Mort du poète Derek Walcott, chantre de la Caraïbe

«Nulle mort ne peut»: l’hommage de Patrick Chamoiseau à Derek Walcott

NPG x126732; Derek Walcott by Horace OvÈNULLE MORT NE PEUT
Pour Derek Walcott

Il y a tant de chênes à Atlanta qui gémissent encore
Des champs qui pleurent
Qui chantent aussi
Et qui impriment aux capsules du coton des torsions incroyables !

C’est ce mélange
C’est cette torsion
Ce plus insoutenable qui habille l’envol des belles et seules images !

Que la mer mieux qu’Histoire te soit douce
Qu’elle te fasse mémoire
Que l’archipel mieux que pays te fasse collier

Que ce qui se mélange
dans l’aquarelle et dans Shakespeare
dans les contes le théâtre et les livres
t’organise le trône d’écume
où tu viendras t’asseoir avec le mangot-vert des au-delà du jour.

Ô seul langage du sel à la paupière touchée
Ô rire dans l’amitié scellé
Que poésie ne tremble !
Que poésie ne passe !

Frère,
à beau dire à beau faire
nulle mort ne sait
quand ce qui reste

se maille à tout ce qui célèbre qui accueille qui embrasse
et qui noue.

En nous, nulle mort ne peut.

Patrick CHAMOISEAU

Source : Médiapart 17 03 2017

 

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Le chantre de la Caraïbe Derek Walcott est mort le 17 mars à Saint-Lucie, l’île où il était né il y a 87 ans. Il avait été, en 1992, le deuxième poète antillais à remporter le prix Nobel de littérature, après Saint-John Perse qui l’avait eu en 1960. Walcott, contrairement à l’auteur d’Amers, était anglophone. Comme a résumé un autre poète prix Nobel, Joseph Brodsky, qui admirait Walcott (comme Octavio Paz) bien avant tout le monde: « L’univers d’où vient ce poète est une véritable Babel génétique, mais dont la langue est l’anglais. »

Puissante, colorée, musicale, l’œuvre de Derek Walcott, entamée dès la fin des années 40, se développe de manière très structurée, nourrie à la source des traditions créoles aussi bien qu’au plus près du répertoire classique, Shakespeare en tête. Dans Une autre vie, épopée autobiographique publiée en 1973 (traduit par Claire Malroux chez Gallimard en 2002), le premier poème évoque une enfance métissée, à l’image d’un environnement composite: «Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer/ J’ai reçu une solide éducation coloniale/ J’ai du hollandais en moi, du nègre, et de l’anglais/Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation.». Son père, un artiste, était anglo-néerlandais et sa mère antillaise. A la question «Pourquoi écrivez-vous», posée par Libération en 1985, Walcott avait répondu: «J’écris parce que depuis l’enfance, j’ai toujours pensé que c’était ma vocation. Je pense que j’ai été influencé par la mort prématurée de mon père qui était lui-même écrivain, et peintre. Il me semble simplement que je poursuis son travail qui a été interrompu».

«Athlétique et populaire»

Derek Walcott a créé et animé un atelier théâtral à Trinidad, où il s’est exilé dans les années 50. Il est devenu peintre, dramaturge, en plus d’être poète, puis il a partagé son temps entre Port Of Spain et les Etats-Unis, où il a longtemps enseigné, dans différentes universités. En 1992, quand il a eu le prix Nobel, très peu de gens le connaissaient en France, car il n’était pas traduit. La remise du prix a finalement coïncidé avec une publication que Claire Malroux préparait pour les éditions Circé: Au royaume du fruit-étoile. «Le vers de Walcott, a écrit Seamus Heaney (Nobel irlandais lui-même très proche de ses origines prolétaires), peut être incantatoire et s’enchanter lui-même… il peut être athlétique et populaire… il peut s’imposer à nous par l’entraînement presque hydraulique de ses mots… Quand Walcott laisse l’air de la mer brasser son imagination, il en résulte une poésie aussi vaste et revigorante que le climat maritime au début de l’Ulysse de Joyce…»

La revendication de Walcott, concernant l’art poétique, n’a rien de politique. Voici ce qu’il a dit dans son discours de réception, à Stockholm: «La poésie est comme la sueur de la perfection, mais elle doit paraître aussi fraîche que les gouttes de pluie sur le front d’une statue; elle conjugue simultanément ces deux temps, le passé et le présent, le passé est la statue, le présent la rosée ou la pluie sur son front. Il y a le langage enseveli et il y a le vocabulaire personnel: le travail de la poésie est un travail de fouilles et de découverte de soi».

Claire Devarrieux

Source Libération 17/03/2017
Préparation à l’exil
Pourquoi est-ce que j’imagine la mort de Mandelstam
parmi les cocotiers qui jaunissent,
pourquoi ma poésie guette-t-elle déjà derrière elle
une ombre pour emplir la porte
et rendre invisible jusqu’à cette page ?
Pourquoi la lune s’intensifie-t-elle en lampe à arc
et la tache d’encre sur ma main s’apprête-t-elle pouce en bas
à s’imprimer devant un policier indifférent ?
Quelle est cette odeur nouvelle dans l’air
qui jadis était sel, sentait le citronnier à l’aube,
et mon chat, je sais que je l’imagine, bondit hors de mon chemin
les yeux de mes enfants semblent déjà des horizons
et tous mes poèmes, même celui-ci, veulent se cacher ?
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