Vu du Québec. Emmanuel Macron, le frère siamois de Justin Trudeau

Justin Trudeau et Emmanuel Macron.  PHOTO CHARLY TRIBALLEAU/NICHOLAS KAMM/AFP

Justin Trudeau et Emmanuel Macron. PHOTO CHARLY TRIBALLEAU/NICHOLAS KAMM/AFP

La ressemblance entre le Premier ministre canadien et Emmanuel Macron est frappante, estime le correspondant à Paris du Devoir : jeunes, ils ont une foi indéfectible dans le progrès et sont adeptes d’un monde ouvert. Même s’ils semblent parfois déconnectés du réel.

Dans leur jeunesse, Justin Trudeau et Emmanuel Macron ont tous deux étudié chez les jésuites et fait du théâtre. Alors que le Premier ministre canadien a fait de l’improvisation, le futur candidat à la présidence française se passionna à ce point pour les planches qu’il… épousa son professeur ! Au lycée privé La Providence, à Amiens, il interpréta La Comédie du langage de Jean Tardieu, une réflexion souvent absurde sur le rôle de la parole.

Simple analogie ? Pourtant, entre le Premier ministre de 45 ans et le candidat [devenu président] de 39 ans, il y a plus qu’une communauté de génération. En France, on n’hésite pas à dire qu’Emmanuel Macron est le Justin Trudeau français. Comment ne pas être frappé, en effet, par leur commune décontraction et cette “coolitude” que rien ne semble pouvoir contrarier ?

Cette douce jovialité, à une époque pourtant unanimement qualifiée de déprimante, est un des secrets de leur popularité. Les deux hommes ne s’en cachent pas, cet optimisme rassurant prend sa source dans le “progressisme” qu’ils affichent et revendiquent sans scrupule. Cette conviction que l’Histoire a un “sens” et qu’elle va nécessairement dans la direction du Progrès leur donne ce sentiment que les difficultés ne seront jamais que temporaires. Ils ne croient guère au caractère tragique de l’Histoire. L’assurance se transforme parfois même en inconscience. Sur le coup, Justin Trudeau n’avait rien compris à l’importance de l’attentat du Bataclan. Il n’est pas sûr non plus que le candidat d’En marche !, pressé de fêter sa victoire, ait compris la gravité d’un second tour l’opposant à Marine Le Pen.

Certes, Emmanuel Macron a fait des études avancées alors que Justin Trudeau n’a pas dépassé le niveau du baccalauréat. On ne peut pas non plus imaginer Justin Trudeau dans le rôle d’assistant éditorial du philosophe Paul Ricœur. Il n’en demeure pas moins que l’un et l’autre accordent souvent plus d’importance aux images qu’aux mots.

C’est pourquoi ils sont de piètres orateurs. Si Justin Trudeau n’a pas atteint le niveau de français du cégep, Emmanuel Macron se complaît dans des formules vagues et technocratiques. Quand il ne parsème pas son vocabulaire de “start-up”, de “helpers” et d’“open spaces”. Ces éternels jeunes premiers sont par contre de véritables maîtres de la gestuelle et des poses. C’est pourquoi le premier a fait de l’égoportrait sa marque de commerce. Quant au second, phénomène nouveau en France, il adore terminer ses assemblées en rock star, hurlant les bras levés comme un preacher américain. “La politique, c’est mystique”, dit-il. Quand elle ne vire pas au burlesque !

Loin du “sang, de la sueur et des larmes”

Ces deux enfants issus de milieux bourgeois personnifient parfaitement ces “gens de n’importe où” (“people from anywhere”) que décrit le brillant essayiste britannique David Goodhart dans son dernier livre, The Road to Somewhere [Hurst & Co, 2017, non traduit en français]. Le fondateur de la revue Prospect estime que nos sociétés sont traversées par une contradiction profonde entre ceux qu’il appelle les “gens de n’importe où” et les “gens de quelque part”, qui sont à l’origine de la révolte du Brexit et de l’élection de Donald Trump. Macron et Trudeau symbolisent à leur manière la superbe des gagnants de la mondialisation qui ne jurent que par la mobilité, la flexibilité, la technologie, la suppression des frontières et l’ouverture.

Le dernier-né d’une dynastie et l’audacieux banquier de chez Rothschild sont tous deux arrivés au pouvoir sans véritable expérience. Sauf qu’ils avaient des réseaux exceptionnels. Pour eux, il n’y a guère de problème qui n’ait de solution économique. C’est pourquoi ils ne savent pas trop quoi dire du terrorisme islamique, et encore moins à ces ouvriers de Whirlpool, à Amiens, dont l’usine a déménagé en Pologne. Ni l’un ni l’autre n’arrive à imaginer une mondialisation qui ne soit pas heureuse. Loin du “sang, de la sueur et des larmes”, ils ne sont entrés en politique ni pour résister ni pour changer le monde, mais pour l’aider à aller encore plus vite là où tout le pousse déjà et où il doit inévitablement aller, croient-ils. Vers ce Progrès perpétuel qui est au fond leur religion commune.

Il y a longtemps que Trudeau se vante de diriger le “premier État postnational” du monde. Sans franchir le Rubicon, Macron n’a-t-il pas fait un pas dans cette direction en dénonçant la clause Molière, qui force à l’utilisation du français sur les chantiers, et en affirmant qu’“il n’y a pas une culture française. Il y a une culture en France. Elle est diverse” ? Quitte à provoquer la colère de son allié le plus proche, François Bayrou.

Mais ces frères siamois ne se contentent pas d’être libéraux en économie, ils sont aussi libertaires en matière de mœurs. La grande œuvre du premier mandat de Justin Trudeau pourrait être la légalisation de la marijuana. Emmanuel Macron propose de la dépénaliser. Aux côtés de Daniel Cohn-Bendit, il n’hésite pas à se revendiquer de Mai 68. J’imagine avec impatience leur première poignée de main à Ottawa. Si le cœur leur en dit, ils pourront bientôt se prendre en égoportrait en fumant un joint dans les jardins de Sussex Drive [devant la résidence du Premier ministre, à Ottawa].

Christian Rioux
Source : Le Devoir Montréal 10/05/2017

Juncker avertit déjà Macron: «Les Français dépensent trop d’argent»

Jean-Claude Juncker le 29 avril © Reuters

Jean-Claude Juncker le 29 avril © Reuters

Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a appelé lundi Emmanuel Macron à réduire la dépense publique en France quand l’ancien ministre de l’Economie sera au pouvoir, jugeant que son niveau actuel n’était pas tenable à terme.

«  Nous sommes confrontés avec la France à un problème particulier, les Français dépensent trop d’argent et ils dépensent au mauvais endroit  », a déclaré à la presse à Berlin M. Juncker au lendemain même de l’élection de M. Macron à la présidence de la République française.

«  Les Français consacrent entre 53 % et 57 % de leur Produit intérieur brut à leurs budgets publics, compte tenu du niveau relativement élevé de la dette cela ne peut pas fonctionner dans la durée  », a ajouté M. Juncker.

« Faire un geste en direction des autres »

Il a estimé que le futur chef de l’Etat français ne pourrait pas compter à sens unique sur la mansuétude de ses partenaires européens sur ces questions. «  Il appartient aussi aux Français de faire un geste en direction des autres  » en faisant les réformes nécessaires, a-t-il dit.

Ces propos surviennent alors que la Commission européenne doit publier jeudi ses prévisions économiques de printemps pour les pays de l’UE, suivies le 17 mai de recommandations.

Or la France est sous pression pour respecter enfin les règles européennes, selon lesquelles les déficits publics doivent être en dessous des 3 % du PIB.

Source Le Soir 08/05/2017

Voir aussi : Voir aussi : Actualité internationale, Rubrique UECommission Juncker la finance aux manettes, rubrique Politique, Politique économique, rubrique Economie,

Demain, le travail sans l’emploi

Image à la Une : Arnold Schwarzenegger et un robot taxi dans Total Recall (1990)

Image à la Une : Arnold Schwarzenegger et un robot taxi dans Total Recall (1990)

« Réinventer le travail sans l’emploi. Pourquoi le numérique nous contraint à changer notre conception du travail » . Tel est le titre de la note écrite pour l’Institut Diderot par l’essayiste Ariel Kyrou. L’auteur a souhaité partager ce texte à Usbek & Rica, dans une version légèrement augmentée. Au cours des prochains jours, nous allons donc publier ce texte, chapitre par chapitre, en commençant – en toute logique – par une introduction savoureuse, dans laquelle Ariel Kyrou expose les enjeux du travail de demain à l’aune d’une fable de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick.

Ce texte a été publié en mars 2017 sous la forme d’une « note » de l’Institut Diderot. Dirigé par le philosophe Dominique Lecourt, l’Institut Diderot est un laboratoire d’idées français lancé en 2009 dont le but est de « favoriser une approche multidisciplinaire et une vision prospective sur les grands thèmes qui préoccupent la société ». N’aimant rien tant qu’utiliser la science-fiction pour penser notre présent comme notre futur, Ariel Kyrou participera, le samedi 1er avril de 11 à 18 heures, à « L’avenir du travail n’est pas un poisson d’avril » : quatre conférences-lectures en compagnie des auteurs Catherine Dufour, Alain Damasio et Norbert Merjagnan (sous réserve) à la Cité du design de Saint-Étienne dans le cadre de l’exposition EXTRAVAILLANCES ? WORKING DEAD. L’occasion rêvée pour engager ce feuilleton réflexif sur la fin de l’emploi et la nécessité de penser autrement le travail, finalement pas si futuriste que ça.

New York, 2180 : le New York Times sans journaliste

2180. Nous sommes à New York, dans la cave souterraine où était imprimé le plus grand « quotidien homéostatique » de la Terre, le New York Times, sans aucun besoin de journalistes biologiquement humains.

Jusque l’accident nucléaire qui a dévasté le monde, ce journal intégralement automatisé fonctionnait grâce à son « céphalon », c’est-à-dire son cerveau électronique, à ses capteurs, senseurs et autres terminaux disséminés partout sur la planète. Dix ans après le cataclysme, Terriens et envoyés du Bureau centaurien de renouveau urbain, venus de Proxima du Centaure, ressuscitent la machine avec une facilité déconcertante. Et voilà ce New York Times robotisé d’un lointain futur qui imprime à nouveau ses « milliers d’éditions différentes chaque jour », accessibles via une myriade de distributeurs eux aussi automatiques dans ce qui subsiste des États-Unis.

Nous qui, en 2017, nous interrogeons sur la façon dont le numérique est en train de bouleverser nos emplois, nous ne serons vraisemblablement plus là dans la deuxième moitié du XXIIe siècle pour constater si l’auteur de science-fiction Philip K. Dick avait vu juste dans Si Benny Cemoli n’existait pas…, nouvelle publiée en 1963. Sa mise en scène d’un journal sans journaliste, dont les « divers capteurs d’informations » seraient capables de « mener leurs investigations » jusqu’au cœur de la discussion de deux personnages du roman, n’en demeure pas moins fascinant de prémonition…

« Un paysage pas si étranger à la France de 2017 »

Par son exagération même, la fable futuriste crée un point de vue décalé d’où analyser notre présent. La première question que son décor soulève tient à la fin de l’emploi – en l’occurrence des journalistes, et par extension des classes moyennes, notamment pour des métiers que l’on croyait protégés comme ceux des juristes, des financiers et autres forts manipulateurs de données.

Le paysage qu’il décrit n’est donc pas étranger, même si ce n’est que de façon lointaine, à la France du début 2017, avec ses 3,47 millions de chômeurs sans la moindre activité et, surtout, sa masse, bien plus conséquente, de « sans emploi fixe » et de personnes vivant dans la plus grande précarité [1].

« La prose de K. Dick construit un phare d’où étudier le remplacement potentiel, anticipé par une myriade d’études, d’un nombre impressionnant de femmes et d’hommes par des robots »

Sur le registre prospectif, elle construit un phare d’où étudier le remplacement potentiel, anticipé par une myriade d’études, d’un nombre impressionnant de femmes et d’hommes par des robots, des logiciels et des dispositifs digitaux toujours plus smart. Pour preuve, les débats qui agitent dorénavant le monde de la presse à propos des « algorédacteurs » qui pointent leurs programmes dans les rédactions, notamment anglo-saxonnes, et qui annoncent la concrétisation à venir du New York Times intégralement automatisé du texte de science-fiction.

La prose de Philip K. Dick pose également l’horizon d’une apocalypse, que celle-ci soit nucléaire, climatique, politique ou… économique. Elle nous incite à envisager le pire pour l’humanité, c’est-à-dire notre incapacité à agir pour anticiper, donc éviter ou du moins amortir le choc de chamboulements considérables de notre environnement et, partant, de nos vies. Elle constitue ainsi l’un de ces « mythes rationnels » permettant d’en conjurer en toute lucidité la venue, à la façon du catastrophisme éclairé théorisé par l’ingénieur et philosophe Jean-Pierre Dupuy.

« Qu’est-ce qui nous différencie d’une machine, aussi intelligente soit-elle ? »

Enfin, les ressorts de la fable de cet avenir parmi d’autres, aux retournements multiples, mettent en place une expérience de pensée, à la façon des meilleures installations d’art numérique ou d’art contemporain. Ils positionnent en effet le facteur humain au centre de l’action fictionnelle où se projeter, donc de notre réflexion sur le devenir du travail et de nos rapports à nos rutilantes mécaniques.

Qu’est-ce qui nous différencie fondamentalement d’une machine, aussi intelligente soit-elle ? Avons-nous les moyens de jouer et de nous jouer d’elle ? Et donc d’imaginer le travail – activité au-delà de la notion utilitaire et conjoncturelle d’emploi – qu’elle ne pourrait jamais effectuer sans nous, imprévisibles êtres vivants au scepticisme chevillé au corps ?

 Ariel Kyrou

 1. Selon les chiffres officiels, publiés en février 2017, il y avait en France, fin novembre 2016, 3 473 100 de « demandeurs d’emploi de catégorie 1 », sans aucune activité, mais 6 575 000 demandeurs d’emplois « toutes catégories confondues » pour la France entière.

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En Allemagne, le conservateur Schäuble lâche Fillon pour Macron

Wolfgang Schauble, ministre des finances allemand, le 12 avril, à Berlin. STEFFI LOOS / AFP

Wolfgang Schauble, ministre des finances allemand, le 12 avril, à Berlin. STEFFI LOOS / AFP

Le soutien du ministre des finances d’Angela Merkel, réputé en Europe pour son austérité, ne présente pas que des avantages pour le candidat d’En marche !.

Après Sigmar Gabriel, Wolfgang Schäuble. En Allemagne, Emmanuel Macron pouvait déjà compter sur le soutien du ministre social-démocrate des affaires étrangères. Le voici désormais adoubé par son collègue conservateur chargé des finances. « Si j’étais français et habilité à voter, (…) je voterais probablement pour Macron », a déclaré ce dernier, mardi 11 avril, à Hambourg, à l’hebdomadaire Der Spiegel.

Invité, le lendemain, à participer à une émission consacrée à l’élection présidentielle française sur la radio publique Deutschlandfunk, M. Schäuble s’est montré plus prudent. « Mon parti, la CDU, est, comme celui de François Fillon, lié au Parti populaire européen, et nous avons naturellement des points communs. D’un autre côté, j’ai bien connu Emmanuel Macron quand il était ministre de l’économie, nous avons de très bonnes relations et partageons beaucoup d’idées », a t-il déclaré. Si les mots étaient plus mesurés que la veille, la mise en scène parlait d’elle-même. Dans le foyer plein à craquer du Deutsches Theater de Berlin, M. Schäuble partageait l’affiche avec l’eurodéputée Sylvie Goulard, membre de l’équipe de campagne de M. Macron, avec laquelle il s’est montré d’une totale complicité…

Le coût pour Fillon est indiscutable

Après l’émission, celle-ci se réjouissait d’ailleurs de ce soutien. « Un tel geste de la part du ministre des finances le plus expérimenté de la zone euro est, pour Emmanuel Macron, la reconnaissance d’une crédibilité. C’est un signe important », explique au Monde Mme Goulard.

En France, il n’est pas certain qu’un tel appui ne présente que des avantages pour M. Macron, compte tenu de la réputation qu’y a M. Schäuble, associé aux politiques d’austérité fort peu populaires auprès de toute une partie de l’électorat que compte séduire le candidat d’En marche !

Mais si le gain politique pour M. Macron est discutable, le coût pour M. Fillon est, lui, indiscutable. Au Spiegel, M. Schäuble, pour qui « le pire scénario possible » serait un second tour entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, a en effet expliqué qu’il avait fort peu apprécié les « attaques contre la justice » proférées par l’ancien premier ministre. Un sentiment largement partagé outre-Rhin, où l’image du candidat de la droite s’est considérablement dégradée depuis les révélations du Canard enchaîné, publiées vingt-quatre heures après sa venue à Berlin, le 23 janvier, lors de laquelle il avait été reçu par la chancelière, Angela Merkel, ainsi que par M. Schäuble.

Thomas Wieder

Source Le Monde 13.04.2017

Voir aussi : Actualité Internationale, Actualité France, Rubrique  Politique, Politique Economique, , Un nouveau droit à l’opacité pour les multinationales, rubrique UE, Allemagne,

Incontournable Emmanuel Todd : « Les élites sont affligeantes, mais le peuple est décevant »

Todd_JDD_presidentielle

Le JDD – Qui est Charlie ?, paru au Seuil en 2015, a suscité une immense polémique.

Emmanuel Todd – Mon modèle expliquait, statistiquement, le comportement de la moitié des manifestants du 11 janvier 2015. Lors de la sortie du livre, des gens qui se pensaient bons, justes et républicains, mais que je décrivais comme égoïstes, islamophobes et antirépublicains, ont fait une crise. J’avais écrit que la France avait fait un gros accès d’hystérie pendant et après la grande manifestation. Quelques mois plus tard, la parution de Qui est Charlie ? a produit un petit accès d’hystérie. N’importe quel psychiatre admettrait que le livre a touché juste. Bien des “Charlie” ont été dévoilés à eux-mêmes.

« Avec Qui est Charlie?, j’ai fait mon devoir d’intellectuel. J’ai fait face à mon pays. »

Comment avez-vous vécu la violence des attaques?

Au-delà de la polémique, je prends acte que j’appartiens au camp des vaincus. Le livre n’a pas redressé la situation. On continue dans l’obsession de l’islam. Les gens que je critique dans le livre, comme Finkielkraut et Zemmour, représentent maintenant l’idéologie dominante. La dernière fois que j’avais vu Alain Finkielkraut, lors d’un déjeuner que vous aviez organisé, nous étions dans deux camps opposés mais de force égale. A l’époque, il souffrait d’un lumbago ; aujourd’hui, il siège à l’Académie française. Et je suis une sorte de paria. Mais je suis fier d’avoir écrit ce livre. Si j’étais croyant, je dirais que je me sens, en tant qu’être humain, justifié par ce bouquin. Quatre millions de personnes ont défilé dans la rue et j’ai écrit : « Non, vous n’êtes pas des gentils. » On m’a beaucoup dit, à l’époque, que j’étais un mauvais Français. Je suis tombé récemment sur un exemplaire de Pour l’Italie (1958), de Jean-François Revel. Il y rappelle que les gens qui représentent la France dans les manuels scolaires ont été souvent de leur temps des parias. La force de la France, c’est de produire des individus qui sont capables de critiquer la France. Face à la violence des réactions, qui m’a rendu malade, je me suis posé des questions. Allais-je devoir être breton, ou redevenir juif ? Finalement, je me suis dit « je vais être vieux » : c’est plus simple et plus réaliste comme identité. Mais le texte de Jean-François Revel, qui fut l’un de mes maîtres, m’a rappelé que j’ai fait mon devoir d’intellectuel. J’ai fait face à mon pays.

La journaliste Elisabeth Lévy vous décrit comme un « brillant savant » doublé d’un « idéologue énervé ».

C’est ça, la grandeur de la France : on peut dire ce que l’on veut et même n’importe quoi.

Comment appréhendez-vous l’élection présidentielle de 2017 ?

Nous sommes en pleine désagrégation du système. L’élection est une pure comédie. La constitution de la Ve République fait en théorie du président un monarque. En vérité, la France est dans la zone euro, nous ne contrôlons plus notre monnaie, nous avons perdu la maîtrise du budget et du déficit, et, à l’heure de la globalisation, notre président n’a plus aucun pouvoir. La France est prisonnière d’une zone euro dont le patron est l’Allemagne. Les gens confondent vote et démocratie, croient que s’exprimer, c’est décider. Mais il faut que le vote représente la nation entière et que le président élu ait un réel pouvoir, et qu’il respecte ses électeurs, pour que l’on soit dans une véritable démocratie. Aucune de ces conditions n’est réalisée. La primaire de la droite a été une mascarade avec un sous-électorat de droite atypique, vieux et riche, se choisissant un thatchérien qui a trente ans de retard. Symétrique, le sous-électorat de gauche a choisi Hamon et sa version revenu minimum du “on rase gratis”. C’est la fête. Tout est permis. Grâce à Hollande, nous savons qu’il n’y a plus d’exécutif en France. Nous allons désigner celui qui va nous représenter à Berlin.

« Les élites trahissent le peuple, mais le peuple est médiocre. »

Vous sentez-vous des accointances avec le programme économique de Marine Le Pen?

J’ai suffisamment pris la défense des Français d’origine musulmane pour que mon rejet de Marine Le Pen soit un fait d’évidence. Et je ne dédouane pas ses électeurs. Je ne suis pas un politicien, et j’ai été libéré de mon patriotisme naïf par la sortie de Qui est Charlie ? Je ne me sens plus obligé de dire que les Français sont merveilleux. Les élites sont affligeantes, mais le peuple est décevant. Les gens du Midi de la France n’ont aucune excuse pour voter FN parce qu’ils ne vivent pas dans le naufrage industriel. Les gens du Midi qui votent Front national doivent être jugés pour ce qu’ils sont : de purs racistes anti-Arabes. Quant aux ouvriers du Nord, ils pourraient lutter pour l’égalité en votant pour Mélenchon. Ils préfèrent en majorité taper sur plus faibles qu’eux, les immigrés, les Arabes. Les élites trahissent le peuple, mais le peuple est médiocre. La société française est un ramassis d’égoïsme et de ressentiment, dans toutes les couches sociales. Les Français se comportent mal et il faut le leur dire. S’ils continuent, l’histoire les punira, par une vraie perte de liberté et une vraie chute de leur niveau de vie.

Dans ce contexte, Marine Le Pen avance une vérité : il faut sortir de l’euro et pratiquer le protectionnisme. Mais la condition première du succès, pour mener à bien un changement aussi drastique, ce serait la solidarité nationale et la fraternité. L’épreuve est à aborder en commun, par tous les Français. Or, parmi les Français, il y a ceux qui sont d’origine arabe ou musulmane. Avant même l’épreuve, le Front national divise la société. À quelle condition pourrions-nous le prendre au sérieux ? Soyons réalistes, laissons-lui son fond de commerce anti-immigrés ; il ne faut pas rêver. On pourrait toutefois prendre Marine Le Pen au sérieux si, à la suite d’une crise spirituelle, elle traçait une ligne claire entre les Français d’origine maghrébine, qui sont des Français pleins et entiers, et l’immigration actuelle et à venir. Le FN ne serait toujours pas gentil, mais il révélerait au moins une envie sérieuse de gouverner.

Pour qui allez-vous voter à la présidentielle de 2017 ?

Lors de la sortie de Qui est Charlie ?, on m’a signifié que je n’étais plus un vrai Français. J’en ai tiré une conclusion logique et me suis d’abord retiré le droit de vote. De plus, le poids des vieux plombe les élections en France et j’ai 65 ans. Pourquoi ne pas donner l’exemple du retrait? M’abstenir ne serait pas une souffrance : aucun des candidats ne m’est totalement compréhensible. Mais nous sommes en phase terminale et peut-être y aura-t-il urgence à voter. Qui sait ? D’emblée, il y a des gens pour lesquels je ne pourrais pas voter comme François Fillon, Marine Le Pen ou Benoît Hamon.

Vous allez voter pour Emmanuel Macron ?

Non, impossible aussi, évidemment. Je ne l’ai pas cité car j’avais oublié son existence. J’ai une sympathie instinctive pour Emmanuel Macron à cause de son mariage inhabituel. Il a été capable de défier le monde sur un sujet grave. Il a eu, à un moment de sa vie, un courage que je n’aurais pas eu. J’ai regardé le débat télévisé. J’ai apprécié son naturel, au milieu de tous ces vieux crabes. Il est exceptionnel d’assurance pour ne rien dire. Mais il a un programme, très clair, amalgame de tous les lieux communs du système bancaire. Le côté sympathique, c’est que la banque n’est pas raciste. Les gens qui ne s’intéressent qu’à l’argent n’ont rien contre les immigrés. Et puis lui aussi veut obéir à l’Allemagne.

« Benoît Hamon légitime l’idée qu’il n’y a pas de problème avec l’euro. »

Vous renvoyez dos à dos Benoît Hamon et François Fillon ?

J’ai une détestation particulière pour Benoît Hamon à cause de son discours sur une quantité de travail limitée qui devrait nous amener à accepter 10% de chômage et faire des Français des assistés. Mais ce taux de 10% est dû à l’appartenance à la zone euro. Benoît Hamon légitime l’idée qu’il n’y a pas de problème avec l’euro. C’est un sous-marin de l’Inspection des finances et du delorisme. C’est aussi un apparatchik archétypal, qui n’a jamais travaillé et produit. Il est normal qu’il ne croie pas au travail, ça ne lui est jamais arrivé. Je ressens le discours de Benoît Hamon comme un facteur de passivité et de corruption morale. Dans le cas de François Fillon, il y a tout ce que l’on sait déjà : il vit dans son monde, il aime l’argent, il est sorti de la réalité… Mais ce qui reste scandaleux, c’est la manière dont la droite n’a pas été capable de s’en débarrasser. Nous nous plaignons de l’incivilité dans les banlieues, mais nous posons-nous la question de l’effet moral sur la jeunesse d’une droite, dite républicaine, qui soutient un candidat mis en examen pour détournement de fonds publics et escroquerie?

Aucun candidat ne trouve grâce à vos yeux ?

Si je décidais de voter, les deux candidats vers qui je pourrais éventuellement me tourner seraient Jean-Luc Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan. Ils ressemblent à des êtres humains. Jean-Luc Mélenchon est un homme de gauche, courageux sur la question allemande, mais mou sur les priorités : échapper à l’euro mortifère et passer au protectionnisme raisonnable. Mélenchon papote trop sur des sujets secondaires comme les institutions. Il n’est pas réaliste sur le plan géopolitique. Sortir de l’Otan ? Surtout pas ! Si l’on veut échapper à Berlin, il va falloir s’appuyer sur Washington. C’est juste le moment d’être pro-américain. La réflexion de notre gauche sur les États-Unis frôle le degré zéro : « Trump est méchant. » Aucun intérêt. En ce qui concerne Dupont-Aignan, sa constance patriotique force l’admiration et il a une netteté comme personne qui manque à Jean-Luc Mélenchon. Il y a un problème pour moi avec Dupont-Aignan : il est de droite et je suis de gauche. Mais j’adorerais que les électeurs de droite, touchés par la grâce patriotique et sociale, votent en masse pour Nicolas Dupont-Aignan !

« Pour ce qui concerne la compréhension de la dynamique historique générale, j’ai plutôt assuré. »

Le clivage droite/gauche ne serait-il pas remplacé par un clivage fermé/ouvert ?

Toute personne doit se situer sur deux axes : le patriotisme et le clivage droite/gauche. Je suis patriote et de gauche. Je n’ai par ailleurs aucune leçon d’ouverture au monde à recevoir : j’ai été formé à la recherche en Angleterre, 95% des livres que je lis sont en anglais, un tiers de mes e-mails sont avec des Japonais. Voici bien l’ultime escroquerie : ceux qui évoquent le clivage fermé/ouvert se pensent évidemment ouverts. Mais ces types représentent en général la quintessence de la franchouillardise. Ils ignorent le monde, le retour général au protectionnisme, notamment aux États-Unis, qui ont pourtant lancé le libre-échange. Partout, hors de France et d’Allemagne, on considère la zone euro comme le boulet de l’économie mondiale. Il y a plus d’ouverture au monde dans un syndicaliste CGT que dans Pascal Lamy, ex- “patron” de l’Organisation mondiale du commerce.

Comment vit un intellectuel en politique?

Je suis un chercheur. Pour ce qui concerne la compréhension de la dynamique historique générale, j’ai plutôt assuré : j’ai prédit, entre autres, l’effondrement du système soviétique, l’affaiblissement du système américain, les révolutions du monde arabe, le dysfonctionnement de l’euro. Mais s’il y a un domaine dans lequel j’ai montré ma totale incompétence, c’est bien la perception des individus. Comme psychologue, je suis nul. Je suis un chercheur en chambre et un introverti contrarié. Je ne sens vraiment bien les êtres humains qu’à travers des agrégats statistiques. Ainsi, toute ma vie, j’aurai surestimé le niveau de moralité des politiques et le sens de l’humour des Français. Comprendre les individus, c’est le principal, et c’est pour ça que sur ma pierre tombale, j’aimerais comme épitaphe : « Je n’ai rien compris, mais c’était génial. »

Pierrick Tillet

Source : Le JDD 09/04/2017

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