Dans l’engrenage de la terreur. Cinq conflits entremêlés

Par Pierre Conésa*

L’engouement quasi unanime des responsables politiques pour la « guerre » traduit une grave méconnaissance de la réalité du terrain. Décidé durant l’été 2014, l’engagement militaire occidental ajoute une cinquième strate à une superposition de conflits qui embrasent l’aire arabo-islamique.

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En 1979, la révolution iranienne mettait en place le premier régime politique officiellement « islamique », mais en réalité exclusivement chiite. Elle revivifiait ainsi le conflit ancestral entre sunnites et chiites, qui représente la première strate d’une lente sédimentation. Quand, après sa prise du pouvoir à Téhéran, l’ayatollah Rouhollah Khomeiny demande une gestion collective des lieux saints de l’islam, le défi apparaît insupportable pour l’Arabie saoudite. Un an avant de trouver la mort près de Lyon à la suite des attentats de 1995 en France, le jeune djihadiste Khaled Kelkal déclarait au sociologue allemand qui l’interrogeait : « Le chiisme a été inventé par les juifs pour diviser l’islam » (1). Les wahhabites saoudiens ont la vieille habitude de massacrer des chiites, comme en témoignait dès 1802 la prise de Kerbala (aujourd’hui en Irak), qui se traduisit par la destruction de sanctuaires et de tombeaux, dont celui de l’imam Hussein, et le meurtre de nombreux habitants.

Cette « guerre de religion » déchire aujourd’hui sept pays de la région : Afghanistan, Irak, Syrie, Pakistan, Liban, Yémen et Bahreïn. Elle surgit sporadiquement au Koweït et en Arabie saoudite. En Malaisie, le chiisme est officiellement banni. A l’échelle de la planète, les attentats les plus aveugles, comme ceux commis durant des pèlerinages, tuent dix fois plus de musulmans que de non-musulmans, les trois pays les plus frappés étant l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan. L’oumma, la communauté des croyants, que les salafistes djihadistes prétendent défendre, recouvre aujourd’hui un gigantesque espace d’affrontements religieux. Dans ce contexte, on comprend pourquoi Riyad mobilise beaucoup plus facilement ses avions et ses troupes contre les houthistes du Yémen, assimilés aux chiites, que pour porter secours au régime prochiite de Bagdad. On voit mal pourquoi les Occidentaux devraient prendre position dans cette guerre, et avec quelle légitimité.

La deuxième guerre est celle que mènent les Kurdes pour se rendre maîtres de leur destin, en particulier contre l’Etat turc. Elle est née en 1923, dans les décombres de l’Empire ottoman, avec le traité de Lausanne, qui divisait le Kurdistan entre les quatre pays de la région : Turquie, Syrie, Irak et Iran. Les nombreuses révoltes qui ont secoué le Kurdistan turc entre 1925 et 1939 ont toutes été écrasées par Mustafa Kemal Atatürk. Depuis les années 1960, tous les soulèvements, en Turquie, en Irak ou en Iran, ont été noyés dans le sang, dans l’indifférence de la communauté internationale. Depuis 1984, cette guerre a causé plus de 40 000 morts en Turquie, où 3 000 villages kurdes ont été détruits, pour un coût estimé à quelque 84 milliards de dollars (2).

Nul ne devrait être surpris qu’Ankara ait laissé affluer les candidats djihadistes vers les deux principales forces dans lesquelles ils se reconnaissent, le Front Al-Nosra et l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), puisqu’elles combattent les Kurdes d’Irak et surtout de Syrie, très proches de ceux de Turquie. Principale menace pour Ankara, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) reste classé comme groupe terroriste par l’Union européenne et les Etats-Unis, et ne peut recevoir d’aide militaire occidentale. Seul pays de la région à appartenir à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et à avoir la capacité de modifier la situation militaire sur le terrain, la Turquie a fini par rejoindre la coalition. Mais elle concentre ses moyens sur la reprise des affrontements avec le PKK et voit d’un mauvais œil les Kurdes d’Irak et de Syrie gagner une indépendance de fait.

Troisième guerre en cours : celle qui déchire les islamistes entre eux depuis la guerre du Golfe (1990-1991) et plus encore depuis les révoltes arabes. La rivalité la mieux connue oppose les Frères musulmans, soutenus par le Qatar, et les salafistes, soutenus par l’Arabie saoudite, en Egypte, en Libye ou en Tunisie. Plus nouvelle est la concurrence entre, d’une part, Al-Qaida et ses franchisés et, d’autre part, les affidés de M. Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’OEI. Au cours des premiers mois de 2014, ces derniers ont pris le pas sur le Front Al-Nosra, filiale locale d’Al-Qaida en Syrie, au prix de plus de 6 000 morts (3). La proclamation du « califat » a suscité de nombreux ralliements. Les combattants étrangers de l’OEI proviennent d’une centaine de pays. En désignant M. Al-Baghdadi comme leur ennemi principal, les pays occidentaux orientent de façon décisive la mobilisation des djihadistes à ses côtés.

Enfin, l’une des guerres les plus meurtrières, qui a fait près de 250 000 morts et des millions de réfugiés, est celle que mène le président syrien Bachar Al-Assad contre tous ses opposants.

Riyad envoie une quinzaine d’avions de combat en Irak, contre une centaine au Yémen

 

La bataille que livrent les Occidentaux apparaît, elle, comme un nouvel épisode d’une guerre beaucoup plus ancienne, avec une autojustification historique insupportable pour les populations de la région. Faut-il remonter aux accords Sykes-Picot, ce partage colonial de la région entre la France et le Royaume-Uni sur les ruines de l’Empire ottoman ? Faut-il remonter à Winston Churchill, alors secrétaire à la guerre du Royaume-Uni, faisant raser des villes et des villages kurdes — bombardés au gaz chimique ypérite — et tuer les deux tiers de la population de la ville kurde de Souleimaniyé, ou réprimant violemment les chiites irakiens entre 1921 et 1925 ? Comment oublier la guerre Iran-Irak (1980-1988), dans laquelle Occidentaux et Soviétiques soutinrent l’agresseur (Bagdad) et mirent sous embargo l’agressé (Téhéran) ? M. Barack Obama est le quatrième président américain à envoyer des bombardiers en Irak, pays déjà meurtri par vingt-trois ans de frappes militaires occidentales. Après l’invasion américaine, entre 2003 et 2011, près de 120 000 civils ont été tués (4). En 2006, la revue médicale The Lancet estimait le nombre de décès imputables à cette guerre à 655 000, cette catastrophe démographique s’ajoutant aux 500 000 morts causés par l’embargo international entre 1991 et 2002. Aux dires de l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, le 12 mai 1996 sur CBS, cela en « valait la peine ».

Aujourd’hui, pourquoi les Occidentaux interviennent-ils contre l’OEI ? Pour défendre des principes humanistes ? Il est permis d’en douter lorsqu’on constate que trois pays de l’alliance continuent à pratiquer la décapitation, la lapidation et à couper les mains des voleurs : le Qatar, les Emirats arabes unis et — très loin devant les deux premiers — l’Arabie saoudite. La liberté religieuse ? Personne n’ose l’exiger de Riyad, où une cour d’appel vient de condamner à mort un poète palestinien pour apostasie (5). S’agit-il alors d’empêcher les massacres ? L’opinion arabe a du mal à le croire quand, deux mois après les 1 900 morts des bombardements israéliens sur Gaza, qui avaient laissé les capitales occidentales étrangement amorphes, la décapitation de trois Occidentaux a suffi pour les décider à bombarder le nord de l’Irak. « Mille morts à Gaza, on ne fait rien ; trois Occidentaux égorgés, on envoie l’armée ! », dénonçait un site salafiste francophone.

Pour le pétrole, alors ? L’essentiel des hydrocarbures de la région s’en va vers les pays d’Asie, totalement absents de la coalition. Pour tarir le flot des réfugiés ? Mais, dans ce cas, comment accepter que les richissimes Etats du Golfe n’en accueillent aucun ? Pour protéger les « droits de l’homme » en défendant l’Arabie saoudite ? Riyad vient d’en démontrer sa conception novatrice en condamnant M. Ali Al-Nimr, un jeune manifestant chiite, à être décapité puis crucifié avant que son corps soit exposé publiquement jusqu’au pourrissement (6).

Sur le plan militaire, les contradictions sont plus évidentes encore. Aujourd’hui, seuls les avions occidentaux bombardent réellement l’OEI. Les Etats-Unis en déploient près de 400, et la France une quarantaine, dans le cadre de l’opération « Chammal », avec l’arrivée du porte-avions Charles- de-Gaulle (7). L’Arabie saoudite dispose d’environ 400 avions de combat, mais elle n’en engage qu’une quinzaine en Irak, soit autant que les Pays-Bas et le Danemark réunis. En revanche, au Yémen, près d’une centaine d’avions saoudiens participent aux bombardements de la coalition des dix pays arabes sunnites contre les houthistes (chiites), menée par Riyad. Dix pays arabes contre les chiites du Yémen, cinq contre l’OEI : étrange déséquilibre ! C’est bien contre les houthistes que Riyad mobilise toutes ses forces, et non contre Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), dont se revendiquait Chérif Kouachi, auteur des attentats contre Charlie Hebdo à Paris. Cette organisation que l’ancien directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) David Petraeus qualifiait de « branche la plus dangereuse » de la nébuleuse Al-Qaida a pris le contrôle d’Aden, la deuxième ville du Yémen.

Désormais, l’OEI a atteint trois objectifs stratégiques. Tout d’abord, elle apparaît comme le défenseur des sunnites opprimés en Syrie et en Irak. Ses victimes sont à 90 % des musulmans. En Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Pakistan, les victimes des attentats sont d’abord des chiites, ensuite de « mauvais musulmans » — en particulier des soufis —, puis des représentants des régimes arabes et, en dernier lieu seulement, des membres de minorités religieuses ou des Occidentaux.

Par ailleurs, l’OEI est parvenue à délégitimer Al-Qaida et sa branche locale en Syrie, le Front Al-Nosra. Les appels du successeur d’Oussama Ben Laden, M. Ayman Al-Zawahiri, mettant en demeure M. Al-Baghdadi de se placer sous son autorité, traduisent une impuissance pathétique. La somme des défections au sein des groupes djihadistes montre la dynamique nouvelle créée par l’OEI.

A terme, le « calife » Al-Baghdadi devra défier l’Arabie saoudite

 

Enfin, l’OEI est devenue l’ennemi numéro un de l’Occident. Celui-ci a déclenché contre elle une « croisade » qui ne dit pas son nom, mais qui peut facilement être présentée comme telle par les propagandistes du djihad. L’opération américaine « Inherent Resolve » (« Détermination absolue ») regroupe principalement douze pays de l’OTAN (plus l’Australie), et l’alliance retrouvée avec la Russie renforcera encore plus le caractère de « front chrétien » que la propagande sur Internet sait si bien utiliser. Selon une pétition en ligne signée par 53 membres du clergé saoudien, les frappes aériennes russes ont visé des « combattants de la guerre sainte en Syrie » qui « défendent la nation musulmane dans son ensemble ». Et, si ces combattants sont vaincus, « les pays de l’islam sunnite tomberont tous, les uns après les autres » (8).

La contre-stratégie militaire des Saoud ne laisse planer aucune ambiguïté : elle est essentiellement axée sur la lutte contre les chiites. Riyad, comme les autres capitales du Conseil de coopération du Golfe, ne peut considérer l’OEI comme la principale menace, sous peine de se trouver contesté par sa propre société. L’intervention militaire saoudienne à Bahreïn en 2012 était destinée à briser le mouvement de contestation républicain, principalement chiite, qui menaçait la monarchie sunnite des Al-Khalifa. Au Yémen, l’opération « Tempête décisive » lancée en mars 2015 vise à rétablir le président Mansour Hadi, renversé par la révolte houthiste. Il n’est évidemment pas question pour Riyad d’envoyer ses fantassins contre l’OEI alors que 150 000 hommes sont déployés sur la frontière yéménite. Pourtant, le prochain objectif de l’OEI devrait être d’asseoir la légitimité religieuse de son « calife », qui s’est nommé lui-même Ibrahim (Abraham) Al-Muminim (« commandeur des croyants », titre de l’époque abbasside) Abou Bakr (nom du premier calife) Al-Baghdadi Al-Husseini Al-Qurashi (nom de la tribu du Prophète). Une véritable compétition est engagée avec l’autre puissance qui prétend prendre la tête de l’oumma et représenter l’islam : l’Arabie saoudite est dorénavant contestée sur le terrain. Pour l’emporter, M. Al-Baghdadi doit défier le « défenseur des lieux saints ». On peut donc penser qu’à terme, une fois réduites les zones chiites, le « calife » visera l’Arabie saoudite.

Quelles conséquences probables pour l’Europe ? Après les réfugiés afghans, irakiens et syriens, elle devrait rapidement voir arriver les réfugiés yéménites. Pays plus peuplé que la Syrie, le Yémen ne peut évacuer ses ressortissants vers les pays frontaliers, tous membres de la coalition qui le bombarde. Depuis 2004, la guerre a fait plus de 340 000 déplacés, dont 15 % vivaient dans des camps, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies. En outre, le Yémen accueillait 246 000 réfugiés, somaliens à 95 %. Les pays du Conseil de coopération du Golfe montreront le même égoïsme que lors de l’exode syrien, c’est-à-dire : aucune place offerte aux réfugiés. Reste donc l’Europe.

On comprend mieux pourquoi l’alliance mène une guerre pour laquelle elle ne peut fixer un objectif stratégique clair : chacun de ses alliés est en conflit avec un autre. Les interventions en Irak, en Syrie, au Mali ou en Afghanistan s’apparentent au traitement de métastases ; le cancer salafiste a son foyer dans les pays du Golfe, protégés par les forces occidentales. Peut-on détruire l’OEI sans renforcer d’autres mouvements djihadistes, le régime de M. Al-Assad ou Téhéran ? La guerre sera longue et impossible à gagner, car aucun des alliés régionaux n’enverra de troupes au sol, ce qui risquerait de menacer ses propres intérêts.

La stratégie occidentale fondée sur les bombardements et la formation de combattants locaux a échoué en Syrie et en Irak comme en Afghanistan. Européens et Américains poursuivent des objectifs qui ignorent les mécanismes des crises internes au monde arabo-musulman. Plus l’engagement militaire s’accentuera, plus le risque terroriste augmentera, avant l’affrontement prévisible et ravageur qui devrait finir par opposer l’OEI à l’Arabie saoudite. Est-ce « notre » guerre ?

Pierre Conesa

* Maître de conférences à Sciences Po Paris, ancien haut fonctionnaire au ministère de la défense. Auteur du rapport « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? », décembre 2014, et du Guide du petit djihadiste, à paraître en janvier 2016 aux éditions Fayard.

(1) Lire Akram Belkaïd, « Une obsession dans le monde arabe », dossier « Vous avez dit “complot” ? », Le Monde diplomatique, juin 2015.

(2) Lire Allan Kaval, « Les Kurdes, combien de divisions ? », Le Monde diplomatique, novembre 2014.

(3) Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, cité par Le Monde, 25 juin 2014.

(4) Décompte établi par le site Iraq Body Count

(5) Selon l’organisation Human Rights Watch, citée par Reuters, 20 novembre 2015.

(6) « Arabie saoudite : un jeune de 21 ans risque la décapitation », Amnesty International France, 24 septembre 2015.

(7) Selon le ministère de la défense, l’opération mobilise 3 500 hommes, 38 avions de combat et divers moyens de logistique et de protection. « “Chammal” : point de situation au 19 novembre », Ministère de la défense.

(8) « Des religieux saoudiens appellent au jihad contre Assad et ses alliés », L’Orient Le Jour, Beyrouth, 6 octobre 2015.

Source : Le Monde Diplomatique Decembre 2015
Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Moyen-Orient, rubrique  UE, Turquie, rubrique Politique  Politique de l’immigration, rubrique Méditerrranée,

Quand Poutine siffle la fin de la partie

Vladimir Poutine, le 15 mars 2016 à Moscou. Maxim Shipenkov/ AFP

Vladimir Poutine, le 15 mars 2016 à Moscou. Maxim Shipenkov/ AFP

Il se retire aussi brutalement qu’il était intervenu, sans crier gare, menaçant de bouleverser la nouvelle donne pourtant par lui créée le 30 septembre 2015. Mission accomplie ? Cela ne serait pas sans rappeler fâcheusement la banderole déployée à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln un certain 1er mai 2003 par un George W. Bush ivre de sa victoire, croyait-il, en Irak.

Depuis l’annonce faite à Moscou avant-hier lundi, les chancelleries de par le monde et les salles de rédaction bruissent de suppositions allant des plus farfelues aux plus mesurées. Dans la liste non exhaustive, on retrouve ainsi une foultitude d’analyses propres à donner le vertige. Le camarade Vladimir Vladimirovitch, nous dit-on, serait rassuré sur le sort de Bachar el-Assad, désormais rétabli dans son fauteuil hier encore branlant (on dit merci qui ?) ; il s’agirait d’une traduction de l’inquiétude du Kremlin face à la dégringolade de l’économie (coût de l’engagement sur les bords du Barada : 3 millions de dollars par jour); d’un coup de pouce donné aux négociations de Genève, fruit d’une partition à quatre mains interprétée sans à-coups – pour l’instant du moins – par les Américains et les Russes ; donc, par voie de conséquence, d’un rappel à l’ordre adressé à Damas où, samedi dernier, Walid Moallem s’imaginait en mesure de définir la ligne rouge à ne pas dépasser.

Pour peu que l’on veuille se reporter aux lectures faites il y a vingt-deux semaines, il est loisible de constater que, oui, le Kremlin est parvenu à faire entendre sa voix dans la cacophonie qui peu à peu s’installait dans la région, avec un Barack Obama toujours en proie à ses doutes, un Daech en pleine indigestion de territoires engloutis à une allure stupéfiante, des oppositions réduites à de ridicules crêpages de chignon alors même que l’ours alaouite gardait presque intacte sa peau, que Recep Tayyip Erdogan prenait des postures de nouveau sultan d’un empire même pas naissant et que le régime saoudien croyait voir se dessiner les contours d’une Syrie enfin débarrassée du dernier tyran de la région. Avouons que cela commençait à faire désordre.

À Damas, on semble avoir opté pour une inhabituelle souplesse. La décision (du retrait) a été prise en coordination avec nous, a cru pouvoir rappeler l’inénarrable ministre de l’Information, Omran el-Zohbi, tandis que sur les bords du lac Léman où il dirige la délégation de son pays aux pourparlers, Bachar el-Jaafari qualifiait de « positive et constructive » la décision russe.

Presque au même moment, Moscou jugeait indispensable d’apporter quelques retouches après la décision prise lundi. Nous allons maintenir sur place nos systèmes de défense antiaérienne les plus modernes afin d’assurer la protection efficace du contingent appelé à rester en Syrie, affirmait Serguei Ivanov, chef de l’administration présidentielle, dans une claire allusion à la batterie de missiles sol-air S-400 extrêmement sophistiquée installée dans la région de Lattaquié après l’incident dans lequel des chasseurs de la base d’Inçirlik avaient abattu un appareil SU-24M qui s’était aventuré dans l’espace aérien turc. Grâce à ces engins de mort d’une portée de 400 kilomètres, la Russie contrôle maintenant une zone aérienne englobant, outre la Syrie, le Liban, Chypre et bien entendu Israël.

Les états-majors occidentaux savent pertinemment que, retrait ou pas, l’artillerie et l’aviation russes sont en mesure à tout moment de reprendre leurs pilonnages des zones contrôlées par les ennemis du régime. Elles disposent pour cela d’une base aérienne à Hmeimine et d’un centre naval à Tartous, dans le Nord-Ouest.

Ces dernières installations sont classifiées de « point d’appui matériel et technique ». La machine de guerre russe peut compter en outre sur les bâtiments de sa flottille basée en mer Caspienne qui a fait ses preuves il y a plus de quatre mois, quand quatre de ses navires ont tiré avec une précision stupéfiante 26 missiles Kalibr-NK, qui ont détruit 11 cibles ennemis.

Histoire de prouver qu’elle peut être d’un redoutable sens de l’organisation lors d’un déploiement tout autant que lors d’un retrait, l’intendance russe a entrepris dès mardi de rapatrier la majeure partie de l’armement installé en territoire syrien. À cet effet, les gros transporteurs Iliouchine 76 et Tupolev-154 ont été mis à contribution pour retirer ces forteresses volantes du XXIe siècle que sont les bombardiers SU-34. Le reste devrait suivre avec la même célérité et la même efficacité, deux qualités qui ont suscité l’étonnement d’un Pentagone surpris de constater à quelle vitesse la machine de guerre russe s’est adaptée aux nécessités de l’ère moderne.

Pendant que quelqu’un doit réfléchir, en ces heures, sur le malheur qu’il y a à se retrouver entre les épées de deux grands. C’est Bachar el-Assad.

Christian Merville

Source L’Orient du Jour 16/03/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Moyen Orient, Syrie, rubrique Russie, On line Guerre en Syrie, an V : Pour quoi, pour qui et comment ?)

«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Par,Gilles Kepel*

Le succès du slogan «Islamisation de la radicalité» et le refus des chercheurs, par peur d’être soupçonnés d’islamophobie, d’analyser la spécificité du jihadisme confortent la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle.

 

L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman – la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la «radicalisation» et l’enclume de «l’islamophobie», il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.

«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même «radicalité», hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de «L’islamisation de la radicalité», connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle – toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – «péché et interdit». On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier algérien Kamel Daoud pour ses propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auxquels le même Olivier Roy vient d’apporter sa caution (1).

Le rapport que vient de publier le président du CNRS sous le titre «Recherches sur les radicalisations» participe de la même démarche. On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des «radicalisations» est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des «prénotions». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des «radicalisations» (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes – fussent-ils lointains – héritiers.

Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du «radicalisé» par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale – celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.

Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des «cellules de recrutement» sophistiquées, animées par des «leaders charismatiques» dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la «dérive sectaire» ou de la «conversion religieuse» (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au «Messie cosmo-planétaire» Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.

Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple «radicalisation – islamophobie» empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture «blanche néocoloniale» dans son rapport à l’autre – source d’une prétendue radicalité – sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des «postcolonial studies» – une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.

Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à «l’analyse des radicalisations» (la doxa triomphe rue Descartes) et aux «langues rares» (sic – l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) – relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du «califat» de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son «Appel à la résistance islamique mondiale» qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit «licite» (halal).

A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer – à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher – qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.

(1) Libération du 10 mars.

*Gilles Kepel Professeur des universités, Sciences-Po – Ecole normale supérieure (dernier ouvrage paru : «Terreur dans l’Hexagone, genèse du djihad français», éd. Gallimard, 2015, 352 pp., 21 €) et Bernard Rougier, Professeur des universités Sorbonne-Nouvelle

Source Libération : 14/03/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Revue de presse, rubrique Science, Sciences humaines, rubtique Politique  Politique de l’immigration, Politique Internationale, Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient, rubrique Méditerrranée, rubrique Moyens Orient, Syrie, rubrique Rencontre, Gilles Kepel,

Qu’est-ce qui oppose les sunnites et les chiites ?

Chiite et Sunnite dans le monde musulman

Chiite et Sunnite dans le monde musulman

La rupture par l’Arabie saoudite de ses relations diplomatiques avec l’Iran, dimanche 3 janvier, a creusé la cassure confessionnelle entre chiites et sunnites au Moyen-Orient. Cette montée des tensions entre les deux puissances rivales de la région est trop rapidement réduite à un conflit confessionnel entre sunnites et chiites. Pour y voir plus clair, voici un résumé de ce qui lie, différencie et oppose ces deux grandes familles de l’islam.

Une division historique

La division entre sunnisme et chiisme est historiquement le fruit d’un conflit de succession, après la mort du prophète, en 632 à Médine, dans l’actuelle Arabie saoudite. Les compagnons du prophète choisissent l’un d’entre eux, Abou Bakr, en conclave selon la tradition tribale. Selon les chiites, le pouvoir légitime revenait en droit aux descendants directs du prophète, par sa fille Fatima et son gendre Ali. Ecarté du pouvoir, ce dernier deviendra, vingt-cinq ans plus tard, le quatrième calife. Son règne, contesté par Mouawiya, un proche du troisième calife, Osman, assassiné, se termine dans la confusion et il meurt tué par d’anciens partisans devenus dissidents, les kharidjites.

Hussein, le fils d’Ali, qui se soulève contre l’autorité du calife Mouawiya, installé à Damas, sera tué lors de la bataille de Kerbala, en 680. Les chiites révèrent Ali, ses descendants et successeurs comme les « douze imams », persécutés, qui servent d’intermédiaires entre les croyants et Dieu. L’islam sunnite, lui, se voit comme la continuité des premiers califes de l’islam, qui ont conservé intacts et fait observer les commandements de Mahomet.

Une différence de doctrine

Le sunnisme, qui rassemble environ 85 % des musulmans, tend à se définir par opposition aux sectes qui ont parcouru l’histoire de l’islam, en premier lieu le chiisme, et revendique un idéal de consensus. Il se veut fidèle aux origines et pur d’influences étrangères, bien qu’il comprenne une grande variété d’interprétations et de traditions.

Il se définit par l’acceptation du Coran, parole de Dieu, et des enseignements et exemples donnés par le prophète, transmis sous forme de récits et d’informations (« ?adith » et « khabar »). Il opère un constant retour à ces textes.

Le chiisme partage ces sources fondamentales. Il est, lui aussi, très diversifié. Sa branche principale (« duodécimaine ») est caractérisée par le culte des douze imams et l’attente du retour du dernier d’entre eux, Al-Mahdi, « occulté » en 874 aux yeux des hommes mais toujours vivant, qui doit réapparaître à la fin des temps. En son absence, le clergé est investi d’une autorité particulière : il permet une médiation de l’autorité divine. Les religieux chiites sont structurés en une véritable hiérarchie cléricale, à la différence des oulémas (théologiens) sunnites.

Quelle répartition géographique ?

Le sunnisme est majoritaire au Maghreb et en Afrique noire, en Libye et en Egypte, en Turquie, en Arabie saoudite et dans le Golfe, en Syrie, en Afghanistan et au Pakistan, en Inde et en Indonésie. Les chiites sont majoritaires en Iran, en Irak, à Bahreïn et en Azerbaïdjan, et significativement présents au Liban, au Yémen et en Syrie, en Afghanistan, au Pakistan et en Inde.

  • Voir aussi : Carte interactive : où vivent chiites et sunnites au Moyen-Orient
  • Des rivalités exacerbées par les luttes politiques
  • Les divisions entre sunnites et chiites fluctuent à travers l’Histoire, selon les luttes politiques. Au XVIe siècle, la dynastie safavide, qui impose le chiisme en Iran, combat ainsi la Turquie ottomane, sunnite, même si la religion n’explique qu’en partie leur différend.
  • A l’époque moderne, en 1979, la révolution islamique iranienne polarise le Moyen-Orient. La volonté iranienne d’exporter sa révolution et sa politique de soutien à des groupes armés chiites, en premier lieu le Hezbollah, au Liban, mais aussi au Koweït, cristallisent les rivalités avec les pays arabes sunnites de la région, qui soutiennent Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran (1980-1988). Au même moment l’Arabie saoudite, où le wahhabisme, un courant du sunnisme ultrarigoriste et antichiite, est religion d’Etat, soutient le djihad antisoviétique en Afghanistan. Al-Qaida s’y forgera.En 2003, l’invasion américaine de l’Irak déclenche une guerre civile entre chiites et sunnites irakiens. La branche irakienne d’Al-Qaida y développe un djihad spécifiquement antichiite, et forme, avec le renfort d’anciens cadres du régime de Saddam Hussein, la matrice de l’actuelle organisation Etat islamique (EI). Celle-ci profite aujourd’hui du ressentiment des populations sunnites d’Irak contre le gouvernement dominé par les partis chiites, et sous influence iranienne. L’EI a par ailleurs mené des attentats terroristes contre des communautés chiites loin de ses lignes de front d’Irak et de Syrie, jusqu’en Arabie saoudite, au Koweït, au Yémen et au Liban.

    En 2011, dans la foulée des « printemps arabes », la Syrie bascule dans la guerre civile. La répression du régime, tenu par la minorité alaouite (une branche du chiisme) à laquelle appartient la famille Assad, a favorisé la montée en puissance d’un extrémisme sunnite, communauté dont est issue la quasi-totalité de la rébellion anti-Assad. Par la suite, le régime a libéré des prisonniers djihadistes sunnites, dont certains ont rejoint l’EI, le Front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaida) et des groupes radicaux, afin de diviser et discréditer l’opposition comme la rébellion.

  • Une rivalité mise en scène par l’Iran et l’Arabie saoudite
  • Le conflit syrien est devenu un terrain d’affrontement, par alliés interposés, entre l’Iran, dont les forces et les milices chiites internationales (Liban, Irak, Afghanistan) combattent aux côtés des troupes régulières et de la Russie, et les puissances sunnites que sont l’Arabie saoudite, la Turquie et les monarchies du Golfe, qui appuient des groupes rebelles.

    Arrivé au pouvoir en janvier 2015 en Arabie saoudite, le roi Salmane a adopté une stratégie agressive pour contrer l’influence iranienne au Moyen-Orient. Ce raidissement s’est matérialisé par l’entrée en guerre de l’Arabie saoudite au Yémen, en mars 2015. Le royaume saoudien, qui a formé une coalition de neuf pays arabes sunnites, cherchait à empêcher la rébellion des houthistes, de confession zaïdite (une branche du chiisme), alliés à l’Iran, de s’emparer de son voisin du Sud.

  • Louis Imbert

Source : Le Monde.fr 08/01/2016

Afrique de l’Ouest : la boucle ferroviaire de Bolloré est-elle en train de dérailler ?

En août, une concession de construction et d'exploitation a été signée entre le Bénin, le Niger et le groupe Bolloré. © Erwann Benezet/MAXAPP
La justice béninoise a ordonné l’arrêt des travaux du chemin de fer ouest-africain réalisé par Bolloré et une procédure arbitrale internationale a été lancée. Derrière cette offensive, deux groupes qui s’estiment lésés.

Le risque planait sur la boucle ferroviaire que le groupe Bolloré construit en Afrique de l’Ouest. En moins de deux semaines, il a pris forme. Le 5 novembre, l’avocat parisien Jean-Georges Betto a envoyé à la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale, le plus important tribunal arbitral au monde, une demande d’ouverture d’une procédure contre le Bénin et le Niger pour le compte de son client, le bureau d’étude français Geftarail, et de sa filiale basée au Niger, Africarail. « L’objectif est clair : faire stopper les travaux car leur poursuite aggrave le préjudice », explique un proche.

Deux semaines plus tard, le 19 novembre, la cour d’appel de Cotonou imposait, dans le cadre d’une procédure lancée par le groupe Petrolin de Samuel Dossou-Aworet, « la cessation par Bolloré Africa Logistics de tous travaux entrepris sur le site de l’OCBN [Organisation commune Bénin-Niger des chemins de fer et des transports] à Cotonou » et ordonnait « tant à l’État béninois qu’à Bolloré Africa Logistics de s’abstenir de tous travaux sur les composantes du projet « Épine dorsale » [programme de développement des infrastructures du Bénin] également ».

Droits

Geftarail comme Samuel Dossou-Aworet revendiquent des droits sur le chantier de construction et de rénovation de la ligne de chemin de fer reliant les capitales béninoise et nigérienne.

Lancé en avril 2014 par le groupe Bolloré sans la moindre autorisation juridique, celui-ci a depuis été formalisé par une concession en bonne et due forme, signée le 13 août 2015 par les deux États africains et le groupe français.

Mais Geftarail met en avant un protocole d’accord signé en janvier 1999 avec le Bénin, le Niger et le Burkina, rejoints en août 2000 par le Togo. Ce document lui donne notamment, selon le préambule des statuts de la société concessionnaire Africarail, créée en 2002 par les États concernés et Geftarail, le « droit de construire et d’exploiter les ouvrages d’art et les infrastructures ferroviaires sur l’axe Kaya (Burkina) – Niamey (Niger) – Parakou (Bénin) – Aného (Togo) – Ouidah (Bénin) ».

Samuel Dossou, de son côté, estime détenir également des droits sur la ligne développée par le groupe Bolloré, à la fois via le programme « Épine dorsale » mais aussi via une notification d’attribution provisoire de concession accordée (en 2010) par le Bénin et le Niger dans le cadre de la privatisation de l’OCBN.

Côté nigérien, près de 140 kilomètres de rail ont été construits

Retournement brutal

Joint par Jeune Afrique, Ange Mancini, conseiller de Vincent Bolloré, a réagi à la sentence de la cour d’appel de Cotonou en concédant que le groupe français « arrêtera les travaux dès que la décision nous aura été signifiée ».

Chargé du dossier de la boucle ferroviaire, il explique : « nous n’allons pas nous mettre en situation de risque juridique », même si « nous sommes surpris par ce retournement brutal, avec un arrêt qui dit l’exact inverse de ce qui avait été dit en première instance, un an plus tôt ».

Côté nigérien, près de 140 kilomètres de rail ont été construits. Mais l’OCBN appartenant à la fois au Bénin et au Niger, difficile de penser que cette partie-là du chantier ne sera pas également affectée. Niamey, Cotonou, Bolloré et leurs conseils ont-ils sous-estimé le risque juridique entourant les négociations ?

« Non, nous étions conscients de ces dossiers », explique Amadou Boubacar Cissé, ministre du Plan du Niger jusqu’en septembre dernier, impliqué de longue date dans le projet de boucle ferroviaire. « Mais la conclusion était que cela n’affecterait pas la mise en œuvre du projet », explique celui qui est désormais dans l’opposition et qui dénonçait encore récemment sur le site de Jeune Afrique les accords « déséquilibrés » signés avec Bolloré.

Dossier vide

Les deux États africains ont été accompagnés juridiquement par un prestigieux cabinet international, grâce à un financement de la Facilité africaine de soutien juridique (ALSF) de la Banque africaine de développement. Et Hogan Lovells n’a jamais semblé très inquiet. « Ils ont longtemps pensé que Michel Bosio, l’expert ferroviaire fondateur de Geftarail, n’irait pas jusqu’à l’arbitrage, considérant que son dossier juridique était vide et que les États lui avaient simplement demandé de réaliser une étude de projet et un accompagnement dans le montage financier », explique une source bien informée.

« Le cas Dossou les a davantage inquiétés, mais ils ont tout de même jugé que l’adjudication provisoire dont disposait l’homme d’affaires béninois pouvait légalement être cassée à tout moment et que le projet « Épine dorsale » était un contrat léonin. »

Samuel Dossou-Aworet a entamé sa procédure au Bénin dès début 2014. À ses côtés, l’avocat parisien Stéphane Brabant, rejoint depuis peu par William Bourdon, a travaillé à une conciliation (qui a échoué).

Ayant pour principal objectif, selon ses conseils, la qualité de la réalisation de la boucle ferroviaire, Michel Bosio a quant à lui longtemps privilégié la discussion, avant d’entamer, via son ami Michel Rocard une bataille médiatique en septembre dernier. « Bolloré a trop joué la carte politique, celle des présidents, estime un familier du dossier. Cela se retourne aujourd’hui contre lui. » Toutefois, le groupe s’est en partie couvert. « Tout ce qui est antérieur à la concession de 2015, les États se sont engagés à en faire leur affaire », rappelle Ange Mancini.

Compliquée

Pour le groupe français, la situation semble toutefois très compliquée. Selon Reuters, il a mandaté des banques pour travailler sur une introduction en Bourse de son réseau ferroviaire en Afrique, avec l’objectif de lever une partie des 2,5 milliards d’euros nécessaires au chantier. Mais les décisions de la cour d’appel de Cotonou et la procédure d’arbitrage en cours devraient lui compliquer la tâche, les autorités de surveillance des marchés étant peu enclines à accorder des visas alors que des doutes juridiques subsistent.

Par ailleurs, si le groupe français a signé en août une concession allant de Cotonou à Niamey, la partie allant de Niamey au Burkina Faso n’est toujours pas attribuée et fait partie du périmètre réclamé par Geftarail. Enfin, la concession des chemins de fer détenue par Bolloré via sa filiale Sitarail en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso n’a toujours pas été renouvelée.

« Samuel Dossou comme Michel Bosio ne souhaitent pas que le groupe Bolloré soit exclu du projet, il y a donc une marge de négociation possible », estime un avocat. Ange Mancini répète que la porte reste ouverte : « Vingt pour cent de la société concessionnaire doivent être attribués à des nationaux, nous prendrons les noms qui nous seront soumis par les États. » Pas certain que cela suffise à calmer les tensions.


Samuel Dosso-Aworet, du pétrole aux infrastructures

L’homme d’affaires béninois de 71 ans vient de remporter une bataille judiciaire contre Bolloré. Si c’est dans le négoce du pétrole, notamment au Gabon, que ce proche de l’ancien président Omar Bongo Ondimba a fait fortune, il est aujourd’hui davantage consultant et investisseur.

Son groupe Petrolin, présent dans treize pays africains, revendique un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard de dollars en 2013 (726 millions d’euros), et se diversifie dans les infrastructures.

Source Jeune Afrique 09/12/2015
Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Afrique, Congo Brazzaville, rubrique Politique, Affaire,