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Circonstances. Le changement de ton de l’Elysée est donc bien tardif et dicté par les circonstances. Il suit le renversement d’un raïs considéré longtemps par Paris comme un allié et un facteur de stabilité pour sa lutte contre l’islamisme. Prenant argument du dynamisme de l’économie tunisienne comme des succès du régime en matière d’éducation, un héritage de l’époque de Bourguiba, le père de l’indépendance, les autorités françaises fermaient les yeux sur le reste, la persécution de tous les opposants ou considérés comme tels, les violations régulières des droits de l’homme et les tortures. En visite à Tunis en avril 2008, Nicolas Sarkozy n’hésitait pas à affirmer : «Certains sont bien sévères avec la Tunisie qui développe sur bien des points l’ouverture et la tolérance.» Et il ajoutait au grand dam des défenseurs des droits de l’homme que «l’espace des libertés progresse».
Aveuglement ? Certes, ses prédécesseurs, aussi bien Jacques Chirac que François Mitterrand, ne furent guère plus critiques sur les dérives autocratiques de Ben Ali. Et aussi bien à gauche – avec par exemple le maire socialiste de Paris Bertrand Delanoë- qu’à droite, le régime pouvait compter sur de nombreux relais politiques. Jeudi seulement à la veille de la chute du dictateur, le premier ministre François Fillon a dénoncé «un usage disproportionné de la force» dans la répression des manifestations qui avaient déjà fait au moins 80 morts.
L’avant-veille, devant le parlement, la ministre des Affaires étrangères Michèle Alliot-Marie proposait au gouvernement tunisien «le savoir-faire reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité» pour l’aider à faire face à la situation sans trop d’effusion de sang. Des propos qui ont scandalisé nombre de Tunisiens de France comme une bonne partie de l’opposition.
La lenteur de la réaction française comme son caractère timoré même après le départ de Ben Ali reste difficilement explicable. Aveuglement ? Mauvaise information ? C’est surtout au travers des francophones que politiques et diplomates agissent au Maghreb et donc avec des gens qui leur ressemblent. Il n’y a pas non plus véritable stratégie française dans la région sinon celles de divers réseaux idéologiques, financiers ou amicaux. La politique de Paris oscille entre Alger et Rabat, tentant de concilier l’inconciliable. Ce «long silence complice» que pourfend le socialiste François Hollande laissera des traces.
Marc Semo (Libération)
Revue de presse d’un faux pas diplomatique
De l’Algérie aux Etats-Unis, la position de la France face au soulèvement tunisien fait couler beaucoup d’encre. Aux yeux des observateurs internationaux, l’« embarras » de Paris est à la mesure de son « silence », voire de sa « complaisance » envers la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali. Tous évoquent un « faux pas diplomatique ».
Le jugement d‘El Watan est sans appel : « Cette complaisance teintée de paternalisme, voire de condescendance, n’a pas servi la Tunisie et les Tunisiens. Ni l’image de la France, patrie des libertés et des droits de l’homme.« A l’instar du reste de la presse internationale, le quotidien algérien se demande « comment la France a-t-elle pu s’enfermer dans un soutien sans faille au régime de Ben Ali, alors qu’elle appelle à la démocratie en Côte d’Ivoire ? Se montrer sourde et aveugle à la révolte populaire ? »
Tous observent désormais avec grand intérêt la « volte-face de Paris » depuis le 14 janvier, à l’instar du Guardian, qui note que « les dirigeants français se sont démenés pour sauver la face et se montrer inflexibles ». La presse internationale avait ainsi les yeux rivés sur la ministre des affaires étrangères française, Michèle Alliot-Marie, qui s’est expliquée, mardi 18 janvier, devant la commission parlementaire sur sa proposition au dictateur tunisien de prêter assistance à ses forces de sécurité face au soulèvement tunisien. Comme en conclut El Watan, « il est temps de se rattraper ».
La proposition de Michèle Alliot-Marie de prêter main forte au régime tunisien face aux manifestants avait suscité l’ire du chroniqueur Mustapha Hammouche dans Liberté, qui y voyait un « affront aux souffrances, aux sacrifices et sévices que subissent en général les Maghrébins qui luttent pour leurs droits ». « Outre que la proposition pose un problème de considération de la souveraineté des Etats qu’elle veut défendre contre sa population, Alliot-Marie n’a apparemment pas peur de réveiller des souvenirs des peuples, historiquement victimes du ‘savoir-faire’ policier de la France. Ces souvenirs sont faits, en ce qui concerne l’Algérie, du 11 décembre 1960 à Alger, au quartier Belcourt, et du 17 octobre 1961 à Paris, par exemple », notait ainsi le chroniqueur.
Moins passionné, Charles Cogan, ancien chef de la division Proche-Orient–Asie du Sud dans le conseil d’administration de la CIA, rappelle dans le Huffington Post que « la France s’est longtemps acoquinée avec Ben Ali par le passé ». Si Mme Alliot-Marie a mis « les pieds post-coloniaux dans le plat », il note toutefois qu’« en ce qui concerne la protection de la vie de ses citoyens, la France, pays qui tolère les manifestations comme part de son esprit révolutionnaire, semble avoir trouvé la façon de gérer ces deux opposés ».
Pour le Financial Times, « Mme Alliot-Marie était dans la droite ligne d’une longue tradition de soutien français au régime de Ben Ali », rappelant notamment l’hommage de l’ancien président Jacques Chirac au « miracle économique » tunisien et à sa défense des droits, ainsi que celui de Nicolas Sarkozy. « Les ratés de la diplomatie française » remontent bien avant le président Chirac, note Le Temps (article en accès abonnés), qui cite l’expert français en géopolitique François Heisbourg sur les nombreux « trains de la liberté » que la France a ratés dans l’histoire : « la chute du mur de Berlin, comme de celle de l’Union soviétique ».
Deux poids deux mesures
La ligne de défense de la ministre, basée sur la politique de non-ingérence de la France dans les affaires de politique intérieure d’Etats souverains, est d’emblée questionnée par le Guardian, qui rappelle que son prédécesseur Bernard Kouchner a été l’architecte de la politique d’ingérence humanitaire. Le Temps va plus loin et se demande :« Entre le silence en Tunisie et l’appel à Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir en Côte d’Ivoire, la politique étrangère française est-elle basée sur ‘deux poids deux mesures ?' »
Une question que se posait déjà Time le 12 janvier. « Etant donné leur habitude à répondre rapidement aux injustices des régimes oppresseurs, la discrétion des représentants français en réaction à l’escalade de la violence en Tunisie frappe certains observateurs comme étant en effet curieuse », note l’hebdomadaire américain. « Cela contraste avec les dénonciations répétées et acerbes de Paris d’autres régimes ayant des comportements importuns ailleurs dans le monde », citant notamment les réactions françaises sur l’Iran, la Birmanie ou la Corée du Nord.
Derrière le silence de la France face aux événements en Tunisie, Time estimait qu’« en plus du cynisme politique, une profonde histoire commune franco-tunisienne est en jeu ». Le quotidien américain cite ainsi les racines tunisiennes de nombreuses familles françaises depuis l’ère coloniale jusqu’à nos jours. « En tant qu’ancienne puissance coloniale, la France a des relations compliquées avec la Tunisie », renchérit le New York Times. Le Guardian note ainsi que « de par son histoire coloniale, Paris a eu tendance à adopter un point de vue de propriétaire vis-à-vis de la politique au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, mais en même temps sous Sarkozy, elle a commencé à se retirer d’un long enchevêtrement dans la région ».
Les observateurs internationaux pointent ainsi les intérêts stratégiques de la France en Tunisie. « La mainmise du pouvoir pendant vingt-trois ans du président tunisien a fait de lui un partenaire stable dans une région cruciale pour les intérêts français », note Time, qui indique par ailleurs que « la politique draconienne de Ben Ali l’a aidé à empêcher les extrémistes islamistes à opérer en Tunisie comme ils l’ont fait avec plus de succès en Algérie, au Maroc et dans la région du Sahel ». Ainsi, le Guardian note que « les analystes disent que Sarkozy préfère une ‘dictature bénigne’ en Afrique du Nord à l’alternative potentielle de régimes islamiques hostiles et déstabilisateurs, l’Algérie représentant un scénario cauchemar pour Paris ».
Voir aussi : Rubrique France Politique étrangère Sarkozy au Proche-Orient , rubrique Méditerranée , rubrique Tunisie, rubrique Egypte,