des policiers. Comment se fait-il qu’en votre présence, ils s’adonnent à des comportements racistes, discriminatoires, voire violents ?

Ma présence a certainement modifié leurs pratiques. Les policiers me disaient parfois : «Si vous n’aviez pas été là, ça se serait plus mal passé.» Avec le temps, ils se sont habitués à ce que je sorte avec eux et ils ne se sont guère censurés, ni dans leurs mots ni dans leurs actes. Il est remarquable qu’ils aient pu considérer ce que je rapporte comme n’ayant pas besoin d’être dissimulé à un chercheur.

Ce que vous décrivez est proche de la réalité dont témoignent les jeunes des quartiers populaires. La parole du chercheur est-elle nécessaire pour attester cette réalité ?

J’ai voulu corriger la double injustice qui fait que les victimes de cette exception sécuritaire ne sont pas entendues lorsqu’elles disent ce qu’elles vivent. Je ne veux pas substituer ma parole à la leur, mais j’espère que ce que j’écris permettra de comprendre l’expérience de la police dans les banlieues. Le chercheur a une légitimité que le jeune de cité n’a pas.

Vous écrivez que cette enquête constitue aujourd’hui une «improbable aberration», tant le ministère de l’Intérieur contrôle désormais toute la recherche sur l’institution policière. Pourquoi ce verrouillage ?

Il n’a jamais été facile d’étudier la police. Mais ces dernières années, c’est devenu quasiment impossible. La moindre demande remonte jusqu’au ministre qui oppose un refus poli. En fait, la politique sécuritaire, qui s’appuie à la fois sur la croyance que la délinquance et la criminalité minent notre société (alors qu’elles sont, au moins pour les faits les plus graves, en diminution depuis cinquante ans) et sur l’idée que la police y remédie efficacement (alors qu’elle contribue à produire les problèmes dans les banlieues), suppose qu’on n’aille pas y regarder de près.

Quelles ont été les réactions dans la police ?

Je n’ai pas eu de réaction jusqu’à présent. Il est difficile d’interpréter un silence, surtout s’agissant d’une profession dont les prises de parole sont souvent sanctionnées. Une hypothèse serait une désapprobation de mes analyses. Une autre, à laquelle je veux croire, est que mes constats sont partagés par beaucoup de gardiens de la paix, d’officiers, de commissaires, frustrés du rôle que le pouvoir leur fait jouer. Si mon livre permettait de faire entendre ce mécontentement, je serais heureux d’avoir contribué à un débat sur cette exception sécuritaire qu’on a imposée sur une partie du territoire et de la population.

Dans la même période, les policiers ont été exposés par les médias, au travers d’abondants reportages. L’éloignement des chercheurs et la surmédiatisation contrôlée sont-ils liés ?

Les faits les plus graves (mort de jeunes, affrontements) sont sous les feux des médias. Pour corriger cette image, la police accepte qu’un journaliste passe une nuit avec une BAC, qu’un documentaire bienveillant soit réalisé ou qu’une fiction d’apparence réaliste soit produite, dans des conditions contrôlées. En revanche, la recherche, qui s’effectue dans la durée et de manière indépendante, est bien plus dangereuse par ce qu’elle donne à voir.

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Patrick Chaudet « L’efficacité passe par l’équilibre »

patrick-chaudetEntretien avec Patrick Chaudet. Le nouveau directeur départemental de la sécurité publique qui vient d’être nommé entend redresser l’image de marque du commissariat de Montpellier.

Dans quel état d’esprit appréhendez-vous le cadre de vos nouvelles fonctions ?

Je suis assez serein, parce que je trouve une situation correspondant à ce que j’imaginais. Joël Guenot que je connais bien, m’en a souvent parlée. Elle est plutôt favorable.

Avez-vous des priorités face à la diversité des missions qui sont les vôtres ?

Il y en a deux, qui sont la lutte contre la petite et moyenne délinquance et la lutte contre l’insécurité routière qu’il faut maintenir dans le département. La priorité, c’est aussi que la police soit réactive par rapport aux événements, comme à l’égard d’elle-même. Il est important que l’image de marque du commissariat soit bonne pour les partenaires qui travaillent avec nous, parce que le problème de la sécurité ne relève pas seulement de la police, c’est l’affaire de tous.

Comme au niveau national, la situation se caractérise par une réduction des délits de voie publique, mais une hausse des violences faites aux personnes ?

C’est vrai que statistiquement ces infractions augmentent, mais il faut comprendre que le législateur a augmenté le nombre d’incriminations dans ce domaine. Ce qui fait que l’on a une vision un peu déformée du nombre de faits concernés. Autrefois, les coups et blessures volontaires étaient poursuivis lorsqu’il y avait une incapacité de travail supérieure à huit jours. Pour protéger la sphère familiale, le législateur a considéré que les cas de violence étaient des délits. Donc, fatalement, ces infractions augmentent artificiellement les statistiques. S’agissant des vols avec violence, je note qu’ils n’ont globalement pas augmenté depuis cinq ans. Mais rien n’est jamais vraiment acquis.

Quel est l’équilibre à trouver  entre le répressif et le préventif ?

L’équilibre, c’est d’abord la dissuasion, c’est-à-dire une présence policière visible. C’est aussi établir une bonne complémentarité entre les services de l’Etat et les services locaux. Ce qui implique des diagnostics pertinents sur la délinquance et permet d’impliquer tout le monde. Dissocier la prévention de la répression est une erreur.

Faut-il renforcer la présence policière dans les quartiers sensibles ? Doit-on avoir recours à un personnel plus expérimentés ?

Les gens plus expérimentés, on les voudrait partout, mais il faut faire avec les moyens que l’on a. Avec le mouvement massif de départ à la retraite, on est dans une période de rajeunissement de nos effectifs. Il ne doit pas y avoir de zone de non-droit. Les quartiers ne doivent ni être abandonnés, ni surfliqués. Je pense qu’à Montpellier, les choses sont assez équilibrées.

Quelle place tient le rôle de l’orientation politique en matière de sécurité ?

La sécurité ne relève pas seulement d’une fonction politique, même si elle reste une fonction régalienne de l’Etat. Dans la loi sur la prévention de la délinquance, le maire dispose désormais d’un rôle très important. Mais c’est aussi l’affaire des associations d’aide aux victimes qui sont impliquées notamment dans l’accueil des personnes victimes de violence. Le politique donne les moyens et les orientations, mais la sécurité implique aussi les citoyens qui doivent faire preuve de vigilance et de solidarité.

Après Outreau, on vient de voir paraître le décret d’application qui supprime le critère protéiforme de trouble à l’ordre public. Qu’est ce que cela vous inspire ?

Selon ma conviction personnelle, je pense que ce n’est pas une bonne mesure. Surtout pour les infractions graves. Prenons un exemple : quelqu’un en état d’ivresse tue quelqu’un. Si une information est ouverte, sans le recours au trouble à l’ordre public, cette personne sera remise tout de suite sous contrôle judiciaire et peu recommencer demain. Je crois que cela va handicaper les magistrats dans leurs actions.

Comment développer la capacité d’anticipation des services de police marqués par une culture de réaction ?

Certains idéologues considèrent que la police est réactive mais pas proactive. Pour moi, c’est un faux problème. Proactif, cela veut dire que l’on anticipe les problèmes. C’est sûr qu’on dispose d’un bon contact avec la population qui nous permet de savoir si des tensions sont en train de naître. C’est le rôle des renseignements généraux de jouer les météorologues de la sécurité et de la situation sociale. Dès lors que la police est présente et efficace sur l’ensemble d’un territoire, cela lui permet de mesurer les degrés de tension. La police est à la fois réactive et proactive.

Vous avez déclaré que la police ne doit pas être critiquable. Avez-vous fait des recommandations dans ce sens au service de la BAC souvent mis en cause ?

Toute action de police peu à un moment ou à un autre être mis en cause sur ses méthodes ou sur son action. Je veillerais à ce que les principes de déontologie soient respectés et que les principes d’action soient dans le droit. Il n’est pas acceptable que des violences ne soit pas légitimes, même s’il y a aussi parfois des réactions disproportionnées par rapport à l’événement. Je ne veux pas que, sous le prétexte de l’efficacité, on se permette des dérives. Et ça, j’y veillerais.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique société statistiques de la délinquance dans l’Hérault, hausse de la violence des jeunes en question, Affaires Affaire Villiers-le-Bel,