Débat sur le thème des voix invisibles avec Alfons Cervera, Isabel Alba et Sophie G.Lucas.
Alfons Cervera, Isabel Alba et Sophie G. Lucas, trois auteurs publiés par Les Editions La Contre Allée, évoquent le goût et la nécessité d’écrire sur ceux que l’on oublie, les vaincus et les pauvres.
La forme peut être poétique, politique, ou romanesque, elle a pour point commun une volonté chevillée, celle de restituer la parole cachée. Comme si les trois auteurs présents vendredi sur le plateau de Espace Rencontre Comédie convenaient que la littérature transmet le plus souvent un récit hégémonique. Pour la romancière et scénariste Isabelle Alba qui met en scène dans Baby Spot Madrid, ses quartiers périphériques et ses vies déréglées : « il faut mettre en lumière d’autres récits comme outils de transformation.»
Alfons Cervera raconte tous les dégâts de la guerre d’Espagne à partir du village peuplé de 200 âmes où il vit. Il évoque les pays ayant traversé une période dramatique. « Après-guerre, la France s’est inventée un récit. S’il y avait eu tant de résistants, il n’y aurait pas eu d’occupation. En Espagne, ce sont les bons qui ont perdu. Le récit est celui des méchants. Il y a beaucoup de manières d’écrire sur la mémoire, on peut parler de la guerre d’un point de vue sentimental, on peut mettre en relief la partie humaine de l’horreur, moi je revendique une écriture politique et idéologique de la mémoire. »
Sophie G. Lucas s’emploie à travailler sur l’humain. Avec Moujik Moujik elle s’intéressait à la figure des sans abris. Dans Témoin, son dernier roman, elle porte la voix de ceux qui n’en ont pas après avoir suivi plusieurs années les audiences du Tribunal correctionnel. « L’écriture est un moyen de lutter contre le silence. Rendre la voix aux gens est une manière de lutter contre le cynisme. »
La défaite n’a pas de récit pas plus que les pauvres n’ont de place dans le récit des riches. Le constat est là. Il est partagé par ses trois auteurs venus de différents horizons. « Ecrire sur ces thèmes est non seulement une nécessité mais une façon de survivre » pense Isabelle Alba. JMDH
Prix du meilleur album au festival d’Angoulême 2008, Là où vont nos pères est un album inclassable, qui parle de l’émigration avec une poésie et une délicatesse incomparable.
Esclaves noirs de Fréjus
Tiraillés et parqués
Au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquez chaque soir
Dans les locaux disciplinaires
Avec une vieille boîte à cigares
Et quelques bouts de fil de fer
Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale
Que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze juillet.
Enfants du Sénégal
Départriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
Le visage dans la terre
Et des hommes incendiaires labourant vos rizières.
«Nulle mort ne peut»: l’hommage de Patrick Chamoiseau à Derek Walcott
NULLE MORT NE PEUT Pour Derek Walcott
Il y a tant de chênes à Atlanta qui gémissent encore
Des champs qui pleurent
Qui chantent aussi
Et qui impriment aux capsules du coton des torsions incroyables !
C’est ce mélange
C’est cette torsion
Ce plus insoutenable qui habille l’envol des belles et seules images !
Que la mer mieux qu’Histoire te soit douce
Qu’elle te fasse mémoire
Que l’archipel mieux que pays te fasse collier
Que ce qui se mélange
dans l’aquarelle et dans Shakespeare
dans les contes le théâtre et les livres
t’organise le trône d’écume
où tu viendras t’asseoir avec le mangot-vert des au-delà du jour.
Ô seul langage du sel à la paupière touchée
Ô rire dans l’amitié scellé
Que poésie ne tremble !
Que poésie ne passe !
Frère,
à beau dire à beau faire
nulle mort ne sait
quand ce qui reste
se maille à tout ce qui célèbre qui accueille qui embrasse
et qui noue.
En nous, nulle mort ne peut.
Patrick CHAMOISEAU
Source : Médiapart 17 03 2017
Le chantre de la Caraïbe Derek Walcott est mort le 17 mars à Saint-Lucie, l’île où il était né il y a 87 ans. Il avait été, en 1992, le deuxième poète antillais à remporter le prix Nobel de littérature, après Saint-John Perse qui l’avait eu en 1960. Walcott, contrairement à l’auteur d’Amers, était anglophone. Comme a résumé un autre poète prix Nobel, Joseph Brodsky, qui admirait Walcott (comme Octavio Paz) bien avant tout le monde: « L’univers d’où vient ce poète est une véritable Babel génétique, mais dont la langue est l’anglais. »
Puissante, colorée, musicale, l’œuvre de Derek Walcott, entamée dès la fin des années 40, se développe de manière très structurée, nourrie à la source des traditions créoles aussi bien qu’au plus près du répertoire classique, Shakespeare en tête. Dans Une autre vie, épopée autobiographique publiée en 1973 (traduit par Claire Malroux chez Gallimard en 2002), le premier poème évoque une enfance métissée, à l’image d’un environnement composite: «Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer/ J’ai reçu une solide éducation coloniale/ J’ai du hollandais en moi, du nègre, et de l’anglais/Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation.». Son père, un artiste, était anglo-néerlandais et sa mère antillaise. A la question «Pourquoi écrivez-vous», posée par Libération en 1985, Walcott avait répondu: «J’écris parce que depuis l’enfance, j’ai toujours pensé que c’était ma vocation. Je pense que j’ai été influencé par la mort prématurée de mon père qui était lui-même écrivain, et peintre. Il me semble simplement que je poursuis son travail qui a été interrompu».
«Athlétique et populaire»
Derek Walcott a créé et animé un atelier théâtral à Trinidad, où il s’est exilé dans les années 50. Il est devenu peintre, dramaturge, en plus d’être poète, puis il a partagé son temps entre Port Of Spain et les Etats-Unis, où il a longtemps enseigné, dans différentes universités. En 1992, quand il a eu le prix Nobel, très peu de gens le connaissaient en France, car il n’était pas traduit. La remise du prix a finalement coïncidé avec une publication que Claire Malroux préparait pour les éditions Circé: Au royaume du fruit-étoile. «Le vers de Walcott, a écrit Seamus Heaney (Nobel irlandais lui-même très proche de ses origines prolétaires), peut être incantatoire et s’enchanter lui-même… il peut être athlétique et populaire… il peut s’imposer à nous par l’entraînement presque hydraulique de ses mots… Quand Walcott laisse l’air de la mer brasser son imagination, il en résulte une poésie aussi vaste et revigorante que le climat maritime au début de l’Ulysse de Joyce…»
La revendication de Walcott, concernant l’art poétique, n’a rien de politique. Voici ce qu’il a dit dans son discours de réception, à Stockholm: «La poésie est comme la sueur de la perfection, mais elle doit paraître aussi fraîche que les gouttes de pluie sur le front d’une statue; elle conjugue simultanément ces deux temps, le passé et le présent, le passé est la statue, le présent la rosée ou la pluie sur son front. Il y a le langage enseveli et il y a le vocabulaire personnel: le travail de la poésie est un travail de fouilles et de découverte de soi».
Pourquoi est-ce que j’imagine la mort de Mandelstam
parmi les cocotiers qui jaunissent,
pourquoi ma poésie guette-t-elle déjà derrière elle
une ombre pour emplir la porte
et rendre invisible jusqu’à cette page ?
Pourquoi la lune s’intensifie-t-elle en lampe à arc
et la tache d’encre sur ma main s’apprête-t-elle pouce en bas
à s’imprimer devant un policier indifférent ?
Quelle est cette odeur nouvelle dans l’air
qui jadis était sel, sentait le citronnier à l’aube,
et mon chat, je sais que je l’imagine, bondit hors de mon chemin
les yeux de mes enfants semblent déjà des horizons
et tous mes poèmes, même celui-ci, veulent se cacher ?
Vanessa Liautey, dans le quatrième mur. Photo Marc Ginot
Theâtre hTh lieu de circulation pour le théâtre d’Europe ne snobe pas les compagnies de la Région dont les créations s’ancrent avec rage dans le monde d’aujourd’hui. C’est ce que démontre le festival Big Band qui se tient actuellement au CDN jusqu’au 3 mars
Cette ouverture à la richesse de la création régionale confirme la qualité des compagnies, dramaturges, et comédiens qui composent le vivier présent sur notre territoire, lié en partie à un dispositif d’enseignement de qualité. Au regard des premières pièces du bien nommé festival Big Band qui a ouvert cette semaine, on pourrait ajouter un certain goût pour l’esprit subversif avec des positionnements politiques indispensables à notre époque.
Oiseaux de tempête
Comme le déclare la pièce d’Hélène SouliéNous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. Le texte est adapté du conte insurrectionnel de Lola Lafon. Ici, le théâtre aborde en face le désir de l’émancipation féminine en allant droit au but avec force et conviction. Avec la volonté de mettre la vérité à nue, comme Jane Campion le fait au cinéma, parce que l’état des faits est affligeant. Toutes les sept minutes, une femme est violée dans la France d’aujourd’hui. L’ expérience, majoritairement muette, de milliers de viols, ne serait être classée dans la rubrique fait divers. La pièce sort de la normalité pour faire remonter cette oppression comme un indicateur politique. Elle dépasse aussi le stricte sujet du viol pour évoquer les diktats sociaux, économiques et familiaux, le permettant.
Tumultes Marion Guerrero met en scène Tumultes, le texte de Marion Aubert produit par la cie Tire pas la Nappe. « Au départ, nous avions le désir, avec Marion Guerrero de travailler sur les émeutes du 6 février 1934. Le Front Populaire, indique Marion Aubert. On a parler de l’avortement, des tricoteuses de la révolution. On a fait des impros. On a tenté de faire la révolution dans l’école. Manon est allée faire des discours sur les places de Saint-Etienne. Personne ne s’en est rendu compte. J’ai listé des questions, Qu’est ce que c’est que de sentir quelque chose possible ? C’est quoi le sentiment d’injustice ? C’est quoi avoir peur pour ses enfants ? D’où ça nous vient, ce climat d’inquiétude ? De haine ? De suspicion ? Comment ça se fabrique le fascisme ?
Tumultes dresse le portrait d’une génération inquiète mais surtout vive, créative et décidée à empoigner le monde avec rage, esprit critique, humour et passion.
Le quatrième mur
« Tout s’étiole, on ne sait plus ce qu’on fait. Les artistes crèvent. Ils ont été satellisés, analyse le metteur en scène Julien Bouffier à propos de l’esprit de contestation que l’on sent planer au sein du milieu artistique, on nous sort parce qu’on en a besoin, mais c’est pas comme ça que ça marche. On discute entre nous. Moi j’ai de la chance, mais tout le monde va tellement mal que nous avons besoin de parler pour redonner une place aux artistes dans la société. Notre place a été spoliée par des administratifs, des filtres, des péages… »
Julien Bouffier monte Le quatrième mur d’après le roman de Sorj Chalandon un des 1er journaliste à entrer dans le camp de Chatila après les massacres. Il en a tiré une fiction. L’histoire d’un militant pro-palestinien féru de théâtre qui veut monter Antigone d’Anouilh sur la ligne verte de Beyrouth avec des acteurs de toutes les nationalités et religions du conflit. « Je suis né au Liban, confie Julien Bouffier, j’ai cherché comment m’inscrire dans cette histoire mais le pays du livre n’est pas le Liban, c’est Chalandon spectateur de Sabra et Chatila.»
Camille Tolédo : « Le massacre d’Utoya révèle un état politique réactionnaire en Europe ». Photo dr
L’auteur Camille Tolédo évoque son drame contemporain « Sur une île » donné au Théâtre de la Vignette. Une pièce inspirée de la tragédie d’Utoya en Norvège où le raid d’Anders Bechring Breivik s’est soldé par la mort de 69 jeunes et une dizaine de blessés
Sur une île fait suite à votre texte « L’inquiétude d’être au monde » paru chez Verdier, comment s’est opéré ce passage au théâtre ?
J’avais écrit ce texte suite au carnage d’Utoya où ce gamin, qui s’est mis à tirer sur des enfants comme dans un jeu vidéo, m’est apparu comme le marqueur d’un cycle historique qui se réveille en Europe sous le fantasme de la pureté des origines, comme un besoin de revenir aux fondamentaux identitaires et religieux réducteurs. Cela révèle un état politique réactionnaire en Europe. Une vague très lourde, qui m’a inspiré un chant pour prendre à rebours et inverser ce cycle de mort. Le metteur en scène Chistophe Bergon avec le Théâtre Garonne de Toulouse et le TNT qui produisent la pièce, m’ont demandé d’écrire une adaptation.
Cette adaptation, que l’on vient de découvrir à Montpellier, nous donne une nouvelle perception de cet événement plus intime et prégnante que celle véhiculée par les médias. Est-ce à vos yeux le rôle politique et social du théâtre ?
J’aurais du mal à assigner une fonction au théâtre. Chacun s’en saisit à sa manière. Le théâtre dans sa forme classique, qui met des gens dans une assemblée, recoupe la fonction politique. Aujourd’hui on le voit avec ses formes stéréotypées de discours, l’arène politique est ruinée. J’observe dans l’art contemporain et dans la littérature une reprise de l’activité politique. L’expression artistique propose des scénarii. Pour cette pièce, je voulais aller sur ce terrain. Je souhaitais que l’assemblée réunie au théâtre se retrouve face à ces grands cortèges souverainistes extrémistes qui défilent massivement en Europe. Dans la pièce, on fait face à l’angle mort de l’histoire, face à une Europe putréfiée qui fait histoire.
Vous faites remonter la conscience d’un temps historique et générationnel, ce sont les premiers enfants du siècle qui sont morts à Utoya écrivez-vous. Pensez-vous que la perception de votre pièce par les jeunes diffère de celle de leurs aînés sans doute moins aptes à agir ?
Quelque chose chez moi fait appel à nos enfances. Après le virage néo-libéral, il est juste de dire que le discours dominant depuis une vingtaine d’année, s’est accommodé de ce monde sans perspective. La génération des trente glorieuses et celle qui lui succède n’ont pas les capteurs sensoriels aiguisés. Ils n’ont pas vu venir la violence et cette violence s’est installée. Là, on retombe sur deux enfances captées par le désir des petits soldats radicaux qui tuent pour exister, celle des Breivik et celle des islamiques et puis il y a la jeunesse d’Utoya, la jeunesse sociale démocrate. Celle qui se réveille le lendemain du Bataclan soudainement face au loup, à la verticalité de l’Histoire et à la mort.
Sur une ïle. Production Théâtre Garonne, TNT, programmé au Théâtre La Vignette
Vous pointez la soumission, l’obéissance à un monde révolu. Dans la pièce, Jonas le bon enfant de Norvège, finit par tuer Breivik devenu un décideur européen. Assumez-vous ce rapport à la violence ?
Je la mets très clairement dans la bouche de Jonas, mais son acte individuel doit questionner nos impuissances. La séquence ouverte par François Furet, qui a enterré la Révolution française dans les année 80, s’ouvre à nouveau aujourd’hui. Nous sommes dans un moment où nous devons prendre en charge la question du politique. Face à la résurgence du KKK sous sa forme trumpiste ou à l’ordre nihiliste de type islamiste, il est temps de sortir de la vision : la violence c’est mal. Je crois qu’une violence peut être plus légitime qu’une autre.
On sait qu’un ordre politique naît souvent du meurtre. Ce savoir tragique a été complètement oublié. Le pouvoir tyrannique qui règle la question de nos peurs fonde les dérives de la démocratie avec toujours plus de sécurité et d’Etat d’urgence. L’Etat reste en suspension mais la question demeure. Quel meurtre dois-je commettre pour fonder un autre monde ?