Essai nucléaire à Reggane : 150 prisonniers algériens utilisés comme cobayes humains

Des Algériens ont été utilisés comme cobayes pendant l'essai nucléaire français en Algérie.

Des Algériens ont été utilisés comme cobayes pendant l’essai nucléaire français en Algérie.

René Vautier est mort le 4 janvier 2015. ?Résistant à 15 ans, il fut, avec pour seule arme sa caméra, engagé sa vie durant contre le colonialisme et les injustices ; emprisonné dès son premier film à 21 ans ; censuré comme nul autre réalisateur français ne le fut. Lui qui avait des liens si forts avec l’Algérie s’était fait l’écho d’un témoignage terrible. Il était surtout intervenu auprès d’amis algériens

Cela se passe au Centre saharien d’expérimentation militaire situé à Reggane, à 700 km au sud de Colomb Bechar. Les tirs sont effectués à Hamoudia, à une cinquantaine de km au sud-ouest de Reggane. Le 1er avril 1960 a lieu le second essai nucléaire français, sous le nom de code “Gerboise blanche”. La bombe dégagea environ 4 kilotonnes.

Le tir a été l’occasion d’étudier la résistance des matériels militaires (avions, véhicules, parties de navires…) à une explosion nucléaire. L’armée française a mené des essais sur des rats, des lapins et des chèvres. Des exercices militaires en ambiance «post-explosion» ont été réalisés. Ils commencèrent vingt minutes après les tirs. Mais, environ 150 hommes vivants furent aussi exposés aux effets de la bombe, ligotés à des poteaux, à environ 1 km de l’épicentre.

Nous sommes en pleine guerre d’Algérie, cette guerre qui a fait plusieurs centaines de milliers de victimes algériennes, militaires et surtout civiles. Beaucoup de victimes meurent torturées. Pour le colonialisme français et son armée, la vie des algériens ne vaut pas cher à l’époque…

René Vautier, avait monté son film “Algérie en flammes”, tourné aux côtés des combattants algériens dans les studios de la DEFA (Deutsche Film-Aktiengesellschaft) en RDA. ?C’est là qu’il a appris que Karl Gass, réalisateur documentariste à la D.E.FA. avait recueilli le témoignage d’un légionnaire français d’origine allemande affecté à la base de Reggane. Le témoin affirmait avoir reçu, juste avant l’explosion, l’ordre de récupérer dans des prisons et des camps de concentration, 150 Algériens qui devaient être utilisés comme cobayes à proximité du point zéro . Il déclarait les avoir fait venir, les avoir remis à ses supérieurs hiérarchiques et ne les avoir jamais revus. Ce légionnaire a été affecté ailleurs en 1961.

M. Mostefa Khiati, médecin à l’hôpital d’El Harrach et M. Chennafi, enlevé avec cinq de ses amis de Staouéli (ouest d’Alger) à Reggane où ils devaient travailler, confirment ce témoignage (voir encadré “Ce que disent les Algériens”). En Algérie, la presse et les médias algériens, la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme, des juristes, des médecins évoquent ces questions.

Le 14 février 2007, le quotidien Le Figaro cite une réponse à l’interpellation des Algériens. Elle est faite par le responsable de la communication du ministère de la Défense, Jean-François Bureau : « Il n’y a jamais eu d’exposition délibérée des populations locales ». Il s’agit, selon lui, d’une légende entretenue par la photo d’une dépouille irradiée exposée dans un musée d’Alger. « Seuls des cadavres ont été utilisés pour évaluer les effets de la bombe », ajoute-t-il.

Mais alors, quels sont ces cadavres ? D’où venaient-ils ? Quelles étaient les causes des décès ? Où sont les documents tirant les enseignements de leur exposition à la bombe ? Et surtout, peut-on sérieusement croire qu’en pleine guerre d’Algérie, l’armée française pouvait transporter des cadavres sur des centaines de km pour des essais “éthiques” alors qu’elle torturait et tuait quotidiennement civils et combattants algériens ? Qui peut croire aussi, qu’un pouvoir qui se dote à grands frais d’une arme nouvelle, qui fera l’essentiel de ses forces, va s’abstenir d’en faire l’essai jusqu’au bout ? La logique “technique” à défaut d’être humaine, c’est de la tester “en vraie grandeur” c’est à dire sur des êtres humains vivants … Tous l’ont fait : lisez, pays par pays, l’ encadré à ce sujet.

Pourtant, il n’y a pas eu de scandale d’Etat à la hauteur de ce fait qui relève du crime contre l’humanité. Le fait que le FLN avait accepté, dans le cadre d’ »annexes secrètes », que la France puisse utiliser des sites sahariens pour des essais nucléaires, chimiques et balistiques pendant quatre années supplémentaires a sans doute créé des conditions propices à ce silence officiel… En effet, ces essais se sont poursuivis dans les conditions de mise en danger des populations locales et des travailleurs algériens sur les sites contaminés, le pouvoir algérien ne souhaitait sans doute pas voir ce dossier sensible resurgir.

Derrière elle, l’armée française a laissé des poubelles nucléaires à peine ensablées, des populations victimes de multiples cancers, des nappes phréatiques radioactives. Mais elle laisse aussi le souvenir, mieux caché pour l’instant, d’une épouvantable expérimentation effectuée sur des êtres humains vivants. Merci à René Vautier pour avoir tenté, durant des années, de lever la chape de plomb sur ce crime. A présent les bouches et les archives doivent s’ouvrir.

Comme la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme, exigeons l’ouverture compète des archives militaires sur les essais nucléaires dans le sud du Sahara (algérien) dans les années 1960 à 1966. Demandons aux nombreux militaires et civils français et algériens qui ont servi sur la base de Reggane et ont pu être témoins direct ou recueillir des témoignages de dire ce qu’ils savent. Que la France officielle reconnaisse aujourd’hui le crime. A défaut de pouvoir le réparer, qu’elle prenne ses responsabilités pour atténuer les conséquences de ses essais nucléaires sur les population algériennes :

La réhabilitation des sites d’essais nucléaires, conformément à la législation internationale.

La création d’une structure de santé spécialisée dans le traitement des maladies cancéreuses causées par la radioactivité. La mise en place d’un registre du cancer dans les régions d’Adrar, Tamanrasset et Béchar. La prise en charge totale des malades.

La création d’un pôle d’observation des différents sites ayant servi aux essais nucléaires comme ce fut le cas pour l’Angleterre et ses sites en Australie.Et enfin, que la mise au jour de ce crime soit une occasion de plus d’exiger de supprimer PARTOUT ces armes, qui avant même leur emploi dans un conflit, ont de pareilles conséquences.

Ce que disent les Algériens

Du côté algérien, des recherches ont été faites dans les années 2000 et résumées ainsi par l’avocate Me Fatima Ben Braham : «L’étude iconographique, de certaines de ces photos, nous a permis de constater que la position des soi-disant mannequins ressemblait étrangement à des corps humains enveloppés de vêtements. A côté de cela, nombre d’Algériens détenus dans l’ouest du pays et condamnés à mort par les tribunaux spéciaux des forces armées [français] nous ont apporté des témoignages édifiants. Certains condamnés à mort n’ont pas été exécutés dans les prisons, mais ils avaient été transférés pour ne plus réapparaître. Ils avaient, selon eux, été livrés à l’armée. Après consultation des registres des exécutions judiciaires, il n’apparaît aucune trace de leur exécution et encore moins de leur libération. Le même sort a été réservé à d’autres personnes ayant été internées dans des camps de concentration.»

Après des recherches, l’avocate a retrouvé une séquence des informations télévisées montrant un combattant mort sur une civière entièrement brûlé, ainsi commentée : «Et voilà le résultat de la bombe atomique sur un rebelle.» ?De plus, une étude minutieuse des photos de mannequins, et particulièrement une, où plusieurs corps (5 environ) étaient exposés, indique que les mannequins auraient une forte ressemblance à des corps humains.

Elle a alors réuni un groupe de médecins et de médecins légistes à l’effet de faire le rapprochement des corps exposés avec de véritables corps humains dans la même position (tête, bras, jambes, bassin, buste, etc.)?Les résultats ont été concluants : il s’agit bien de corps humains (même le poids a été déterminé) et leur mort était certaine.?En 2005, la question a été posée aux autorités françaises qui ont d’abord répondu qu’il s’agissait uniquement de mannequins et de rien d’autre, pour tester les habillements face aux essais.

Après insistance des Algériens, les autorités françaises ont rétorqué que «s’il y avait des corps à la place des mannequins, il faut se rassurer que les corps étaient sans vie».

Source : Des cobayes humains ?

Lors d’un documentaire, réalisé par Saïd Eulmi et diffusé à l’ouverture du colloque, il a été rapporté que des prisonniers de guerre avaient été utilisés comme cobayes lors des essais. Des images de corps humains calcinés accrochés à des poteaux ont été montrées. « Les corps de ces martyrs (…) ont été retrouvés durcis comme du plastique», a souligné Mostefa Khiati, médecin à l’hôpital d’El Harrach. «Les conventions de Genève ont été violées. Il s’agit de crimes de guerre », a estimé Abdelmadjid Chikhi, directeur des archives nationales

Source : Metaoui Fayçal, El Watan

 

Le témoignage de M. Chennafi, « un sexagénaire, enlevé avec cinq de ses amis de Staouéli (ouest d’Alger) à Reggane où ils devaient travailler jour et nuit et préparer l’installation de la bombe nucléaire : « Après l’explosion de cette bombe, les victimes étaient parties en fumée. Même les ossements ont disparu». Plusieurs militaires et médecins Français ont confirmé l’utilisation par l’armée française d’habitants de la région ou de Ghardaia afin de « tester l’effet des radiations » sur eux. Ces derniers ont été placés dans les lieux servant de théâtre des opérations sans protection aucune. Les survivants n’ont bénéficié d’aucun traitement contre les radiations nucléaires par la suite.

Source : Planète non violence (webzine)

 

La LADDH pense que l’exposition directe, par la France de prisonniers dans l’expérience nucléaires constitue “une flagrante violation de la convention de Genève relative aux prisonniers de guerre et à leur traitement.

Le FLN a accepté, dans le cadre d’ »annexes secrètes », que la France puisse utiliser des sites sahariens pour des essais nucléaires, chimiques et balistiques pendant cinq années supplémentaires. Onze essais se sont ainsi déroulés après l’Indépendance du 5 Juillet 1962 et ce, jusqu’en février 1966.

La LADDH est porteuse d’exigences vis à vis de la France (voir article principal).? Source : Les essais nuclaires français

Radiations imposées : même les militaires n’étaient pas protégés

Si l’on compare avec ce qui a été fait en Polynésie pour la protection des populations – des blockhaus pour Tureia qui se trouve à 110 km de Mururoa et des «abris de prévoyance» sommaires pour les Gambier, Reao et Pukarua, dans le Sahara algérien, les précautions prises pour la protection des personnels militaires et des habitants des palmeraies voisines ont été très sommaires, voire inexistantes. ?Quelques documents estampillés «secret» permettent d’avoir une idée du mépris des autorités militaires à l’égard de leurs hommes. on peut constater que pour les populations sahariennes de Reggane (environ 40 km d’Hammoudia) et quelques palmeraies encore plus proches des points zéro, la protection était nulle. Aucun abri ou autre bâtiment n’a été construit pour ces populations, tout aussi bien que pour les personnels militaires de la base de Reggane Plateau ou les quelques dizaines de militaires et civils qui restaient sur la base d’Hammoudia pendant les tirs.

A Reggane au Sahara, à moins de 5 km de l’explosion, on donnait des lunettes noires aux soldats pour se protéger les yeux. Mais ils étaient en short et chemisette. Des retombées à plus 3 000 km, des conséquences sanitaires terribles.?Outre dans tout le Sahara algérien, les retombées radioactives ont été enregistrées jusqu’à plus de 3000 km du site (Ouagadougou, Bamako, Abidjan, Dakar, Khartoum, etc.). 24 000 civils et militaires ont été utilisés dans ces explosions, sans compter l’exposition aux radiations de toute la population de la région.

Le film « Vent de sable » de Larbi Benchiha montre clairement que si des dosimètres ont été remis à la population , puis des examens effectués pour mesurer les expositions aux radiations, c’était à des fins d’études et non pas de soins.

A Reggane où les essais ont été atmosphériques et ont couvert une vaste zone non protégée, selon les médecins l’exposition aux radiations ionisantes provoque plus 20 types de cancer (cancers du sein, de la tyroïde, du poumon, du foie, du côlon, des os, etc.). ?Les leucémies dépassent de manière sensible la moyenne dans la région. Des malformations touchent aussi bien les adultes que les enfants, les nouveaux nés et les les fœtus. On constate également une baisse de fertilité des adultes. Des cas de cécité sont dus à l’observation des explosions. A Reggane le nombre de malades mentaux est très important. Des familles entières sont affectées, sans parler des lésions de la peau, des stigmates physiques et des paralysies partielles, ainsi que d’autres phénomènes sur lesquels les médecins n’arrivent pas à mettre de mots.

Le bilan des décès causés par les maladies radio-induites ne cesse de s’alourdir à Tamanrasset. Au total 20 cancéreux, entre femmes, hommes et enfants, sont morts en juillet dernier, s’alarme Ibba Boubakeur en 201447, secrétaire général de l’Association des victimes des essais nucléaires à In Eker (Aven), Taourirt. « Nous avons assisté à l’enterrement d’enfants amputés de leurs membres inférieurs et de femmes à la fleur de l’âge. Le pire, c’est qu’aucune de ces victimes ne possède un dossier médical, hormis les quelques certificats délivrés par les médecins exerçant dans la région », se plaint-il. 52 ans après cette tragédie que la France ne veut toujours pas réparer.

« On ne peut pas avoir le nombre exact de victimes. En 2010, un recensement partiel faisant état d’un peu plus de 500 victimes a été réalisé dans les localités relevant uniquement de la commune de Tamanrasset, à savoir Inzaouen, Ifak, Toufdet, Tahifet, Indalak, Izarnen, Outoul et Tit. Nous y avons constaté beaucoup de maladies, des avortements, des malformations et toutes les formes de cancer ».

Selon une étude réalisée par des experts, 21,28% des femmes de cette région sont atteintes de cancer du sein et 10,13% du cancer de la thyroïde

La France n’est pas la seule à utiliser des humains comme cobayes

USA?Le secrétaire d’Etat à l’Energie américain, Hazel O’Leary, a révélé que son pays a mené des expériences sur quelque 700 « cobayes humains ». C’était dans les années quarante, on administra à plus de 700 femmes enceintes, venues dans un service de soins gratuits de l’université Vanderbilt (Tennessee), des pilules radioactives exposant les foetus à des radiations trente fois supérieures à la normale. On leur faisait croire qu’il s’agissait d’un cocktail de vitamines. ..?En 1963 (là, on était pourtant édifié sur les effets de la radioactivité !), 131 détenus de prisons d’Etat de l’Oregon et de Washington se portèrent « volontaires », en échange d’un dédommagement de 200 dollars chacun, pour recevoir de fortes doses de rayons X (jusqu’à 600 röntgens) aux testicules.?Mais l’expérimentation humaine principale avait été menée lors des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945 et après eux.?le Japon avait de toute façon déjà perdu la guerre et s’apprêtait à négocier, avant les bombardements nucléaires.?Les USA choisissent Hiroshima et Nagasaki pour leurs configurations différentes et y expérimentent deux bombes de types différents : plutonium pour Nagasaki ; uranium 235 pour Hiroshima . Plus de 2 00 000 victimes immédiates, sans compter celles des décennies suivantes.?Les archives américaines ont révélé que quatre des plus grandes villes japonaises avaient été retenues comme cibles potentielles et interdites de tout bombardement, afin de pouvoir attribuer à la seule bombe atomique les dégâts observables. Par ordre de « préférence», il s’agissait de Hiroshima, Niigata, Kokura et Nagasaki.?Après les bombardements les USA construisent tout un hôpital, implantent un camp de scientifiques pour examiner les survivants et mener des expériences sur eux, quelques semaines seulement après le bombardement. Mais ne soigneront personne.

URSS?En septembre 1954, l’armée soviétique exposa sciemment des civils et des militaires aux retombées d’une bombe atomique de 20 kilotonnes, explosée à 350 m au-dessus de la ville de Totskoye, dans l’Oural. outre les 45 000 soldats qui furent exposés – quand les généraux décidèrent de leur imposer des exercices militaires sur les terrains encore brûlants de radioactivité -, il y avait aussi des civils : un million de personnes environ, réparties dans un rayon de 160 km autour du site de l’expérience. En effet, Kouibichtchev (aujourd’hui Samara), alors peuplée de 800 000 habitants, se trouve à 130 km à l’ouest du site et Orenbourg, 265 000 habitants, à 160 km à l’est.?Au Kazakhstan un quart du territoire kazakh est occupé par les terrains d’essais et des usines militaires. On y a fait exploser 466 bombes atomiques : 26 au sol, 90 en altitude et 350 sous terre. Lors de l’essai, en 1953, de la première bombe à hydrogène 14 000 personnes furent exposées aux retombées. Une vaste région de ce pays est contaminée. Elle a subi une irradiation d’un niveau comparable à celui de Tchernobyl pendant quarante ans.?Source : Le scandale des cobayes humains

Chine?. Le site d’essais nucléaires chinois de Lob Nor, dans le Xinjiang, est le plus vaste du monde : 100 000 km2, dans le désert du Turkestan oriental, dont environ un cinquième a été irradié. ?Les populations locales se sont plaintes à de nombreuses reprises de maladies inhabituelles : cancers de la thyroïde ou malformations à la naissance. Les estimations du nombre de victimes vont de « quelques décès » selon les autorités, à 200 000 selon les sympathisants de la cause ouïghoure (ethnie majoritaire au Xinjiang). Des tests indépendants, conduits dans quelques villages, ont montré des taux de radioactivité très supérieurs à la limite d’alerte, et 85 000 personnes au moins vivent encore à proximité immédiate des anciennes zones d’essais. Au début des tests, ces riverains n’étaient même pas déplacés. Dans les années 70, on les faisait évacuer quelques jours avant de les faire revenir.?Source : Denis Delbecq et Abel Segretin.

Royaume Uni :?le gouvernement britannique a eu recours à des soldats australiens, anglais et néo zélandais pour les utiliser comme cobayes lors d’essais nucléaires.?Des centaines d’aborigènes ont probablement été contaminés à proximité du site d’essais de Maralinga.

Nicolas Pluet

Source : Le Matin d’Algérie 13/02/2007

Voir aussi : Rubrique Histoire, rubrique International, rubrique Défense, rubrique Politique, Société civile, rubrique Méditerranée , Algérie,  rubrique Société, Justice,

On Line, Dossier Algérie : Les essais nucléaires français au Sahara. Annexes, Essais nucléaires en Algérie : la Laddh exige des réponses de la France, L’AVEN s’alarme des décès causés par le cancer à Tamanrasset partagé par notre ami Mèmoria, Les essais nuclaires français, Les méfaits nucléaires de la France coloniale

 

«On pensait que la science nous avait débarrassé de la croyance. Elle nous revient armée et assassine»

carrPar Jean-Yves Nau

Jean-Claude Carrière, 85 ans, a déjà eu plusieurs vies. Historien, traducteur, écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène… Il résume ses innombrables facettes sous l’appellation de «conteur». Il vient de publier deux ouvrages majeurs inspirés par le «califat» de l’État islamique. Retour sur les résonances entre la situation contemporaine et les expériences passées, entre croyance, guerre et paix.

Vos deux derniers ouvrages, Croyance et La Paix donnent l’impression que vous avez désormais adopté la position du sage. D’où nous écrivez-vous aujourd’hui? Est-ce bien cela?

Jean-Claude Carrière: Surtout pas! (rires). Non, je fais ici appel à ma formation d’historien. J’ai fait Normale sup et suis devenu historien. Là, je suis en terrain sûr. À dire vrai, je pense continuellement à l’histoire. Je réfléchis à la manière dont tel ou tel événement peut s’y inscrire. J’analyse: comment recevons-nous cet événement de notre présent? Comment le racontons-nous et comment sera-t-il demain raconté ?

Et puis je suis un homme de spectacle et la dramaturgie me passionne. C’est ce que j’aborde dans La Paix, cette paix durant laquelle il ne se passe rien, que pouvons-nous en dire aujourd’hui? Dans les œuvres littéraires, romanesques, théâtrales, il y a toujours un conflit, toujours une querelle, toujours une hostilité voire une guerre. Dans la tragédie, bien sûr, mais aussi la comédie. Avec, bien évidemment, au départ, l’épopée. Mais si tout cela est mis de côté, alors que peut-on encore raconter ?

Toutes les grandes épopées, à commencer par l’Iliade et le Mahabharata, tournent autour d’un très grand conflit meurtrier. Tout se passe comme si, dès l’origine, nous avions besoin de ce conflit. Peter Brook est même allé jusqu’à poser la question de savoir si le Mahabharata n’était pas une seule et longue question: qu’est-ce qu’un conflit, qu’est ce qu’une guerre? Y a-t-il au fond dans la nature humaine une part innée de violence? Je me garde bien de répondre à cette vieille question qui me dépasse.

La clef est peut-être dans les progrès de la génétique?

Pour l’heure, personne, à mon sens, n’y a jamais répondu, ni la génétique ni les généticiens. J’ai consulté des spécialistes, ils affirment que dans la préhistoire humaine, les lésions les plus anciennes retrouvées sur les plus vieux os des plus vieux squelettes sont les conséquences d’accidents, pas d’agressions. Est-ce dire que nous sommes nés en paix? Est ce le nombre qui nous a rendus violents? Est-ce Jean-Jacques Rousseau qui aurait finalement raison quand il voit dans l’instauration de la propriété la source de tous nos maux?

À vous lire, on prend conscience que les espaces de paix sont des exceptions dans l’histoire.

Oui. La paix la plus longue fut en définitive la Pax Romana. Je parle beaucoup de cette période que je connais assez bien. Au IIe siècle après J.-C., à l’apogée de la puissance romaine, il y eut le règne d’Antonin le Pieux, dont personne ne parle jamais. Il y eut alors, pendant un quart de siècle, une paix absolument totale, impériale, sans la moindre révolte –et ce depuis l’Écosse jusqu’à la Jordanie.

Vous me direz que nous vivons en paix, en Europe, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est à voir. Et qu’appelle-t-on la paix? Nous avons nommé pacification la Guerre d’Algérie. La guerre d’Indochine ne fut pas vraiment perçue comme une de nos guerres et il en fut de même pour la dislocation de la Yougoslavie.

Notre gouvernement nous dit que nous sommes en guerre, mais dans les faits nous sommes en paix. Nous sommes des soldats sans armes. La «paix» est un mot rayonnant autant que mystérieux. En avançant dans la rédaction de mes ouvrages, j’ai pris conscience que même après la mort nous ne sommes pas en paix: «Requiescat in pace»  (Qu’il/elle repose en paix). Pas de repos éternel assuré… toujours le risque des diables fourchus. C’est comme si aucun territoire ne pouvait échapper aux violences et aux conflits. Et quand nous allons dans les autres mondes, c’est pour la Guerre des étoiles, jamais pour la paix.

On assiste toutefois en Occident au développement de forts courants, thérapeutiques ou pas, visant à l’apaisement individuel, via la méditation, la respiration, les retraites…

De fait, il y a peut-être là une vraie différence entre Orient et Occident. Jésus n’a jamais dit qu’il venait apporter la paix, il a dit très exactement le contraire: «Je ne suis pas venu là apporter la paix mais l’épée… Je suis venu apporter le feu sur la Terre.» Toutes les religions occidentales, y compris l’islam, ont toujours apporté le feu et le sang. Le bouddhisme qui n’est évidemment pas une religion –il n’y a pas de Dieu créateur dans le bouddhisme– dit que sans la paix intérieure, il est inutile d’en chercher une autre à l’extérieur. Ceci m’a beaucoup frappé. Ce n’est pas le cas de l’hindouisme qui génère pléthore de conflits. L’un des problèmes actuel est celui des conversions. L’actuel Premier ministre indien est un hindouiste intégriste et intransigeant. Faut-il, pour survivre, que les Indiens chrétiens et musulmans se convertissent pour pouvoir survivre? Voilà une vraie question d’aujourd’hui et non des ténèbres du passé.

Quelle articulation faites-vous entre les croyances et la paix?

En ma qualité d’athée non polémiste, je me suis toujours intéressé à l’histoire des religions. D’ailleurs, seuls les athées peuvent parler des religions de manière calme, paisible et neutre. Résumons: les religions ne nous disent évidemment rien sur les Dieux qui n’existent pas. Mais elles nous disent beaucoup sur nous-mêmes, sur ce que nous avons cherché à mettre dans d’autres personnages que ceux que nous sommes, sur d’autres entités, sur d’autres dimensions, dans d’autres fééries.

Figurez-vous qu’avec La Voie Lactée de Luis Buñuel,  je suis devenu un spécialiste des hérésies de la religion chrétienne. J’ai même été jusqu’à donné des conférences dans de grands séminaires. J’ai classé ces hérésies en fonction des six grands mystères de la religion chrétienne. Et tout cela à été publié dans la revue Études. C’est dire si je ne peux pas être suspecté de côtoyer le Malin. La Controverse de Valladolid tourne aussi autour de ces questions.

Aussi ai-je été très frappé par l’annonce de la création d’un califat islamique. J’y ai aussitôt vu un phénomène que nous n’avions pas vu depuis trois siècles.

Quel phénomène?

Mais tout simplement la religion prise comme un flambeau de guerre. Nous n’avions pas vu ça depuis les Camisards. Tout à coup un groupe humain décide, au nom de la religion, qu’on va tuer les incroyants, les infidèles. Ni Napoléon, cette fausse gloire par excellence, ni Hitler ni (à plus forte raison) Staline n’ont eu besoin d’invoquer la religion comme drapeau.

Et là, avec le califat, des gens veulent et viennent nous tuer non pas pour ce que nous faisons, mais pour ce que nous sommes. C’est ainsi que j’en suis venu à me pencher sur la notion de croyance en sachant bien que la suite concernerait la guerre et la paix. Mes deux livres se répondent, n’en font qu’un.

Quand on lance une aventure guerrière pour conquérir le bien des autres, pour conquérir leur terre, leurs butins, (voire leur femme comme avec les Sabines), cela peut à la rigueur se comprendre. Cela pourrait vous arriver à vous comme à moi. Mais se battre pour l’imaginaire d’un autre, se tuer et s’entretuer pour une croyance… Voilà qui est pour moi le phénomène le plus mystérieux du comportement humain. Résumons: parce que je sais que j’ai inventé tel ou tel dieu, j’en arrive à croire à sa réalité. Vous voyez cette torsion de l’esprit: je crois à cette irréalité que je sais avoir inventé. Je finis par y croire.

Que des milliers d’individus soient allés marcher sur Rome pour se faire manger par les fauves dans la certitude d’aller au paradis chrétien. Quel étonnement… Les bras m’en tombent.

Y-a-t-il eu des exceptions, des espaces de temps où les croyances ne nourrissaient pas de violence?

Très peu. Au IIe siècle après Jésus-Christ, tout est pacifique, tous les Dieux sont admis dans l’Empire romain. On trouve même, à Rome, un temple élevé aux dieux inconnus… S’ils passent par là, ils ont un temple, sont les bienvenus. Tout alors va très bien, on peut adorer les dieux égyptiens, les dieux grecs et romains, et le chrétien. Deux siècles plus tard, Théodose Ier décide que la religion de l’Empire romain sera le christianisme et uniquement le christianisme. Tous les peuples, de l’Écosse à la Jordanie devront croire à l’acte de foi chrétien. Sinon, c’est la mort. Or, c’est très précisément à partir de ce moment là que commence la décadence de l’Empire romain. Ceci est tout particulièrement intéressant pour nous aujourd’hui, c’est quand on tente d’unifier à tout prix que l’on déchire. Nous avions rêvé avec Buñuel Bunuel de faire un film. Nous aurions été en Égypte, vers le Soudan. Là, une famille s’occupe d’un temple vieux de 4.000 ans. Soudain quelqu’un  arrive et dit :

-«C’est fini, vous devez renoncer, un nouveau dieu est arrivé, le vrai Dieu.
-Qui est-ce?
-C’est un Juif.
-Un  juif? Qu’est-ce?»

L’un d’entre eux va alors jusqu’à Alexandrie pour se renseigner sur ce vrai Dieu. Nous avions à nouveau prévu une scène très intéressante de discussion sur le thème Controverse de Valladolid. Puis l’homme rentrait chez lui et déclarait: «C’est un ordre impérial, nous devons nous y soumettre.» La famille creusait alors le désert, couchaient dans le sable les différentes statues, rendaient un dernier hommage, célébraient un dernier culte, recouvraient le tout de sable… Dans l’attente des siècles et des archéologues. Voilà encore un film que nous n’avons jamais fait, il aurait coûté beaucoup trop cher.

Vous avez beaucoup de projets de films de ce type restés dans les cartons?

Quelques-uns. Je me souviens d’astronautes aventureux qui se perdaient dans l’espace. Leur vaisseau spatial égaré va se poser sur une planète inconnue, quelque part très loin dans l’univers. Ils ouvrent et à leur grande surprise, l’air est respirable, un peu comme sur la Terre. Le paysage est désertique, presque sec. Soudain ils entendent des cris, ils avancent, monte sur une colline, regardent, voient alors une ville, une foule, un chemin qui monte et, en tête de cette foule, un homme qui porte une croix. Alors les astronautes crient: «Non… Surtout pas ça. De grâce. Vous êtes fous. Vous ne savez pas ce que vous faites.»

À lire Croyance et La Paix, on a la perception d’un double mouvement de balancier: la régression des croyances correspondant à la progression de la quête scientifique, de la raison, des Lumières. Que s’est-il passé pour que ce mouvement commence à s’inverser?

Plus précisément, nous avons un moment cru que la quête de la connaissance nous débarrasserait de telle ou telle croyance, cette «certitude sans preuve». Voire même nous débarrasserait de toutes. Or, nous prenons soudain conscience que ce n’est nullement le cas: elles sont toujours là, toujours avec nous. Et ce qui est vraiment nouveau, pour nous, c’est que cette croyance revient armée –armée et assassine. Trois siècles d’absence et, soudain, le retour: une guerre qui prend la religion comme étendard. Les progrès de la science ne nous ont pas protégé contre le retour de la guerre des croyances.

Où est la faille de la cuirasse? En quoi la quête de la connaissance n’a-t-elle pas permis de prévenir ce retour?

Je dis, précisément, que personne ne peut nous le dire, nous l’expliquer. C’est la grande question. Est-ce temporaire? Est-ce que cela va durer? Pour l’heure, nous en sommes réduit à observer les réactions, violentes et militaires, qui consiste à exterminer ces croyants-là par d’autres croyants –c’est ce qui se passe par exemple actuellement à Mossoul.

Les combats de Mossoul ne sont donc pas ceux de la raison contre la religion?

Non. Ce serait plutôt le contraire. On peut le dire autrement. Nous rêvons encore à Condorcet et à l’hypothèse selon laquelle les progrès des connaissances scientifiques entraîneraient automatiquement un progrès de l’esprit humain. Eh bien, c’est faux. Ou en tout cas pas partout dans le monde. Ce que nous appelions autrefois les superstitions n’a pas disparu. Bien au contraire. Elles reviennent et elles sont redoutables.

Les croyances, qui sont par définition irréelles, veulent soudains s’imposer par des moyens concrets: les armes. Personne ne peut l’expliquer. On connaît les explications et les théories traditionnelles: le désir de surnaturel, l’absence du merveilleux, la persistance de l’enfance. Non, rien ne fonctionne aujourd’hui. Comme d’autres j’arrive à une impasse, à un trou noir, quelque chose qu’on n’explique pas.

Ce n’est pas, du point de vue de la connaissance, particulièrement rassurant? 

Je ne vous le fait pas dire. Il faut pour autant ne pas oublier le passé. La Révolution française, par exemple, a eu un impact considérable sur nos institutions, sur nos lois, sur nos manières de vivre. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais pas pour tout le monde. Et après ce que nous observons dans le monde musulman, nous voyons que le monde chrétien commence lui-aussi à se radicaliser. C’est là un échange de mauvais procédés.

Est-ce dire que vous faites une croix sur notre universalisme?

Je n’y ai jamais vraiment cru, pour tout dire, à cet universalisme. Je suis plutôt partisan de la diversité. J’insiste: la paix de l’Empire romain n’a duré que parce que les empereurs acceptaient tous les cultes.

Et que penser de Freud quand il assurait à Jung que l’Occident était menacé par l’occultisme?

Freud, ici, est allé trop loin. L’occultisme n’a certes pas disparu mais il n’a jamais pesé sur la marche du monde. L’appel à des forces occultes, la sorcellerie etc. sont des phénomènes anecdotiques. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des phénomènes d’une toute autre ampleur…

Pour finir, votre travail vous conduira-t-il à formuler des conseils aux responsables politiques qui semblent perdre prise sur le réel?

Je ne suis en rien compétent. Je me bornerai à souligner le vrai problème, selon moi, de la politique. Nous l’avions observé quand, avec Wajda, nous écrivions notre Danton. Avec la Révolution française, des hommes, pour la première fois, étaient élus, étaient légitimes pour faire des lois universelles. Ce fut la seule fois dans l’histoire du monde. Déjà, à cet instant-là, des personnes comme Danton, Desmoulins, Robespierre et tant d’autres se sentaient investis d’un pouvoir parfaitement légitime. Des lits de camp avaient été installés dans les couloirs de la Convention sur lesquels ils ne dormaient que quelques heures de temps en temps tellement ils étaient persuadés d’être dans l’urgence et la bonne direction. Or, déjà à ce moment-là, ils doutent de la légitimité de leur pouvoir. Des lettres de Danton en témoignent. Ils sentent que quelque chose leur échappe dans le comportement du peuple –ce peuple dont ils se réclament et dont ils veulent le bien.

C’est sur la notion même de pouvoir sur laquelle il nous faudrait, aujourd’hui réfléchir. Qu’est-ce qu’un pouvoir politique? On dit par exemple que le quinquennat de François Hollande est un désastre. Du strict point de vue économique ce n’est pas vrai. Si c’était un film on parlerait de miscast… des gaffes en série, des erreurs, de la pluie à répétion… Et, pour l’heure les émissions télévisées qui précèdent les élections des primaires ne sont rien d’autre qu’un défilé chez le producteur. Voilà pour le spectacle. Reste la question aujourd’hui centrale: où est passé le pouvoir politique ?

Source Slate 11/11/2016

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Juste la fin du monde de Xavier Dolan ou la Passion de l’homme Louis.

Juste-la-fin-du-monde-Xavier-Dolan-fait-sa-mueUne critique éclairée du film « Juste la fin du monde » de Xavier Dolan

Par Lydie Parisse*

Certains critiquent le côté parfois ‘branché’ du film de Xavier Dolan, d’autres les gros plans, etc.  Au-delà de ces controverses un peu tatillonnes, j’aimerais dire que le film, s’il ne respecte pas toujours la pièce « à la lettre », en restitue extraordinairement l’esprit. Toute réécriture opère toujours un déplacement du regard, parfois radicale : c’est le cas ici, puisque Dolan supprime les monologues de Louis et notamment l’épilogue. Mais dans le théâtre intime qui est celui du jeune cinéaste, on retrouve bien le clair-obscur typique de l’ironie permanente de Lagarce, sauf qu’ici ce clair-obscur naît clairement de la psychologie vertigineuse des personnages, de la charge émotionnelle qu’ils dégagent. Les codes du cinéma sont différents de ceux du théâtre, et les personnages plantés par Dolan sont là, dans un présent bien tangible qui n’est pas l’effet de rémanence auquel nous sommes habitués dans les mises en scène “contemporaines“ de Lagarce. Pourtant, le film sait aussi installer chaque figure dans une forme de présence-absence.

Même si les dialogues ne sont pas tous conservés en l’état, la langue de Lagarce est bien là, du moins son esprit, dans sa recherche obsessionnelle du mot juste, dans son bégaiement collectif rituel qui dit une non-coïncidence du langage et de la pensée, une non coïncidence des mots et des corps, une non-coïncidence de soi à soi.  C’est dans ce déficit, qui touche le langage, qui touche l’être, que s’installent les personnages de Lagarce : une seule voix les traverse tous, dans une sorte d’identité transpersonnelle. Rhétorique de l’incertitude, tremblement du dire et tremblement de l’être, usage de l’approximation, telles sont les attitudes d’écriture d’un auteur qui pratique la culture du doute et le choix de l’hésitation, entendus comme un art poétique, mais aussi comme  un acte de résistance aux certitudes assénées par les discours totalitaires.

Ce que le film met particulièrement en relief, c’est à quel point le dispositif de la pièce est placé sous le signe de la perte, de la déperdition, qui marque la relation à l’écriture, aux autres, au monde. Le sentiment de la perte est lié au désir impérieux de retrouver le mot juste, la relation juste, le regard juste.

Pourquoi Louis est-il revenu parmi les siens après douze ans d’absence [1]  ? Par mélancolie ? Obsédé par le sentiment d’une perte irrémédiable située dans le passé, il revient  pour déplorer le manque d’amour dont il fut l’objet, plainte qui fut la sienne depuis l’enfance, et en même temps, venant annoncer sa mort prochaine, il se vit comme déjà mort. Impuissance, mélancolie, expérience de dépersonnalisation, tels sont les éléments de ce que Lagarce, dans son Journal, identifie au sentiment d’appartenir à l’humanité du « Troisième groupe » : « Il y a les vivants et les morts, et nous, là, qui sommes perdus et continuons ».

juste_la_fin_du_mondeEn arrivant chez sa mère, lui, l’écrivain, va être la cible de ses proches, et s’offrir en sacrifice. Ce que le film de Xavier Dolan révèle, dans un langage et un lyrisme qui lui est personnel, c’est la violence archaïque qui sous-tend les relations entre les personnages, et que nos scènes contemporaines, ont tendance à mettre à distance. Dans les pièces de Lagarce, la violence est d’abord un phénomène de langage, mais elle est aussi un phénomène éthique, lié à l’incapacité existentielle des personnages à prendre en compte la dimension de l’Autre, sans cesse ramené à la sphère du Même, au sens où l’entend Lévinas. C’est bien de cette violence-là que Louis est victime : empêché (sauf par Catherine) de s’exprimer en son propre nom, instrumentalisé par sa mère qui lui demande de rassurer les siens, il ne peut accéder à une existence séparée qu’à travers une relation biaisée : l’aparté au public dans les monologues (mais les monologues ont été coupés dans le film de Dolan). En dehors de cette adresse indirecte, il est réduit au mutisme et à une identité tronquée : sa fratrie donne de lui un portrait faussé, émaillé de jugements, rompant par là la continuité de sa personne : Louis ne parle pas en son nom propre. Selon Lévinas, le discours de la totalité est affirmation absolue d’une subjectivité qui s’érige en juge, d’où l’abondance des jugements de valeur qui visent à réduire l’autre, à l’instrumentaliser dans le discours du Même. Dans Juste la fin du monde, Catherine s’insurge contre cette habitude selon laquelle un nouveau né doit absolument ressembler à ses parents, et elle défend l’idée que son enfant « ne ressemble à personne », échappant à cette logique du scandale de l’altérité qui fait du langage familial une véritable machine de guerre propre à nier les différences, voire à les réduire, ou à exclure l’individu différent. En revanche, Antoine est dans la logique du Même : « Vous êtes semblables, lui et toi, et moi aussi, je suis comme vous », dit-il à sa sœur pour la consoler. Suzanne aussi ne veut voir en Louis que quelqu’un qui « ne change pas ». Les personnages se créent leurs propres enfermements, leurs propres citadelles. Tous ont peur, et c’est ce qui est à l’origine de la violence. Si la parole de Louis n’a pu être entendue parce qu’elle aurait eu l’impact d’un cri dans un tunnel vide, en revanche, son silence a été entendu, et c’est là, sans doute, toute la force du film de Dolan d’avoir pu filmer en gros plan les visages, car le visage, selon Lévinas, est le lieu de la relation juste, celle du face-à-face avec l’autre.

L’écriture de Lagarce développe plusieurs stratégies d’évitement de la violence et donc du tragique (qui est, au sens étymologique, contamination de la violence rituelle, n’oublions pas que la tragédie est issue du bouc – tragos – que l’on sacrifie).

La première consiste à faire du protagoniste principal moins un mourant qu’un revenant – et c’est là une des forces du casting de Xavier Dolan. Louis n’a pas le même degré de présence scénique que les autres personnages, il est une sorte de présent-absent, mais s’il est ainsi perçu, c’est à travers la folie collective des autres personnages, qui, le privant de sa parole, le déréalisent, le dépersonnalisent, en font une figure sans doute sacrificielle, mais aussi messianique. Sur le plan de la conscience, Louis est déjà d’outre-monde, il a basculé dans une perception où manque le lointain. «  Une des choses les plus mélancoliques dans le rapprochement de la mort : la perte du lointain », écrivait Hervé Guibert dans Le Mausolée des Amants. Mais dans la pièce, tout se passe comme si le fait de se trouver confronté au définitif (la séparation, la dernière fois, la mort) n’était plus seulement l’affaire de Louis, mais celle des autres. La hantise d’une nouvelle séparation les plonge en effet dans des accès de colère et de désespoir très bien rendus par le film de Dolan. Dans Juste la fin du monde, Louis est présenté comme une sorte de ressuscité qui vient brusquement révéler aux siens leur vrai contexte existentiel (le manque d’amour). On voit le sentiment de sidération, fait de trouble et d’admiration, qui accompagne son apparition au seuil de la maison familiale : en cela, nous sommes très proches du Théorème de Pasolini. Quant à la mère, elle tente de redonner à Louis sa place symbolique d’aîné (que Louis refuse dans le film de Dolan), et lui explique qu’il est revenu pour combler les manques existentiels de ses frères et sœurs, leur donner l’autorisation de devenir enfin eux-mêmes : «  Suzanne voudrait partir (…). Lui, Antoine, il voudrait plus de liberté, je ne sais pas (…). Et c’est à toi qu’ils veulent demander cela, c’est à toi qu’ils semblent vouloir demander l’autorisation ».  La tension monte, au point qu’à un moment, Antoine est près de frapper son frère (geste que le film esquisse, ce qui est peut-être un peu trop littéral, il est vrai). Pourquoi cet accès  de violence? C’est qu’en Antoine, contre son gré, quelque chose a été atteint. Le conflit extérieur cache un conflit interne (qui est aussi la caractéristique des héros tragiques). Ce rejet n’est pas de haine, il est la forme paradoxale d’un amour refoulé, d’une résistance qui se brise, d’un conflit intérieur qui trouve sa résolution en prenant la forme chaotique d’une conversion, d’une métanoïa opérée par la simple présence, silencieuse, de Louis. Ce moment de bascule est la conséquence de la présence négative de Louis parmi les siens, qui fait de lui une créature d’un autre monde, une figure de la résurrection. Avec le personnage de Louis, Lagarce met en œuvre le motif du retour parmi les vivants, qui nous renvoie à la Bible comme à la légende orphique : « admettre l’idée toute simple et très apaisante, très joyeuse, (…) l’idée que je reviendrai, que j’aurai une autre vie après celle-là où je serai le même, où j’aurai plus de charme, (…) où je serai un homme très libre et très heureux ».

La seconde stratégie d’évitement de la violence consiste à faire bifurquer le dispositif du tragique vers le Trauerspiel. Il est effet deux lignées dans le théâtre occidental : le théâtre tragique, hérité des grecs, et le théâtre non-tragique, ou pré-tragique, hérité des mystères médiévaux. Walter Benjamin, dans Essais sur Brecht, définit le héros non tragique comme l’homme ordinaire, « sans qualités », pour reprendre le titre du chef-d’œuvre de Robert Musil. Ce qui voulait écrire Lagarce, c’était l’histoire d’ « un seul homme, sans qualité, sans histoire, tous les autres hommes ». Ce mode de lecture nous autorise à lire le personnage de Louis comme une figure de la perte, qui, par son aptitude au renoncement (il renonce à son projet de départ, préférant bafouiller des promesses de retour), par son aptitude à l’abandon (à la fois actif et passif) est un personnage entre deux mondes qui donne la mesure d’un monde.

L’homme renoncé est un personnage qui hante la littérature européenne, et qui, sur le plan théâtral, s’inscrit dans la tradition du Trauerspiel, dans lequel Walter Benjamin voit la « célébration de la Passion de l’homme » ou encore le « drame du martyr ». Les dernières pièces de Lagarce consacrées au cycle du retour racontent ce parcours : un homme meurt et cherche à donner à sa mort une justification, profitant de cette occasion du retour aux sources pour devenir son « propre maître », c’est-à-dire devenir libre. La démarche est d’emblée présentée comme sans espérance (« sans espoir jamais de survivre »), laissant entendre que le héros a renoncé aux idées de salut avant de prendre le chemin de la maison familiale. Louis est bien un « martyr » au sens étymologique de « témoin ». C’est bien le rôle qu’il va jouer dans sa famille : il écoutera les autres.

L’abandon est un état à la fois passif et actif. Si dans sa famille, abandonner les siens est une faute,  Louis a abandonné les siens et en retour, a été abandonné d’eux et en souffre, mais il réalise, contre toute attente,  « que cette absence d’amour fit toujours plus souffrir les autres que (lui) ». L’abandon est un état de conscience paradoxal, car il est une tentative de conciliation des contraires, dont l’image est la nuit lumineuse. « C’est comme la nuit en pleine journée », dit Antoine dans Juste la fin du monde pour résumer le contexte étrange dans lequel baignent ces retrouvailles, et que le film de Dolan tente de rendre par le travail de surexposition des lumières et des contre-jour, et par cette jolie idée d’une chaleur caniculaire.

L’abandon est paradoxal, il est aussi un choix, un acte de volonté : le choix de la non-violence, porté jusque dans la peur, jusque dans la souffrance-même. Lagarce dira plus tard vouloir raconter dans Le Pays lointain « la violence, comme étrangère », la mettre à distance par l’écriture. C’est pourquoi « dire ce refus de l’inquiétude » (jusque dans l’inquiétude-même), est son «  premier engagement » : ce refus de l’inquiétude n’est autre qu’une recherche du détachement, ou de la liberté de qui ne possède rien et n’est possédé par rien. Il est certain que le succès des pièces de Lagarce et de Juste la fin du monde vient de ce qu’elles nous rattachent au fonds anthropologique de l’humanité. Aussi la figure de Louis, comme les autres figures d’écrivains de ses pièces, est-elle moins une figure d’abandonné qu’une figure de dépossédé. C’est ce qui fait que  l’écriture de Juste la fin du monde a sans doute été nourrie par des souvenirs de cinéma, et s’apparente à des œuvres telles que  Le Sacrifice (1986) de Tarkovski, film qui a bouleversé Lagarce au moment de sa sortie, parce qu’il parle de la fin du monde, mais d’une fin du monde au sens d’une apocalypse, au sens étymologique de renversement des apparences, de révélation de réalités cachées.  Un film testamentaire, puisque Tarkovski est mort  quelques mois après. « C’est magnifique, C’est magnifique et les images restent dans ma tête. Eprouvant aussi. Les acteurs sont excellents (la comédienne qui joue la femme de Josephson notamment). C’est cela par-dessus tout que j’aimerais pouvoir écrire », affirmait Lagarce.

* Lydie Parisse est dramaturge, elle est notamment l’auteure de Lagarce. Un théâtre entre présence et absence, Classiques Garnier, 2014.

 

Cinemed. Elite Zexer : Sur le sable bédouin

Elite Zexer « Je ne me suis pas définie comme féministe parce que je sais que je peux faire ce que je veux. »  Photo dr

Elite Zexer « Je ne me suis pas définie comme féministe parce que je sais que je peux faire ce que je veux. » Photo dr

Dans Tempête de sable, en compétition au Cinemed, La réalisatrice israélienne Elite Zexer propose une plongée dans la culture bédouine. Le film en lice pour l’Antigone d’Or évo-que la condition féminine dans un petit village. Une immersion sensible dans  la tradition ancestrale des bédouins bousculée par le désir d’aimer librement.

Elle s’est immergée dans la culture des Bédouins en Israël à travers de nombreux séjours pour  écrire un scénario habité d’un grand souci de proximité avec son sujet.

« Mon premier contact avec cette communauté, je le dois à une proposition de ma mère qui avait entrepris de photographier des femmes bédouines dans le désert israélien du Néguev. Un jour que je l’accompagnais, nous avons suivi une jeune femme lors de son mariage avec un inconnu qu’elle n’avait pas choisi. Quelques instants avant le mariage, elle s’est tournée vers moi et m’a confié ; cela n’arrivera jamais à ma fille. J’ai su à ce moment que je ferai ce film. L’écriture m’a pris quatre ans. Je voulais transcrire de manière authentique leur vision du monde.»

Le film situe l’action dans un village bédouin à la frontière de la Jordanie. Suleiman, épouse sa deuxième femme. Tandis que sa première femme, Jalila, tente de ravaler son humiliation, elle découvre que sa fille qui étudie en ville entretient une relation avec un jeune homme de l’université. Jalila refuse cet amour interdit qui peut nuire à toute la famille mais sa fille Leyla bouscule les règles et met à l’épreuve les convictions de chacun.

Le film d’Elite Zexer questionne le statut de la femme autant qu’il met en lumière la vie et les coutumes d’une communauté oubliée. La problématique ne se résume pas à une simple question d’émancipation individuelle. Elle concerne l’ensemble de la communauté.

« Les femmes de mon film vivent dans un monde étriqué, régi par des règles très strictes. Elles tentent de repousser les limites le plus loin possible sans faire imploser le système. Leyla se trouve devant un choix douloureux, elle décide de rester pour changer les choses de l’intérieur, explique Elite Zexer, dans mon éducation, j’ai eu la chance que l’on m’enseigne le libre arbitre. Je ne me suis pas définie comme féministe parce que je sais que je peux faire ce que je veux. »

Un sujet sensiblement évoqué
Avant la création de l’Etat d’Israël, les Bédouins du Néguev formaient la grande majorité de la population locale et vivaient en pasteurs nomades dans le désert. La volonté d’authenticité de la réalisatrice permet de mesurer l’état de précarité sociale dans lequel se trouve cette communauté aujourd’hui. Est aussi évoquée la destruction des maisons des bédouins.

La réalisatrice dont le film a remporté le grand prix du Festival Sundance et représentera Israël aux Oscars, privilégie « l’engagement émotionnel. » Lorsqu’on questionne  Elite Zexer sur le regard qu’elle porte sur la condition des femmes israéliennes, elle admet que le problème se pose aussi dans le contexte moderne de Tel Aviv.

Quand au choix du titre : Tempête du désert  elle l’évoque sous forme de métaphore.

« Il y a beaucoup de tempêtes dans le désert. L’air est plein de sable. A certains moments, lorsqu’on tend la main on ne voit pas sa paume. C’est comme si l’on se trouvait dans une bulle. Puis tout revient normal. Comme si rien ne s’était passé. Le sable est tombé et on marche dessus mais il peut remonter.»

JMDH

l Prochaine projection vend 28 à 12h salle Pasteur. Sortie nationale le 25 janvier 2017.

Voir aussi : Rubrique Cinéma, CinemedCinemed 2016 miroir d’un monde qui mute, rubrique Festival, rubrique Montpellier,  rubrique Israël, rubrique Rencontre,

Cinemed. Jo Sol : Idée d’un corps révolutionnaire et universel

Jo Sol évoque son film en compétition  "Vivre et autres fictions".   Photo dr

Jo Sol évoque son film en compétition « Vivre et autres fictions ». Photo dr

Vivre et autres fictions, le dernier film du réalisateur espagnol Jo Sol, interpelle le regard  que nous portons sur la vie.  Il a été sélectionné  dans la compétition long métrage et concourt pour l’Antigone d’Or 2016  

Sur les neufs films en compétition, Vivre et autres fictions, affublé du sous-titre « Celui qui a envie de vivre finit toujours par avoir des problèmes avec la vie » – parce qu’il affronte la complexité -, figure assurément parmi les plus petits budgets. Il n’a bénéficié d’aucun soutien institutionnel, d’aucune coproduction venue des télévisions. C’est un peu comme si personne ne souhaitait que ce film voit le jour. Pourtant il existe. C’est un très bon film, engagé et émouvant, repéré et sélectionné par le Cinemed.

La volonté « de représenter ce qui n’existe pas dans l’imaginaire collectif » explique en grande partie cette situation. Le film livre par exemple un très beau plan sur l’orgasme d’un tétraplégique, bien loin des clichés porno et ultra classiques du cinéma.

A la frontière entre le  documentaire et la fiction, le film s’appuie sur la relation entre Pepe un sexagénaire condamné après avoir emprunté des taxis pour gagner sa vie qui tente de se réinsérer à la sortie d’un séjour en hôpital psychiatrique, et Antonio, un activiste espagnol connu qui milite pour le droit à la sexualité des personnes en situation de handicap.  Une rencontre   riche où se confronte les générations face à un monde « normal » qui n’a aucun sens.

« Le film évoque une nécessité qui n’a rien d’étrange et que tout le monde devrait comprendre », indique le réalisateur barcelonais  Jo Sol,  qui appuie son propos sur la revendication d’Antonio d’un corps non subjectif proche du corps deleuzien où les organes sont désorganisés par les forces qui le traversent. En Espagne, le combat d’Antonio à l’égard de l’institution, porte ses fruits. L’Etat concède progressivement le financement de l’aide personnelle à domicile.

Mais ce que révèle surtout le film de Jo Sol, c’est la résistance de la population à accepter la différence. A partir d’un corps révolutionnaire, le réalisateur met le doigt sur les tabous couvés par la morale judéo-chrétienne. « L’Espagne traverse une crise culturelle sans précédent. Les institutions attendent qu’on leur propose des films convenus. C’est comme si je me retrouvais dans la situation d’un type qui aime une fille circulant nue dans la rue. »

Quand au rapport à la politique : « Les socialistes se rallient à la droite et Podémos a essayé de nettoyer le pouvoir pour intégrer l’institution mais tout le monde préfère les gens dans la rue, avec cette fragilité qui est le contraire de la faiblesse... »

JMDH

Prochaine projection au Cinemed vendredi 28 octobre à 10h.

Source : La Marseillaise 25/10/2016

Voir aussi : Rubrique Cinéma, CinemedCinemed 2016 miroir d’un monde qui mute, Elite Zexer : Sur le sable bédouin, rubrique Festival, rubrique Montpellier, rubrique Politique, Politique Culturelle rubrique Espagne, rubrique Rencontre,