Le Pavé de Pierre Rosanvallon

Un pavé dans la campagne. Le livre que publie dans quelques jours Pierre Rosanvallon tombe à point. Déjà parce qu’il permet de mieux saisir les différentes facettes de la crise que traverse la France : l’inégalité des citoyens devant l’impôt, au cœur du débat politique depuis 2007 ; les écarts colossaux de revenus entre les deux bouts du marché du travail ; la fragmentation du corps social, devenu un archipel de classes que plus rien ne relie entre elles et qui se regroupent en ghettos ; les tensions scolaires et la mission impossible assignée à l’école, à quelques jours de la rentrée des profs et des élèves ; la montée aux extrêmes, avec le retour en force d’idéologies nationalistes et populistes. Rosanvallon parvient à tirer une analyse d’ensemble de ce chaos d’événements singuliers : la crise des crises est celle du concept même d’égalité. Ce concept au cœur de la devise de la République, gravé au fronton des bâtiments publics mais attaqué de toutes parts et littéralement vidé de sa substance. Comment s’étonner qu’une démocratie aille mal quand l’un de ses piliers s’effondre ? Et que nous régressions collectivement, dit Rosanvallon, retrouvant en plein XXIe siècle des situations qui caractérisaient… le XIXe ? Face à cette situation, colmater les brèches ou se contenter de limiter les inégalités demeurera utile mais vain. Alors que la France se dirige vers la présidentielle, ce livre rappelle la politique à ses devoirs. Et formule clairement l’enjeu majeur de 2012 : non pas garder le triple A, mais refonder la société.

Nicolas Demorand

 

« Nous sommes dans des sociétés en panne de réciprocité »

Interview Le professeur au Collège de France Pierre Rosanvallon explique le recul progressif de l’idée d’inégalité et propose de réactualiser cette notion dans une «société des égaux».  C’est au Collège de France, où il est professeur et où est installée aussi l’équipe qui travaille autour de lui à la production de l’excellent site La Vie des idées, que l’historien Pierre Rosanvallon nous a reçus, en cette veille de rentrée politique et intellectuelle, pour un long entretien.

 

Vous portez le diagnostic d’une crise de l’égalité, quels en sont les symptômes ?

D’abord l’accroissement spectaculaire des inégalités de revenus et de patrimoines. Depuis la fin du XIXe siècle, les pays industrialisés avaient mis en place à travers des politiques sociales et fiscales tout un ensemble de mécanismes correcteurs des inégalités. La crise prend la double forme d’une décomposition de cet Etat-providence et de régression du prélèvement fiscal progressif. Avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu [le niveau de taxation de la tranche d’imposition la plus haute, ndlr] était de 65% ; il est aujourd’hui de 41% ! Ce recul s’observe partout. Il est, par ailleurs, à rapprocher de l’accroissement spectaculaire des rémunérations les plus élevées.

Dans les années 70 toujours, Peter Drucker, le pape du management d’alors, conseillait aux grandes entreprises de ne pas dépasser des écarts de rémunérations allant 1 à 20 – et cela correspondait d’ailleurs aux pratiques de l’époque. Aujourd’hui, on observe des écarts de 1 à 400 dans les entreprises du CAC 40 ! Mais il ne s’agit pourtant là que de l’une des dimensions, arithmétique, de la crise de l’égalité. Il existe aussi une crise sociale de l’égalité, plus profonde encore.

Qu’entendez-vous par là ?

Je veux parler de tous les mécanismes de décomposition du lien social. Cette crise se manifeste par l’ensemble des formes de sécession, de séparatisme, par le déclin de la confiance encore. On voit aussi ressurgir la figure très XIXe siècle du rentier. C’est de nouveau le passé qui tend à gouverner le présent, comme le dénonçait Balzac. Nous nous retrouvons dans une société où ce n’est plus le travail qui fait le niveau de vie, mais l’héritage, le capital accumulé. La crise de l’égalité est donc celle d’un modèle social.

Comme historien, ce retour au XIXe me frappe, il me renvoie, par exemple, au roman de Disraeli, Sybil, dans lequel deux nations hostiles commencent à se former dans l’Angleterre victorienne, les riches et les pauvres vivant sur deux planètes. Toute l’histoire du mouvement ouvrier est liée à la lutte contre ces phénomènes de séparatisme et de sécession. Il devient extrêmement urgent de changer de focale pour réaliser que ce sont bien les conditions de formation du lien social qui sont aujourd’hui en jeu, et que cela ne se réglera pas par de simples ajustements.

 

Comment expliquer le délitement progressif de l’idée même d’égalité ?

L’idée d’égalité fut le cœur des révolutions démocratiques modernes, aux Etats-Unis comme en France. Il s’agissait de créer une société d’égaux dans laquelle chacun est respecté, dans laquelle les individus sont considérés comme des semblables, dans laquelle chacun se voit donner les moyens d’être indépendant et autonome, dans laquelle chacun participe à égalité au monde commun. Loin d’être secondaire, l’égalité sociale était l’idée matrice de ces révolutions. Son recul progressif s’explique par plusieurs raisons. J’en vois au moins deux de type historique.

La peur fut d’abord l’un des grands vecteurs des réformes du XIXe. Les forces sociales naissantes ont évidemment joué leur rôle, mais elles furent aussi acceptées par la droite pour essayer de contrer la montée en puissance des partis socialistes. Bismarck sera le premier à dire qu’il fallait faire des réformes sociales pour éviter des révolutions politiques. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, ce réformisme de la peur a joué un rôle fondamental pour justifier la lutte contre les inégalités. Aujourd’hui, les peurs collectives renvoient à l’insécurité, au terrorisme. Ce sont des peurs négatives qui ne produisent aucun lien social, mais au contraire un Etat autoritaire coupé de la société.

 

Quelle est l’autre explication historique ?

Les épreuves partagées, bien sûr. La Première Guerre mondiale a joué un rôle très important dans ce que les historiens ont appelé la nationalisation des classes ouvrières en Europe. La Seconde, après laquelle a émergé un modèle keynésien-redistributeur. Mais il y a d’autres facteurs proprement sociologiques et culturels, peut-être plus importants encore. Notamment la montée en puissance de ce qu’on appelle de manière très générale le néolibéralisme. Il a justifié le démantèlement de l’Etat-providence (même s’il est encore résilient) et la réduction des impôts. Mais ce néolibéralisme a aussi correspondu à des formes d’attentes sociales. Il a deux visages : destruction d’un monde commun, mais aussi reconnaissance d’un certain nombre de droits. Les individus ont fini par accepter tacitement des formes de destruction du monde commun, regardant surtout la contrepartie de l’accroissement de leur marge de liberté individuelle. Cela s’est lié à la mise en avant de la figure du consommateur. L’Europe s’est d’ailleurs significativement développée à partir des années 1980 comme la grande institution de défense de cette figure du consommateur. Or le consommateur ne se définit pas dans un lien avec autrui, mais par le fait qu’il peut choisir entre trois opérateurs téléphoniques ! C’est un individu diminué, a-social.

 

Cela renvoie aussi à ce que vous proposez d’appeler paradoxe de Bossuet…

«Dieu se rit de ceux qui déplorent les conséquences de faits dont ils chérissent les causes», disait-il. Il y a presqu’une quasi-unanimité sociale pour considérer que les inégalités actuelles sont insupportables, mais en même temps les mécanismes qui produisent ces inégalités sont d’une certaine façon globalement acceptés. Si l’on entend des critiques sur les salaires des PDG qui ne renvoient clairement pas à des éléments de mérite, c’est moins le cas pour les rémunérations des stars du football par exemple, qui semblent davantage «méritées». Au fond, l’idéologie du mérite s’est partout imposée, porteuse d’un consentement silencieux à une partie des mécanismes producteurs des inégalités. Un bon indice : dans le monde intellectuel, depuis vingt ans, toute la réflexion sur les inégalités et la justice a porté sur la bonne distribution des richesses entre les individus. Mais il s’agit aussi d’organisation du monde commun.

Les théories de la justice se contentent de se demander quels sont les écarts acceptables entre individus quand nous devrions aussi nous interroger sur ce qui constitue un monde commun. Voilà pourquoi, dans ce livre, je propose de changer de point de vue, et de parler de société des égaux. C’est d’une forme sociale qu’il faut discuter, pas seulement d’une forme de distribution.

 

Comment est-on passé de la notion d’égalité à celle d’égalité des chances ?

L’égalité des chances est au cœur de la doctrine méritocratique. Et si elle présente une part de validité, elle ne saurait fonder seule une vision sociale. Pour instaurer une véritable égalité des chances, il faudrait d’ailleurs aller extrêmement loin. Une vision radicale de l’égalité des chances présupposerait une véritable désocialisation de l’individu, afin de le soustraire au poids du passé et de l’environnement. Pendant la Révolution française, certains avaient proposé en ce sens d’ériger des maisons de l’égalité dans lesquelles tous les enfants seraient élevés en commun jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de travailler ! Cette philosophie impliquerait aussi logiquement l’interdiction de tout héritage – c’était au XIXe la position des saint-simoniens, champions d’alors de l’égalité des chances. La conséquence logique est en retour de faire accepter toutes les inégalités produites par la suite. Ce qui explique la vision inégalitaire et hiérarchique du monde des saint-simoniens. On ne peut donc pas fonder une vision sociale progressiste sur cette théorie de l’égalité des chances. Elle peut nourrir des politiques sociales ponctuelles, mais ne peut pas être le pilier philosophique d’une vision de la société progressiste.

 

Cette société progressiste, vous la qualifiez de monde des égaux…

Parler de société des égaux, c’est montrer que l’égalité ne se résume pas à sa dimension arithmétique, même si, bien sûr, elle est essentielle. Il y a trois dimensions fondamentales dans l’égalité. C’est d’abord un rapport social, cela concerne les positions des individus les uns par rapport aux autres. Tocqueville parlait de société des semblables : tous les individus sont les mêmes (ce contre quoi les visions racistes chercheront toujours à revenir en arrière). Cette idée est fondamentale, mais aujourd’hui l’individualisme de la similarité n’est pas suffisant car chacun ne veut pas simplement être quelconque. L’individualisme de la similarité consistait à dire : au fond, si les hommes sont vraiment semblables, ils ne se distingueront plus. Or, aujourd’hui, chacun veut au contraire se distinguer des autres. Se singulariser. C’est pourquoi l’un des fondements d’une société des égaux, c’est la reconnaissance de la singularité, que chacun puisse être reconnu et protégé dans sa singularité. Mais il n’existe aujourd’hui que des formes dévoyées de cette singularité démocratique, exprimées sur un mode communautaire, ou participant à l’inverse d’une aversion aristocratique pour les masses. Faute de pouvoir être un véritable individu parce qu’on est méprisé dans la société, on va se réfugier au sein d’un groupe identitaire. L’égalité doit permettre d’être considéré pour soi et non pas assigné à un groupe en étant qualifié de Noir, de banlieusard, d’homosexuel… Une société des égaux doit faire de l’idée des constructions des singularités une sorte d’utopie positive.

Vous distinguez une deuxième dimension de l’égalité…

C’est l’égalité en tant que principe d’interaction entre les individus. Sur ce point, toute la science sociale a oscillé entre deux visions. D’un côté, l’idée du choix rationnel, de l’homo œconomicus, selon laquelle les individus sont gouvernés par leurs intérêts. De l’autre, des théories qui insistent sur la coopération, comme, par exemple, Kropotkine, le fondateur de l’anarchisme. Dans l’Entraide, son livre paru au début du XIXe siècle, il affirmait que la coopération était au fondement du comportement humain. Et l’on voit aujourd’hui de plus en plus de théories de l’altruisme ou de la bonté se développer. Certains déduisent par exemple de la façon dont se comportent les singes bonobos que les individus seraient naturellement altruistes et coopératifs. Je pense en fait que les individus ne sont ni simplement des calculateurs rationnels ni tout bonnement altruistes : ils sont réciproques. Parce que la réciprocité, c’est, comme l’égalité dans le suffrage universel, la règle qui peut mettre tout le monde d’accord. Or nous sommes aujourd’hui dans des sociétés en panne de réciprocité. Parce qu’il n’y a pas de visibilité. Quand on voit que les petites entreprises paient plus d’impôts que les grandes, que les charges fiscales ne sont pas équitablement réparties… Il ne s’agit pas de sociétés réciproques. Pourtant, la construction d’un monde réciproque est une chose fondamentale.

Troisième dimension de l’égalité ?

L’idée que l’égalité est construction d’un mode commun. C’est ce que j’appelle le principe de communalité. Déjà Sieyès expliquait au moment de la Révolution française que multiplier les fêtes publiques et les espaces publics, c’était produire de l’égalité. Parce que l’égalité, c’est un monde dans lequel chacun rencontre les autres. Ce n’est pas simplement un rapport individuel, mais un type de société. J’ai été frappé, comme beaucoup, de lire dans Hommage à la Catalogne les pages dans lesquelles George Orwell décrit ce qu’il ressentait alors dans la ville de Barcelone : un type de rapport social dans lequel personne ne cirait les bottes des autres, où il y avait une forme d’égalité dans l’échange, où l’on avait à faire des choses en commun.

 

Singularité, réciprocité et communalité, sont donc selon vous les trois facettes de l’égalité ?

Ces trois principes sont aussi pour moi les fondements d’une société des égaux. Ils peuvent servir de base à un projet social très largement accepté. Nous sommes à un moment où il nous faut impérativement réactualiser les révolutions démocratiques d’origine, qui ont été mises à mal par le développement du capitalisme, par les épreuves des grandes guerres mondiales, les affrontements idéologiques Est-Ouest… C’est urgent, car nous sommes en train de renouer avec les pathologies les plus terribles du lien social. Les formes d’inégalités croissantes, mais aussi la xénophobie, le nationalisme renaissant. Comme historien, je suis frappé de voir le discours des années 1890 revenir en force à travers les mouvements d’extrême droite et néopopulistes en Europe. Des journaux avaient pour titre «La défense du travail national» au milieu des années 1890 ; lorsque Barrès publie son premier livre pour les élections, en 1893, il le titre Contre les étrangers… Faute de penser l’égalité comme lien social démocratique, elle se dégrade dans ses pires falsifications, confondues avec l’homogénéité et l’identité.

 

La gauche a-t-elle, de ce point de vue, une responsabilité particulière ?

Aujourd’hui, la gauche a pour mission de ne pas se réduire à être celle qui corrige à la marge, ou même de façon plus importante, les inégalités de revenus. Elle ne doit pas se fixer simplement pour objectif d’agir au niveau européen pour l’adoption de régulations économiques et financières plus fortes. Elle doit viser à reconstruire la culture démocratique moderne. Voilà le véritable objectif du moment 2012.

 

Le Parti socialiste parle d’égalité «réelle», qu’en pensez-vous ?

Préciser égalité «réelle», c’est reconnaître qu’il y a effectivement quelque chose d’épuisé dans la langue de caoutchouc habituelle. Mais il ne suffit pas d’un épithète flatteur. Le vrai langage politique doit donner un sens à ce que vivent les gens, un sens imagé. Or le terme d’égalité réelle reste abstrait. Quand on regarde le document du Parti socialiste, on n’y voit pas de ligne directrice, mais un catalogue de mesures diverses, dont un certain nombre sont certainement très bonnes, des mesures fiscales, sur le rôle de l’école, etc. On peut éventuellement gagner les élections avec un catalogue – si l’on a en face un adversaire médiocre -, mais on ne change pas la société sans une philosophie sociale et politique. Et le but de la gauche doit bien être de changer la société. Et pas seulement, contrairement à ce que certains pourraient considérer comme un objectif suffisant, de nous débarrasser du régime actuel.

Recueilli par Sylvain Bourmeau (Libération)

 

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La « règle d’or », ou les rois de l’esbroufe

 

C’est le tube de l’été des discothèques politiques. Du président de la République au moindre responsable de la majorité, tous reprennent en choeur, matin, midi et soir, le refrain de « La règle d’or ».

Le 26 juillet, Nicolas Sarkozy a donné le ton en écrivant à tous les parlementaires : « La France doit être exemplaire dans la remise en ordre de ses comptes publics. Nous avons besoin de nous rassembler sur ces questions essentielles, au-delà des intérêts partisans. » Mieux, depuis le sommet franco-allemand de l’Elysée, le 16 août, ce sont les dix-sept pays de la zone euro qui sont invités à adopter, d’ici à l’été 2012, une « règle d’or » pour équilibrer leurs finances.

Hier encore, le premier ministre a remis ça d’une voix solennelle, dans Le Figaro : pour mettre un terme à « la gestion trop complaisante » de nos finances publiques, il faut inscrire dans la Constitution une règle « d’équilibre des finances publiques » qui impose une vertueuse discipline aux budgets annuels du pays. Et François Fillon d’invoquer « l’intérêt national » et d’appeler les socialistes au « sens des responsabilités ».

Sans les socialistes, en effet, pas de « règle d’or ». Le projet de loi constitutionnel adopté par l’Assemblée nationale et le Sénat en juillet restera lettre morte s’il n’est pas validé par les trois cinquièmes des parlementaires réunis en Congrès à Versailles. De deux choses l’une, martèle donc la majorité : ou bien la gauche apporte son soutien à l’initiative lucide et courageuse du chef de l’Etat ; ou bien elle fait la déplorable démonstration de son laxisme et de son irresponsabilité. Comme on dit familièrement, plus c’est gros, plus ça a des chances de marcher !

Car il faut à la majorité actuelle un culot exceptionnel pour jouer, subitement, les professeurs de vertu budgétaire. Les chiffres sont impitoyables. En 2007, la dette de la France représentait 63,8 % du PIB ; elle dépassera 86 % en 2011. Soit pas loin de 500 milliards d’euros supplémentaires en quarante-huit mois, et une dette globale dont la seule charge des intérêts absorbe la quasi-totalité de l’impôt sur le revenu.

La faute à la crise, plaide le gouvernement depuis 2008. En partie, oui. Mais mineure, comme le souligne la Cour des comptes, dans son rapport, fin juin, sur la situation des finances publiques : « La crise explique, au plus, 38 % du déficit, qui est surtout de nature structurelle et résulte largement de mesures discrétionnaires. »

C’est une façon pudique de qualifier les avantages fiscaux – les fameuses « niches » – consentis ces dernières années : par exemple, la suppression de la taxe professionnelle, qui représente pour l’Etat un manque à gagner de 7,9 milliards, la baisse de la TVA dans la restauration (2,5 milliards), la réforme récente de l’impôt sur la fortune (pas loin de 2 milliards), ou encore la « niche Copé » (habilement transformée en modalité particulière de calcul de l’impôt sur les sociétés), qui coûte de 4 à 6 milliards par an. Soit, depuis quatre ans, de l’ordre de 22 milliards de « cadeaux » fiscaux, entièrement financés par l’emprunt !

Mais le chef de l’Etat et son premier ministre ne sont pas seulement formidablement culottés. Ils sont également les rois de l’esbroufe. On serait prêt à croire qu’en bons chrétiens, ils ont admis leurs fautes passées et sont décidés à les expier : il faudrait pour cela que la « règle d’or » brandie comme un talisman impose vraiment une discipline rigoureuse.

Or le plus extraordinaire est qu’il n’en est rien. Pour le comprendre, le plus simple est de citer l’article voté par le Parlement : « Les lois-cadres d’équilibre des finances publiques déterminent, pour au moins trois années, les orientations pluriannuelles, les normes d’évolution et les règles de gestion des finances publiques, en vue d’assurer l’équilibre des comptes des administrations publiques. Elles fixent, pour chaque année, un plafond de dépenses et un minimum de mesures nouvelles afférentes aux recettes qui s’imposent globalement aux lois de finances et aux lois de financement de la Sécurité sociale ».

Cette rédaction alambiquée en atteste : contrairement à la loi fondamentale allemande, qui est supposée servir de modèle, la « règle d’or » ne fixe aucune contrainte rigoureuse, adossée par exemple à la notion de solde budgétaire.

Au-delà de cette définition déjà très floue, toutes les modalités d’application de ces nouvelles lois-cadres sont renvoyées à une loi organique. Ainsi, elles pourraient être « modifiées en cours d’exécution ». Comment ? Par la loi organique. Quelles dispositions précises s’imposeraient aux lois de finances et aux lois de financement de la Sécurité sociale ? Encore la loi organique. Comment seraient compensés d’éventuels écarts entre les lois-cadres et l’exécution budgétaire ? Toujours la loi organique. Le gouvernement en a-t-il précisé le contenu ? A aucun moment, malgré deux lectures dans chaque Assemblée.

Or les parlementaires savent bien que ce qu’une loi organique peut faire, une autre peut le défaire, comme on l’a vu avec la Caisse d’amortissement de la dette sociale, destinée à accueillir les déficits de la Sécurité sociale. En 2005, ils avaient fixé à 2021, de façon impérative, le terme de la durée de vie de la Cades pour stopper le report sans fin des déficits. Cinq ans plus tard, les dérives perdurant, ils ont tout simplement reporté à 2025 le terme de la Cades…

Enfin, il va sans dire que, même si la réforme constitutionnelle était, par miracle, adoptée rapidement, elle ne pourrait être mise en oeuvre avant le budget 2013… donc après l’élection présidentielle. C’est au point que l’on se demande si le gouvernement ne fait pas tout ce cirque sur la « règle d’or » pour mieux se dispenser d’en appliquer dès maintenant les vertueux principes. Il est à craindre que cela ne trompe personne, les marchés moins que quiconque.

Gérard Courtois (Le Monde)

Le plan grec : « Nous voilà endettés pour trente ans ! »

La révolte des « on ne payera pas »

Confrontés à la dure réalité des salaires impayés, des entreprises en faillite et du chômage de masse, les Grecs ont de plus en plus recours à la désobéissance civile. Va-t-on vers une reconfiguration du paysage politique grec ? se demande The Guardian.

A Thessalonique, parmi les bars élégants qui s’alignent sur le front de mer historique, un restaurant attire les regards. « Rendez-nous notre argent ! », clame une banderole accrochée à la devanture de cette franchise d’Applebee’s [chaîne américaine de restaurants-grills]. A l’intérieur, 12 salariés ont changé les serrures. Ils servent des canettes de bière de supermarché et dorment à tour de rôle sur le sol du restaurant pour protester contre des retards de salaires qui durent depuis plusieurs mois et la fermeture soudaine du restaurant. On a là un nouveau symbole de la crise financière grecque : une grève de serveurs avec occupation des locaux.

Margarita Koutalaki, une serveuse de 37 ans à la voix douce, divorcée et mère d’une fille de 11 ans, a travaillé ici à temps partiel pendant huit ans. Elle gagnait environ 6,50 euros de l’heure. Aujourd’hui, elle a installé son matelas gonflable dans une pièce à l’étage, occupant les locaux tandis que ses parents gardent sa fille.

« On me doit environ 3 000 euros de salaires impayés », explique-t-elle, rappelant qu’elle partage le sort d’une multitude de salariés dans toute la Grèce, qui ont plusieurs mois de salaire en retard, leurs entreprises étant en difficulté.

« On nous a d’abord dit qu’on nous paierait le mois suivant, puis la paie s’est arrêtée complètement et on nous a appris par téléphone que le restaurant fermait. Nous travaillons toujours, nous faisons tourner l’entreprise, nous fournissons de la nourriture et des boissons à ceux qui nous soutiennent. Nous avons davantage de clients qu’autrefois. C’est la seule action que nous puissions faire, cela s’est imposé comme une évidence. »

Les serveurs proposent des boissons bon marché et des dîners à prix réduits à ces « indignés », dont le mouvement est apparu il y a quatre mois. Auparavant, cette nouvelle clientèle, souvent gauchiste, n’aurait jamais mis les pieds dans ce bastion de l’impérialisme. Une banderole en anglais appâte les touristes en proposant des souvlakis et des boulettes de viande bon marché « pour soutenir les travailleurs ».

Voilà un mois que la Grèce est paralysée par une grève générale anti-austérité. Ainsi, la place Syntagma, à Athènes, a été le théâtre d’importantes mobilisations, avec des batailles rangées entre la police et les manifestants.

Le mouvement n’a pas faibli pendant les vacances d’été

Les Grecs se méfient plus que jamais de la classe politique et doutent de sa capacité à les sortir de cette crise financière sans précédent. Les sondages font apparaître un mépris grandissant envers tous les partis, ainsi qu’un discrédit du système politique. Le chômage touche 16 % de la population active, atteignant des sommets parmi les jeunes. Ceux qui ont la chance d’avoir encore un emploi ont subi de fortes baisses de salaire, ce à quoi vient s’ajouter l’augmentation des impôts.

Récemment, les médecins et les infirmières se sont mis en grève pour protester contre les coupes budgétaires dans les hôpitaux. Ces deux dernières semaines, les chauffeurs de taxi en grève ont perturbé la circulation dans toute la Grèce, protestant contre l’ouverture de leur secteur à davantage de concurrence. Ils ont notamment bloqué les accès aux ports et occupé le bureau de délivrance des billets pour l’Acropole, laissant passer les touristes gratuitement.

Fait essentiel, le mouvement de désobéissance civile n’a pas faibli pendant les vacances d’été : des citoyens lambda refusent toujours de payer les péages, les tickets, les hausses des honoraires médicaux, etc. Le mouvement « Nous ne paierons pas » se veut l’expression par excellence du « pouvoir du peuple ». Ses organisateurs annoncent que l’offensive pourrait reprendre de plus belle en septembre, lorsque le gouvernement va lancer une nouvelle série de mesures d’austérité.

Sur la route principale Athènes-Thessalonique, tandis que les automobilistes regagnent Thessalonique après un dimanche à la plage, une foule de manifestants en gilets de sécurité orange montent la garde au poste de péage principal menant à la deuxième ville de Grèce. Leurs gilets sont frappés du slogan : « Désobéissance totale ». Ils soulèvent les barrières rouges et blanches et invitent les conducteurs à passer sans payer les 2,80 euros de péage. Sur leurs banderoles, on peut lire : « Nous ne paierons pas », ou encore : « Nous ne donnerons pas notre argent aux banquiers étrangers ». Les automobilistes passent, reconnaissants, certains adressant un signe d’encouragement aux manifestants.

Les partis de gauche ont adhéré

« Nous allons assister à un résurgence de la désobéissance civile à l’automne », nous déclare Nikos Noulas, un ingénieur civil de Thessalonique, dans un café du centre, tout en déroulant une série d’affiches appelant au refus de payer.

Dès le début de l’année, le mouvement battait son plein : les voyageurs étaient invités à resquiller dans le métro à Athènes, les manifestants ayant recouvert les distributeurs de tickets sous des sacs plastiques, et à Thessalonique, les usagers ont pendant longtemps refusé de payer le bus après la hausse du ticket imposée par des sociétés privées subventionnées par l’Etat. D’autres refusent de payer leur redevance de télévision.

Les partis de gauche ont adhéré au mouvement, lui donnant une plus grande visibilité. En mars, plus de la moitié de la population était favorable au principe du refus de payer. Le gouvernement a pourfendu ce qu’il qualifiait de « parasitisme » irresponsable, affirmant que les resquilleurs nuisaient à la réputation du pays et privaient l’Etat de sources de revenus indispensables. De nouvelles lois contre le resquillage ont été adoptées et la police a sévi.

« C’est le début d’un divorce entre les Grecs et leurs responsables politiques, affirme l’écrivain Nikos Dimou. Dans tous ces mouvements, on retrouve un même ras-le-bol de la classe politique ». A Thessalonique, les esprits sont particulièrement échauffés. Fin juillet, les « indignés » ont dû replier les tentes qu’ils avaient déployées sur la place Syntagma, mais la Tour blanche de Thessalonique, située sur le front de mer, est toujours entourée de tentes et tendue de banderoles affichant « A vendre » et « Pas à vendre ».

« La Grèce vit un tournant de son histoire politique »

Il faut dire que le nord de la Grèce a été particulièrement frappé par la crise. Des entreprises ont commencé à mettre la clé sous la porte avant même le début de la débâcle financière. Résultat, l’activité économique est au point mort, et la mairie de Thessalonique a même pu afficher une nette amélioration de la qualité de l’air dans cette ville jusqu’alors congestionnée. Le 10 septembre, quand le Premier ministre grec Georges Papandréou se rendra à la célèbre foire internationale de Thessalonique pour présenter ses nouvelles mesures économiques, il sera accueilli par des manifestations.

Les indignés de Thessalonique pratiquent le flash-mobbing (mobilisations éclair), notamment devant des banques ou des bâtiments publics. Leur dernière cible a été le consulat d’Allemagne, devant lequel des dizaines de manifestants ont scandé des slogans et peint les trottoirs à la bombe, exigeant de l’Union européenne un plus gros effort, tandis que des policiers en civils se contentaient de regarder.

Antonis Gazakis, professeur de langue et d’histoire, affirme qu’il est frappé de voir qu’aujourd’hui le mouvement fait de nouvelles recrues, issues de toutes les tendances politiques, certains manifestants [de la Tour blanche] n’étant liés à aucun parti et ne s’étant jamais mobilisés auparavant. Ils veulent tous participer pleinement à ce débat sur les moyens de renouveler un système politique et parlementaire qu’ils jugent corrompu. « La Grèce vit un tournant de son histoire politique, assure Gazakis. C’est pourquoi je compte bien rester ici cet été. La dernière fois que le peuple est descendu dans la rue pour exiger un changement de constitution d’un telle importance, c’était en 1909. C’est une occasion idéale, un changement de modèle. La Grèce s’est réveillée. »

Angelique Chrisafis (The Gardian)

 

La participation des créanciers privés confirmée en France, en débat dans le reste en Europe

Alors que Nicolas Sarkozy a annoncé que des créanciers privés prendraient part à un nouveau plan de soutien français en faveur de la Grèce, banquiers et responsables gouvernementaux européens se sont réunis sur le sujet, sans pour autant décider.

C’est au moment où l’on apprenait que l’Institut de la finance internationale (IIF), principal lobby des banques, devait se réunir lundi matin à Rome avec les responsables gouvernementaux européens, que Nicolas Sarkozy a confirmé la proposition d’un nouveau plan français en faveur de la Grèce, auquel prendraient part des créanciers privés.

Banquiers, responsables gouvernementaux européens, et représentants du secteur public et du secteur privé, dont Vittorio Grilli, le président du Comité Economique et Financier européen et Charles Dallara, directeur général de l’IIF, ont participé à cette réunion. La nouvelle proposition élaborée par le Trésor français et des banques françaises a été étudiée.

Le plan mis au point ce week-end prévoit que les banques et assurances françaises créancières de la Grèce réinvestissent, sur la base du volontariat, 70% des sommes qu’elles perçoivent lorsque Athènes leur rembourse des obligations arrivées à échéance. Sur ces 70%, 50% doivent allouées à des nouveaux emprunts publics grecs à 30 ans, et 20% doivent être placés sur une sorte de garantie qui sécurise cette nouvelle dette grecque.

A l’issue de la réunion, aucune décision n’a cependant été prise à l’échelle européenne. « Cette réunion était un échange de vues à un niveau technique entre le monde financier et les responsables européens », a indiqué une source gouvernementale à l’AFP à l’issue de cette réunion.

Des négociations entamées avec les assureurs depuis mercredi

Les autorités des pays de la zone euro avaient entamé dès mercredi des négociations avec les créanciers privés de la Grèce, principalement des banques et des assureurs, pour obtenir d’eux une participation volontaire au nouveau plan de soutien à l’Etat grec. Selon un porte-parole de l’IIF, M. Dallara a rencontré ces derniers jours des « responsables publics et des créanciers privés afin de fournir un soutien informel à la poursuite du programme grec ».

L’enjeu de ce consensus consiste à éviter que la formule adoptée ne soit interprétée comme un défaut de paiement par les agences de notation, ce qui pourrait déclencher une réaction en chaîne et menacer le système financier tout entier. Malheureusement, cette réunion qui aura lieu au siège du Trésor italien à huis clos ne sera pas suivie d’une conférence de presse.

New Assurance Pro avec AFP

 

« Nous voilà endettés pour  trente ans ! »

Le quotidien de gauche Eleftherotypia ne partage le soulagement du reste de la presse grecque après l’adoption du second plan européen pour le sauvetage du pays.

Le plan accordé hier à la Grèce nous plonge dans un tunnel d’emprunt de trente ans. Le futur est incertain quant à la sortie du pays de la tutelle économique internationale, d’autant que la dette grecque sera désormais qualifiée de « défaut sélectif » par les agences de notation. Tout les dirigeants européens ont mis de l’eau dans leur vin et ont reculé sur les objectifs ; surtout le gouvernement grec. D’ailleurs, peut-on vraiment parler de plan de sauvetage ? Devant nous, une seule issue se dessine : « Un nouveau plan de sauvetage pour le pays, avec le FMI et une participation volontaire des banques » comme l’indique le texte rédigé par les Vingt-sept.

La participation du secteur privé n’a pas été précisée avec exactitude et la possibilité d’une mise en faillite n’a pas été écartée ; l’éventualité d’une contagion aux autres pays en difficulté non plus. Cela signifie que ce programme pourrait s’accompagner d’un taux d’intérêt supérieur à ceux pratiqués habituellement (2,8 % pour l’Allemagne, 3,5 % pour le reste de l’Europe en moyenne). D’autres détails sont tout aussi inquiétants.

La participation volontaire de 50 milliards serait, si on en croit les données de l’Institute of International Finance, un simple programme de  « roll-over », c’est à dire un simple roulement sans résoudre le problème de la dette. Ce roulement réduit la marge de manœuvre des banques. Et les agences de notation pourront toujours taper sur le défaut sélectif de la Grèce.

L’apport de liquidités aux banques grecques est inutile. Il s’agit de de 35 milliards pour couvrir leurs besoins en cas de difficulté. Au total, les banques greques ont reçu quelque 100 milliards. Mais l’UE veut que ce financement assure le développement, c’est à dire fournir des liquidités aux marchés pour encourager les entreprises. C’est l’essence du nouveau « plan Marshall ». Or pour l’instant elles ne le font pas.

On ne sait toujours pas quelles mesures d’austérité accompagneront ce nouveau plan.

Est-ce que le sauvetage des banques comprend aussi les caisses d’assurances ? Elle aussi possèdent, pourtant, des obligations… Que de questions en suspens sur des mesures qui seront au final, peut-être, testées sur la Grèce pour mieux être appliquées ailleurs… La seule chose de sûre est que les technocrates américains et européens se préparent à s’installer en Grèce pour au moins 30 ans afin d’exercer un contrôle international sur les comptes du pays.

Eleni Kostarelou (Eleftherotypia)

 

La Grèce, esclave de l’Europe

Privés du contrôle de la dette de leur pays, les Grecs sont châtiés et pressurés par la BCE et le FMI. Le point de vue d’un économiste américain.

Imaginez que, au cours de l’année la plus noire de notre récente récession, le gouvernement des Etats-Unis ait décidé de réduire le déficit budgétaire de plus de 800 milliards de dollars en taillant dans les dépenses publiques et en augmentant les impôts. Imaginez que, conséquence de ces mesures, la situation économique se soit détériorée, que le chômage ait crevé le plafond, pour dépasser 16 %. Imaginez maintenant que le président promette de récupérer 400 milliards de dollars de plus cette année, en économies et en hausses d’impôt supplémentaires. Comment croyez-vous que réagirait l’opinion publique ?

Graphique déficitProbablement comme elle le fait en Grèce aujourd’hui, manifestations de masse et émeutes comprises. Car c’est exactement ce qu’a fait le gouvernement grec. Les chiffres ci-dessus sont simplement proportionnels aux dimensions respectives des deux économies. Certes, le gouvernement américain ne se risquerait jamais à ce qu’a entrepris son homologue hellène : n’oubliez pas que la bataille du budget d’avril dernier, qui a vu les républicains de la Chambre menacer de faire tomber le gouvernement, a abouti à des coupes budgétaires de 38 milliards de dollars seulement.

Les Grecs sont d’autant plus en colère que le châtiment collectif dont ils sont victimes leur est infligé par des puissances étrangères – la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI). Cela met en lumière ce qui est peut-être le problème le plus aigu, celui qu’incarnent des institutions supranationales, orientées à droite et échappant à tout contrôle. La Grèce n’en serait pas là si elle n’était pas membre d’une union monétaire. Si ses propres dirigeants étaient assez idiots pour, de leur propre chef, pratiquer des coupes claires dans les dépenses publiques et augmenter les impôts en pleine récession, ils seraient remplacés. Puis un nouveau gouvernement ferait ce que la grande majorité des gouvernements de la planète a fait lors de la récession de 2009 : exactement le contraire. Ils mettraient en œuvre un plan de relance, ou ce que les économistes définissent comme une politique contracyclique.

Et si cela devait passer par une renégociation de la dette publique, alors c’est ce que ferait le pays. De toute façon, c’est ce qui se produira, même sous la férule des autorités européennes, mais au préalable celles-ci soumettent la Grèce à des années de souffrances inutiles. Et elles profitent de la situation pour privatiser des actifs publics pour une bouchée de pain et restructurer l’économie et l’Etat grecs à leur convenance.

Châtiment collectif

Un gouvernement grec démocratiquement responsable adopterait une ligne beaucoup plus dure face aux autorités européennes. Par exemple, il pourrait commencer par un moratoire sur le paiement des intérêts, qui se montent actuellement à 6,6 % du PIB. (C’est un fardeau terrible, et selon les prévisions du FMI il devrait représenter 8,6 % du PIB d’ici à 2014. En comparaison, en dépit de tout le tintamarre qui se fait à propos de la dette américaine, le taux d’intérêt net sur la dette publique étasunienne représente aujourd’hui 1,4 % de son PIB.) Cela dégagerait assez de fonds pour un programme sérieux de relance, tandis que le gouvernement négocierait une inévitable révision de la dette à la baisse. Bien sûr, cela exaspérerait les autorités européennes – qui considèrent la situation du point de vue de leurs grandes banques et des créanciers –, mais le gouvernement grec se trouverait au moins dans une position raisonnable avant d’ouvrir les négociations.

Graphique detteA en juger par la toute dernière révision de l’accord entre le FMI et Athènes, il semblerait que l’euro soit encore surévalué de 20 à 34 % pour l’économie grecque. Ce qui écarte encore un peu plus la possibilité d’une reprise engendrée par une “dévaluation interne” – qui consiste à rendre l’économie plus compétitive en maintenant le chômage à un niveau extrêmement élevé pour faire baisser les salaires. Mais le plus gros problème, c’est que la politique budgétaire du pays ne va pas dans le bon sens. Et, évidemment, Athènes ne peut pas faire jouer la politique monétaire, puisqu’elle est sous le contrôle de la BCE.

Les autorités européennes disposent de tout l’argent nécessaire pour financer un programme de relance en Grèce, tout en renflouant leurs banques si elles ne veulent pas les voir essuyer les pertes inévitables liées à leurs prêts. Rien ne justifie que l’on continue ainsi à infliger un châtiment sans fin au peuple grec.

Mark Weisbrot (The Guardian)

Note : * Economiste et codirecteur du Center for Economy and Policy Research, un centre de recherche de Washington, il publie régulièrement des chroniques pour The Guardian.

Royaume-Uni: le parlement se saisit du scandale des écoutes téléphoniques

Pépère Rupert

Ce scandale d’ampleur nationale embarrasse les médias, le magnat de la presse Rupert Murdoch et le Premier ministre, David Cameron.

Le parlement britannique s’est saisi mercredi de l’affaire des écoutes téléphoniques du tabloïde News of the World, devenue un scandale national aux multiples ramifications qui éclabousse les médias, le magnat de la presse Rupert Murdoch et embarrasse le Premier ministre.

Le chef du gouvernement David Cameron s’est déclaré « absolument dégoûté » par les dernières révélations sur les écoutes menées ces dernières années par le journal « qui ne visent plus simplement des politiques et des célébrités, mais aussi des victimes de crimes, voire d’attentats terroristes ». Il s’est prononcé « en faveur d’enquêtes » sur « l’éthique journalistique », tout en souhaitant que la priorité absolue soit donnée à « l’enquête de police de grande ampleur en cours ». Des assurances jugées totalement insuffisantes par le chef de l’opposition Ed Miliband, à l’aune « du plus grand scandale de presse des temps modernes ».

M. Miliband réclame des têtes au News of the World (NOTW) et la création d’une commission d’enquête. Il accuse les conservateurs de complaisance vis-à-vis de news Corp., le groupe de Rupert Murdoch notamment propriétaire du NOTW. Ce vif échange entre les deux hommes au Parlement a été suivi d’un débat de trois heures en urgence. A tour de rôle, les députés ont dénoncé qui « les dérives » de la presse et qui « l’indécence » de News Corp. Sortant de son silence, Rupert Murdoch a qualifié de « déplorables » et d' »inacceptables » les accusations contre le tabloïde et renouvelé dans un communiqué son soutien à l’actuelle direction du journal.

L’affaire des écoutes, qui remonte au début des années 2000, a déjà été marquée par l’interpellation de cinq journalistes, dont trois du NOTW, l’envoi en prison d’un correspondant royal et d’un détective privé et par plusieurs démissions. Dont celle en janvier, d’Andy Coulson, directeur de la communication de David Cameron après avoir été rédacteur en chef du NOTW. On savait que des centaines, voire des milliers de personnalités – membres de la famille royale, politiciens, vedettes de cinéma ou sportifs – avaient été écoutées.

Ecoutes sur des victimes

Il apparaît désormais que les écoutes ont aussi concerné les victimes d’affaires criminelles retentissantes et des proches de l’attentat qui avait fait 52 morts à Londres en 2005. Le détective Glenn Mulcaire, qui a déjà purgé 4 mois de prison, aurait aussi piraté le portable de Milly Drowler, écolière assassinée par un videur de boîte de nuit en 2002. Il serait allé jusqu’à effacer des messages pour faire de la place dans la boîte vocale, donnant le faux-espoir aux parents et enquêteurs que la fillette était encore en vie.

Mardi soir, il a dit avoir agi « sous la pression constante » de NOTW, le dominical qui tire à 2,8 millions d’exemplaires, champion des scoops obtenus notamment à l’aide de caméras cachées ou de journalistes déguisés. Le NOTW a aussi remis récemment à Scotland Yard des mails prouvant qu’il avait payé quelques policiers-informateurs entre 2003 et et 2007, date à laquelle Andy Coulson dirigeait la rédaction.

Et mercredi The Times, fleuron du groupe Murdoch, a demandé « que toute la lumière soit faite » sur des pratiques journalistiques longtemps justifiées par le sacro-saint droit du public à être informé. En attendant, le groupe commence à subir les premiers contrecoups commerciaux de l’affaire: plusieurs annonceurs –dont Ford et la banque Halifax– ont annoncé le retrait de leur budget publicitaire au NOTW, également cible d’appels au boycott sur twitter. Mais surtout, le scandale risque de retarder le feu vert gouvernemental au projet de rachat par Rupert Murdoch du bouquet satellitaire BSkyB, très contesté au nom du pluralisme.

AFP

 

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Grande Bretagne,

L’actualité est l’ennemi de l’information

Le retournement complet de situation dans l’affaire DSK prouve surtout une chose : l’actualité est l’ennemi de l’information.

Combien de temps les grands médias ont-ils passés sur l’affaire DSK ? Des centaines, des milliers d’heures très vraisemblablement, et bien plus de pages de magazines et de quotidiens. Pourtant, tout ce temps aurait pu servir à médiatiser bien d’autres choses, à commencer par les personnalités et les thèses jamais médiatisées, et elles sont nombreuses. Mais au lieu de cela, les médiacrates se sont acharnés sur un homme, sans attendre le verdict de la justice américaine, et traînant dans la boue son honneur et sa réputation. Ces médias sont criminels, anti-démocratiques, et lavent le cerveau de la population en répétant à l’infini des banalités et des informations qui sont souvent contredites peu de temps après. C’est un des combats que doivent mener les médias alternatifs, remettre à l’honneur la réflexion, le fond, et le respect des principes élémentaires de vérité, de présomption d’innocence, de pluralité, etc.

Cette évolution des médias est récente, et correspond à l’accélération des moyens de communication de ces 40 dernières années. Elle correspond à la baisse considérable du niveau scolaire, de la qualité de l’élite du pays, et de la santé du pays en général. Il devient urgent de déclarer son indépendance médiatique de ce système délétère, et de tout faire pour le contrer d’une part, et le contrôler d’autre part. C’est une question de vie ou de mort pour notre civilisation, ni plus, ni moins.

Pourquoi les médias sont-ils ainsi drogués à l’actualité, et pourquoi cela est-il malsain pour la population ?


Ils sont drogués à l’actualité car ils sont persuadés que l’être humain, pour être informé, doit avoir en permanence connaissance des événements qui viennent d’arriver. Or les gens les mieux informés sont ceux qui ont pris le recul nécessaire sur les événements, car ils savent que ces événements ne veulent rien dire en eux-mêmes. Voir 100 fois les avions s’écraser sur le World Trade Center n’apporte rien en terme d’information. C’est une injection d’adrénaline, qui satisfait à des pulsions de voyeur et à une recherche d’émotions et de sensationnel que nous avons tous en nous. Bref, l’actualité c’est la garantie de placer l’émotion avant la raison.

La télévision est également un outil extrêmement perfectionné pour donner aux gens ce qu’ils réclament, mais en les tirant vers le bas plutôt que vers le haut. Les pulsions primaires et les tentations arrivent en premier, du fait de nos émotions, puis il s’agit de les contenir, de les éduquer. Tous les systèmes qui visent à moraliser les sociétés humaines le disent, à leur manière. La télévision détruit cette éducation, en donnant directement et sans filtre l’accès à des pulsions souvent violentes, avec la force de l’image. Des manipulations mentales de grande ampleur ont lieu grâce à cet outil sans pour autant faire l’objet de hurlements au fascisme, bien au contraire. La société de consommation et les sommes gigantesques d’argent en jeu permettent d’affiner toujours plus ces manipulations, en faisant appel aux découvertes les plus récentes dans la psychologie, la sociologie et d’autres sciences humaines. Cela permet à un dirigeant de grande chaîne de déclarer : “Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.”

Interdire la télévision ?

A quand une loi pour décréter que la télévision est une drogue dure ? Elle l’est en effet, aussi bien pour ceux qui y passent que pour ceux qui la regardent. Ce système malsain rend donc tout le monde esclave, au lieu de rendre les gens libres. Mais la liberté ne se donne pas, elle se prend. D’où l’intérêt des livres, qui nécessitent un effort, et qui laissent une trace, tout en permettant de revenir à une phrase, un paragraphe ou un chapitre pour être sûr qu’on l’a compris, ou pour l’interpréter différemment, avec du recul. D’où l’intérêt de la radio, qui fait travailler l’imagination, et ne rend pas dépendant de l’image. D’où l’intérêt d’Internet, qui permet de produire aussi de l’information, d’approfondir via les liens hypertextes, et qui permet aussi et surtout de figer l’image et le temps, de les maîtriser bien mieux qu’avec la télévision, qui donne des rendez-vous fixes, et qui vous fixe sur votre canapé, la bouche ouverte et les neurones fermés.

L’actualité n’est pas la réalité
L’actualité est un déferlement de “faits divers qui font diversion” (Bourdieu), dont le traitement permanent reste toujours a la surface des choses, qui encourage la dictature de l’instant et empêche toute réflexion, toute mise en contexte, et tout recul. L’information nécessite du temps pour trier le bon grain de l’ivraie, elle nécessite plusieurs interprétations possibles. Les informations importantes sont peu nombreuses mais noyées dans le flot d’infos secondaires voire inutiles, d’ailleurs les sujets souvent les plus importants ne sont jamais dans l’actualité. L’imposture médiatique actuelle consiste à faire croire que l’actualité est la réalité, alors qu’elle n’en est qu’une infime partie, souvent déformée d’ailleurs. Il convient évidemment de parler d’actualité, mais sans jamais qu’elle domine l’information, à savoir le recul sur l’actualité, et sa mise en contexte avec le passé, qui est documenté et qui représente les bases d’un raisonnement humain. A se complaire dans l’actualité, on en revient au stade bestial, avec toutes les conséquences possibles.

Faites le test si vous en avez l’occasion : ne regardez plus la télévision pendant quelques semaines, ou quelques mois, et informez-vous uniquement par Internet, à condition de ne pas consulter  France Info, et autres chaînes d’informations continues. Vous découvrirez l’immense plaisir d’être à nouveau informé, car vous pourrez penser par vous-mêmes, découvrir des informations dont les médias ne parlent pas, ou peu, ou mal, et vous redeviendrez un citoyen digne de ce nom.

Conclusion
Une démocratie moderne est une démocratie dans laquelle les médias ne sont pas focalisés sur l’actualité, qu’elle soit sportive, économique ou sociale. Les citoyens doivent être en mesure de faire les bons choix, et pour cela les débats doivent être libres, les alternatives claires, et le recul doit toujours prévaloir sur l’immédiateté. Par ailleurs, et cela fera l’objet d’un autre article, les sujets doivent prévaloir sur les personnes, car la “peoplisation” à laquelle on assiste depuis plusieurs décennies, et qui est due en grande partie à la domination de la télévision, est inversement proportionnelle à la démocratie d’un pays. En Suisse, par exemple, les médias ont pour priorité de parler des sujets politiques, et non des personnalités, il faut dire que la démocratie directe impose de parler des sujets plutôt que des hommes politiques. Les personnalités les plus connues, notamment des journalistes et des animateurs, ont effectué un coup d’Etat en accédant aux manettes des grands médias qui déterminent ce qui existe, et ce qui n’existe pas. Il est temps de s’occuper d’eux.

Enquête & Débat

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