Une
Par Lydie Parisse*
Certains critiquent le côté parfois ‘branché’ du film de Xavier Dolan, d’autres les gros plans, etc. Au-delà de ces controverses un peu tatillonnes, j’aimerais dire que le film, s’il ne respecte pas toujours la pièce « à la lettre », en restitue extraordinairement l’esprit. Toute réécriture opère toujours un déplacement du regard, parfois radicale : c’est le cas ici, puisque Dolan supprime les monologues de Louis et notamment l’épilogue. Mais dans le théâtre intime qui est celui du jeune cinéaste, on retrouve bien le clair-obscur typique de l’ironie permanente de Lagarce, sauf qu’ici ce clair-obscur naît clairement de la psychologie vertigineuse des personnages, de la charge émotionnelle qu’ils dégagent. Les codes du cinéma sont différents de ceux du théâtre, et les personnages plantés par Dolan sont là, dans un présent bien tangible qui n’est pas l’effet de rémanence auquel nous sommes habitués dans les mises en scène “contemporaines“ de Lagarce. Pourtant, le film sait aussi installer chaque figure dans une forme de présence-absence.
Même si les dialogues ne sont pas tous conservés en l’état, la langue de Lagarce est bien là, du moins son esprit, dans sa recherche obsessionnelle du mot juste, dans son bégaiement collectif rituel qui dit une non-coïncidence du langage et de la pensée, une non coïncidence des mots et des corps, une non-coïncidence de soi à soi. C’est dans ce déficit, qui touche le langage, qui touche l’être, que s’installent les personnages de Lagarce : une seule voix les traverse tous, dans une sorte d’identité transpersonnelle. Rhétorique de l’incertitude, tremblement du dire et tremblement de l’être, usage de l’approximation, telles sont les attitudes d’écriture d’un auteur qui pratique la culture du doute et le choix de l’hésitation, entendus comme un art poétique, mais aussi comme un acte de résistance aux certitudes assénées par les discours totalitaires.
Ce que le film met particulièrement en relief, c’est à quel point le dispositif de la pièce est placé sous le signe de la perte, de la déperdition, qui marque la relation à l’écriture, aux autres, au monde. Le sentiment de la perte est lié au désir impérieux de retrouver le mot juste, la relation juste, le regard juste.
Pourquoi Louis est-il revenu parmi les siens après douze ans d’absence [1] ? Par mélancolie ? Obsédé par le sentiment d’une perte irrémédiable située dans le passé, il revient pour déplorer le manque d’amour dont il fut l’objet, plainte qui fut la sienne depuis l’enfance, et en même temps, venant annoncer sa mort prochaine, il se vit comme déjà mort. Impuissance, mélancolie, expérience de dépersonnalisation, tels sont les éléments de ce que Lagarce, dans son Journal, identifie au sentiment d’appartenir à l’humanité du « Troisième groupe » : « Il y a les vivants et les morts, et nous, là, qui sommes perdus et continuons ».
En arrivant chez sa mère, lui, l’écrivain, va être la cible de ses proches, et s’offrir en sacrifice. Ce que le film de Xavier Dolan révèle, dans un langage et un lyrisme qui lui est personnel, c’est la violence archaïque qui sous-tend les relations entre les personnages, et que nos scènes contemporaines, ont tendance à mettre à distance. Dans les pièces de Lagarce, la violence est d’abord un phénomène de langage, mais elle est aussi un phénomène éthique, lié à l’incapacité existentielle des personnages à prendre en compte la dimension de l’Autre, sans cesse ramené à la sphère du Même, au sens où l’entend Lévinas. C’est bien de cette violence-là que Louis est victime : empêché (sauf par Catherine) de s’exprimer en son propre nom, instrumentalisé par sa mère qui lui demande de rassurer les siens, il ne peut accéder à une existence séparée qu’à travers une relation biaisée : l’aparté au public dans les monologues (mais les monologues ont été coupés dans le film de Dolan). En dehors de cette adresse indirecte, il est réduit au mutisme et à une identité tronquée : sa fratrie donne de lui un portrait faussé, émaillé de jugements, rompant par là la continuité de sa personne : Louis ne parle pas en son nom propre. Selon Lévinas, le discours de la totalité est affirmation absolue d’une subjectivité qui s’érige en juge, d’où l’abondance des jugements de valeur qui visent à réduire l’autre, à l’instrumentaliser dans le discours du Même. Dans Juste la fin du monde, Catherine s’insurge contre cette habitude selon laquelle un nouveau né doit absolument ressembler à ses parents, et elle défend l’idée que son enfant « ne ressemble à personne », échappant à cette logique du scandale de l’altérité qui fait du langage familial une véritable machine de guerre propre à nier les différences, voire à les réduire, ou à exclure l’individu différent. En revanche, Antoine est dans la logique du Même : « Vous êtes semblables, lui et toi, et moi aussi, je suis comme vous », dit-il à sa sœur pour la consoler. Suzanne aussi ne veut voir en Louis que quelqu’un qui « ne change pas ». Les personnages se créent leurs propres enfermements, leurs propres citadelles. Tous ont peur, et c’est ce qui est à l’origine de la violence. Si la parole de Louis n’a pu être entendue parce qu’elle aurait eu l’impact d’un cri dans un tunnel vide, en revanche, son silence a été entendu, et c’est là, sans doute, toute la force du film de Dolan d’avoir pu filmer en gros plan les visages, car le visage, selon Lévinas, est le lieu de la relation juste, celle du face-à-face avec l’autre.
L’écriture de Lagarce développe plusieurs stratégies d’évitement de la violence et donc du tragique (qui est, au sens étymologique, contamination de la violence rituelle, n’oublions pas que la tragédie est issue du bouc – tragos – que l’on sacrifie).
La première consiste à faire du protagoniste principal moins un mourant qu’un revenant – et c’est là une des forces du casting de Xavier Dolan. Louis n’a pas le même degré de présence scénique que les autres personnages, il est une sorte de présent-absent, mais s’il est ainsi perçu, c’est à travers la folie collective des autres personnages, qui, le privant de sa parole, le déréalisent, le dépersonnalisent, en font une figure sans doute sacrificielle, mais aussi messianique. Sur le plan de la conscience, Louis est déjà d’outre-monde, il a basculé dans une perception où manque le lointain. « Une des choses les plus mélancoliques dans le rapprochement de la mort : la perte du lointain », écrivait Hervé Guibert dans Le Mausolée des Amants. Mais dans la pièce, tout se passe comme si le fait de se trouver confronté au définitif (la séparation, la dernière fois, la mort) n’était plus seulement l’affaire de Louis, mais celle des autres. La hantise d’une nouvelle séparation les plonge en effet dans des accès de colère et de désespoir très bien rendus par le film de Dolan. Dans Juste la fin du monde, Louis est présenté comme une sorte de ressuscité qui vient brusquement révéler aux siens leur vrai contexte existentiel (le manque d’amour). On voit le sentiment de sidération, fait de trouble et d’admiration, qui accompagne son apparition au seuil de la maison familiale : en cela, nous sommes très proches du Théorème de Pasolini. Quant à la mère, elle tente de redonner à Louis sa place symbolique d’aîné (que Louis refuse dans le film de Dolan), et lui explique qu’il est revenu pour combler les manques existentiels de ses frères et sœurs, leur donner l’autorisation de devenir enfin eux-mêmes : « Suzanne voudrait partir (…). Lui, Antoine, il voudrait plus de liberté, je ne sais pas (…). Et c’est à toi qu’ils veulent demander cela, c’est à toi qu’ils semblent vouloir demander l’autorisation ». La tension monte, au point qu’à un moment, Antoine est près de frapper son frère (geste que le film esquisse, ce qui est peut-être un peu trop littéral, il est vrai). Pourquoi cet accès de violence? C’est qu’en Antoine, contre son gré, quelque chose a été atteint. Le conflit extérieur cache un conflit interne (qui est aussi la caractéristique des héros tragiques). Ce rejet n’est pas de haine, il est la forme paradoxale d’un amour refoulé, d’une résistance qui se brise, d’un conflit intérieur qui trouve sa résolution en prenant la forme chaotique d’une conversion, d’une métanoïa opérée par la simple présence, silencieuse, de Louis. Ce moment de bascule est la conséquence de la présence négative de Louis parmi les siens, qui fait de lui une créature d’un autre monde, une figure de la résurrection. Avec le personnage de Louis, Lagarce met en œuvre le motif du retour parmi les vivants, qui nous renvoie à la Bible comme à la légende orphique : « admettre l’idée toute simple et très apaisante, très joyeuse, (…) l’idée que je reviendrai, que j’aurai une autre vie après celle-là où je serai le même, où j’aurai plus de charme, (…) où je serai un homme très libre et très heureux ».
La seconde stratégie d’évitement de la violence consiste à faire bifurquer le dispositif du tragique vers le Trauerspiel. Il est effet deux lignées dans le théâtre occidental : le théâtre tragique, hérité des grecs, et le théâtre non-tragique, ou pré-tragique, hérité des mystères médiévaux. Walter Benjamin, dans Essais sur Brecht, définit le héros non tragique comme l’homme ordinaire, « sans qualités », pour reprendre le titre du chef-d’œuvre de Robert Musil. Ce qui voulait écrire Lagarce, c’était l’histoire d’ « un seul homme, sans qualité, sans histoire, tous les autres hommes ». Ce mode de lecture nous autorise à lire le personnage de Louis comme une figure de la perte, qui, par son aptitude au renoncement (il renonce à son projet de départ, préférant bafouiller des promesses de retour), par son aptitude à l’abandon (à la fois actif et passif) est un personnage entre deux mondes qui donne la mesure d’un monde.
L’homme renoncé est un personnage qui hante la littérature européenne, et qui, sur le plan théâtral, s’inscrit dans la tradition du Trauerspiel, dans lequel Walter Benjamin voit la « célébration de la Passion de l’homme » ou encore le « drame du martyr ». Les dernières pièces de Lagarce consacrées au cycle du retour racontent ce parcours : un homme meurt et cherche à donner à sa mort une justification, profitant de cette occasion du retour aux sources pour devenir son « propre maître », c’est-à-dire devenir libre. La démarche est d’emblée présentée comme sans espérance (« sans espoir jamais de survivre »), laissant entendre que le héros a renoncé aux idées de salut avant de prendre le chemin de la maison familiale. Louis est bien un « martyr » au sens étymologique de « témoin ». C’est bien le rôle qu’il va jouer dans sa famille : il écoutera les autres.
L’abandon est un état à la fois passif et actif. Si dans sa famille, abandonner les siens est une faute, Louis a abandonné les siens et en retour, a été abandonné d’eux et en souffre, mais il réalise, contre toute attente, « que cette absence d’amour fit toujours plus souffrir les autres que (lui) ». L’abandon est un état de conscience paradoxal, car il est une tentative de conciliation des contraires, dont l’image est la nuit lumineuse. « C’est comme la nuit en pleine journée », dit Antoine dans Juste la fin du monde pour résumer le contexte étrange dans lequel baignent ces retrouvailles, et que le film de Dolan tente de rendre par le travail de surexposition des lumières et des contre-jour, et par cette jolie idée d’une chaleur caniculaire.
L’abandon est paradoxal, il est aussi un choix, un acte de volonté : le choix de la non-violence, porté jusque dans la peur, jusque dans la souffrance-même. Lagarce dira plus tard vouloir raconter dans Le Pays lointain « la violence, comme étrangère », la mettre à distance par l’écriture. C’est pourquoi « dire ce refus de l’inquiétude » (jusque dans l’inquiétude-même), est son « premier engagement » : ce refus de l’inquiétude n’est autre qu’une recherche du détachement, ou de la liberté de qui ne possède rien et n’est possédé par rien. Il est certain que le succès des pièces de Lagarce et de Juste la fin du monde vient de ce qu’elles nous rattachent au fonds anthropologique de l’humanité. Aussi la figure de Louis, comme les autres figures d’écrivains de ses pièces, est-elle moins une figure d’abandonné qu’une figure de dépossédé. C’est ce qui fait que l’écriture de Juste la fin du monde a sans doute été nourrie par des souvenirs de cinéma, et s’apparente à des œuvres telles que Le Sacrifice (1986) de Tarkovski, film qui a bouleversé Lagarce au moment de sa sortie, parce qu’il parle de la fin du monde, mais d’une fin du monde au sens d’une apocalypse, au sens étymologique de renversement des apparences, de révélation de réalités cachées. Un film testamentaire, puisque Tarkovski est mort quelques mois après. « C’est magnifique, C’est magnifique et les images restent dans ma tête. Eprouvant aussi. Les acteurs sont excellents (la comédienne qui joue la femme de Josephson notamment). C’est cela par-dessus tout que j’aimerais pouvoir écrire », affirmait Lagarce.
* Lydie Parisse est dramaturge, elle est notamment l’auteure de Lagarce. Un théâtre entre présence et absence, Classiques Garnier, 2014.