Le procès de Angolagate : les principales étapes de l’affaire

L’ancien ministre Charles Pasqua et l’homme d’affaire Pierre Falcone vont connaître ce vendredi 25 février les réquisitions du ministère public à leur encontre dans le procès en appel de l’Angolagate. L’affaire remonte au début des années 90 et concerne un trafic d’armes présumé vers l’Angola, doublé d’un imbroglio politico-financier retentissant.

 

Pasqua au procès. Photo AFP

Pasqua au procès. Photo AFP

Homme d’affaires franco-israélien d’origine russe, Arcadi Gaydamak figure lui aussi parmi la vingtaine de prévenus ayant fait appel de leurs condamnations, prononcées en 2009 par le tribunal correctionnel. En fuite, il n’a assisté à aucune audience du procès qui a débuté le 19 janvier. De son côté, détenu à Fleury-Mérogis depuis sa condamnation, Pierre Falcone n’a pas eu d’autre choix que de venir aux audiences. Le businessman franco-angolais a été condamné à six ans de prison ferme dans se dossier pour commerce illicite d’armes, abus de biens sociaux et trafic d’influence.

Octroi de la médaille du mérite

Pierre Falcone est poursuivi avec Arcadi Gaydamak pour avoir organisé une vente d’armes à l’Angola, de 1993 à 1998, en pleine guerre civile, pour un montant de 790 millions de dollars, gagés sur les recettes futures du pétrole. L’accusation estime cette vente illicite, car n’ayant pas été autorisée. La défense affirme qu’elle n’avait pas besoin d’autorisation, puisque les armes avaient été vendues par une société slovaque et n’avaient pas transité par la France.

Régulièrement présent aux audiences, Charles Pasqua, aujourd’hui âgé de 83 ans, a tenté de démontrer que l’octroi de la médaille du Mérite à Gaydamak n’a été conditionné à aucun versement d’argent destiné à financer ses activités politiques. Le tribunal en avait jugé autrement, le condamnant à trois ans de prison, dont un ferme, pour trafic d’influence. Le parquet général fera connaître à son tour sa position au cours d’un réquisitoire qui devrait durer toute la journée. Les plaidoiries de la défense, à partir de lundi, clôtureront ce procès prévu jusqu’au 3 mars.

 

 

Guerre civile en Angola

Guerre civile en Angola

Les principales étapes de l’affaire

Voici les principales étapes de l' »Angolagate », affaire de vente d’armes à l’Angola jugée illicite par le tribunal correctionnel de Paris en octobre 2009. L’affaire est examinée par la cour d’appel  depuis le 19 janvier.

1999/2000

Le nom de l’homme d’affaires franco-israélien d’origine russe Arcadi Gaydamak apparaît dans une enquête sur une affaire de blanchiment. Des investigations établiront qu’Arcadi Gaydamak était associé à l’homme d’affaires français Pierre Falcone, dirigeant de la société Brenco, pour conclure avec l’Angola, en guerre civile, un contrat de vente d’armement provenant de l’ex-Union soviétique, sous couvert d’une société slovaque, ZTS OSOS.
Le contrat, courant de 1993 à 1998, est estimé à 790 millions de dollars.

En septembre 2000, une liste de personnes et sociétés rémunérées par Brenco révèle les noms de Jean-Christophe Mitterrand et Jacques Attali (respectivement fils et ex-conseiller de François Mitterrand) ainsi que du préfet Jean-Charles Marchiani. Des perquisitions suivent, notamment au siège du parti RPF et au conseil général des Hauts-de-Seine présidé par Charles Pasqua, ex-ministre de l’Intérieur.

Pierre Falcone est mis en examen, suivi de Jean-Christophe Mitterrand.

2001
25 janvier : le ministère de la Défense dépose une plainte pour trafic d’armes, la vente à l’Angola n’ayant pas fait l’objet des autorisations nécessaires.

Mai : mise en examen de Jean-Charles Marchiani, puis de Charles Pasqua, qui sera reconnu coupable d’avoir favorisé l’attribution de l’ordre du Mérite à Gaydamak, après le versement par Brenco de 230.000 euros sur le compte de l’Association France Afrique Orient, dont il était vice-président. Charles Pasqua et Jean-Charles Marchiani affirment que cette médaille a été décernée pour le rôle d’Arcadi Gaydamak dans la libération fin 1995 de deux pilotes français détenus en Bosnie.

2003
Juin : Pierre Falcone est nommé représentant permanent de l’Angola auprès de l’Unesco.

2007
Avril : 42 personnes sont renvoyées en correctionnelle, dont Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak, ainsi que Jean-Christophe Mitterrand, Charles Pasqua et diverses personnalités poursuivies pour recel d’abus de biens sociaux.

2008/2009
6 octobre/11 février : procès devant le tribunal correctionnel de Paris, en l’absence d’Arcadi Gaydamak, en fuite.
27 octobre 2009 : le tribunal prononce 36 condamnations et six relaxes. Jacques Attali figure parmi les relaxés, de même que le magistrat Georges Fenech.

Vingt-quatre condamnés feront appel. Parmi eux, Pierre Falcone, qui a écopé de six ans de prison ferme et a été immédiatement écroué, Arcadi Gaydamak (six ans ferme), Charles Pasqua (trois ans, dont un ferme), Jean-Charles Marchiani (trois ans, dont 15 mois ferme), l’avocat Allain Guilloux (trois ans, dont un ferme).
Jean-Christophe Mitterrand a été condamné à deux ans avec sursis et le romancier Paul-Loup Sulitzer à 15 mois avec sursis, mais ils n’ont pas fait appel. Idem pour Jean-Bernard Curial, ex-conseiller Afrique du PS, condamné à deux ans avec sursis.

2010
Pierre Falcone voit ses demandes de remise en liberté rejetées.

2011
19 janvier au 2 mars : procès devant la chambre 5-13 de la cour d’appel, sous la présidence d’Alain Guillou.

Nouvelobs.com etAFP

 

 

Voir aussi : Rubrique Affaire : Pétrole contre nourriture non-lieu pour Pasqua, rubrique Justice Coup de théâtre à L’Angolagate : Pasqua relaxé, rubrique Afrique, françafrique

Karachi la version Léotard

francois-leotardL’ancien ministre de la Défense d’Edouard Balladur, François Léotard, a témoigné  devant le juge Marc Trévidic de ses convictions sur les circonstances de l’attentat de Karachi, en 2002, qu’il lie à l’arrêt du versement de commissions décidé par Jacques Chirac et à un contrat avec l’Inde. Dans une tribune publiée par Rue89, l’ancien ministre affirme que «l’attentat de Karachi a été directement provoqué par deux éléments qui se sont conjugués» : «L’arrêt des commissions» et «la vente à l’Inde par le gouvernement français de sous-marins plus performants que ceux qui avaient été livrés au Pakistan auparavant, contrairement aux engagements pris». François Léotard fut un homme clé des négociations du contrat franco-pakistanais de vente de sous-marins Agosta, en 1994. Jacques Chirac avait ordonné l’arrêt du versement des commissions liées à ce contrat dès son arrivée à l’Elysée en 1995.

Voir aussi : Rubrique Affaires, Dix huit ans plus tard l’affaire avance, L’UMP refuse de communiquer les documents à la justice, Sarkozy mis en cause par la police luxembourgeoise , Attentat Karachi, Le parlement se couche, Chronologie ,

Algérie : « On ne peut rien construire sur l’oubli »

Le peuple algérien dans la rue

Le peuple algérien dans la rue

Pavé. En partenariat avec la librairie le Grain des mots, Les Amis du monde Diplomatique ont invité Lounis Aggoun pour son livre accablant sur l’Algérie : La colonie Française en Algérie, 200 ans d’inavouable.

Le livre très documenté du journaliste indépendant Lounis Aggoun La colonie Française en Algérie, 200 ans d’inavouable a donné lieu jeudi à un échange édifiant sur une histoire de l’Algérie qui ne fait pas débat. L’auteur s’explique d’entrée sur son « forfait ». Il a voulu se confronter à la vérité sur l’histoire de l’Algérie. D’où ce pavé de 600 pages dont les faits ne prêtent pas à l’interrogation. « Ce qui s’est passé est reconnu. Je me suis contenté de réunir bout à bout des documents éparses et des travaux de différents historiens pour reconstituer un puzzle. A partir de là j’en ai tiré les conclusions…« 

Si les rapports entre la France et l’Algérie ont souvent été qualifiés d’exécrables, depuis 62 la seule ligne qui n’a jamais été rompue est celle des services secrets français avec leurs homologues algériens. Il reste à ouvrir bien des archives pour que l’on en sache davantage. Mais celles-ci demeurent toujours fermées.

200-ans-algeriesLe regard linéaire proposé par Lounis Aggoun sur la période qui fait suite à l’indépendance de 1962 fait resurgir une série d’épisodes chaotiques, qui laissent cruellement imaginer la souffrance d’un peuple. Peuple littéralement sacrifié par les intérêts d’un petit groupe de généraux algériens. La thèse principale que développe l’auteur entre en contradiction avec l’histoire officielle. Elle accrédite l’idée que le pouvoir n’a pas été rendu au peuple algérien en 62, mais a été accaparé par un groupe initialement choisi par De Gaulle pour protéger les intérêts de la France. Après une désertion organisée, le groupe d’officiers glissé auprès des résistants algériens pour noyauter le FLN apparaît au journaliste comme un acte fondateur qui va jeter les jalons de la dictature. Un demi siècle plus tard, celle-ci perdure après de multiples purges et manipulations dont celle des islamistes. Il apparaît que le groupe islamique armé (GIA) était une émanation de la Sécurité militaire algérienne. Tous les chapitres du livre sont passionnants notamment celui qui met en évidence le contrat passé entre Charles Pasqua et le pouvoir algérien. Un deal d’escrocs qui aboutit à l’arrêt des attentats contre le nettoyage des opposants au régime algérien en France. Un pacte diabolique qui s’inscrit à la suite de la vague d’attentats en France dans les années 85-86.

La vision réaliste qu’offre Lounis Aggoun est aussi celle d’un homme meurtri par le mensonge des usurpateurs et l’atroce condition dans laquelle se trouve son peuple. « Les Algériens souhaitaient la liberté; on les a plongés dans la dictature. Ils ont voulu imposer la démocratie en 1988; on les a plongés dans l’horreur. » Mais une nouvel ère s’ouvre peut-être au Maghreb pour le peuple algérien à genoux après la désertion de Ben Ali en Tunisie.

Jean-Marie Dinh

La colonie Française en Algérie 200 ans d’inavouable Editions Demi Lune 23 euros.

L’Europe, bras ballants devant la transgression de ses valeurs

L'Europe dans quels nuages ?

Une fois de plus, un pays membre de l’Union européenne a franchi la ligne jaune. Depuis l’arrivée au pouvoir, en avril 2010, du gouvernement conservateur et nationaliste de Viktor Orban, la Hongrie verrouille les principaux pouvoirs : la Cour constitutionnelle est placée sous tutelle, la presse bâillonnée. Dans l’esprit et dans la lettre, des règles de base du club européen sont bafouées par un des pays membres, et non des moindres puisqu’il assure depuis le 1er janvier la présidence tournante de l’Union.

Les valeurs européennes sont fondées sur deux piliers : une démocratie assise sur la préservation des libertés individuelles et collectives ; un Etat-providence assurant la cohésion sociale dans une économie de marché. Or l’un et l’autre subissent des coups de boutoir à répétition. La crise économique et financière a forcé la totalité des Etats membres à entamer, à travers des programmes d’austérité draconiens, le fameux « modèle social » européen. Le modèle politique est aussi écorné sous l’effet des tensions provoquées par le chômage de masse, l’immigration et le vieillissement de sa population.

Face à cet état de fait, l’Europe semble paralysée. Depuis dix ans, lorsque l’un de ses membres adopte une loi attentatoire à la liberté d’expression, quand tel autre forme un gouvernement avec le soutien d’un parti d’extrême droite, les dirigeants regardent leurs pieds sous la table du Conseil européen. Et la Commission préfère au rappel ferme des grands principes quelques timides remarques technocratiques.

Ils savent pourtant être pugnaces : lorsqu’il s’agit de défendre les mérites du marché unique, la concurrence à l’intérieur de l’Union et le libre-échangisme planétaire, Commission et Conseil n’hésitent pas à hausser le ton et au besoin à sanctionner les mauvais élèves.

Une seule fois, les pays de l’UE ont pris des sanctions contre un Etat membre. C’était en 2000. Le chancelier chrétien-démocrate autrichien Wolfgang Schüssel avait formé une coalition de gouvernement avec le parti d’extrême droite de Jörg Haider. Les gouvernements européens – mais pas les instances communautaires – avaient improvisé dans l’émotion un boycott politique de l’Autriche, d’ailleurs assez flou. Le premier prétexte fut bon pour y mettre fin.

Le précédent autrichien a eu l’effet contraire : celui de faire sauter une première digue. De transgresser cet interdit qui, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, plaçait implicitement les gouvernements européens à l’abri de l’extrême droite et de la xénophobie gouvernementale. Les atteintes au code de bonne conduite se sont multipliées et le nouveau mot d’ordre, non dit, tient bon : on ne critique pas le gouvernement d’un Etat membre.

Depuis 2003, Silvio Berlusconi dirige un gouvernement de coalition avec le parti anti-immigrés de la Ligue du Nord. Le gouvernement libéral-conservateur danois s’appuie au Parlement sur le xénophobe Parti du peuple danois (DF). Les conservateurs, libéraux et chrétiens-démocrates néerlandais font de même depuis 2010 et doivent leur majorité au parti radicalement anti-islam (PPV) de Geert Wilders. Le gouvernement slovaque du social-démocrate Robert Fico avait conclu un pacte avec l’extrême droite.

D’autres digues se sont fissurées. La protection des médias face au pouvoir est mise à mal, d’abord en Italie où Silvio Berlusconi contrôle une large part de la télévision. L’affaire des Roms qui a opposé le gouvernement français à la Commission a mis en évidence la tentation de revoir de manière tendancieuse les règles de libre circulation au sein de l’Union. L’anti-islamisme déclaré dans certaines majorités parlementaires a pour conséquence de jeter la suspicion sur une catégorie de citoyens européens, de confession musulmane.

L’Europe, pourtant, reste les bras ballants. C’est vrai de la Commission, chargée de faire appliquer les traités dont fait partie la charte européenne des droits fondamentaux (laquelle préserve la liberté d’expression) ; mais aussi des gouvernements, soumis aux pressions de leurs opinions publiques. Quant au Parti populaire européen, qui regroupe la majorité des partis au pouvoir en Europe, il fonctionne comme un étouffoir des critiques éventuelles.

Seuls les parlementaires s’indignent. Seule la Cour européenne de justice sanctionne les Etats, le cas échéant. La Commission, elle, rappelle qu’elle n’est pas une autorité morale et se contente d’examiner scrupuleusement la conformité juridique d’une loi avec les traités. Le Conseil européen, qui devrait endosser le rôle de garant des valeurs éthiques, se dérobe.

Comment alors se laisser attendrir par les larmes de crocodile bruyamment versées sur l’absence d’Europe politique face à l’édification du marché unique ? Comment s’étonner que les valeurs du libre-échange soient les seules défendues, quand l’intergouvernemental et le chacun pour soi l’emportent sur l’esprit européen et la communauté de destin ? La Turquie, à qui l’on ferme les portes au nom des grands principes, a de quoi s’estimer victime d’un deux poids, deux mesures.

Cécile Chambraud et Marion Van Renterghem (Le Monde)

Voir aussi : Rubrique Europe, L’Europe en mode rigueur, rubrique France , rubrique Médias Main basse sur l’information rubrique Rencontre Amin Maalouf : l’occident peu fidèle, Edgar Morin, Mine G. Kirikkanat, rubrique Economie Frédéric Lordon les sorties de crise , La crise de la zone euro,

Tunisie Algérie : la jeunesse se mutine

La Tunisie en flammes

L’émeute et le suicide sont devenus les modes d’expression privilégiés du malaise maghrébin. Depuis trois semaines, la Tunisie est en proie à une agitation multiforme, qui a débuté par le geste de colère et de désespoir d’un jeune diplômé chômeur, qui s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid, et affecte désormais tout le pays et plusieurs secteurs de la société : avocats, lycéens, qui ont violemment manifesté vendredi à Tala (ouest) et à Regueb (centre), où cinq manifestants auraient été blessés. En Algérie, c’est une brutale hausse des prix de plusieurs denrées de base qui a jeté la jeunesse dans la rue depuis le début de la semaine. Après une pause dans la matinée, les troubles ont redémarré vendredi après-midi à Alger, Oran (ouest) et Annaba (est), forçant le pouvoir à une réunion d’urgence samedi pour étudier les moyens de juguler l’inflation.

1983 en Tunisie, 1988 en Algérie : les émeutes du pain avaient déstabilisé les pouvoirs en place, entraînant, en Tunisie, un «coup d’Etat médical» de Ben Ali contre Bourguiba quatre ans plus tard, et en Algérie, une démocratisation mal maîtrisée, qui a mené les islamistes du FIS aux portes du pouvoir et le pays à la guerre civile. Ces deux nations, dont la taille, l’histoire et les économies ne sont pas comparables, partagent pourtant deux points communs de taille : des systèmes politiques autoritaires et sclérosés et une jeunesse pléthorique et sans espoir. C’est aussi le cas du Maroc et de l’Egypte et de telles explosions sociales y sont tout à fait possibles, voire probables. Paralysées, l’Europe et la France, sont restées quasiment muettes depuis le début de cette crise. Seuls les Etats-Unis ont convoqué, vendredi, l’ambassadeur tunisien pour lui faire part de leur «préoccupation» et lui demander que soit respectée la «liberté de rassemblement».

Les raisons de la colère

En Tunisie, c’est le geste de Mohamed Bouazizi qui a mis le feu aux poudres. Ce diplômé chômeur de 26 ans, dont la famille est étranglée par les emprunts, s’est immolé par le feu, le 17 décembre, devant la préfecture de Sidi Bouzid après la confiscation de la marchandise qu’il vendait à la sauvette. Grièvement brûlé, il est mort mardi. Chômage, absence d’emploi et de perspective d’avenir, mépris des autorités qui ont refusé de le recevoir : le cas Bouazizi a ému les habitants de Sidi Bouzid et fait des émules. La violence de la répression policière a alimenté la colère de la jeunesse : une semaine plus tard, la police tuait deux manifestants à Menzel Bouzaiane (dans le centre du pays). Des avocats qui entendaient manifester leur solidarité ont été violemment battus le 28 décembre. D’où la grève générale de la profession observée jeudi. Depuis une semaine, ce sont surtout les lycéens qui entretiennent la flamme de la contestation.

En Algérie, une hausse brutale des prix des denrées de première nécessité (23% pour les produits sucrés, 13% pour les oléagineux, 58% en un an pour la sardine) a entraîné des troubles à Oran, puis en Kabylie et à Alger. Le rituel de l’émeute sociale n’est pas nouveau en Algérie, mais ce qui l’est, c’est la simultanéité et l’ampleur des troubles.

Qui se soulève ?

En Algérie, comme dans le reste du Maghreb, ils sont ceux qu’on appelle «les diplômés chômeurs». En Tunisie, le taux de chômage des jeunes diplômés, officiellement de 23,4%, frôlerait en réalité les 35%. En Algérie, le même indicateur toucherait plus de 20% des jeunes diplômés, très loin des 10% officiels. Au Maroc, où le mouvement des diplômés chômeurs est institutionnalisé depuis plus d’une décennie, six d’entre eux ont d’ailleurs tenté de s’immoler devant le ministère du Travail, à Rabat, dans les jours qui ont suivi l’affaire de Sidi Bouzid. L’effet de miroir et de contagion est désormais facilité par Al-Jezira, la chaîne arabe d’information qui a supplanté les chaînes françaises.

Entre les lycéens tunisiens, qui sont devenus le moteur de la mobilisation, et la jeunesse pauvre d’Alger s’attaquant à une bijouterie dans le quartier chic d’el-Biar, ce sont, en fait, tous les jeunes qui sont en ébullition. Pas étonnant dans des pays où les moins de 20 ans représentent près de 50% de la population, alors qu’ils sont dirigés (à l’exception du Maroc) par des hommes nés entre les deux guerres.

Spécificité tunisienne, la révolte a touché d’autres couches comme les avocats, au nom de la défense des libertés publiques. C’est dans ce pays que la liberté d’expression a été la plus caricaturalement réprimée, ajoutant au sentiment d’étouffement de toute la société.

Des régimes autoritaires et corrompus

Le produit intérieur brut algérien a triplé au cours des dix dernières années. Résultat : dès 2005, l’Algérie rattrapait la Tunisie en terme de PIB par habitant, dépassant même largement le voisin marocain. Mais la bonne fortune de cette performance ne tient qu’en un mot : hydrocarbures. Avec à la clé un énorme bémol sur ce qui pouvait ressembler à un rattrapage économique. Car quand un pays à du pétrole et du gaz à revendre, il ne cherche pas forcément à développer son tissu industriel. «Et c’est exactement ce qui s’est passé en Algérie, note un universitaire local sous couvert d’anonymat. Certes les émeutes peuvent s’expliquer par la hausse des prix des matières alimentaires de bases, mais le malaise de notre société a des racines bien plus profondes.» En effet, le pouvoir algérien a mené de 1992 à 1999 une «sale guerre» pour éradiquer l’islamisme dans laquelle ont péri 100 000 à 200 000 personnes. Mais la fin des Années de plomb ne s’est pas accompagnée d’une ouverture politique : au contraire, les élections sont truquées comme jamais ; la rue est gérée à la trique, et les islamistes – tant qu’ils désertent le champ politique – sont libres de dicter leurs vues à la société. Pendant ce temps, le pouvoir et la richesse nationale restent confisqués par la petite clique politico-militaire qui dirige le pays, comme l’a révélé le scandale de la Sonatrach, qui a éclaté il y a un an et a conduit à la démission du ministre du Pétrole, un proche de Bouteflika.

En Tunisie, les frasques et l’avidité de la belle-famille de Ben Ali font les délices des télégrammes américains – qui parlent d’un Etat «quasi-mafieux» – révélés par WikiLeaks. Elles amusent moins les Tunisiens, qui touchent du doigt les limites du «miracle» qu’on leur chante tous les jours dans les médias officiels. La presse indépendante n’existe plus, et les partis d’opposition ont été réduits à des clubs privés qui passent leur temps à tenter de se réunir. Désormais, le seul espace de liberté est Internet : c’est sur Facebook que se passe la mobilisation lycéenne, et c’est sur la Toile qu’une «cyberguérilla» – emmenée par un groupe nommé les Anonymes – attaque les sites gouvernementaux. D’où les arrestations de blogueurs (dont celles de Slim Amamou et El Aziz Amami) qui se multiplient depuis jeudi.

Même le Maroc, le pays où les libertés sont les plus importantes au Maghreb et celui où les partis ont un vague rapport avec la réalité, est en pleine régression démocratique. La vie politique est gérée depuis le palais, qui contrôle aussi l’essentiel du secteur privé.

Des pouvoirs sans projet

En Algérie, l’après-pétrole se fait toujours attendre. Craignant que les investisseurs étrangers ne fassent main base sur le tissu économique local, Alger a promulgué du jour au lendemain l’année dernière une nouvelle loi interdisant à tout étranger de posséder plus 49% d’une entreprise locale. «Du jour au lendemain nous avons assisté à un effondrement des investissements étrangers, comme si tout le monde craignait subitement un retour à une économie totalement administrée», explique un universitaire algérois.

La Tunisie, elle, souffre d’un excès de main-d’œuvre qualifiée, qui ne demande qu’une chose : un travail en relation avec sa formation, souvent au rabais. La Tunisie à certes réussi à développer des secteurs comme le tourisme ou encore le textile et la confection. Mais cette stratégie initiée pendant les années 70 est dans l’impasse. Elle révèle surtout à quel point le pays n’a pas su monter en gamme, pour rompre sa trop forte dépendance aux commandes européennes.

Christophe Ayad Vittorio de Filippis (Libération)