Antoine Sfeir :  » On est loin du plan Marshall pour le Sahel « 

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Le politologue franco-libanais Antoine Sfeir, est le directeur fondateur des Cahiers de l’Orient. Il est l’auteur de  » L’islam contre l’islam L’interminable guerre des sunnites et des chiites « .

Dans votre dernier essai, vous décryptez le monde arabe à travers la fracture chiites/ sunnites. Qu’apporte cet éclairage et pourquoi est-il si peu mis en avant ?

C’est un prisme de lecture qui devient incontournable parce qu’il donne des clés essentielles de compréhension. La question de la désinformation est liée au recul de la culture générale. Tout commence à l’école dans le rapport que nous avons avec les autres.

Comment masque-t-on son ignorance ?

En mettant en exergue les lieux communs. Nous sommes actuellement en guerre au Mali. Sommes-nous informés ? On nous inonde d’images martiales et d’interventions diverses
mais on ne dit rien sur les véritables enjeux, sur la culture des populations concernées, sur leurs composantes politiques économiques, sociologiques…

Au-delà de la dimension historique que vous abordez dans l’ouvrage, quelles sont les traits philosophiques à distinguer entre ces deux grands courants de l’islam ?

Dans le sunnisme, l’effort d’interprétation des textes sacrés s’est arrêté depuis le XI e siècle. Ce courant considère que la révélation est close avec la parole du prophète Mahomet. Tandis que les chiites poursuivent l’interprétation de manière permanente à travers les imams en attendant le retour de Mahdi, l’imam caché.

Le sunnisme se considère comme un aboutissement. Tout recul est impossible. Le changement d’apostolat peut être sanctionné par la peine de mort. Je tire mon chapeau aux musulmans sunnites qui font leur propres interprétations. Autrement dit l’alliance de l’Occident avec les sunnites wahhabites depuis 1945 est une erreur stratégique.

En 1979, la révolution iranienne réveille la fracture entre chiites et sunnites que vous qualifiez aujourd’hui de guerre mondiale…

Avec l’émergence de la République islamique iranienne, les chiites trouvent leur «Vatican». Après avoir été longuement opprimés, ils relèvent la tête. Afghanistan,Pakistan, Turquie, Inde, Irak, Syrie, Koweît, Bahreïn, Iran, Chine… sont autant de pays où s’affrontent
les sunnites et les chiites, sans parler des luttes entre les quatre grands courants sunnites.

L’antagonisme s’est rallumé en Afghanistan, berceau de la montée en puissance de Ben Laden. Dans ce conflit mondial l’Occident à du mal à donner des leçons. Il a toujours instrumentalisé les parties à son profit, et l’histoire se répète.

Quelle alternative voyez-vous à Bachar El-Assad ?

Tout le monde prédit la chute du régime syrien mais cette optique n’est pas vraiment d’actualité. Ayant été enlevé et torturé sur ordre de son père, je suis le premier à la souhaiter mais deux ans après l’ouverture des combats, on constate une relative passivité de la communauté internationale. Assad conserve des partisans au sein de la population et des alliés de poids comme la Russie, la Chine et l’Iran.

La reconnaissance de la Palestine en tant qu’Etat observateur de l’ONU n’empêche pas l’étouffement économique de Gaza…

C’est vrai, Israël poursuit la colonisation et fait blocus sur l’économie. Mais aujourd’hui, la stratégie palestinienne est de dire : Si nous ne parvenons pas à développer notre Etat, nous demandons la nationalité israélienne et les projections de Gaza et de la Cijordanie
indiquent que les Palestiniens seront les plus nombreux.

Vous ne donnez aucun crédit à la thèse d’une intervention armée en Iran…

C’est une affabulation. Il n’y a que Netanyhaou pour y penser. Avez-vous déjà vu Israël annoncer à l’avance qu’elle allait frapper ? J’ai croisé il y a peu un dirigeant israélien dans l’antichambre du président Ahmadinejad. Alors que je m’étonnais de sa présence, il m’a répondu: que croyez-vous, il n’y a pas une journée depuis 1979 où le contact ait été rompu…

Netanyhaou est isolé et Israël n’est plus dans le cours de l’histoire. Appuyé par Bagdad, Damas, Tyr, l’Iran est devenu pour la première fois, une vraie puissance méditerranéenne.
C’est un cadeau du ciel et des Etats-Unis. L’indépendance énergétique des Etats-Unis liée au gaz de schistes modifie en profondeur la stratégie américaine au Proche-Orient.

L’alliance historique avec les sunnites pourrait-elle s’inverser au profit des Chiites ?
Difficile de le dire, ce retrait prévisible à l’horizon 2015/2016 pourrait aboutir au démantèlement de l’Arabie Saoudite comme cela s’est passé en Syrie ou au Liban. Cette indépendance pourrait amener les Américains à mettre en place une stratégie reposant sur de petites entités alliées comme Israël, l’Iran, la Turquie…

Le retrait américain laisse la France et L’UE face à la problématique ?

Vue des pays arabes l’UE n’existe pas au-delà du guichet de subventions. C’est une vrai question, saura- t-elle bâtir une architecture de diplomatie et de sécurité ou continuera-t-elle à utiliser la diplomatie du chéquier ?

Où va la France au Mali ?

Au départ, François Holande faisait entendre à tout le monde qu’il n’irait pas. Il a attendu que l’ensemble de ses alliés se déclarent favorables à l’intervention française pour prendre sa décision. Il a même réussi à convaincre Bouteflika qui a suivi face à l’unanimité.

L’objectif déclaré est de libérer le Nord du Mali. Y arrivera-t-il ?

Cela reste une question. Car il ne s’agit pas de répéter ce qui s’est passé en Lybie : libérer, tuer, s’en aller. Il faut accompagner le Mali qui doit parvenir à la sédentarisation
des Touaregs et leur donner les moyens de se défendre.

Nous sommes encore loin du cahier des charges qui suppose la mise en oeuvre d’un plan Marshall pour tous les pays du Sahel.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

L’islam contre l’islam, éditions Grasset 17,90

Source : La Marseillaise 26/01/2013

Voir aussi : Rubrique Moyen-Orient, rubrique Géopolitique, rubrique Rencontre, rubrique Afrique, Mali, rubrique Livre,

Indiens d’Amérique: un génocide tranquille et presqu’achevé

Les Etats-Unis ne voient pas d’un bon oeil que le sort des Indiens d’Amérique soit pour la première fois à l’ordre du jour des Nations-Unies. Car il s’agit de se pencher sur le sort d’une population de 2,7 millions d’habitants ravagés par une multitude de fléaux et dans des proportions effroyables. Mais qu’en attendre? Car la parole de ces exterminés est inaudible.

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Un jour d’avril 1973, un militant noir américain pour les droits civiques, Ray Robinson, qui a longtemps suivi Martin Luther King, débarque à Wounded Knee, dans le Dakota du Sud. Il souhaite apporter son soutien à la cause des « Native Americans », ainsi que l’on nomme les Indiens aux Etats-Unis, qui manifestent contre les injustices dont ils sont victimes dans le pays. Wounded Knee est un lieu emblématique et de sinistre mémoire. C’est là, en effet, que furent massacrés et jetés dans une fosse commune entre 150 et 300 hommes, femmes et enfants au matin du 29 décembre 1890, par le 7ème régiment de Cavalerie du Colonel James Forsyth. Sitôt arrivé dans ces lieux où résident toujours une petite communauté indienne, Ray Robinson appelle sa femme qui lui demande de rentrer à la maison, inquiète car elle sait que la situation sur place est explosive. Elle ne le reverra jamais. Après avoir reçue l’annonce de la mort de son époux, Cheryl n’a jamais pu savoir ce qui était arrivé à son mari ni où son corps avait été enterré.

Voilà quelques jours, quarante ans plus tard, Cheryl a fait le voyage de Détroit à Sioux City pour témoigner de son histoire. Le gouvernement américain refuse toujours de communiquer sur le sort de son mari, officiellement parce que le cas est toujours en cours d’investigation par le bureau du FBI de Minneapolis. A Wounded Knee, plus personne ne se souvient de Ray Robinson. Une épisode parmi tant d’autres dans l’histoire des militants de la cause des Indiens d’Amérique, qui n’a jamais bénéficié d’un large soutien populaire et que beaucoup voudraientt voir s’éteindre.

Et de fait, cynisme et indifférence se conjuguent pour ensevelir année après année la mémoire des peuples indiens presqu’entièrement anéantis en Amérique du Nord.

On ne va pas le nier, les Apaches, les Cheyennes, les Iroquois, les Sioux ou les Esquimaux ne nous inspirent pas, la plupart du temps, un sentiment extrême de culpabilité. Mais ce n’est rien comparé au pays du Western et de la Country. Pas plus que le Jazz ou le Blues ne suscitent leur part de tristesse chez leurs amateurs et ne réveillent chez eux les souvenirs tragiques des lynchages des Noirs, ces genres populaires ne renvoient à la réalité d’un génocide toujours en cours dans l’indifférence générale.

Lorsqu’un Américain de l’Illinois souhaite acheter ses cigarettes à bas prix (un paquet coûte ici actuellement 10 dollars), il prend la route du sud de l’Etat ou de l’Indiana voisin, pour s’approvisionner dans l’un des territoires octroyés aux tribus indiennes locales. Là, il paiera son paquet de cigarettes 4 dollars en moyenne. Dans un certain nombre de ces tribus, qui sont des milliers à travers les Etats-Unis, on peut également se procurer de l’alcool à bon marché, jouer au casino (dans 452 d’entre-elles) ou, si l’on se sent possédé par le mal (ce qui est très en vogue), consulter un shaman. Il est toujours très exotique de s’offrir une escapade dans ces drôles d’endroits. Pourtant, l’Américain moyen ne s’y risque pas trop.

En effet, 2,1 millions de ces Indiens, soit l’écrasante majorité, vivent largement sous le seuil de la pauvreté. La vision offerte par bien des campements tient purement du bidonville. Et une fois passé ses limites, c’est un voyage en enfer qui commence. L’alcoolisme y prend des proportions catastrophiques. Le chômage y bat tous les records du pays. La maladie s’y propage et tue comme dans les pires zones de la planète. Le suicide, celui des jeunes en particulier, crève le plafond des statistiques. Les Indiens vivant à l’extérieur des tribus n’y reviennent eux-mêmes que pour se faire soigner lorsqu’ils n’ont pas, chose courante, accès au système de santé américain.

Anthony B. Bradley est Professeur de Théologie au King’s College de New York et Spécialiste des questions raciales aux Etats-Unis. « Si quiconque pense que le gouvernement fédéral sait ce qui est bon pour les communautés locales, explique t-il, il ferait bien de visiter une Réserve Indienne Américaine. Les Natifs Americains [Indiens d’Amérique, NDA] sont aujourd’hui plongés dans le cauchemar de la privation de soins et d’économie qui est la conséquence directe des problemes crées par le Gouvernement lequel, en imposant des solutions sensees résoudre les problemes, rend ceux-ci bien pires en retirant aux communautées leur autonomie. »

Tel est le prix à payer pour les Indiens d’Amérique, afin de rester sur la terre de leurs ancêtres, grâce aux concessions faites par le gouvernement fédéral. Pourtant, les Etats abritant ces réserves n’ont de cesse de rogner ces droits et de tenter de récupérer par tous les moyens ces espaces.

Pire, une certaine propagande laissant entendre que les Indiens d’Amérique auraient fait le choix de vivre dans ces conditions a fort bien fonctionné dans l’esprit collectif. Or, cela repose sur une contre-vérité historique.

L’une des plus graves violations des Droits de l’Homme dans le monde

Photo Fiona Watson / Survival

Photo Fiona Watson / Survival

En effet, peu rappellent le grand mouvement de délocalisation qui fut la conséquence de l’Indian Removal Act [Loi sur le Retrait Indien, NDA] lequel, au milieu du XIXe siecle, contraint les Indiens à délaisser leurs terres historiques au gouvernement pour se concentrer dans les zones qui leur étaient réservées en échange. En 1890, il était devenu interdit aux Indiens de sortir hors de leurs réserves afin de s’approvisionner en nourriture. Une étude du Professeur Jeffrey E.Holm, de l’Université de Médecine du Nord Dakota, a mis en évidence que le changement de régime alimentaire imposé durant des décennies aux tribus indiennes a engendré une surmortalité aujourd’hui toujours existante, en raison des pathologies qu’elles ont engendrées pour des peuples qui ne pouvaient plus se nourrir comme ils l’avaient fait durant des millénaires.

En 2010, les Etats-Unis, dans la foulée du Canada, fut le dernier pays au monde à ratifier la Déclaration des droits des Peuples indigènes aux Nations-Unies. Une des rares concessions faites par un pays qui place souvent l’Histoire au dernier rang de ses préoccupations, si ce n’est pour en offrir une version idéalisée. Mais en l’espèce, il est impossible d’idéaliser la réalité sur laquelle s’est construite l’Amérique. En effet, 90% des tribus amérindiennes ont disparu à la suite de l’arrivée des Européens en Amérique du Nord, la plus grande partie à cause des maladies, la partie restante par les armes.

Mais ce n’est pas tant cette réalité historique qui rend ces jours-ci le rôle du Professeur James Anaya complexe, en tant que Rapporteur spécial des Nations-Unies sur les Peuples indigènes. Bien que, pour la première fois de leur histoire, l’organisation se penche, du 23 avril au 4 mai, sur le sort des Indiens d’Amérique, ce qui en soit est déjà un événement notable, c’est avant tout pour regarder en face une réalité qui n’est pas celle du passé mais celle du présent.

Cette réalité concerne les 2,7 millions d’Indiens vivant actuellement sur le territoire des Etats-Unis, et qui constitue l’un des cas de violation des droits de l’homme a grande échelle le plus emblématique de toutes les nations développées.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes:

  • Les Indiens d’Amérique vivent en moyenne 6 ans de moins que les autres Américains
  • Ils ont 770% de risques en plus de mourir d’alcoolisme
  • Ils ont 665% de risques en plus de mourir de Tuberculose
  • Ils ont 420% de risques en plus de mourir de Diabète
  • Ils ont 280% de risques en plus de mourir d’accidents
  • Ils ont 52% de risques en plus de mourir de Pneumonie et de Grippe

(Source: Commission des Etats-Unis sur les Droits Civils, 2004:8)

Un Apartheid constitutionnel

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Les Indiens d’Amérique se sont vus accorder la citoyenneté américaine en 1924. Mais ils ont pour longtemps encore été exposes au même sort que les Noirs américains, empêchés d’accéder à l’enseignement scolaire, victimes de la ségrégation.Ce n’est qu’en 1969 qu’ils se sont organises, dans la foulée de la loi sur les Droits civils des Indiens votée l’année précédente. C’est à cette époque qu’ils ont obtenu ce dont les Américains blancs jouissaient depuis deux siècles: la liberté d’expression et d’information, la protection contre les recherches et les arrestations arbitraires, le droit d’engager un avocat pour se défendre, la protection contre les punitions inhumaines et dégradantes, contre les cautions excessives, l’abolition de la peine systématique d’un an d’emprisonnement ou de 5000 dollars d’amende quel que soit le délit commis, le droit d’être jugé par un jury, et ainsi de suite.Mais à l’heure actuelle, aucun Indien d’Amérique, citoyen des Etats-Unis, n’a accès à la plénitude des droits des autres citoyens américains. Une réalité qui peut prendre des aspects accablants pour l’Administration américaine. Ainsi, le 6 novembre 2008, le Gouverneur du Dakota du Sud, Michael Rounds, décrète l’état d’urgence car son Etat est recouvert par une épaisse couche de neige et de glace qui le paralyse. Mais les réserves indiennes seront exclues du dispositif.

La guerre des Etats contre les Tribus

Mais le pire pour ces tribus à l’heure actuelle vient probablement de la pression des Etats pour s’accaparer leurs terres. Les conflits sont nombreux à travers tout le pays. Ils sont allumes sous divers motifs, comme la volonté du Gouverneur de New York, en 2007, d’étendre la taxation de l’Etat aux territoires de la Nation des Seneca, ce qui a engendre une violente bagarre juridique. Et bien que les territoires laisses aux Indiens soient pour la majorité pauvres en ressources et difficiles d’accès, leur contestation par les Etats qui les abritent sont de plus en plus courantes.

Toutefois, la pente naturelle démographique et sociologique suivie par cette population dont la Constitution américaine fait fi devrait se résoudre par le procédé le plus naturel du monde dans les décennies qui viennent: l’extinction.

Source : Marianne 2 26/04/12

Lire le rapport de l’Organisation Survival

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Amérique du Nord, Etats-Unis, Rubrique Société,

Michéa et la gauche de notre imaginaire collectif

Pour défendre le socialisme il faut commencer par l’attaquer » disait l’auteur de 1984. Plus que jamais fidèle à la pensée d’Orwell, Jean-Claude Michéa pose, dans son dernier ouvrage, Le Complexe d’Orphée une réflexion critique sur la gauche française. La thèse du philosophe remet en question les grandes tendances – Droite et Gauche -. On aurait remplacé le parti unique par l’alternance unique mais au fond rien ne change… Entretien

A gauche tout se passe comme si, le point de vue idéaliste, au sens moral et intellectuel, accorde au débat idéologique une circonstance propre et indépendante des facteurs sociaux et des décisions politiques qui aliènent les peuples. Jusqu’où peut-on pousser ce paradoxe ?

Ce qui me paraît paradoxal, en l’occurrence, c’est plutôt l’idée qu’une politique radicale devrait essentiellement travailler à exacerber les « contradictions au sein du peuple » – celles qui sont censées opposer un « peuple de gauche », progressiste dans l’âme, et un « peuple de droite », conservateur par nature – tout en s’efforçant, par ailleurs, de marginaliser la contradiction principale de la société libérale – celle qui oppose les détenteurs du capital ( autrement dit les élites qui contrôlent la richesse, le pouvoir et l’information) à l’ensemble des classes populaires. Il est symptomatique, par exemple, que le terme de « classe dominante » (ou celui de « bourgeoisie ») ait presque totalement disparu du vocabulaire politique et médiatique contemporain, alors même que jamais, dans l’histoire, le destin des individus et des peuples n’avait dépendu à un tel point des décisions prises – hors de tout contrôle démocratique – par une minorité privilégiée.

Une idée clef, que vous explorez en revenant sur l’histoire de la pensée politique dans Le complexe d’Orphée

C’est l’histoire de ce refoulement progressif de la critique de la société capitaliste comme système fondé sur l’exploitation du grand nombre par des minorités privilégiées (critique qui était au cœur du projet socialiste originel) au profit de l’idée qu’elle reposerait d’abord sur un antagonisme entre un « peuple de gauche » et un « peuple de droite », que j’ai cherché à décrire dans complexe d’Orphée. Je rappelle que la « gauche » – au sens particulier que ce terme conserve encore dans notre imaginaire collectif – constituait, en réalité, une configuration idéologique beaucoup plus récente que ne le laisse supposer la légende officielle. Elle n’a véritablement pris naissance que dans le cadre du compromis historique – scellé lors de l’affaire Dreyfus – entre les principaux représentants du mouvement ouvrier socialiste et ceux de la bourgeoisie républicaine et libérale. Ce compromis politique, au départ essentiellement défensif, visait à dresser un « front républicain » contre la droite de l’époque (les « Blancs et les « ultras » de la « Réaction » cléricale et monarchiste) qui demeurait extrêmement puissante et dont les menées séditieuses constituaient une menace croissante pour un système républicain encore fragile.

C’est la nature même de ce pacte défensif qui explique que la gauche du XX ème siècle ait pu si longtemps reprendre à son compte une partie importante des revendications ouvrières et syndicales. Il était clair, cependant, qu’une alliance aussi ambiguë entre partisans de la démocratie libérale (et donc de l’économie de marché) et défenseurs de l’autonomie de la classe ouvrière et de ses alliés ne pouvait pas se prolonger éternellement.

L’accélération de la mondialisation libérale ne cesse de fissurer les valeurs républicaines en déniant notamment toute compétence à la pensée critique d’écrire sa propre histoire …

Le ralentissement de la croissance industrielle et la baisse tendancielle de leur taux de profit – devenues manifestes au début des années soixante-dix – a conduit les grandes firmes capitalistes occidentales à imposer la « liberté des échanges » à l’ensemble des pays de la planète et à démanteler ainsi toutes les frontières protectrices (et, par conséquent, tous les acquis sociaux) que les différents Etats « keynésiens » étaient parvenus à mettre en place au lendemain de la victoire sur le nazisme.

C’est dans ce nouveau contexte d’un « monde ouvert » (la « libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des hommes ») et d’une concurrence « libre et non faussée » qu’a pu être imposée à l’opinion publique (on connaît, en France, le rôle décisif joué, dans une telle opération médiatique, par la critique de l’Etat opérée par les « nouveaux philosophes ») la nouvelle gauche mitterrandiste. Cette capitulation en rase campagne devant la religion du marché explique qu’il n’y ait plus guère de différences, aujourd’hui, entre un programme économique « de gauche » et un programme économique « de droite » (aucun journaliste, par exemple, n’a trouvé stupéfiant le fait que ce soit précisément Christine Lagarde qui ait été choisie par le FMI pour poursuivre la même politique que Dominique Strauss-Kahn).

Comment parvient-on à éluder la question sociale après cette capitulation idéologique ?

Depuis le milieu des années quatre-vingt – toute référence à la question sociale a été définitivement balayée au profit de ces seules questions « sociétales » (mariage gay, légalisation des drogues, vote des étrangers etc.) dont la principale fonction médiatique est de maintenir à tout prix (et surtout en période électorale) cette division permanente entre un « peuple de gauche » et un « peuple de droite » qui rend, par définition, impossible toute alliance anticapitaliste entre les différentes catégories populaires. Il est clair, en effet, que la seule chose que redoute l’oligarchie dirigeante – cette alliance des élites économiques, politiques et culturelles – ce serait l’émergence d’un véritable front populaire ou d’un nouveau printemps des peuples capable de s’attaquer réellement aux bases matérielles et morales du pouvoir qu’elle exerce de façon croissante sur la vie des gens ordinaires.

Recueillis par Jean-Marie Dinh

Le Complexe d’Orphée : La Gauche, les gens ordinaires et la religion du Progrès, éditions Climats.

Voir aussi : Rubrique, Livre, /essais », rubrique Philosophie,rubrique Rencontre,

Sont-ils intouchables les héritiers du franquisme !

" N'ayons pas la mémoire courte. " Photo David Maugendre

Sous l’étendard de l’association pour le Souvenir de l’Exil Républicain Espagnol en France (Aseref*), une centaine de personnes se sont rassemblées hier sur la place de la Comédie, en soutien au juge Baltasar Garzon condamné par la justice espagnole pour avoir voulu enquêter sur les crimes amnistiés du franquisme. Plusieurs rassemblement se sont déroulés ce même jour, à Béziers, Paris, Barcelone… attestant d’une amplification du mouvement. « Nous exigeons la nullité de la sentence et le rétablissement d’une vrai justice en Espagne qui reconnaisse les crimes contre l’humanité des franquistes, indique Eloi Martinez de l’Aseref, La loi d’amnistie de 1977 doit être abrogée. Elle a mis sur un pied d’égalité les victimes et les bourreaux aux mépris des lois internationales. »

La condamnation de Baltasar Garzon pour écoutes illégales  interdit au juge d’exercer son métier en Espagne pendant onze ans. Elle a soulevé un mouvement d’indignation en Espagne mais aussi  en France. Dans la région, où ont été internés des milliers d’exilés républicains dans le camps de Rivesaltes, leurs descendants n’ont pas manqué d’épingler le silence du gouvernement français en rappelant les 10 000 républicains morts dans les camps français. « La France grandirait à reconnaître ses responsabilités, immense dans cette tragédie, notamment par la décision de non intervention pendant la guerre d’Espagne ce qui permis au fascistes de mettre à terre la république  espagnole et ensuite d’occuper la France. »

Le juge Garzon, est aussi célèbre en Amérique latine pour avoir traqué l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet et d’anciens tortionnaires sud-américains. En 2011, il a été nommé comme consultant, à Bogota, auprès de la mission locale de l’Organisation des Etats Américains (OEA) où il devrait poursuivre sa mission liée au processus de démobilisation des milices paramilitaires d’extrême droite, accusées du massacre de dizaines de milliers de civils dans les années 1990.

A Montpellier on notait hier, la présence d’élus du PRG et du NPA ainsi que celles de diverses associations régionales liées à la mémoire des républicains espagnols et des victimes du fascismes au Chili. la mobilisation a donné lieu à des témoignages de survivants. Expression de souvenirs douloureux, malheureusement pas coupés de l’actualité à l’heure où le réseau idéologique de l’extrême droite européenne se reconstitue progressivement.

JMDH

* Une pétition de soutien est disponible sur le site de l’Aseref

Voir aussi : Rubrique Espagne, Garzon proposé pour le Nobel de la paix, Le FMI presse l’Espagne d’adopter des réformes, Soutien à Baltasar Garzon, rubrique Montpellier, Histoire, rubrique Livre, Manuel Rivas L’éclat dans l’abîme, rencontre Georges Semprun, Orwell un cran à gauche, mémoire combattante en région sud,

Sénégal. Le premier tour est « impossible »

Manifestation Janvier 2012

L’opposition a estimé jeudi 23 février que le « climat d’insécurité générale » au Sénégal rendait impossible le premier tour de la présidentielle dimanche, alors que le camp présidentiel, mais aussi la communauté internationale, rejette toute idée de report.

Alors que la campagne touche à sa fin, le Mouvement du 23 juin (M23, partis d’opposition et organisations de la société civile), a estimé que « les dérives d’une gravité extrême » et le « climat d’insécurité générale et accélérée (…) rendent impossible la tenue d’un scrutin transparent, libre, apaisé et fondé sur le respect de la Constitution ».

Il « attire l’attention (…) sur la présence d’agents provocateurs » du président sortant Abdoulaye Wade, candidat à sa succession, « qui terrorisent manifestants, populations et leaders politiques et de la société civile, notamment par un harcèlement constant des personnalités du M23 et de leurs familles ».

Outre la violence, le M23 dénonce les « graves dysfonctionnements des institutions de régulation » de l’élection que sont le Conseil constitutionnel et la Commission électorale nationale autonome (Céna), qui « ne permettent pas la tenue d’un scrutin libre, sincère et transparent ».

L’opposition divisée

Le M23 n’a cependant pas explicitement appelé dans ce communiqué à un report du scrutin, cette question faisant encore débat dans l’opposition.

Plusieurs candidats, tels que Cheikh Tidiane Gadio, Cheikh Bamba Dièye et Ibrahima Fall, sont favorables à un report en raison de « la situation quasi-insurrectionnelle » dans le pays, selon les mots d’Ibrahima Fall.

Mais d’autres, également membres du M23, s’y opposent, poursuivant leur campagne entamée le 5 février jusqu’au dernier jour vendredi, déterminés à participer au vote de dimanche.

Parmi eux, deux anciens Premier ministres de Wade: Macky Sall et Moustapha Niasse, ainsi que le leader du Parti socialiste (PS), Ousmane Tanor Dieng.

« Peur de perdre »

Pour sa part, le camp présidentiel, qui martèle qu’Abdoulaye Wade gagnera dès le premier tour, rejette catégoriquement toute idée de report en accusant ceux qui le réclament « de ne pas être prêts », d’avoir « peur de perdre ».

La communauté internationale, ONU, Etats-Unis et Union européenne en tête, a de son côté lancé un appel à tous les acteurs politiques au Sénégal pour qu’ils encouragent la participation des électeurs à un scrutin libre et transparent, et sans violences.

L’ex-président nigérian Olusegun Obasanjo, chef des observateurs de l’Union africaine (UA), poursuivait quant à lui ses rencontres avec les acteurs politiques du pays après s’être déjà entretenu avec plusieurs d’entre eux mercredi, dont le président Wade. Rien n’a filtré de leur entretien.

Plusieurs candidats d’opposition ont fait part à Olusegun Obasanjo de leur revendication commune: le retrait de la candidature du président sortant qui brigue un nouveau mandat à 85 ans, dont douze au pouvoir.

Jeudi, Olusegun Obasanjo a rencontré M. Tanor Dieng et le célèbre chanteur Youssou Ndour dont la candidature a été rejetée par le Conseil constitutionnel.

Olusegun Obasanjo est là comme observateur, mais aussi pour « une mission de paix » et éviter que le Sénégal n’aille « vers le précipice de la violence », selon l’UA. Les violences liées à la candidature d’Abdoulaye Wade ont fait depuis fin janvier au moins Olusegun six morts et des dizaines de blessés.

Une partie de ces violences ont eu lieu aux alentours de la Place de l’Indépendance en centre-ville, où les manifestations sont interdites, mais où tentent quand même de se rendre depuis dix jours des candidats d’opposition et leurs partisans.

Jeudi en fin d’après-midi, selon un scénario devenu quotidien, la place s’est vidée, les rues et avenues y accédant étant bouclées par les policiers anti-émeutes, mais aucun affrontement n’a opposé les forces de l’ordre et les manifestants, qui réclamaient le départ du président Wade.

AFP

Wade devra gouverner au fusil et à la baïonnette !

Le Conseil Constitutionnel a validé la candidature contestée du président sortant Abdoulaye Wade et invalidé celle du chanteur Youssou N’Dour.  L’ éditorial du journal sénégalais Le Quotidien se déchaîne contre ce « putsch institutionnel ».

Les manifestations qui ont suivi l’annonce de la validation de la candidature du président Wade, dans la nuit du 27 au 28, constituent un signal fort de la fracture qui existe entre le peuple réel et un régime engoncé dans une impopularité criante. Le fait que les juges du Conseil constitutionnel aient validé la candidature controversée du président Wade crée une situation de fait : le président Wade ne pourra plus jamais gouverner ce pays paisiblement, et rien ne pourra établir sa légitimité devant un peuple « overdosé » par une mal gouvernance.

Quelle que soit la suite des événements, Wade ne pourra plus présider aux destinées de ce pays que par le fusil et la baïonnette. De hauts irresponsables au pouvoir, qui se sont engraissés du sang et de la sueur du peuple, se sont emparés des micros pour narguer les manifestants, minimiser une situation explosive portée surtout par une jeunesse engagée et qui a de fortes chances de déboucher, si l’on n’y prend garde, sur une situation insurrectionnelle. Englués qu’ils sont dans une cécité et dans un autisme suicidaires, ils n’ont tiré aucune leçon des événements pourtant récents qu’ont traversés d’autres pays au printemps.

Ce vendredi 27 janvier, le Conseil a inscrit sa décision dans une séquence triste de l’histoire politique de notre pays ; une séquence qui laissera un goût amer sur les langues de la postérité et sonnera le glas dans les oreilles des générations futures. Les juges ont également inscrit leur propre individualité dans un agenda noir que les générations à venir feuilletteront avec dédain. Tout ça pour ça !

Une cognée de carrières politiques sont à jamais salies. La postérité ne retiendra de ceux-là que la vertu des vices. Leur figure est symbolisée par l’arrogance de quelques responsables du camp présidentiel, dont on retiendra la triste prestation, l’exultation indécente sur les ondes de radios et les écrans de télévisions, l’ironie déplacée face à une inquiétante convulsion politico-électorale et la banalisation d’une répression bestiale.
Tout cela témoigne du degré d’ignominie que certains peuvent atteindre pour perpétuer leur voracité  »pouvoiriste ».

Soro Diop (Le Quotidien)

Les autorités interdisent des manifestations contre Wade

Il n’y aura pas de marche du M23 ce matin [15 février], ni de nuit blanche. Ainsi en a décidé le préfet qui a interdit les deux manifestations”, rapporte le site du journal. La police a empêché le 14 février l’organisation du sit-in permanent que voulait installer hier à Dakar le collectif de rappeurs “Y’en a marre”, ainsi que la marche prévue par le Mouvement du 23 juin (M23). Ces groupes demandent tous deux le retrait de la candidature du chef de l’Etat en exercice Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle du 26 février.

15/02/12

Repère

1960 Indépendance. Léopold Sédar Senghor premier président.

1980 Senghor démissionne, son Premier ministre, Abdou Diouf, lui succède.

2000 Abdoulaye Wade remporte l’élection présidentielle face à Diouf.

2001 Nouvelle Constitution, limitation du nombre de mandats présidentiels à deux.

Avril 2004 Wade rompt avec son Premier ministre et numéro deux, Idrissa Seck. Ce dernier sera inculpé pour atteinte à la sûreté de l’Etat, incarcéré en juillet 2005, puis libéré en février 2006.

Février 2007 Wade est réélu avec 55 % des voix devant l’ancien Premier ministre Idrissa Seck (15 %) et le candidat du Parti socialiste Ousmane Tanor Dieng (13 %).

Mars 2009 Elections locales, municipales et régionales. L’opposition arrive en première position dans la plupart des régions et remporte la victoire à Dakar, la capitale.

Juin 2011 Wade propose une réforme constitutionnelle qui prévoit d’élire un ticket présidentiel au premier tour avec 25 % seulement des suffrages exprimés. L’opposition le soupçonne d’ouvrir la voie pour son fils. Emeutes dans le pays. Wade retire le projet.

27 janvier 2012 Le Conseil constitutionnel valide la candidature du président Wade malgré ses deux mandats. Mouvement massif de contestation dans tout le pays.

Le règne d’Abdoulaye Wade

Mars 2000, vent d’espoir au Sénégal. L’opposant historique Abdoulaye Wade arrive au pouvoir. Dans la foulée, il fait adopter par référendum une nouvelle Constitution en 2001, limitant à deux le nombre de mandats et ramenant leur durée de sept à cinq ans. A l’épreuve du pouvoir, le nouveau président multiplie ajouts et ratures dans la nouvelle Constitution : 17 modifications en dix ans. En 2007, après sa réélection, Wade déclare que, conformément à la Constitution, il accomplit son dernier mandat. Mais à

l’approche des élections du 26 février 2012, surprise ! Le président, âgé de 85 ans, déclare que son premier mandat ne doit pas être pris en compte car il avait débuté sous l’ancienne Constitution. Opposition et société civile constituent un front commun contre sa candidature. Vendredi 27 janvier,le Conseil constitutionnel, composé de magistrats nommés par le président Wade, tranche en sa faveur. Il sera bel et bien candidat. Le pays bascule dans l’émeute.

La présidentielle de tous les dangers

En mars 2000, l’élection du libéral Abdoulaye Wade à la présidence met fin à quarante ans de régime socialiste (Léopold Sédar Senghor puis Abdou Diouf). C’est la première fois que le Sénégal connaît l’alternance depuis l’indépendance, en 1960, et les espoirs de changement sont immenses. Onze ans plus tard, l’heure est à la désillusion. Le pays vit sous tension : crise énergétique sans précédent, instabilité gouvernementale, réformes successives de la Constitution, grèves répétées, série d’immolations après le printemps arabe.

Le parti de Wade a perdu les élections locales de 2009. Et la présidentielle de mars 2012 s’annonce difficile. A 85 ans, le chef de l’Etat s’est déclaré candidat à un troisième mandat. Ce que l’opposition et la société civile contestent en raison de la limitation constitutionnelle des mandats à deux. On lui prête l’intention de passer la main à son fils Karim, aussi influent qu’impopulaire.

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