« Infox » au Brésil : comment les fausses informations ont inondé WhatsApp

d67cd65_cjk-ERRFAZph2qZYZdl9mZYmLe scrutin présidentiel brésilien est un exemple inédit de propagation de « fake news » et de propagande politique sur l’application de messagerie appartenant à Facebook.

S’il fallait une preuve finale que la désinformation et la propagande politique peuvent se propager à travers l’application WhatsApp, les élections présidentielles brésiliennes en ont offert un exemple inquiétant. Le second tour du scrutin est prévu dimanche 28 octobre et oppose Fernando Haddad (Parti des travailleurs – PT, à gauche) et Jair Bolsonaro (Parti social libéral – PSL, extrême droite).

Depuis des semaines, le rôle et l’influence de WhatsApp font partie des thématiques de campagne, alors que des millions de messages à teneur politique circulent dans les poches des électeurs à travers cette messagerie appartenant à Facebook depuis 2014.

« Des centaines de millions de messages »

Au point où, le 18 octobre, la gauche brésilienne a demandé l’ouverture d’une enquête auprès du Tribunal supérieur électoral brésilien. Le Parti des travailleurs et ses alliés suspectent leurs adversaires politiques d’avoir orchestré une campagne de désinformation à l’encontre de Fernando Haddad et du PT, à travers des messages envoyés sur WhatsApp.

Une multitude de groupes

En quelques années, WhatsApp a largement dépassé son cadre initial de « messagerie privée » et est devenue une solution de communication publique majeure. Cela s’est traduit par une utilisation intensive de l’application à des fins de communication politique lors de l’élection présidentielle. Bien sûr, elle n’a pas remplacé les autres réseaux sociaux : le candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, a bien construit une bonne partie de sa communication sur Facebook, YouTube, Instagram et Twitter, où il cumule près de 17 millions d’abonnés.

Cette demande a eu lieu au lendemain des révélations du quotidien Folha de S. Paulo, selon lesquelles quatre services spécialisés dans l’envoi de messages en masse sur WhatsApp (Quick Mobile, Yacows, Croc Services, SMS Market) ont signé des contrats de plusieurs millions de dollars avec des entreprises soutenant la campagne de Jair Bolsonaro. Ces services spécialisés sont capables d’envoyer « des centaines de millions de messages » par WhatsApp, indique le quotidien. La diffusion de tels messages est de nature à être épinglé par la loi brésilienne. « Le financement de campagne électorale par des entreprises privées est illégal. Il est question de fraude », a réagi un membre du PT.

Un autre usage illégal de WhatsApp proviendrait du fait qu’un parti politique ne peut, au Brésil, envoyer des messages qu’aux personnes recensées dans ses bases de données de sympathisants. Or, les entreprises spécialisées citées par le Folha de S. Paulo proposaient également des forfaits d’envois de messages à des listes d’utilisateurs WhatsApp qu’elles fournissaient elles-mêmes, et dont l’origine reste incertaine. Le quotidien évoque des listes de numéros obtenues « illégalement à travers des compagnies téléphoniques, ou de recouvrement de dettes ».

En réaction aux révélations du Folha de S. Paulo, WhatsApp a fermé « 100 000 comptes utilisateurs » associés aux quatre entreprises concernées, et leur a demandé de ne plus envoyer de messages en masse de la sorte.

Une application qui a remplacé les e-mails

Autant de chiffres donne le tournis. Du point de vue des utilisateurs français, un tel usage de WhatsApp à des fins de propagande électorale massive peut surprendre, alors qu’ils sont plus souvent habitués aux conversations privées, aux groupes rassemblant des collègues ou des membres de leur famille.

L’utilisation de WhatsApp est bien différente au Brésil, tant la messagerie y est populaire. En mai 2017, il s’agissait du deuxième pays le plus utilisateur de WhatsApp au monde, derrière l’Inde : 120 millions de personnes avaient alors un compte actif, sur 210 millions de Brésiliens.

« L’application est utilisée par tous les secteurs de la société. Elle a complètement remplacé les e-mails », commente Claire Wardle, directrice exécutive chez First Draft. Ces derniers mois, cette association internationale de journalistes et de chercheurs a travaillé au Brésil dans le cadre du projet collaboratif Comprova, qui collecte et dément les fausses informations qui circulent sur WhatsApp.

En 2016, une étude du Harvard Business Review indiquait que 96 % des Brésiliens ayant un smartphone utilisaient WhatsApp en priorité pour envoyer des messages. Dans un pays où les SMS coûtaient très chers, le succès de l’application, légère, rapide, et fonctionnant sur tous les modèles de smartphones, a tenu à la possibilité de s’envoyer des messages par un réseau Wi-Fi ou 3G.

Mais cela s’explique aussi par une politique agressive de la part de Facebook pour s’imposer dans les smartphones au Brésil, selon Yasodara Cordova, chercheuse en désinformation numérique à l’université d’Harvard, qui a écrit sur le sujet dans The Intercept. « 60 % des Brésiliens utilisent des forfaits prépayés, avec des limitations, mais dans lequel ils ont un accès gratuit permanent à WhatsApp et à Facebook grâce aux accords passés entre Facebook et des sociétés téléphoniques », explique-t-elle au Monde.

Sur WhatsApp, en revanche, une diffusion « verticale » de l’information depuis un compte amiral comme sur Facebook ou YouTube est impossible. Le fonctionnement de l’application n’autorise que des conversations de groupes de 256 personnes maximum : il empêche le développement de fils de discussion géants, et alimentés par des administrateurs WhatsApp qui disposeraient d’audiences considérables.

Résultat : la circulation de l’information sur WhatsApp est extrêmement fragmentée au travers des multitudes de groupes. « Les équipes de campagne ont été très fortes pour créer de multiples groupes de 256 utilisateurs, qui diffusent du contenu identique », explique Mme Wardle. La viralité d’un message ou d’une vidéo a lieu ensuite grâce au transfert de messages de groupes en groupes, que chaque utilisateur peut faire en un coup de pouce.

« La taille moyenne d’un groupe WhatsApp au Brésil est de six personnes, continue Claire Wardle. En ce qui concerne les fausses informations que nous repérons, elles circulent dans tout type de groupes. Elles peuvent partir d’un grand groupe, puis se transmettent de groupes de plus en plus petits, par l’action de chaque utilisateur, avec des transferts de messages. Elles atterrissent finalement dans des groupes WhatsApp vraiment petits, mais où les gens se font vraiment confiance. »

Un fonctionnement qui rappelle le principe de transfert de messages par e-mail, appliqué à l’écosystème de WhatsApp. Selon El Pais, qui reprend l’article de chercheurs ayant étudié pendant des mois le phénomène de viralité dans quatre-vingt-dix groupes, les techniques pour diffuser au maximum des messages sont bien rodées : des militants organisent le partage de messages, ou ciblent des régions précises du pays en étudiant les préfixes téléphoniques.

L’Agence France-Presse donne l’exemple d’un partisan de Jair Bolsonaro qui disait recevoir environ 500 messages WhatsApp par jour, pour et contre les deux candidats du second tour. « Cela ne fait pas de différence pour moi, a-t-il expliqué. Mais ma mère a reçu un message disant que Bolsonaro supprimerait le treizième mois et elle l’a cru. »

Le phénomène est global, et a concerné tous les camps politiques brésiliens pendant la campagne, quels que soient les candidats. Dans un reportage diffusé par la BBC en septembre, une journaliste ayant étudié des « milliers de groupes WhatsApp » montre aussi l’exemple d’une rumeur mensongère sur l’état de santé du candidat d’extrême droite Bolsonaro.

Des rumeurs visuelles

« Le jour du premier tour, nous avons aussi vu sur WhatsApp des fausses informations sur le processus de vote, des gens qui expliquaient par exemple que les machines de vote étaient cassées, etc. Soit le même genre de fausses informations qu’on a vu circuler aux Etats-Unis en 2016 », explique Claire Wardle, de First Draft.

En tout, depuis le mois de juin, la cinquantaine de journalistes réunis dans le projet Comprova a recensé plus de 60 000 messages signalés directement par des utilisateurs de WhatsApp, auxquels les journalistes ont répondu, tant bien que mal. Dans le New York Times, les responsables de Comprova disent aussi avoir recensé « 100 000 images à caractère politique » dans 347 groupes WhatsApp les plus populaires qu’ils ont pu intégrer grâce à des liens d’invitation.

Parmi les cinquante images les plus virales au sein de ces groupes, 56 % d’entre elles sont de fausses informations ou présentent des faits trompeurs, selon eux. « Les fausses informations sur WhatsApp sont plus visuelles qu’ailleurs : il y a beaucoup de mèmes, qui appuient sur des réactions émotionnelles autour de sujets comme l’immigration, les crimes, ou les croyances religieuses, pour créer des tensions », confirme Mme Wardle.

Ceci alors que l’utilisation de WhatsApp se fait principalement sur un écran de téléphone, et que le contexte accompagnant la photo et la vidéo, de même que son origine, sont rarement présents. Application conçue avant tout pour smartphone, WhatsApp favorise la diffusion de messages vidéo enregistrés en mode selfie, où l’on écoute une personne parler, sans avoir de titre de la vidéo, d’informations sur son origine, son nombre de vues, ou même l’identité de l’interlocuteur.

Rumeur sur l’« idéologie de genre »

Parmi les nombreuses rumeurs recensées par Claire Gatinois, correspondante du Monde au Brésil, celle du « kit gay » que Fernando Haddad, le candidat du PT, voudrait généraliser dans les écoles pour enseigner l’homosexualité au primaire. Une fausse intention, comme l’explique El Pais, mais régulièrement diffusée par les soutiens de Jair Bolsonaro.

Un utilisateur de WhatsApp au Brésil a pu ainsi recevoir, au gré des partages de groupes en groupes, un tract électoral dénonçant l’« idéologie de genre » dans les écoles, avec la photographie du candidat Haddad. Comme si on lui donnait ce tract dans la rue sans davantage d’explications.

Pour des informations supplémentaires ou du contexte, il devra se rendre sur un navigateur Internet et chercher lui-même ce qu’il en est. Ce que ne favorise pas WhatsApp. « L’application n’a pas été conçue au départ pour diffuser de l’information avec une telle ampleur. C’est avant tout une messagerie privée », abonde la chercheuse d’Harvard, Yasodara Cordova.

Elle explique que « la présentation d’une fausse information sur WhatsApp est souvent différente » d’autres plates-formes, citant une rumeur de bourrage d’urnes électroniques démentie par les fact-checkeurs de Comprova. Alors que le post Facebook dénonçant la supposée tricherie est accompagné de vidéos, la version WhatsApp de la rumeur ne fait, elle, que reprendre le texte annonçant « des urnes déjà achetées pour l’élection de 2018 ».

Des messages impossibles à identifier et réguler

Face à ce phénomène, la réponse de Facebook et WhatsApp est pour le moins timorée. Si Facebook mène la guerre aux infox sur son réseau social depuis l’élection présidentielle américaine de 2016 (notamment en participant au financement de projets de « fact-checking » comme Comprova), il ne peut appliquer ses mesures habituelles de tentatives d’endiguement sur WhatsApp.

La raison avant tout technique. L’une des fonctionnalités clés de WhatsApp est son chiffrement de bout en bout, qui empêche WhatsApp, ou n’importe quel service tiers connecté à l’application, de lire ou de rechercher le contenu des messages échangés par l’application, groupes inclus. Ce chiffrement robuste fait de WhatsApp l’une des applications grand public les plus respectueuses des communications privée des utilisateurs. Mais il rend aussi impossible toute régulation, observation centralisée ou modération des phénomènes problématiques. Ce que Mark Zuckerberg lui-même a reconnu être un problème « difficile ».

Il est impossible, par exemple, d’entraîner un logiciel d’intelligence artificielle à détecter automatiquement des messages problématiques ou violant les règles d’utilisation de la plate-forme, comme ce qui existe sur Facebook. Concernant les fausses informations, les mesures prises par Facebook depuis 2016 (signalement par les utilisateurs, modération et contexte plus clair des publicités politiques, liens fournis par des fact-checkeurs capables de repérer une fausse information) ne pourront s’appliquer à WhatsApp. De même que les lois promulguées par des Etats pour contrer la désinformation en période électorale.

Les travers du chiffrement

Le chiffrement rend également impossible de retrouver l’origine ou les auteurs d’une fausse information. « WhatsApp a un système de détection de spams, qui détecte des comportements inhabituels. Mais ils devraient faire plus : par exemple, limiter le nombre de groupes qu’un seul numéro WhatsApp peut créer, ou limiter le nombre de fois où un message peut être transféré », avance Claire Wardle, qui travaille avec le projet Comprova.

Les responsables de Comprova vont plus loin. Dans une tribune publiée dans le New York Times, ils demandent à WhatsApp de « changer ses réglages » en termes de transfert de messages ou de nombre de personnes présentes dans des groupes de discussion. Ce à quoi WhatsApp a répondu qu’il n’était pas possible d’appliquer ces changements avant la fin de l’élection.

L’une des seules mises à jour récente de l’application a été introduite en juillet, avec la généralisation d’un système marquant comme « transféré » les messages envoyés provenant d’une autre discussion. La fonctionnalité avait été testée auparavant au Brésil et en Inde, un autre pays dans lesquels la propagation de rumeurs et de fausses informations a des effets parfois gravissimes. Début 2018, sur WhatsApp, une vingtaine de personnes ont été lynchées en Inde à la suite de rumeurs sur des enlèvements.

Michaël Szadkowski

Source : Le Monde 25/10/2018

Le budget italien tourne à la confrontation

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Déjà-vu. Tout est en place pour que le débat européen sur le budget italien tourne à la confrontation cette semaine. Les principaux responsables européens ont déjà repoussé le projet budgétaire italien, qui prévoit un déficit budgétaire de 2,4 % en 2019. Au nom des traités bien sûr. En réponse, le leader de la Ligue Matteo Salvini se dit prêt à en découdre avec les autorités « illégitimes » européennes.

Comme d’habitude, les marchés financiers se sont invités dans le débat. Moody’s a dégradé vendredi la note de la dette italienne. S&P doit rendre son verdict dans la semaine. La différence entre les taux italiens et les taux allemands, le spread, se creuse. À 400 points, il sera difficile de tenir, a reconnu le gouvernement italien. Nous en sommes à plus de 300. Secrètement, des responsables européens espèrent que les marchés financiers obligeront Rome à rentrer dans le rang. Comme lors de la crise grecque.

Tout cela a un air de déjà-vu, trop vu. Le même engrenage que durant la crise de l’euro semble se mettre en place, avec à nouveau le monde financier en arbitre. Sauf que la période n’est plus la même, que l’Italie n’est pas la Grèce.

Le débat budgétaire italien est la résultante de la gestion calamiteuse de dix ans de crise par les instances européennes. Pendant ces années, l’Italie s’est conformée aux règles européennes (austérité, surplus budgétaire, réformes) pour un résultat accablant : l’économie stagne, le pays se désindustrialise, le chômage est au plus haut.

L’arrivée de l’extrême droite italienne au pouvoir est le fruit de cette politique. Et Matteo Salvini a en main une arme de dissuasion massive : son pays est la troisième puissance économique européenne. Le moindre signal de crise, que ce soit sur sa dette ou sur ses banques, toujours malades, aurait des répercussions dans toute la zone euro.

Par habitude, par dogmatisme, les instances européennes sont tentées de réagir comme elles l’ont toujours fait, en essayant de faire plier le gouvernement italien, en mettant les vrais problèmes sous le tapis. Mais, cette fois, c’est différent. Au moindre faux pas face à Rome, tout peut déraper et créer une situation incontrôlable.

Martine Orange

Source : Médiapart 22/10/2018

Voir aussi Rubrique UE, Italie, On Line, L’UE exige que l’Italie revoie son projet de budget,

Le droit des femmes à l’égalité dans l’héritage affole le Maghreb

Marche pour l'égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Marche pour l’égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Selon une interprétation littérale du Coran, les hommes se taillent la part du lion en matière d’héritage, au détriment des femmes. Depuis des décennies, le combat pour l’égalité successorale divise les sociétés musulmanes. Le président tunisien promet une loi très rapidement, déclenchant un tollé dans les rangs conservateurs au-delà de la Tunisie. Tour d’horizon des résistances au Maghreb.

a Tunisie va-t-elle encore une fois marquer l’Histoire et prouver qu’elle est à l’avant-garde des droits des femmes, comme aucun autre pays du monde arabo-musulman ? Son président, le nonagénaire Béji Caïd Essebsi, dont le mandat s’achève fin 2019, veut faire sauter l’inégalité entre les sexes devant l’héritage. Il a demandé aux parlementaires de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de légiférer au plus vite pour une égalité successorale entre femmes et hommes de même degré de parenté. Le projet de loi doit être présenté cet automne au Parlement.

C’est osé, tant le sujet est hautement inflammable, tant les oppositions et les conservatismes sont forts au sein de la société tunisienne, comme dans toutes les sociétés musulmanes du Maghreb et au-delà. Et ce n’est pas acquis, même dans le « laboratoire de la démocratie », comme l’Occident aime à désigner désormais la Tunisie depuis la chute du dictateur Ben Ali en 2011, ce petit pays coincé entre l’Algérie et la Libye, qui en dépit d’un Parlement dominé par un parti islamiste (Ennahda), a su débarrasser globalement sa constitution de la référence à l’islam.

Il faut encore que le texte soit voté par un Parlement imprévisible, cacophonique, déjà très en retard sur de nombreux projets de loi, miné par l’absentéisme et les clivages entre modernistes et conservateurs, mais aussi entre membres d’une même famille politique, à l’instar du parti présidentiel Nidaa Tounes, ébranlé par des luttes internes de pouvoir.

Béji Caïd Essebsi, qui avait l’an dernier abrogé la circulaire de 1973 interdisant aux Tunisiennes d’épouser un non-musulman, poursuit sa lancée dans les pas modernistes et sécularistes de Habib Bourguiba, le pionnier de l’émancipation féminine en 1956, avec la réforme du code du statut personnel abolissant notamment la polygamie, la répudiation, le mariage avant 18 ans… Il va même plus loin que « le père de la nation » en s’attaquant à une inégalité reposant sur le Coran, le Sacré. La loi actuelle, qui prévoit qu’une femme hérite moitié moins qu’un homme du même rang de parenté, s’appuie sur le droit islamique. « Au fils, une part équivalente à celle de deux filles », consacre le Coran (sourate 4, verset 11).

Conscient du feu qu’il allume et pour ménager les plus rétrogrades, le chef de l’État tunisien propose de faire de l’égalité la règle par défaut et de l’inégalité, une dérogation, une exception. Il laisse la possibilité à ceux qui refusent que leurs filles héritent autant que leurs fils de le matérialiser de leur vivant par testament chez un huissier-notaire. Il suit ainsi les recommandations de la Commission pour les libertés individuelles et l’égalité, la Colibe, qui regroupe une dizaine d’islamologues, juristes et intellectuels de différentes sensibilités.

Chargée en 2017 de recenser les dispositions contraires aux principes de liberté et d’égalité consacrées par la Constitution de 2014, et de proposer des solutions pour les amender, la Colibe subit les foudres des milieux conservateurs depuis qu’elle a publié son rapport le 12 juin dernier. Elle y propose d’instaurer l’égalité devant l’héritage mais aussi de dépénaliser l’homosexualité ou de supprimer au moins les peines de prison, d’abolir la peine de mort, la dot, etc.

Deux jours avant l’annonce du président Essebsi, le 13 août dernier, lors de la « fête de la femme », jour férié en Tunisie qui célèbre la promulgation du code du statut personnel en 1956, plus de 5 000 personnes, emmenées par des associations religieuses, ont manifesté devant le Parlement tunisien contre les propositions de la Colibe, reprenant les plus folles rumeurs selon lesquelles la Colibe militerait pour la suppression de l’appel à la prière ou encore de la circoncision…

La première cible des attaques est la présidente de la Colibe, Bochra Belhaj Hmida. Députée indépendante et cofondatrice de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), l’une des associations féministes les plus en pointe, qu’elle a présidée de 1995 à 2001, Bochra Belhaj Hmida essuie insultes, menaces de mort et se voit diabolisée dans les prêches par de nombreux imams : « Ils pensent que je suis contre l’islam et que l’islam est contre l’égalité ! » s’indigne-t-elle auprès de Mediapart. Si « la fureur s’est un peu calmée », elle reste sous protection très rapprochée : « On veut même me rajouter des agents mais je résiste. »

Bochra Belhaj Hmida se veut « très confiante » : « On ne convaincra pas les dogmatiques, très bien organisés, qui manipulent les gens en jouant sur le sentiment religieux : “Viens manifester contre cette réforme ou tu finiras en enfer.” Mais nous pouvons l’emporter en faisant preuve de beaucoup de pédagogie. C’est le choc, la peur du changement, le “on a toujours vécu ainsi” qui paralysent. Il faut expliquer aux femmes comme aux hommes que nous avons tous intérêt à l’égalité. »

Depuis des décennies, la question de l’égalité dans l’héritage divise les sociétés musulmanes, où le religieux est un puissant marqueur identitaire, soulève les haines des plus fondamentalistes, qui voient là encore et toujours la main de l’étranger, de l’Occident. Au Maghreb, le débat va et vient, entre tabou et confusion, depuis les années 1990. Et les rares sondages continuent de donner « l’opinion publique » vent debout contre ce droit des femmes, au prétexte qu’il violerait la sunna, la loi de Dieu. Au Caire, l’initiative du président tunisien est considérée comme « une violation flagrante des préceptes de l’islam » par les autorités de la mosquée Al-Azhar, qui font référence dans le monde musulman sunnite.

Si à Tunis, défilent aujourd’hui dans les rues, les médias, les foyers, les mosquées les “pour” et les “contre”, hier, c’était au Maroc. Dernier bastion de résistance à l’avènement de l’égalité entre les sexes, le droit successoral, à l’instar du droit de la famille, récuse toute séparation du civil et du religieux, devenant le lieu où s’écharpent traditionalistes et modernistes. « L’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) revendique une réforme depuis la fin des années 1990. À l’époque, même les associations féministes n’en parlaient pas, se souvient Khadija Ryadi, figure du militantisme au Maroc, qui anime la Coordination maghrébine des organisations de défense des droits humains. Lors de la grande campagne en 1992 pour le changement de la Moudawana [le code de la famille marocain – ndlr], l’égalité devant l’héritage n’était pas au programme. Et déjà, sans cela, les femmes qui menaient cette campagne et osaient revendiquer leurs droits avaient été la cible de menaces ; dans les mosquées, des imams ont prêché, des fatwas de mort ont été prononcées. »

En octobre 2015, c’est une institution officielle, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), qui lançait le pavé dans la mare en dénonçant cette injustice qui « augmente la vulnérabilité des femmes à la pauvreté » et en appelant à une réforme pour que le Maroc soit enfin dans les clous de sa constitution et des conventions internationales qu’il a signées pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Tollé dans le royaume où les partisans du statu quo envoyaient, en tête de cortège, des femmes dire non à l’égalité devant l’héritage, avec toujours cet argument triomphant que l’on retrouve partout dans les pays arabo-musulmans : « C’est aux hommes de se tailler la part du lion, car c’est eux qui subviennent aux besoins du foyer », une réalité sociologique d’un autre âge.

Celui « de l’Arabie du VIIe siècle », pointe la sociologue et féministe Hanane Karimi, dans une tribune ici au site Middle East Eye« La finalité principale poursuivie par les lois successorales dans le Coran est d’assurer une répartition équitable et juste de la succession du défunt entre ses proches, écrit-elle. Après le paiement des frais de funérailles et d’enterrement, le paiement des dettes et des legs, le Coran propose un schéma de distribution de la succession qui correspond à la répartition économique des rôles dans les familles de l’Arabie du VIIe siècle. Dans ce contexte, la condition de l’application de l’héritage était l’entretien et la protection des parentes par les héritiers. Les hommes avaient pour responsabilité de subvenir aux besoins du foyer – femme et enfants –, ainsi que de tout membre féminin sous leur protection – sœur ou tante non mariée par exemple. Or aujourd’hui, dans un contexte où les femmes pourvoient aux besoins du foyer aux côtés des hommes et parfois seules, cet arrangement des rôles est caduc. L’évolution moderne de la famille marocaine ne permet plus de postuler d’une solidarité mécanique effective. »

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

« La dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues »

Parmi les plus farouches adversaires politiques d’un progrès, on trouve les islamistes du PJD au pouvoir (Parti de la justice et du développement), furieux de cette « recommandation irresponsable », mais pas seulement. En matière d’égalité femmes-hommes, au Maroc comme ailleurs, les lignes de fracture habituelles sont brouillées. Les plus progressistes des politiques, mais aussi des activistes ou des érudits, peuvent parfois apparaître comme de redoutables conservateurs. À l’opposé, un ancien prédicateur repenti comme le salafiste Mohamed Abdelouahab Rafiki, dit Abou Hafs, condamné à 30 ans de prison après les attentats de Casablanca en 2003, est devenu, lui, un premier soutien et appelle à l’ijtidhad – soit à une réinterprétation des textes sacrés, car « la question de l’héritage doit être cohérente avec les évolutions de la société ».

« Il y a une matrice commune de fond, où la dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues. Et sur cette question, précisément, il y a des divisions internes au sein même des moins conservateurs », remarque la théologienne marocaine Asma Lamrabet, l’une des personnalités les plus inspirantes du féminisme musulman, mondialement connue pour ses travaux de réinterprétation du Coran et sur la place des femmes en Islam (lire ici notre entretien avec elle).

« L’héritage est le nœud gordien de la question de l’égalité parce qu’elle touche au pouvoir matériel des hommes. Questionner cette donnée religieuse, c’est remettre en cause les fondements du patriarcat religieux arabo-musulman, à savoir l’autorité “absolue” des hommes sur les femmes et la subordination de ces dernières à cette autorité au sein des deux sphères politique et familiale. Autorité supposée être de droit divin et donc indiscutable », décrypte Asma Lamrabet.

Alors qu’elle travaillait depuis une dizaine d’années « à sortir d’une lecture traditionaliste rigide et profondément discriminatoire du Coran » et à faire bouger les lignes de l’intérieur de la Rabita Mohammedia des oulémas de Rabat, « citadelle de résistances religieuses », assiégée par les tenants conservateurs du patriarcat, elle a été contrainte à la démission au printemps dernier pour ses prises de positions en faveur de l’égalité dans l’héritage. C’est la médiatisation de ses propos après une conférence universitaire autour d’un nouvel ouvrage collectif sur le sujet au Maroc – L’Héritage des femmes, sous la direction de la psychologue Siham Benchekroun après Les hommes défendent l’héritage, porté en 2017 par la psychanalyste Karima Lebbar – qui a eu raison de son poste de directrice du Centre des études sur les femmes en islam de la Rabita.

Fin mars, aux côtés d’une centaine de personnalités marocaines, Asma Lamrabet a signé la pétition lancée par les auteurs de L’héritage des femmes appelant à mettre fin à l’une des plus terribles lois successorales inscrites dans le code marocain, celle du ta’sib. Souvent confondue avec celle de la demi-part, elle intime notamment aux héritières n’ayant pas de frère de partager la moitié de leurs biens avec les parents masculins du défunt, même très éloignés (oncles, cousins, etc.).

Abrogée en Tunisie en 1959 par Bourguiba, la loi du ta’sib provoque des drames humains considérables au Maroc. « Elle est à l’origine de beaucoup de problèmes sociaux. Des femmes sont chassées de leur maison, des oncles qui n’ont jamais rendu visite à leur frère débarquent le jour de sa mort pour prendre leur part d’héritage, décrit la militante des droits humains Khadija Ryadi. Aujourd’hui, les familles essaient de contourner la loi. Des couples, même très pieux, qui n’ont pas eu de garçon essaient de mettre tous leurs biens au nom de leurs filles. »

En Algérie, où le courant conservateur est aussi puissant et où la même injustice que le ta’sib sévit sous un autre nom, on rêve d’un président qui prendrait la même initiative que son homologue tunisien. D’autant, comme le rappelle le journaliste d’El Watan et romancier Adlène Meddi, « dans ce pays, les avancées concernant les droits des femmes se font en binôme avec le pouvoir. Car les résistances sont très fortes au sein de la société. Si tu ne travailles pas avec les autorités, toute la société va être contre toi, hommes et femmes réunies ».

Nadia Ait Zaï y travaille depuis des décennies, avec un optimisme à toute épreuve. Conférencière en droit de la famille à l’université d’Alger, militante reconnue des droits des femmes au Maghreb, avocate, elle dirige le Centre d’information et de documentation sur les droits de l’enfant et de la femme (Ciddef), qui a fait du combat pour l’égalité dans l’héritage une de ses obsessions, depuis les années 1990. C’est le Ciddef qui a soumis au débat public et aux autorités en 2010 le premier Plaidoyer pour une égalité de statut successoral entre homme et femme en Algérie. Sans que cela ne déclenche comme au Maroc ou en Tunisie de grandes discussions sociétales. « Aujourd’hui, il n’y a pas la même volonté politique en Algérie qu’en Tunisie, mais l’idée fait son bonhomme de chemin », concède Nadia Ait Zaï.

« Pour le moment, les mentalités régressent, en l’absence d’un discours politique clair, franc, voulant aller vers l’égalité effective, regrette-t-elle. Au lieu de construire des relations égalitaires entre hommes et femmes dans la famille, on continue à réfléchir hiérarchisation des sexes, puissance maritale, alors que les codes de la famille du Maghreb ont connu des changements. Les notions de chef de famille et de devoir d’obéissance ont été abrogées, remplacées par l’égalité entre les époux dans la gestion de la famille. Si la loi a connu des changements, la société est encore empreinte de conservatisme et le politique ne s’y attaque pas. »

Comme beaucoup de femmes mais aussi d’hommes à travers le monde arabe, du Maghreb à l’Égypte, en passant par le Liban, la Jordanie, la Mauritanie, Nadia Ait Zaï a le regard tourné vers la Tunisie : « Comment cette égalité va-t-elle être consacrée dans la loi ? Si c’est un choix entre l’égalité ou la permanence de l’inégalité inspirée de la charia tel qu’annoncé par le président tunisien, c’est ce qui existe déjà de nos jours du vivant de la personne qui veut et peut partager à parts égales son patrimoine entre fille et garçon. Il faut dire que des révolutions culturelles et religieuses ont déjà lieu en silence dans des familles. »

Chaque année, le Ciddef, confronté dans ses permanences à des injustices criantes en matière d’héritage fracturant les familles, appauvrissant les veuves, les filles, remet le combat au centre, rappelle qu’il est urgent de légiférer, que les femmes contribuent à la construction du patrimoine autant que les hommes. Mais le Ciddef se sent bien démuni dans l’arène publique, soutenu par encore trop peu de parlementaires, d’associations et de partis politiques. Le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) est le seul parti à s’être vraiment positionné. En septembre, le plus laïc des partis algériens a, lors de son colloque Les femmes progressistes en lutte pour l’égalité, réaffirmé la nécessité de l’égalité dans l’héritage, ce qui lui a valu une levée de boucliers des conservateurs. Pour le chef du syndicat algérien des imams, Djeloul Hadjimi, ce droit des femmes serait une source de « fitna » (« division »)…

Source : Médiapart 14/10/2018

Vers un populisme néolibéral ?

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De Jair Bolsonaro au Brésil à l’AfD allemande, passant par la victoire du Brexit au Royaume-Uni, les «populismes» à l’œuvre dissimulent le succès d’un néolibéralisme de droite dure, écrit l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans un texte confié à Mediapart.

À en croire le président Macron et bon nombre de commentateurs politiques, les démocraties libérales et l’ordre économique international seraient dorénavant placés sous la menace du « populisme ». Ce mot à la fois valise et obus, si changeant qu’il a pu désigner tour à tour Hugo Chavez et Donald Trump, possède un invariant : à savoir l’idée d’une révolte du peuple contre les élites politiques, économiques et culturelles, une révolte des perdants de la globalisation contre les tenants du multilatéralisme et du libéralisme.

Car au fond, si depuis les années 2000, le mot de « populisme » est redevenu populaire c’est bien parce qu’il permet de mettre en scène le caractère presque héroïque d’une idéologie libérale privée d’ennemi depuis la disparition du spectre communiste.

Le problème des discours sur le populisme est qu’il renomme et maquille les succès actuels d’un néolibéralisme de droite dure. Prenons quelques exemples : Jair Bolsonaro en passe d’accéder à la présidence du Brésil est misogyne, raciste, homophobe et nostalgique de la dictature, et ce pédigrée impressionnant fait presque oublier qu’en termes économiques, c’est un néolibéral : il prévoit de privatiser en masse et de réduire les aides sociales. Les investisseurs saluent sa victoire prévisible : l’indice de la bourse de Sao Paolo a augmenté 5,7% ; l’action de Pétrobras qui risque d’être privatisé de près de 10%.

De même pour l’AfD allemand ou le FPÖ autrichien, trop vite rangés sous l’étiquette « populiste », le rejet de l’Europe et des réfugiés ne signifie absolument pas celui de la globalisation économique et du libéralisme. Bien au contraire : ces partis, issus de pays prospères et pleinement bénéficiaires de la globalisation, promeuvent une libéralisation des échanges internationaux sous l’égide de l’OMC et un programme néolibéral de réduction de l’Etat.

L’AfD fondée en 2013 proteste contre la politique européenne de la chancelière Angela Merkel, non pas pour le calvaire infligé au peuple Grec, mais au contraire pour l’excessive douceur de la Commission Européenne à son égard. Alors que l’Union Européenne apparaît souvent comme une machine néolibérale, surtout depuis la crise de 2008, les néolibéraux populistes n’ont cessé de voire dans l’Europe une institution quasi-socialiste.

Prenons enfin le cas du Brexit. Les statistiques électorales paraissent confirmer la thèse du spectre populiste : les trois quarts des britanniques sans diplôme ont voté pour le Brexit, de même que 59% de ceux qui gagnent moins de 20 000 livres par an. Deux objections néanmoins. Premièrement, la question économique est en fait moins explicative que celle des « valeurs » autoritaires et conservatrices qui sont étroitement corrélées au vote Brexit.

Comme l’a montré Eric Kaufman, politiste à Birbeck College, le soutien à la peine de mort est un déterminant du vote Brexit statistiquement beaucoup plus fort que le revenu ou le niveau d’étude. Que l’on soit riche ou pauvre, habitant le nord désindustrialisé ou le sud prospère, le soutien à la peine de mort surdétermine le vote Brexit.

Deuxièmement, ce n’est évidemment pas le « peuple » ni le « protectionnisme » qui ont enclenché le Brexit, mais les députés conservateurs eurosceptiques. Deux historiens Quinn Slobodian et Dieter Plehwe dans un remarquable article à paraître « Neoliberals against Europe » retracent l’étrange chevauchée des torys eurosceptiques.

Le Brexit naît dans les think tanks néolibéraux anglais des années 1980 défendant un libre échange radical, la dérégulation et la baisse des dépenses publiques. Leur histoire commence en 1988 quand Margaret Thatcher prononce à Bruges un important discours explicitant sa vision de l’Europe comme une famille de nations unies par la compétition économique et la chrétienté et vilipendant les tendances bureaucratiques de l’UE.

Le Groupe de Bruges naît à ce moment là. Il est initialement dirigé par Ralph Harris, longtemps secrétaire de la Société du Mont Pèlerin, un think tank avant la lettre, célèbre pour avoir défini les bases du néolibéralisme contemporain dans l’immédiat après guerre. Antonio Martino, le président du Mont Pèlerin est aussi membre du groupe de Bruges.

Il sera un des fondateurs de Forza Italia en 1994 et deux fois ministre sous Berlusconi. A ses origines, le groupe de Bruges bataille pour « réformer » l’Europe, pour imposer son programme néolibéral contre Delors et contre la PAC, symboles honnis d’une « Europe sociale » et protectionniste. Il plaide pour une Europe des nations et explique « promouvoir un patriotisme sain et naturel ».

Mais à la fin des années 1990, ses membres anglais plaident pour une sortie de l’UE qui tout comme l’URSS doit s’effondrer sous le poids de ses contradictions. Le Groupe de Bruges rejoint alors la position de nombreux autres think tanks plus radicaux tels le European Research Group ou encore le Center for the New Europe, ce dernier étant à la fois eurosceptique et climatosceptique, tissant des liens avec l’extrême droite américaine anarchiste et ultra-libérale.

Et c’est bien dans cette grenouillère néolibérale de droite dure que se développent les arguments du Brexit. Le European Research Group fondé en 1994 fut ainsi un forum pour les ténors du UKIP avant de devenir actuellement le point de ralliement des partisans d’un Brexit dur menés par le député Jacob Rees-Mogg.

En cultivant l’idée d’un populisme issu des victimes de la globalisation, on passe à côté du populisme de droite, un mouvement transnational puissant à la fois néolibéral, nationaliste et pro-globalisation.

Jean-Baptiste Fressoz

Source Blog Médiapart 11/10/2018

Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l’environnement au CNRS, auteur de L’Apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et co-auteur de L’événement anthropocène (Seuil, 2013).

Vatican. Un complot de l’extrême droite

complot

Ceux qui alimentent la rumeur d’une Église divisée ont un objectif politique précis : récupérer les catholiques les plus conservateurs, déçus par François, pour les rallier à la droite souverainiste.

La Repubblica

Rome
Le C9 – le “conseil de la couronne” du pape François – a demandé un remaniement après
cinq années d’existence. Et il est raisonnable que le souverain pontife accède à cette demande. Mais il aura suffi d’une rumeur annonçant trois remplacements à venir pour amener certains à écrire que le pape est sur la défensive, que le cardinal Viganò avait raison [dans ses accusations selon lesquelles le pape aurait protégé des prélats dans des affaires d’abus sexuels], etc. Une opération sournoise et sophistiquée qui veut faire croire que l’Église est divisée.
Cette opération – qui intervient à l’approche des élections américaines de mi-mandat [en novembre] et avant que la très catholique jouvencelle Le Pen n’entre en scène pour devenir le porte-étendard du souverainisme – vise à faire du catholicisme ultratraditionaliste l’âme d’un souverainisme d’extrême droite, tout en ren dant aphone la papauté.
Pour mieux comprendre ce dessein politique, il faut revenir en 2013. Quand, non sans peine, Bergoglio – le pape François – a décidé de fixer les devoirs du “groupe de cardinaux” que le conclave lui avait demandé de constituer pour marquer les débuts de la collégialité. Il écrivait alors que le C9 avait pour devoir de “l’aider dans le gouvernement de l’Église universelle”. Et il ajoutait que le C9 devait également l’épauler dans la révision de la Constitution qui régit le fonctionnement de la curie romaine : révision dont les effets dépendent de la réforme de l’Église, et non l’inverse.
Dans son “groupe”, François a placé des personnages qui lui étaient hostiles au sein du conclave (comme le conservateur George Pell), des personnages indispensables pour s’y retrouver dans l’écheveau de la curie, des amis du Conseil épiscopal latino-américain, des présidents de conférence épiscopale de poids, auxquels il adjoint son secrétaire d’État. Ceux-ci ont discuté, au gré de 36 réunions, du canevas ecclésiologique tissé par Mgr Marcello Semeraro [secrétaire du conseil des cardinaux] pour la réforme de la curie : mais tous n’ont pas toujours été très “aidants” dans le gouvernement de l’Église.
Pell, auteur de plus d’imbroglios financiers qu’il ne se vante d’en avoir démêlé, a été renvoyé en Australie pour être jugé dans des affaires de pédophilie (voir chronologie). Quelques-uns ont dépassé la limite d’âge pour les tâches qui leur sont confiées (comme beaucoup au sein de la curie). D’autres pourraient être des cibles – coupables ou innocentes – d’opérations comme celle de Carlo Maria Viganò, manipulé par ceux qui veulent donner l’image d’une Église divisée.
Qu’après un quinquennat le C9 ait des ennuis et/ou se renouvelle n’a rien d’étonnant. Mais le bruit que fait cette affaire porte la signature du “parti des soudeurs” : ceux qui entendent souder l’extrême droite politique et l’extrême droite catholique, clivant ainsi l’Église. Il y a les “soudeurs” hauts en couleur, comme Steve Bannon [le sulfureux ex-conseiller de Donald Trump], qui cherche en Europe ce qu’il ne trouve plus aux États-Unis. Les prudents, comme les sénateurs italiens Bernini et Quagliariello, qui ont invité au Sénat le cardinal Burke, non pour fêter un personnage réactionnaire, mais pour défier le souverain pontife. Et enfin les inattendus, comme Mgr Gänswein, qui a participé à la présentation d’un livre plutôt anecdotique de Rod Dreher (un ancien catholique intégriste hostile à Bergoglio) et a déclaré que la pédophilie était le “11 Septembre de l’Église”.
Les “soudeurs” sont pressés : seul le pape peut les arrêter (comme le fit Pie XI avec l’Action française), et seule une Église riche de ses divergences mais non divisée pour autant peut empêcher que Viktor Orbán [le très droitier Premier ministre hongrois] ne détourne le Parti populaire européen pour transposer en Europe l’œcuménisme de la haine grâce auquel Trump a pu faire un hold-up dans le Parti républicain. Mais ce serait une erreur funeste que de sous-estimer la trempe de François.
Alberto Melloni*
Source La Républica 11/09/2018
*Alberto Melloni enseigne l’histoire du christianisme à l’université de Modène.