Des journalistes nécessaires mais souvent pas assez méfiants envers les pouvoirs publics, une concurrence qui amène les médias à ne pas traiter une info : comment Edward Snowden voit la presse et ses acteurs.
Un lanceur d’alerte a par nature des relations avec la presse et des journalistes – le procès Luxleaks sur l’évasion fiscale au Luxembourg l’illustre encore ces jours-ci.
Comment le premier voit-il les seconds, le rôle de la presse et de ceux qui la font ?
C’est ce qu’a demandé à Edward Snowden la journaliste Emily Bell, en décembre 2015, pour un livre à paraître cette année, « Journalism After Snowden : The Future of the Free Press in the Surveillance State ».
La Columbia Journalism Review vient d’en publier une partie, dont voici des points forts.
Concurrence toxique entre médias
Edward Snowden constate que quand le Guardian a révélé l’affaire de la NSA, la concurrence a eu un effet négatif : lorsqu’il y a un bénéfice pour un média concurrent, même si ce serait également à l’avantage du public, « les institutions [médias, ndlr] deviennent moins désireuses de servir le public à leur détriment ».
« Il y a des choses que nous avons besoin de savoir, des choses importantes pour nous, mais nous ne sommes pas autorisés à les connaître, parce que le Telegraph ou le Times ou n’importe quel autre journal à Londres décide que, parce que c’est l’exclusivité de quelqu’un d’autre, on ne va pas le rapporter.
A la place, nous ferons de la “ contre-narration ”. Nous irons tout simplement demander au gouvernement un commentaire et nous le publierons sans nous poser de question, parce que c’est notre contenu exclusif. »
Réseaux sociaux : toucher le public
Des outils comme Twitter permettent de toucher directement un public, note l’ancien sous-traitant de la NSA, dont le compte ouvert en septembre 2015 a maintenant 2,05 millions d’abonnés.
My first long form essay, On Resistance : https://t.co/lMdMFVyjuI pic.twitter.com/o4iTzKxicC
— Edward Snowden (@Snowden) 3 mai 2016
Le rôle de filtre des médias peut ainsi être parfois contourné, mais pas toujours à bon escient – Snowden cite Donald Trump comme « acteur malveillant » qui tourne à son avantage cet accès direct au public.
Mais la presse garde son utilité, estime Snowden, y compris dans son emploi et ses vérifications via Twitter. Si le directeur du FBI fait un commentaire inexact, « je peux faire du fact-checking et dire que c’est faux. Mais à moins qu’une entité avec une plus grande audience, par exemple une institution de presse établie, le voit elle-même, la valeur de ces remarques reste minimale ».
Le terrorisme, mot magique
Depuis le 11 Septembre, déplore Snowden, la presse répugne à montrer le moindre scepticisme envers les affirmations gouvernementales, en particulier dès qu’on parle de terrorisme.
« Si le mot “ terrorisme ” apparaît, les choses ne seront pas mises en question. »
Et la presse avale trop souvent sans sourciller ce qu’on lui dit, ou est d’une prudence excessive.
Edward Snowden cite un article du New York Times sur les écoutes sans contrôle judiciaire lancées par George Bush, publié seulement fin 2005 alors qu’il était prêt dès octobre 2014, avant la réélection de Bush. Cette élection s’était jouée avec une faible marge, souligne Snowden, et si l’article était sorti avant, cela aurait peut-être changé son résultat.
Rien de neuf ?
Il y a eu une réaction blasée du journalisme tech et de la presse sur la sécurité nationale, se souvient le lanceur d’alerte, lors de ses révélations de 2013 sur l’énorme collecte de données réalisée par les services américains. La réaction a souvent été « ça n’a rien de nouveau ». Pour Snowden, c’était une forme d’orgueil de ces journalistes, une façon de dire « nous sommes des experts, on savait que ça se produisait ».
« Dans beaucoup de cas, ils ne le savaient en fait pas. Ils savaient que les capacités de le faire existaient, ce qui est différent. »
En 2006, des articles sont sortis sur la collecte massive de données sur Internet et de métadonnées. Pourquoi n’ont-ils pas eu le même impact que les révélations de Snowden trois ans plus tard ? « Parce qu’il y a une différence fondamentale quant à l’impact d’une information entre connaître une possibilité, savoir qu’elle pourrait être utilisée, et le fait qu’elle l’est. En 2013, ce qui s’est passé c’est que nous avons déplacé le débat public d’allégations à des faits. »
Capter l’attention
Il y a de plus en plus de publications qui se battent pour capter l’attention limitée du public. « C’est pourquoi nous avons une hausse de publications hybrides, comme un BuzzFeed, qui produit juste un énorme tas de déchets », avec des contenus « fabriqués spécifiquement pour obtenir plus d’attention, même s’ils n’ont aucune valeur pour le public. »
Snowden concède que ces publications commencent à produire aussi des actualités et de l’information journalistique à côté des listes de « dix photos de chatons adorables ».
« Ce n’est pas une critique d’un modèle particulier, mais l’idée ici est que le premier clic, le premier lien, occupe l’attention. Plus nous lisons sur quelque chose, plus cela remodèle réellement notre cerveau. Tout ce avec quoi nous interagissons a un impact sur nous, une influence, cela laisse des souvenirs, des idées, des sortes d’expressions mémétiques que nous emportons, et qui forment ce que nous attendons du futur. »
Indépendance et méfiance
Interrogé sur tout le travail qu’il a mené (que l’on voit en partie dans le documentaire « Citizen Four » de Laura Poitras) avec des journalistes, Snowden salue d’abord, chez Glenn Greenwald, son indépendance et sa méfiance envers les allégations.
« Plus une institution est puissante, plus on doit être sceptique. Un journaliste, I.F. Stone, l’a dit autrefois : “ Tous les gouvernements sont dirigés par des menteurs et on ne devrait rien croire de ce qu’ils disent. ” »
Snowden mentionne ensuite la prudence envers ses sources : des détails ont ainsi été publiés dans la presse sur ses méthodes de communication, qui jusqu’alors étaient secrètes. « Mais les journalistes ne m’ont même pas prévenu, et d’un coup j’ai dû changer toutes mes méthodes à la volée. Ce qui s’est bien passé parce que j’avais la capacité de le faire, mais c’était dangereux. »
Thierry Noisette
Source Rue 89 11/05/2016
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