“Strange Fruit”, et Billie Holiday suspendit l’Histoire

New York, 1939. Une voix perfore le cœur d’une Amérique bipolaire. “Strange Fruit”, acte de naissance de la chanson contestataire, résonne pour l’éternité.

I feel like going home, de Muddy Waters, I got a woman, de Ray Charles, Zombie, de Fela ou encore War, de Bob Marley… Dans la continuité de l’expo « Great Black Music », à la Cité de la Musique, qui rassemble jusqu’en août cinquante ans de musiques noires, Télérama.fr vous raconte chaque semaine l’histoire d’une chanson qui a traversé les générations.

Le lynchage d'Abram Smith et Thomas Shipp à Marion, Indiana, le 07 aoüt 1930, © studio photographer Lawrence Beitler/ The Indiana Hisorical Society.

Le lynchage d’Abram Smith et Thomas Shipp à Marion, Indiana, le 07 aoüt 1930, © studio photographer Lawrence Beitler/ The Indiana Hisorical Society.

Les dernières notes de Strange Fruit sont souvent suivies d’un silence sidérant. Le night club est plongé dans le noir. Les serveurs ne doivent pas bouger, ni faire le moindre bruit. Chaque soir, le rideau retombe sur l’image de « ces corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud/comme d’étranges fruits aux branches des peupliers ». Le public new-yorkais ne sait pas comment réagir. Doit-il rester grave et recueilli dans un moment d’intense communion avec le peuple noir qui est encore victime des lynchages? Doit-il applaudir à tout rompre la performance sublime de Billie Holiday dont le tour de chant s’achève rituellement par cette lamentation déchirante ? L’intensité de l’instant n’a guère d’équivalent.

Les années 30 touchent à leur fin. New York est une ville vibrante, créative, illuminée. Le Cafe Society qui vient d’ouvrir ses portes sur Sheridan Square, à Greenwich Village, fait vœu d’être le premier night club d’Amérique où noirs et blancs peuvent se mélanger sans y penser. Les amoureux de jazz et les penseurs d’une gauche en verve y font bon ménage et Billie Holiday règne avec autorité sur ce beau monde hédoniste et raffiné. Sa voix est l’expression la plus pure d’une blessure grande ouverte. Elle donne à Strange Fruit une force que rien ne peut dompter. Son timbre est clair, à peine frissonnant, son interprétation lente et posée. La chanteuse qui, en ce printemps 1939, a tout juste vingt-quatre ans, dompte son souffle, impose son rythme, dévoile les images de la terrible scène de lynchage sans forcer le trait. L’émotion est nue. La chanson semble taillée pour elle. A tel point qu’elle a fini par croire qu’elle en était l’inspiration.

be Meeropol, l’auteur derrière le mythe

Dans sa biographie, Lady Sings the Blues, elle raconte que le jour où un certain Lewis Allen s’est présenté à elle avec cette ébauche de chanson, elle a compris immédiatement qu’elle mettait en musique toute l’infamie qui avait tué son père (il est mort d’une pneumonie après que plusieurs hôpitaux du sud ségrégationniste aient refusé de le soigner).

Strange Fruit restera LA chanson de Billie Holiday, mais elle n’a pas été écrite pour elle. Quand elle les interprète pour la première fois, ces trois couplets dépeignant, avec brutalité et ironie, le pourrissement du racisme dans l’air moite des campagnes du Sud (« l’odeur du magnolia, douce et fraîche/et soudain l’odeur de la chair qui brûle ») ont déjà fait leur chemin. Ils ont été publiés, au milieu des années 30, dans un bulletin syndical des enseignants new-yorkais par Abe Meeropol, professeur d’un lycée du Bronx.

A l’origine, Strange Fruit n’est qu’un court poème, Bitter Fruit, (« fruit amer »), inspiré par la photo du lynchage de deux jeunes garçons noirs, à Marion dans l’Indiana. Abe Meeropol, qui se fait appeler Lewis Allan (et non Allen, comme le retranscrit Billie Holiday) pour préserver son anonymat, est un juif américain proche du parti communiste. Il met lui-même son texte en musique et on le reprend régulièrement en chœur dans les meetings politiques. Jusqu’à ce que sa réputation parvienne aux oreilles de Barney Josephson, qui vient d’ouvrir le Cafe Society et n’imagine pas qu’on chante ailleurs ces quelques lignes qui font entrer la chanson contestataire dans un autre âge.

La plus grande chanson du XXe siècle

« C’est la plus affreuse des chansons, dira plus tard Nina Simone. Affreuse parce que violente et dévoilant crûment ce que les blancs ont fait aux miens. » Une des légendes accompagnant Strange Fruit veut que Billie Holiday n’ait pas été « bouleversée » quand Strange Fruit lui a été proposée par son employeur.  « Indifférente » ou « mal à l’aise » selon les sources. Elle n’a toutefois pas tardé à se l’approprier et à en faire l’apogée de son tour de chant. Son premier enregistrement date du printemps 1939. Sur le label Commodore, qui a élu domicile dans un petit magasin de la 52e rue, et non sur les disques Columbia avec lesquels elle a signé un contrat : John Hammond, qui a découvert la chanteuse à 17 ans à Harlem, n’a pas voulu se mouiller.

Strange fruit devient vite un succès, mais c’est un succès gênant. Les militants de gauche l’envoient aux membres du Congrès pour les mobiliser. Le Sud ségrégationniste est encore très influent au sein des partis politiques et des médias et la radio passe peu le disque. C’est le bouche-à-oreille qui fait circuler les refrains scandaleux, attire une foule de fervents au Cafe Society et vaut à son auteur une audience très spéciale… celle de la Commission de la Chambre sur les affaires anti-américaines, qui veut savoir si le parti communiste a financé l’écriture de la chanson. Abe Meeropol reste ferme face à ses accusateurs. Quelques années plus tard, il adoptera les enfants d’Ethel et Julius Rosenberg, exécutés pour « espionnage au profit de l’URSS ».

Billie Holiday ne connaîtra rien des avancées de son peuple. Les années 40 et 50 sont pénibles. Dans l’Amérique du maccarthysme, certains clubs refusent qu’on joue Strange Fruit. La chanteuse est obligée de l’imposer contractuellement. Certains soir, elle se plaint des serveurs qui font volontairement tinter leur caisse enregistreuse pendant toute la durée de la chanson. En 1944, elle est à deux doigts d’ouvrir la gorge d’un marin qui la traite de « négresse » A un ami qui l’interpelle, un jour sur une avenue de New York (« comment va la Lady Day ? ») elle répond : « Bof, tu sais, je suis toujours nègre ».

Dans la lente descente narcotique de ses dernières années, Strange Fruit est un morceau toujours plus pesant et douloureux qu’elle ne parvient pas toujours à le chanter. Elle meurt à 44 ans, en 1959. En 1999, Time Magazine décrète que Strange Fruit est la plus grande chanson du XXe siècle.

Laurent Rigoulet

Source Télérama 08/04/2014

Play list Strange fruit

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Les Iapodes une civilisation d’Europe orientale encore mystérieuse

fibule-musee-de-zagreb_1387889270928Les Iapodes refont surface au Musée Henri Prades de Lattes jusqu’au 8 septembre. Les non spécialistes découvriront avec intérêt la culture iapode qui voit le jour à la fin de l’âge du Bronze (fin du Xe siècle avant J.C.) sur une partie de l’actuelle Croatie.

Avec ce projet, conduit par le jeune conservateur Lionel Pernet, le Musée archéologique lattois démontre une nouvelle fois son aptitude à renouveler son offre en proposant des expositions temporaires de qualité. Ce qui n’est pas une sinécure dans le domaine archéologique. Cette capacité d’ouverture, qui associe pour l’occasion les musées archéologiques de Zagreb, de Catalogne et plusieurs unités de recherche en archéologie (CNRS) s’avère payante. On peut lire l’intérêt du public pour cette démarche à travers les chiffres de fréquentation en hausse significative (27 000 en 2013) depuis l’arrivée de la nouvelle équipe. Nicole Bigas, l’élue en charge de la Culture à l’Agglo s’en réjouit et assure un accompagnement de l’Agglo dans le développement du site : « Si l’avenir politique le permet, nous envisageons une extension du site.» Intention partiellement concrétisée par l’achat du terrain et des bâtiments annexes que vient de réaliser l’Agglo .

L’exposition demeure fidèle à la volonté du musée de faire découvrir les cultures qui précèdent l’époque romaine. Les 200 pièces iapodes exposées pour la première fois en France proviennent de l’imposant Musée archéologique de Zagreb fondé au milieu du XIXe siècle en 1846, «après la chute de l’empire austro-hongrois les musées devinrent indépendants, précise la commissaire Lidija Bakari qui a consacré trente ans de sa vie à l’étude de la culture iapode. Notre musée conserve 500 000 pièces dont 20 000 iapodes, nous avons opéré un important travail de sélection pour cette première exposition en France.»

Qui étaient les Iapodes ?

imagesLa culture iapode se concentrait dans une région montagneuse située au centre de l’actuelle Croatie qui reste peu peuplée. Le peuple autochtone émergea probablement à l’âge de Bronze. Il était voisin des Ibériens bien que culturellement plus proche des peuples italiques. Les Iapodes vivaient dans une région cloisonnée mais située au carrefour de routes marchandes. Ils disposaient d’une culture traditionnelle forte qui a su s’ouvrir aux influences des voyageurs de passage. Ainsi a-t-on trouvé dans les sépultures de grandes quantités d’ambre utilisée pour les parures (l’exposition présente trois parures de grande taille somptueuses), alors qu’on ne trouve pas d’ambre sur leur territoire. « L’ambre utilisée provient de gisements proches de la Mer Noire. On suppose que les Iapodes prélevaient une partie des matières premières qui transitaient sur l’axe commercial Mer Noire-Méditerranée.»

Dans la première partie, l’expo permet aux visiteurs de découvrir des objets en bronze et en céramique du début de la civilisation iapode, IXe-VIIIe siècles avant J.C. En poursuivant la visite, on tombe sur de très belles parures faites en fines feuilles de bronze ornées de dessins géométriques ainsi que sur de surprenantes figurines anthropomorphes qui surprennent par la richesse de leurs formes. Les bijoux en perles percées bleues et grises témoignent de l’habileté des artisans. Beaucoup de mystères planent toujours sur cette civilisation, sans doute matriarcale, dont les communautés, sans structure étatique et sans armée, révèlent une culture spirituelle tangible.

JMDH

 A voir jusqu’au 8 septembre

Source : La Marseillaise 18/03/14

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Jospin et le bonapartisme: l’aveugle et le paralytique.

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 Par Paul Alliès

L’ancien Premier ministre vient de publier un ouvrage au titre prometteur: « Le Mal Napoléonien » (Le Seuil) qui se veut une contribution à la démystification de cette figure tutélaire de l’histoire politique française. Une entreprise ô combien opportune mais hélas complètement ratée sur le double registre du caractère populaire du bonapartisme et de sa reproduction dans l’essence même de la V° République.

D’abord, l’Histoire. Lionel Jospin est comme fasciné par elle au point que son opus est un long récit qui court sur deux siècles, allant jusqu’à des détails parfois inutiles à la démonstration. Mais quelle démonstration ? Chercher « simplement à estimer si une telle épopée a servi les intérêts de la France. La réponse est clairement non » (p.129). Réponse quelque peu tirée par les cheveux pour ce qui est de la « Constitution administrative »  toujours en place pour l’essentiel (les lois de Pluviose et Ventose de l’An VIII précédant de plusieurs mois le coup d’Etat et la Constitution politique « courte et obscure » du 25 décembre 1799). La critique est  plus convaincante pour mesurer les désastres de la guerre en Europe que l’Empire mena au détriment du printemps des peuples. Le problème est que cette question manque l’objectif de la compréhension du bonapartisme comme culture politique installée durablement en France et exportée de par le monde, de l’Egypte de Nasser à l’Argentine de Péron (plus sérieusement que dans les « populismes » actuels qui tracassent l’auteur). Les détails de l’histoire diplomatique sont de peu d’intérêt pour analyser le mystère social du bonapartisme comme genre (une question posée de manière inaugurale par Marx dans « Le 18 Brumaire » que Jospin ne cite même pas dans sa bibliographie par ailleurs assez étrange). Son enracinement populaire est ainsi complètement escamoté.  Exemple:  l’armée comme base du système. L. Jospin ne mentionne les « deux millions d’hommes » mobilisés (bien plus en réalité) que pour mieux dénoncer un « chef peu soucieux de ses hommes (…) le soldat napoléonien étant constamment mal nourri, mal vêtu, mal soigné et même mal armé ».(p. 74). Certes, mais l’essentiel est ailleurs: dans la capacité d’intégration sociale de l’armée la plus moderne de son temps au recrutement plébéien, machine de guerre contre l’aristocratie de la base au sommet. Elle produit 20% de la noblesse d’Empire d’origine populaire; le salaire d’un général est cinq fois plus élevé que celui d’un Préfet; la hiérarchie est basée sur le mérite et on peut facilement devenir sergent-chef si on sait lire les cartes. Lié à l’invention d’un nouvel art de la guerre, cette « organisation totale » permet à Napoléon de lancer au Conseil d’Etat le 4 mai 1802 cette phrase: « Ce n’est pas comme Général que je gouverne, c’est parce que la Nation croit que j’ai les qualités civiles propres au Gouvernement ».  Bon résumé de cette construction de l’homme providentiel (qui aurait pu servir à L. Jospin pour comprendre le gaullisme) qui consacre par les plébiscites à répétition sa « royauté républicaine ».  Car il y a bien dans cette histoire, un bonapartisme populaire que révèleront les Cent Jours (expédiés en quelques pages dans l’ouvrage) quand Napoleon au  retour de l’ile d’Elbe en 1815 reprend le pouvoir en trois semaines contre la totalité du personnel politique et la plupart des généraux qui lui avaient imposé la déchéance. Ce n’est pas une simple opération de communication, oeuvre de « propagateurs efficaces, de colporteurs, de demi-soldes, d’écrivains romantiques » (dixit Jospin p. 148). L’image du défenseur du peuple, des conquêtes de 89, de l’honneur national et de la victime de la double trahison des élites et des cours d’Europe va renforcer durablement le mythe napoléonien parmi les ouvriers et les paysans, ce qu’exploitera parfaitement le petit neveu (Napoleon III) en 1851. Comme le dira justement René Rémond, «  Napoléon est tombé à gauche » , du côté de cet ensemble composite de petits bourgeois et d’hommes du peuple unis dans leur fidélité au patriotisme révolutionnaire, dans la détestation d’une bourgeoisie libérale, conservatrice et défaitiste. Bref,  Guizot, l’homme de la Monarchie de Juillet semble avoir mieux compris Bonaparte que Jospin quand il disait: « C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d’autorité ». Comprendre ce phénomène rare en politique est essentiel pour résoudre la crise démocratique aujourd’hui.

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Or que nous dit Lionel Jospin ? Tout simplement qu’après que  le Maréchal Pétain eut incarné un « bonapartisme de la sénescence » (sic, p. 178), le « mal » aurait tout simplement disparu. De Gaulle ? : il « ne voulait sans doute pas être un nouveau Bonaparte. Il savait aussi qu’il ne le pouvait pas ». Tout le dernier chapitre est ainsi consacré à une révision du rôle du Général dans  la Résistance et l’histoire politique de l’après-guerre: le prophète technique qui défend les blindés contre la ligne Maginot, l’appel du 18 juin, la représentation des partis d’avant 40 dans le CNR, « Barres plus Michelet » (R. Rémond); rien de cela n’importe car « on ne trouve pas chez le général de Gaulle de référence au bonapartisme »  (p. 191). « Les questions institutionnelles, essentielles à ses yeux » , le discours de Bayeux du 16 juin 46 où il annonce les grands traits de la Constitution de 1958, le RPF de 47 « à la fois bourgeois et populaire » (p.201), rien ne peut être retenu contre De Gaulle puisque « éloigné du champ politique en 1953, on ne peut lui reprocher de s’être jamais comporté en imitateur des Bonaparte » (p. 202). Bouquet de ce feu d’artifices au sens premier du terme): la V° République. Si  » les conditions dans lesquelles De Gaulle obtient le pouvoir en mai 1958 s’apparentent sans conteste à la technique bonapartiste du coup de force (…) l’heure n’est pas au césarisme » (p. 205), Ben voyons ! « Ce qu’il y avait de bonapartiste en lui , fut tempéré et transmué par la puissance intégrative de la République » (p. 211). Tant d’approximations et de superficialité servent à justifier la performance d’institutions qui « sont devenues une sorte de patrimoine commun » (p.216) après que les socialistes les aient acceptées. A ce point de ce qui n’est plus ni un récit ni une démonstration, on mesure combien l’absence d’une définition théorique et politique de l’objet (le bonapartisme) autorise toutes les fantaisies. Et on ne peut qu’être atterré par la vision d’un dirigeant socialiste devenu Premier ministre qui  reste fasciné par l’élection du président de la République au suffrage universel  qu’il a si bien raté (après avoir inversé le calendrier des Législatives pour mieux la défendre), convaincu que le Quinquennat qu’il a instauré nous a « ramené à la norme démocratique européenne » (p. 216), persuadé que finalement « la démocratie est nécessairement représentative » (p. 220). Rien sur le présidentialisme ravageur de  ce régime, rien sur la démocratie participative qu’appelle le changement social.

Ce livre de Lionel Jospin est en quelque sorte un revival  de la célèbre fable de Florian, L’aveugle et le paralytique où deux malheureux unissent leur force et leur misère sans que cela suffise à les sauver. Aveugle sur le bonapartisme, Jospin est resté paralysé par ses effets contemporains et son actualité. Pourtant nous ne sortirons pas de la confusion politique où nous sommes tombés sans une juste compréhension de la part qu’y occupe l’assimilation populaire de cette histoire et de cette culture.

Le Mal Napoléonien, Le Seuil éditions

Source : Médiapart : 14/03/ 2014

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La géopolitique du coup d’Etat en Ukraine

Par Peter Schwarz
1 mars 2014

« Quand l’Union soviétique s’est effondrée fin 1991, Dick ne voulait pas seulement voir le démantèlement de l’Union soviétique et de l’empire russe mais de la Russie même, pour qu’elle ne puisse jamais plus être une menace pour le reste du monde », a écrit, dans ses mémoires publiées dernièrement, l’ancien secrétaire d’Etat américain à la Défense, Robert Gates. Gates faisait référence au secrétaire d’Etat à la Défense de l’époque et ancien vice-président américain, Dick Cheney.

Cette déclaration nous éclaire sur les dimensions géopolitiques du récent coup d’Etat survenu en Ukraine. Ce qui est en jeu, ce ne sont pas tellement les questions domestiques – et certainement pas la lutte contre la corruption et pour la démocratie – mais bien plutôt une lutte internationale pour le pouvoir et l’influence, qui remonte à un quart de siècle.

Le Financial Times voit les évènements en Ukraine sous le même angle. Dans un éditorial en date du 23 février, il a écrit : « Depuis un quart de siècle, cet énorme territoire qui se trouve en équilibre instable entre l’UE et la Russie fait l’objet d’un conflit géopolitique entre le Kremlin et l’Occident. » En 2008, une tentative maladroite du président George W. Bush n’avait pas réussi à attirer les anciennes républiques soviétiques d’Ukraine et de Géorgie dans l’OTAN, « Mais la révolution de Maïdan offre actuellement à toutes les parties une deuxième chance de revoir le statut d’une Ukraine se trouvant sur les lignes de faille de l’Europe. »

La dissolution de l’Union soviétique en décembre 1991 fut un cadeau inattendu pour les puissances impérialistes. La Révolution d’Octobre 1917 avait soustrait à la sphère d’exploitation capitaliste une part considérable de la superficie mondiale. Ceci fut perçu par la bourgeoisie internationale comme une menace, et ce même longtemps après que la bureaucratie stalinienne ait trahi le but de la révolution socialiste mondiale et assassiné une génération entière de révolutionnaires marxistes. De plus, la force économique et militaire de l’Union soviétique représentait un obstacle à l’hégémonie mondiale américaine.

La dissolution de l’Union soviétique et l’instauration du marché capitaliste avaient créé les conditions propices au pillage organisé par une poignée d’oligarques et par la finance internationale de la richesse sociale créée par des générations de travailleurs. Les acquis sociaux obtenus dans le domaine de l’éducation, de la santé, de la culture et de l’infrastructure furent détruits ou laissés à l’abandon.

Ce n’était cependant pas suffisant pour les Etats-Unis et les principales puissances européennes. Ils étaient déterminés à faire en sorte que la Russie ne puisse plus jamais menacer leur hégémonie, comme le dit clairement la déclaration de Dick Cheney citée ci-dessus.

En 2009, l’alliance militaire de l’OTAN, dominée par les Etats-Unis, avait absorbé dans ses rangs presque tous les pays de l’Europe de l’Est qui appartenaient jadis à la sphère d’influence de l’Union soviétique. Mais les tentatives d’incorporation des anciennes républiques soviétiques dans l’OTAN ont échoué – à l’exception de trois Etats baltes, l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie – du fait de l’opposition de Moscou. L’Ukraine, avec ses 46 millions d’habitants et son emplacement stratégique entre la Russie, l’Europe, la Mer noire et le Caucase, s’est toujours trouvée au centre de ces efforts.

Dès 1997, l’ancien conseiller américain à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski avait écrit que sans l’Ukraine, toute tentative entreprise par Moscou de reconstruire son influence sur le territoire de l’ancienne Union soviétique était vouée à l’échec. La thèse centrale énoncée dans son livre Le Grand Echiquier était que la capacité de l’Amérique à exercer une prédominance mondiale dépendait de la question de savoir si l’Amérique était en mesure d’empêcher l’émergence d’une puissance dominante et hostile sur le continent eurasiatique.

En 2004, les Etats-Unis et les puissances européennes avaient soutenu et financé la « Révolution orange » en Ukraine, qui avait amené au pouvoir un gouvernement pro-occidental. En raison de conflits internes, le régime s’était toutefois rapidement effondré. La tentative de 2008 d’attirer la Géorgie dans l’OTAN en suscitant une confrontation militaire avec la Russie avait aussi échoué.

Actuellement, les Etats-Unis et leurs alliés européens sont déterminés à utiliser le coup d’Etat en Ukraine pour déstabiliser une fois de plus les anciennes républiques soviétiques en les attirant dans leur propre sphère d’influence. Ce faisant, ils risquent de déclencher un conflit armé ouvert avec la Russie.

Le groupe de réflexion Stratfor, qui entretient d’étroits liens avec les services secrets américains, a écrit, sous le titre « Après l’Ukraine, l’Occident se tourne vers la périphérie russe » : « L’Occident veut miser sur le succès d’avoir soutenu les protestataires anti gouvernement en Ukraine pour mener une campagne plus générale dans la région entière. »

Stratfor, signale qu’« Une délégation géorgienne actuellement en visite à Washington, ainsi que le premier ministre du pays, Irakli Garibashvili, doivent rencontrer cette semaine le président américain Barack Obama, le vice-président Joe Biden et le secrétaire d’Etat John Kerry. » Il est également prévu que le premier ministre moldave Iurie Leanca se rende le 3 mars à la Maison Blanche pour rencontrer le vice-président américain Joe Biden. « La perspective de l’intégration occidentale de ces pays – en d’autres termes, comment les rapprocher davantage des Etats-Unis et de l’Union européenne et les éloigner de la Russie – occupe une place importante dans le programme des deux visites. »

Lilia Shetsova, de la fondation américaine Carnegie pour la Paix internationale (sic) à Moscou (Carnegie Endowment for International Peace), explique également que le coup d’Etat en Ukraine doit être étendu aux autres pays et à la Russie même. « L’Ukraine est devenue le maillon le plus faible dans la chaîne post-soviétique, » a-t-elle écrit dans un commentaire rédigé pour le journal allemand Süddeutsche Zeitung. « Nous devrions garder à l’esprit que des soulèvements identiques sont possibles dans d’autres pays. »

Shetsova souligne une caractéristique de la révolution ukrainienne qu’elle souhaite préserver à tout prix : la mobilisation de forces fascistes pugnaces. « La chute d’Ianoukovitch est essentiellement attribuable aux ‘éléments radicaux’ sur le Maïdan, y compris entre autres, au Secteur droit qui est devenu une force politique sérieuse. » Elle a poursuivi en disant : « L’avenir de l’Ukraine dépendra du fait que les Ukrainiens peuvent maintenir le Maïdan. »

Les « éléments radicaux » que Shetsova veut préserver à tout prix sont les milices fascistes armées qui se basent sur les traditions les plus viles de l’histoire ukrainienne : les pogroms et les meurtres de masse des Juifs et des communistes commis durant la Seconde Guerre mondiale. Le rôle futur de ces milices fascistes sera celui de terroriser et d’intimider la classe ouvrière.

Il n’aura fallu que quelques heures pour que le réactionnaire fond social du soulèvement en Ukraine devienne évident. Les « valeurs européennes » que le l’éviction de l’ancien régime aurait soi-disant apportées au pays consistaient en attaques massives contre une classe ouvrière déjà appauvrie. Comme condition préalable à l’accord de prêts dont le pays a grandement besoin pour éviter une faillite imminente, le FMI exige la mise en flottement du taux de change de la hryvna, un brutal programme d’austérité et une augmentation du sextuple du prix du gaz domestique.

Le flottement de la monnaie du pays conduira à une inflation galopante, une augmentation correspondante du coût de la vie et la destruction de toutes les économies restantes des Ukrainiens ordinaires. Le programme d’austérité visera essentiellement les retraites et les dépenses sociales et la hausse des prix du gaz signifiera qu’un grand nombre de familles ne pourront plus chauffer leurs logements.

L’Ukraine doit être réduite à un pays où des travailleurs bien qualifiés et les membres des professions libérales gagnent des salaires qui se situent bien en dessous de ceux versés en Chine. Ce fait est d’une importance capitale pour l’Allemagne, le deuxième partenaire commercial de l’Ukraine (après la Russie) et, avec 7,4 milliards de dollars, le second plus important investisseur du pays.

Tandis que pour les Etats-Unis l’isolement de la Russie se trouve au premier plan, l’Allemagne est intéressée à bénéficier économiquement de l’Ukraine qu’elle a déjà occupée militairement par deux fois, en 1918 et en 1941. Elle veut exploiter le pays en tant que plateforme de main d’œuvre bon marché en l’utilisant pour tirer les salaires encore plus vers le bas en Europe de l’est et même en Allemagne.

D’après les statistiques de l’Institut de l’économie allemande (Instituts für deutsche Wirtschaft) les coûts de main-d’œuvre se situent au bas de l’échelle mondiale. Avec un coût de 2,50 dollars par heure travaillée, le coût horaire moyen (salaires bruts, plus d’autres coûts) des travailleurs et des employés se situe d’ores et déjà en-dessous de celui la Chine (3,17 dollars), de la Pologne (6,46 dollars) et de l’Espagne (21,88 dollars). En Allemagne, une heure travaillée coûte 35,66 dollars, c’est-à-dire 14 fois plus.

L’Office ukrainien des statistiques estime que le salaire mensuel moyen s’élève à 3.073 hryvna (220 dollars). Les universitaires sont aussi très mal rémunérés.

L’ancien président Ianoukovitch lui-même est un représentant des oligarques ukrainiens. Il n’a rejeté l’accord d’association avec l’UE que parce qu’il craignait de ne pouvoir survivre politiquement aux conséquences sociales. A présent, sa chute sert de prétexte à l’introduction d’un niveau de pauvreté et d’exploitation qui est totalement incompatible avec des normes démocratiques et qui mènera à de nouveaux soulèvements sociaux. C’est précisément pour réprimer toute agitation sociale que les milices fascistes doivent être préservées.

Source : Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) Wold Socialist Web Site 01 03 2014

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Le kalevala : un retour aux origines poétiques

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Une entrée dans le mythe des peuples ouraliens : La création du Sampo (objet magique) par Ilmarinen,

Rencontre littéraire. L’association Cœur de livres débute un cycle de débats autour des littératures nordiques en partenariat avec L’Hérault du jour et Radio Campus. Ce soir les origines de la Finlande.

Si les dieux mettent en suspens le destin des hommes, la littérature se charge, à travers le temps, de le transcrire à l’écrit. Mais l’origine de l’histoire humaine passe par le langage qui précède l’apparition de l’écriture et nous propulse dans l’univers des mythes et des légendes. La première rencontre littéraire de la saison « Elias Lönnrot et le Kalevala », proposée par l’association Cœur de livres dans le cadre d’un cycle autour des littératures nordiques, plonge en profondeur près des racines primitives finnoises.

Il sera question du Kalevala, qui signifie pays de Kaveva. Une  œuvre majeure et méconnue de  la littérature mondiale constituée d’un ensemble alliant des mythes et des légendes à des récits héroïques, épiques ou lyriques. On peut avancer que le Kalevala est un pendant boréal à l’Odyssée méditerranéenne homérique. L’œuvre regroupe divers poèmes populaires oraux transmis par les bardes, poètes chanteurs, rassemblés par Elias Lönnrot (1802-1884) qui met un terme à son épopée au milieu du XIXème siècle.

L’épopée de Lönnrot
Fils de tailleur, Lönnrot poursuit ses années de médecine tout en étudiant parallèlement le latin, le grec, l’histoire et la littérature. En avril 1828, il part pour son premier périple avec dans l’idée de s’ouvrir à une vision plus large de son pays. Il souhaite particulièrement approfondir la connaissance de sa langue à travers l’approche des différents dialectes et notamment de la poésie populaire. Au début, il ne trouve rien de très intéressant mais après avoir poussé vers la Finlande Orientale jusqu’aux provinces de Savo et Carélie, il rencontre les premiers chanteurs-poètes qui lui ouvrent les portes de la mythologie à partir des incantations et des narrations scandées qu’il s’applique à retranscrire avec passion.

Tout en poursuivant ses études, Lönnrot consacre l’essentiel de son temps à ses recherches sur la poésie populaire et prépare ses nouvelles expéditions vers l’Est qui le conduiront de part et d’autre de la grande barrière de l’Oural. Au cours de ses voyages successifs, il parcourt 20 000 km pour contribuer à ses frais à la mémoire collective. Lönnrot transcrit près de 65 000 vers, proverbes devinettes recueillis auprès des bardes, chanteurs, chasseurs, guérisseurs qui tiennent de leurs anciens ces chants prononcés dans certaines circonstances comme les noces, la maladie, la peur, la semailles…

D’une fabuleuse densité et diversité, les chants des peuples ouraliens transcrivent aussi les pratiques de la vie ordinaire : chant de pleureuse, complaintes de veuves, regrets de jeunes filles, jurons d’ivrognes… En 1835, a lieu la publication du Kalevala dans sa première version. Elle reste confidentielle mais est très remarquée par les défenseurs de la philosophie nationaliste qui fleurit en Europe. En 1849 Lönnrot donne à son oeuvre une version définitive contribuant grandement à la renaissance de la langue finnoise qui devint officielle en 1902.

Pour évoquer Le Kalevala, Cœur de livres a invité Gabriel Rebourcet, consul de Finlande à Marseille, qui a traduit le texte chez Gallimard en prenant le parti de conserver la saveur archaïque de la langue. Ce lettré passionné de culture, expliquera notamment ce soir* en quoi cette œuvre fondatrice a répondu au sentiment national finlandais et par quel ressort magique elle s’inscrit dans le patrimoine universel.

Jean-Marie Dinh

*Rencontre avec Gabriel Rebourcet jeudi 20 février à 19h salle Pétrarque, entrée libre.

Ecouter la rencontre. Sur Radio Campus Montpellier.

Le Kalevala épopée des Finnois, éditions Quarto Gallimard.

Voir aussi : Rubrique Littérature, rubrique Finlande, On Line La Comédie du livre 2014, Présentation de la rencontre Télécharger la brochure au format .pdf