Le «portrait-robot» et les méthodes des tueurs de Paris et Bruxelles contredisent totalement la pertinence des mesures adoptées par l’Etat.
Les quelques dizaines de fanatiques radicalisés qui ont commis des attentats sanglants en France et en Belgique sont désormais quasiment toutes identifiées, ce qui permet d’en dresser le «portrait-robot» : pour la quasi-totalité d’entre eux, des ressortissants d’un Etat membre de l’Union européenne (ou titulaire d’une carte de résident), souvent issus des mêmes quartiers voire des mêmes familles, identifiés par les services de police comme islamistes radicalisés et, souvent, comme petits ou grands délinquants de droit commun. Les hommes qui ont frappé Paris soit résidaient sur place, soit ont emprunté la route. L’équipe de Bruxelles a juste eu à prendre un taxi ou le métro. Rien d’étonnant en fait : depuis 2012 et les attentats de Toulouse, tous les terroristes répondaient à ce «portrait-robot».
L’enquête, qui est loin d’être terminée, a déjà mis au jour d’incroyables dysfonctionnements des services de sécurité et ce, en France comme en Belgique : des suspects dont la dangerosité a été gravement sous-estimée ; des renseignements non transmis entre services de police (à l’intérieur du pays et entre pays) ; des combattants européens expulsés de Turquie, que les Etats ont laissés s’évaporer dans la nature ; des renseignements transmis par Ankara non exploités faute de moyens humains, et on en passe.
Le mirage «high-tech»
En réalité, c’est parce que la gravité de la menace représentée par les returnees (les combattants rentrant de Syrie ou d’Irak) a été ignorée par les Etats, que les attentats ont pu être commis. Face à cet échec, autant politique que policier et judiciaire, la réaction des autorités, notamment en France, a été de se lancer dans une frénésie législative sécuritaire sans précédent. Ainsi, au lendemain du 22 mars, Manuel Valls n’a rien trouvé de mieux que d’exiger que le Parlement européen adopte, séance tenante, le fichier PNR qui doit recueillir les données de tous les passagers aériens, alors qu’aucun de ces radicalisés n’a emprunté l’avion pour commettre son forfait.
Le Premier ministre n’en est pas à son coup d’essai en matière de réponse inadaptée : la loi sur le renseignement intérieur de juillet 2015, votée après les attentats de janvier, a placé sous surveillance tout le trafic internet au nom de la lutte antiterroriste. Mais, outre qu’il n’y a personne en bout de chaîne pour exploiter les renseignements obtenus, le terrorisme actuel n’est nullement «high-tech», mais au contraire, «low-tech» : pas d’utilisation du Net, on se parle en direct, on achète des téléphones jetables, on loue des voitures ou des taxis, on fabrique des bombes avec du matériel acheté dans des magasins de bricolage.
Risque historique
Et que dire de l’état d’urgence qui ne s’est traduit par l’arrestation d’aucun terroriste, pas plus que le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen. C’est le travail des policiers, placés sous la surveillance de juges indépendants qui, en appliquant la loi actuelle, a permis de remonter les filières. Mais cela n’empêche pas le gouvernement de persévérer : la future loi sur la procédure pénale va faire entrer dans le droit interne les dispositions les plus liberticides de l’état d’urgence alors même qu’il a échoué.
En réalité, ce sont de moyens humains et matériels dont la police et la justice ont besoin, pas de nouvelles lois confiant des pouvoirs exorbitants et sans contrôle à l’exécutif. La gauche française prend un risque historique en empruntant cette fausse route sécuritaire : avec ces lois d’exception, «la France peut basculer dans la dictature en une semaine», a mis en garde Frédéric Sicard, bâtonnier de Paris, à l’unisson de nombreux juges. Le prix à payer pour combattre et contrôler quelques centaines de returnees connus de la police doit-il être l’abandon de libertés publiques si durement acquises ?
Des étudiants de l’université catholique de Lyon prennent des notes sur leurs portables, le 18 septembre 2015 – JEFF PACHOUD/AFP
L’association Droit des lycéens demande à ce que soit rendu public l’algorithme du logiciel d’Admission post-bac. Contacté par Rue89, le ministère assure qu’un document sera diffusé avant le 31 mai.
Comme plusieurs centaines de milliers d’élèves, Clément Baillon, en terminale ES au lycée Gustave Eiffel de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), a consciencieusement saisi ses vœux d’orientation sur Admission post-bac (APB). Le logiciel, sorte de plateforme d’aiguillage, gère l’affectation des lycéens dans les filières d’enseignement supérieur.
Clément et les autres ont désormais jusqu’au 31 mai pour ordonner leurs souhaits sur le site, chose cruciale pour maximiser leurs chances d’obtenir la formation souhaitée.
Pour accomplir l’exercice, il faut être un peu sioux. Quelle stratégie adopter pour hiérarchiser ses vœux ? Comment être sûr d’être pris dans telle filière ? Pour certains futurs bacheliers, cela ressemble à un casse-tête, d’autant que les principaux intéressés ne connaissent pas précisément les critères pris en compte par le logiciel pour générer les propositions d’admission.
« Une boîte noire magique »
L’algorithme d’APB n’est connu en détails que des services du ministère de l’Education. Le flou autour de cette sorte de formule de maths mystère génère suspicions et rumeurs. « Admission post-bac est souvent considéré comme une boîte noire magique ou démoniaque, selon les cas », plaisantait en décembre dernier Thierry Mandon, secrétaire d’Etat en charge de l’Enseignement supérieur.
« Nous allons donc dévoiler l’un des secrets défense les mieux gardés : l’algorithme d’APB ! »
Le secret n’a pas encore été éventé. L’association Droit des lycéens a donc publié le 30 mars dernier un communiqué de presse [PDF] pour demander au ministère de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur de rendre enfin public les critères de l’algorithme d’APB.
Clément Baillon est le fondateur et président de Droit des lycéens. Durant l’été 2013, il avait témoigné sur Rue89 d’un conseil de discipline auquel il avait assisté en tant que délégué de classe et qui lui avait semblé profondément injuste. Il nous explique que c’est en partie ce qui l’a poussé à créer une association qui défend les lycéens et les informe de leurs droits.
Demande de transparence
Quand le lycéen a été confronté à sa liste de vœux sur Admission post-bac, il a eu le réflexe de faire quelques recherches sur les textes qui régissent le logiciel.
« Je me suis rendu compte qu’il n’y avait rien. Quelque chose d’aussi important devrait être transparent. »
Assisté gracieusement par un avocat en droit public, Jean Merlet-Bonnan, l’association de lycéens a formulé sa demande de transparence dans un courrier adressé au ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (lire ci-contre). Elle n’a pas encore reçu de réponse.
En dernier recours, l’association veut saisir la Commission d’acce?s aux documents administratifs (Cada). Clément Baillon :
« On ne voit pas ce qu’ils pourraient nous opposer à cela, je ne crois pas qu’il [l’algorithme de l’APB] soit classé secret défense. »
Le Syndicat général des lycéens (SGL), la première organisation lycéenne, soutient l’initiative.
Pas de « scandale panaméen »
« On n’est pas en train de cacher un scandale panaméen », exagère-t-on au ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
« On va tenir la promesse. Il faut juste qu’on trouve la bonne manière de communiquer. »
La mise en ligne de la description « technico-technique » de l’algorithme n’est pas envisagée, plutôt celle d’un document d’une ou deux pages, illustré d’exemples concrets, qui expliciterait son fonctionnement. Le document sera diffusé avant le 31 mai prochain, nous assure-t-on.
Pour le ministère, cette publication ne devrait pas changer le cours des inscriptions : les lycéens ont déjà les infos principales. Qui sont parfois contradictoires selon les profs et les conseillers d’orientation, notait Clément Baillon.
La faute au hasard
Il y a quelques mois, Rue89 avait consacré un article à l’algo décrié : « L’orientation de vos enfants ne tient qu’à une formule de maths. » Une mère racontait comment l’orientation de sa fille s’était jouée sur un coup de dés.
Cette dernière, pourtant bonne élève, avait postulé avant à une double licence Sciences-Po-anglais dans une fac située en dehors de son académie. Une demande rejetée.
La faute au hasard : quand le nombre de candidatures pour une licence non sélective est supérieur au nombre de places, le logiciel d’Admission post-bac procède à un tri en fonction de plusieurs critères, puis à un tirage au sort pour départager les ex æquo. L’association Droit des lycéens dénonce :
« Les modalités de ce choix sont extrêmement opaques. Une telle opacité rend très difficile la possibilité d’effectuer des vœux de façon éclairée. »
Tirage au sort
Le guide du candidat 2016 [PDF] ne parle pas de « tirage au sort » mais de « traitement automatisé critérisé ». Dans le document, deux critères de sélection sont portés à la connaissance des lycéens :
l’’académie de passage du baccalauréat ou de résidence (le « ou » fait tiquer Clément Baillon : est-ce l’un ou l’autre ?) ;
l’ordre des vœux.
Pour une licence non sélective, le logiciel sélectionne en priorité les candidats de l’académie. Puis à l’intérieur de ce groupe, ceux qui ont classé la formation en vœu 1, puis en vœu 2, etc. Même logique ensuite pour les candidats d’autres académies.
Quand une filière enregistre trop de demandes par rapport à sa capacité, un tirage au sort départage les ex-æquo. Le droit, la psychologie, la première année commune aux études de santé (Paces) et les Staps (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) sont les quatre principales filières en tension.« Psychologiquement, le tirage au sort est mal perçu, on le comprend très bien », acquiesce-t-on au ministère.
« Mais on ne peut pas ouvrir le dossier de l’élève. Par rapport au peu de critères dont on dispose, on a besoin d’avoir recours à l’aléatoire. […] Il y a déjà eu des recours et les tribunaux n’ont pas remis en cause la légalité du tirage au sort. »
Code source des impôts
La demande de transparence de l’association de lycéens fait écho au projet de loi « Pour une République numérique », discuté ces jours-ci au Sénat. Il comprend un article qui ouvre le droit aux citoyens de prendre connaissance d’un algorithme public quand celui-ci conditionne des décisions individuelles. C’est le cas notamment d’Admission post-bac.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Dans l’étude d’impact du projet de loi, on peut lire :
« Si un citoyen en fait la demande, l’administration devra donc être en mesure de communiquer les caractéristiques du traitement, notamment les objectifs, les finalités et les contraintes du système, et communiquer à l’individu concerné par la décision un exposé des paramètres, principales caractéristiques et des règles générales de l’algorithme, ainsi que celles qui lui ont été appliquées particulièrement. »
Le 1er avril, Bercy a précédé l’adoption du projet en rendant public le code source de son calculateur d’impôts sur le revenu. Un citoyen réclamait depuis plus de deux ans que le fisc le lui communique.
La mémoire et l’histoire de l’esclavage sont des affaires sérieuses ! S’il faut encore le rappeler de façon si péremptoire, c’est que la vigilance doit être soutenue, encore et toujours, pour que les luttes des esclaves qui ont participés à la construction de la République et des valeurs qui nous rassemblent, ne disparaissent pas sous l’effet du souffle de la méconnaissance ou de l’idéologie nocive sur l’inégalité des acteurs de l’Histoire. La loi du 21 mai 2001, première loi Taubira, a déclaré l’esclavage et la traite dans l’Atlantique et l’Océan Indien comme crime comme l’humanité et aussi inscrit dans son article 2, que leur enseignement était obligatoire. Les programmes en ont tenu compte … sept ans plus tard, en 2008, pour le collège et le lycée mais il a fallut toute la ténacité du Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage pour que la question ne disparaisse pas des nouveaux programmes du primaire et du collège. Les contempteurs de cette histoire arguent que finalement ce phénomène historique n’était pas si important ni au niveau de la France, ni au niveau du monde, simplement treize millions de personnes africaines déportées vers les Amériques et un million vers l’Océan Indien.
Outre le mépris que ce jugement manifeste vis-à-vis de ces personnes, ces chiffres ne disent rien de l’importance de l’histoire de l’esclavage dans l’histoire de France, surtout dans ce moment fondateur du récit national qu’est la Révolution française. La Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et surtout Saint-Domingue (futur Haïti) ont cru pleinement au combat pour les valeurs de Liberté, d’Egalité et de Fraternité et l’ont porté si haut que la Convention nationale a aboli l’esclavage pour la première fois, le 4 février 1794 dans l’ensemble des colonies françaises de l’époque. Pendant la bataille de La-Crête-à-Pierrot menée lors de la tentative de rétablissement de l’esclavage par Napoléon, autant les esclaves de Saint-Domingue que les troupes françaises qui s’affrontaient, chantaient la Marseillaise ! Plus de cinquante ans plus tard, le 27 avril 1848, la deuxième République abolissait pour la seconde fois l’esclavage, cette fois-ci définitivement pour les colonies de l’Atlantique et de l’Océan Indien. La France célèbre chaque 10 mai la « Journée nationale des mémoires des traites, de l’esclavage et de leur abolitions » en hommage aux esclaves et aux abolitionnistes.
En effet, les esclaves qui s’étaient révoltés continuellement depuis le XVe siècle mais encore plus depuis la fin du XVIIIe siècle et qui, par leurs soulèvements contre le pouvoir colonial, avaient nourri la réflexion abolitionniste sur l’égalité du genre humain, ont accueilli l’émancipation légale au cris de « Vive la République ». Les esclaves n’avaient jamais renoncé à leur humanité, même au sein du cadre contraint et violent de l’esclavage. Ils l’ont imposée par la force ou par la résistance quotidienne. Ils croyaient à l’égalité, ils la réclamaient, et ce d’autant plus qu’au sein des sociétés coloniales esclavagistes de l’Atlantique se sont construites ces équivalences de termes entre noirs/esclaves et blancs/maîtres. Avant cette expérience, il n’y avait pas de « Blanc » (ce qualificatif utilisé dans les colonies atlantiques devait être expliqué au public européen) et pas de hiérarchies socio/raciales en Europe. C’est bien dans ces colonies de sucre, de café et de coton que la « race » n’a plus été le marqueur d’une appartenance familiale ou lignagère mais s’est transmuée en élément biologique qui, par le sang, transmettait un statut.
L’origine de l’idéologie raciale et du racisme
Ce récit sur les sociétés esclavagistes n’est pas simple détour, il souligne l’origine de l’idéologie raciale et du racisme. Les mémoires -définies comme expériences sociales du passé dans le contemporain- se sont précisément opposées – parfois, souvent – à la jauge de l’expérience du racisme produite par les événements de violence extrême de l’histoire. Alors que faire ? Si l’urgence actuelle de créer du collectif dans l’égalité des droits et des devoirs est bien réelle, les conditions doivent en être posées. Elles ne passent pas, me semble-t-il, par des combats auto-déclarés comme « anti-racistes » -dont le pluriel est suspect et qui sont parfois aporétiques- mais bien par la reconnaissance mutuelle des phénomènes historiques qui ont engendré des faits de racisme (mise en discours, idéologie, de l’exclusion et de la dépréciation de l’autre). Les mémoires ne doivent pas se croiser mais faire « causes communes » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Nicole Lapierre ou mieux encore « Histoire commune ». Peut-être alors pourrait-on sortir de la « race » comme totalitarisme c’est-à-dire d’un système où la « race » et conséquemment le racisme ne peuvent être dénoncés et combattus qu’en utilisant les propres catégories qui les créent. C’est faire ici le pari de la connaissance et de l’enseignement, de la recherche universitaire, d’une certaine exigence de la pensée qui se partage.
C’est aussi celui que font de nombreuses associations de citoyens qui souhaitent fermement dépasser la mémoire pour aller vers l’histoire. Quoiqu’on cherche à la leur imposer, certaines d’entre elles ne se reconnaissent pas dans des identités sans espoir comme celle de « victimes de l’esclavage colonial ». Elles veulent avoir leur place dans le monde, à égalité…
* Myriam Cottias est directrice de recherche au CNRS, présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage
Yves Velter. – « A Practical Solution for Hesitation » (Une bonne solution quand on hésite), 2014 www.yvesvelter.com
Fin de cycle pour la social-démocratie
Par Frederic Lordon
est bien l’esprit de Lampedusa (1) qui plane sur l’époque : tout changer pour que rien ne change. Et encore, « tout changer »… A peine feindre. A moins, ce qui serait presque pire, qu’ils ne soient sincères : on ne peut pas exclure en effet que les protagonistes de la « primaire à gauche » soient convaincus de produire une innovation politique radicale, alors qu’ils bafouillent la langue morte de la Ve République. Le comble de l’engluement, c’est bien sûr de ne plus être capable de penser au-delà du monde où l’on est englué. Présidentialisation forcenée, partis spectraux, campagnes lunaires, vote utile, voilà la prison mentale que les initiateurs de la « primaire à gauche » prennent pour la Grande Evasion. Et pour conduire à quoi ? La fusion de la contribution sociale généralisée (CSG) et de l’impôt sur le revenu ? un programme en faveur de l’isolation des logements ? une forte déclaration sur la « réorientation de l’Europe » ?
Il est vrai que, comme la pierre du Nord (guérit les rhumatismes et les ongles incarnés) avait besoin pour s’écouler de se rehausser de la mention « Vu à la télé », l’étiquette « Soutenu par Libération » signale surtout le rossignol d’une parfaite innocuité, la subversion en peau de lapin bonne à n’estomaquer que les éditorialistes, comme si de l’inénarrable trio Joffrin-Goupil-Cohn-Bendit pouvait sortir autre chose qu’un cri d’amour pour le système, qui leur a tant donné et qu’il faut faire durer encore. En tout cas, il ne manque pas de personnel dans le service de réanimation, où la croyance qu’un tube de plus nous tirera d’affaire n’a toujours pas désarmé.
Le cadavre que, contre toute raison, ses propres nécessiteux s’efforcent de prolonger, c’est celui de la « social-démocratie », entrée, en France comme ailleurs dans le monde, dans sa phase de décomposition terminale. Pour avoir une idée du degré d’aveuglement où conduit parfois l’acharnement thérapeutique, il suffit de se figurer qu’aux yeux mêmes de ces infirmiers du désespoir, « toute la gauche » est une catégorie qui s’étend sans problème de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron — mais ce gouvernement ne s’est-il pas encore donné suffisamment de peine pour que nul n’ignore plus qu’il est de droite, et que, en bonne logique, une « primaire de gauche » ne saurait concerner aucun de ses membres ni de ses soutiens ?
En politique, les morts-vivants ont pour principe de survie l’inertie propre aux institutions établies et l’ossification des intérêts matériels. Le parti de droite socialiste, vidé de toute substance, ne tient plus que par ses murs — mais jusqu’à quand ? Aiguillonnée par de semblables intérêts, la gauche des boutiques, qui, à chaque occasion électorale, se fait prendre en photo sur le même pas de porte, car il faut bien préserver les droits du fricot — splendides images de Pierre Laurent et Emmanuelle Cosse encadrant Claude Bartolone aux régionales —, n’a même plus le réflexe élémentaire de survie qui lui ferait apercevoir qu’elle est en train de se laisser gagner par la pourriture d’une époque finissante. Il n’y a plus rien à faire de ce champ de ruines, ni des institutions qui en empêchent la liquidation — et pas davantage de la guirlande des « primaires » qui pense faire oublier les gravats en y ajoutant une touche de décoration.
La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’aucune alternative réelle ne peut naître du jeu ordinaire des institutions de la Ve République et des organisations qui y flottent entre deux eaux le ventre à l’air. Cet ordre finissant, il va falloir lui passer sur le corps. Comme l’ont abondamment montré tous les mouvements de place et d’occupation, la réappropriation politique et les parlementarismes actuels sont dans un rapport d’antinomie radicale : la première n’a de chance que par la déposition (2) des seconds, institutions dont il est désormais établi qu’elles sont faites pour que surtout rien n’arrive — ce « rien » auquel la « primaire de gauche » est si passionnément vouée.
Le problème des mouvements « destituants », cependant, est qu’ils se condamnent eux-mêmes à l’inanité s’ils ne se résolvent pas à l’idée qu’aux grandes échelles il n’y a de politique qu’instituée, ou réinstituée, y compris de cette institution qu’ils ont d’abord voulu contourner : la représentation. C’est sans doute une ivresse particulière que de rester dans le suspens d’une sorte d’apesanteur politique, c’est-à-dire dans l’illusion d’une politique « horizontale » et affranchie de toute institution, mais si le mouvement ne revient pas sur terre à sa manière, c’est l’ordre établi qui se chargera de l’y ramener — et à la sienne. Mais alors, comment sortir de cette contradiction entre l’impossible prolongement du suspens « destituant »… et le fatal retour à l’écurie parlementaire ? Il n’y a qu’une seule réponse, presque logique, à cette question décisive : s’il faut revenir sur terre, c’est pour changer les formes mêmes de la politique.
La forme de la politique a un nom général : la Constitution. Comment s’organisent la délibération et la décision : c’est la Constitution qui le dit. Sauf à croire que délibération et décision peuvent se passer de toute organisation institutionnelle, et sauf à s’en remettre aux formes en place, le chemin de crête pour échapper à l’aporie précédente, le premier temps de la réappropriation, c’est bien la réécriture d’une Constitution, puisqu’elle seule décidera de nos réappropriations ultérieures. Architecture des niveaux de décision, règles de délibération, organisation de la subsidiarité (maximale), modes de désignation des représentants, ampleur de leurs délégations, forme de leur mandat, rotation, révocation, parité, composition sociale des assemblées, etc., toutes ces choses qui déterminent qui fait quoi en politique et qui a voix à quoi sont, par définition, l’affaire de la Constitution.
C’est à ce moment, en général, qu’on objecte à l’exercice constitutionnel son abstraction qui n’embraye sur rien, son étrangeté aux préoccupations concrètes des populations. Et c’est vrai : si elle n’est qu’un Meccano juridique formel coupé de tout, la simagrée constitutionnelle ne mérite pas une minute de peine ; on ne sait que trop comment elle est vouée à finir : en divertissement pour éditorialistes et en consolidation de la capture parlementaire. Mais contre cela le spectacle même de l’époque nous vaccine radicalement. Car il nous donne avec une grande force l’idée de savoir quoi faire d’une Constitution — la seule idée qui donne un sens à l’exercice constitutionnel. Une Constitution cesse en effet d’être un amusement hors-sol de juriste et redevient objet d’intérêt concret pour les citoyens mêmes, du moment où l’on sait à quel projet substantiel de société elle est subordonnée. Mais un tel projet, il nous suffit de contempler notre situation d’aujourd’hui pour en avoir aussitôt le négatif. Précarisation érigée en modèle de société, injustices honteuses, celles faites aux Goodyear, comme hier aux Conti, attaque inouïe contre le code du travail, toutes ces choses n’en disent qu’une : faire plier le salariat, parachever le règne du capital. Et puis là-dessus arrive un film, le Merci patron ! de François Ruffin, qui, en quelque sorte, ramasse tous ces motifs d’indignation mais les transmute en un gigantesque éclat de rire — c’est qu’à la fin le gros (Bernard Arnault) mord la poussière et les petits sortent en sachant désormais que « c’est possible » (3).
Un film fait-il à lui seul un point de bascule ? En tout cas, il se trouve qu’il est là, et qu’une idée qui sort d’un film est toujours cent fois plus puissante que la même qui sort d’un discours général. Il se trouve également qu’au moment particulier où il survient, l’idée d’en faire un point de catalyse n’est pas plus bête qu’autre chose. C’est que tout craque dans la société présente, et que le point de rupture pourrait n’être plus si loin. Or, entre la causalité directe, et directement restituée, qui va de la richesse de Bernard Arnault à la misère des Klur (4), la misérable corruption de hiérarques socialistes passés sans vergogne au service du capital (5), grands médias devenus inoffensifs, Merci patron ! nous livre synthétiquement le tableau de la décomposition actuelle, nous indiquant par là même ce qu’il faut faire — tout le contraire — et, par suite, le sens à donner à un mouvement de réappropriation constituante. S’il fallait des antidotes au constitutionnalisme intransitif, à coup sûr en voilà un !
On dira cependant que les Constitutions n’ont à voir qu’avec les règles mêmes de la délibération politique, et qu’elles n’ont pas à préjuger de ses issues. Et c’est en partie vrai également. La tare européenne par excellence n’est-elle pas, par exemple, d’avoir constitutionnalisé les politiques économiques à propos desquelles il n’y a par conséquent… plus rien à délibérer ? On se tromperait cependant si on cédait au formalisme pur pour regarder les Constitutions comme des règles en apesanteur, en surplomb de tout parti pris substantiel. Il n’est pas une Constitution qui ne dissimule dans ses replis une idée très arrêtée de la société qu’elle organise. C’est peu dire que la Constitution de la Ve République a la sienne — la même, en fait, que celle des quatre républiques qui l’ont précédée. Et l’on ne voit pas pourquoi, dans ces conditions, nous nous priverions de dire haut et fort quelle est la nôtre.
Mais alors, quelles sont ces différentes idées, la leur, la nôtre ? L’idée enkystée d’hier, l’idée possible de demain ? La République est un peu cachottière, elle affiche des choses et en dissimule d’autres. Liberté ? Celle du capital. Egalité ? Limitée à l’isoloir. Fraternité ? Le mot creux dont on est sûr qu’il n’engage à rien. Alors quoi vraiment ? Propriété. Le talisman caché de nos républiques successives, toutes déclinaisons d’une même république dont il va falloir donner le vrai nom, non pas la République tout court, mais la république bourgeoise, ce talisman caché, donc, c’est le droit des propriétaires des moyens de production. La République, c’est l’armature constitutionnelle de l’empire du capital sur la société.
Car, mis à part la coercition directe du servage, a-t-on vu emprise plus puissante sur l’existence matérielle des gens, donc sur leur existence tout court, que l’emploi salarié comme point de passage obligé de la simple survie, l’emploi dont les propriétaires des moyens de production, précisément, ont le monopole de l’offre, et qu’ils n’accordent qu’à leurs conditions ? Que tous les Klur de la terre soient jetés après avoir été exploités jusqu’à la corde, c’est la conséquence même de cet empire… et de la bénédiction constitutionnelle qui lui donne forme légale.
Que tel soit bien l’ancrage réel de cette république invariante — car sous ce rapport sa numérotation importe peu —, c’est l’histoire qui en administre la preuve la plus formelle en rappelant qu’il n’est pas une contestation sérieuse du droit des propriétaires, c’est-à-dire de l’empire du capital, qui ne se termine au tribunal, en prison ou carrément dans le sang — fraternité… Comme toujours, une institution ne livre sa vérité qu’au moment où elle est portée à ses points limites. C’est alors seulement qu’elle révèle d’un coup ce à quoi elle tient vraiment et la violence dont elle est capable pour le défendre. Le point limite de la république bourgeoise, c’est la propriété.
Mais la république bourgeoise n’épuise pas la République. Car si l’histoire a amplement montré ce dont la première était capable, elle a aussi laissé entrevoir une autre forme possible pour la seconde : la république sociale, la vraie promesse de la république générale. C’est que la république d’aujourd’hui n’est que la troncature bourgeoise de l’élan révolutionnaire de 1789 — et plus exactement de 1793. La révolution de 1848 n’a pas eu d’autre sens que d’en faire voir les anomalies et les manques, les manquements même : car on ne peut pas prononcer l’égalité des hommes et bénir leur maintien par le capital dans le dernier état de servitude. Qu’est-ce que la république sociale ? C’est la prise au sérieux de l’idée démocratique posée en toute généralité par 1789, mais cantonnée à la sphère politique — et encore, sous quelles formes atrophiées… La république sociale, c’est la démocratie générale, la démocratie partout, et pas seulement comme convocation à voter tous les cinq ans… puis comme invitation à se rendormir aussitôt. L’égalité démocratique, c’est la détestation de l’arbitraire qui soumet un homme aux desiderata souverains d’un autre, par exemple : tu travailleras ici, et puis non, en fait là ; tu feras ce qu’on te dira et comme on te le dira ; il est possible aussi qu’on n’ait plus besoin de toi ; si c’est embêtant pour toi, c’est surtout ton affaire, et pas la nôtre, qui est seulement que tu vides les lieux. Tu nous obéiras pour une simple et bonne raison : c’est que tu vivras dans la peur. Il n’est pas un salarié qui n’ait expérimenté les pouvoirs de la peur. La peur, c’est l’ultime ressort de l’empire propriétaire, celle que quiconque éprouve lorsque ses conditions d’existence mêmes sont livrées à l’offreur d’emploi souverain.
Il n’y a pas de vie collective — et la production en est une partie — sans règles. Comme l’a montré Rousseau, l’autonomie n’est pas l’absence de règles, c’est de suivre les règles qu’on s’est données. Mais qui peut être ce « on » sinon l’ensemble des personnes qui se soumettent librement à ces règles — librement puisque ce sont les leurs ? Le petit nombre qui, par exemple dans l’entreprise, soumet unilatéralement tous les autres à ses règles, c’est tout ce qu’on veut sauf la démocratie. Mais au fait, comment appelle-t-on un système qui marche non à la délibération mais à l’obéissance et à la peur, sinon « la dictature » ? Un « démocrate » en conviendrait immédiatement, l’observant dans la sphère politique. Mais la chose lui semble ne plus faire aucun problème sitôt passé le seuil du lieu de travail — en réalité, il ne la voit même pas. Comment se peut-il que tous les amis de la république présente, qu’on reconnaît aisément à ce qu’ils ont de la « démocratie » plein la bouche, puissent tolérer ainsi la négation radicale de toute démocratie dans la vie sociale ? Comment peuvent-ils justifier que, hors la pantomime quinquennale, toute la vie concrète des gens soit demeurée dans une forme maquillée d’Ancien Régime où certains décident et d’autres se soumettent ? Comment le gargarisme démocratique s’arrange-t-il avec le fait que, dans la condition salariale, et une fois ôtées les concessions superficielles (ou les montages frauduleux) du « management participatif » et de l’« autonomie des tâches », les individus, rivés à des finalités qui ne sont pas les leurs — la valorisation du capital —, sont en réalité dépossédés de toute prise sur leur existence et réduits à attendre dans la passivité le sort que l’empire propriétaire leur fera — car, pour beaucoup, c’est cela désormais la vie salariée : l’attente de « ce qui va tomber » ?
Rendu au dernier degré du désespoir, Serge Klur, le licencié de Bernard Arnault, menace de mettre le feu à sa propre maison. La résolution burlesque orchestrée par Merci patron !, qui fait plier Bernard Arnault, qui rétablit Klur dans sa maison et dans l’emploi, va bien au-delà d’elle-même. C’est là toute sa force, d’ailleurs : nous montrant un cas particulier, le film de Ruffin nous fait irrésistiblement venir le projet politique de l’universaliser. Car tout le monde sent bien qu’on ne peut pas s’en tenir à sauver un Klur et puis plus rien. Qu’il ne s’agirait pas seulement non plus de rescaper tous les ECCE licenciés. Ce projet politique, c’est qu’il n’y ait plus jamais, qu’il n’y ait plus aucun Klur. Le salarié-jeté, le salarié-courbé, cette créature de l’empire propriétaire, doit disparaître. Mais alors… l’empire propriétaire également ! Et même préalablement.
Dans une république complète, rien ne peut justifier que la propriété financière des moyens de production (puisque, bien sûr, c’est de cette propriété-là seulement qu’il est question) soit un pouvoir — nécessairement dictatorial — sur la vie. Le sens politique de la république sociale, éclairé par le cas Klur, c’est cela : la destitution de l’empire propriétaire, la fin de son arbitraire sur les existences, la démocratie étendue, c’est-à-dire l’autonomie des règles que se donnent les collectifs de production, leur souveraineté politique donc. Disons les choses plus directement encore : ce qu’il appartient à la Constitution d’une république sociale de prononcer, c’est l’abolition de la propriété lucrative — non pas bien sûr par la collectivisation étatiste (dont le bilan historique est suffisamment bien connu…), mais par l’affirmation locale de la propriété d’usage (6), à l’image de tout le mouvement des sociétés coopératives et participatives (SCOP), des entreprises autogérées d’Espagne ou d’Argentine, etc. : les moyens de production n’« appartiennent » qu’à ceux qui s’en servent. Qu’elle s’adonne à l’activité particulière de fournir des biens et services n’empêche pas une collectivité productrice de recevoir, précisément en tant qu’elle est une collectivité, le caractère d’une communauté politique — et d’être autogouvernée en conséquence : démocratiquement.
Alors, résumons-nous : d’un côté la figure universelle des Klur, de l’autre la pathétique comédie de la primaire-de-toute-la-gauche-jusqu’à-Macron. Et la seule voie hors de cette impasse : le mouvement destituant-réinstituant de la république sociale, soit : le peuple s’emparant à nouveau de la chose qui lui appartient, la Constitution, pour en extirper le noyau empoisonné de la propriété et y mettre à la place, cette fois pour de bon, conformément au vœu de 1793, la démocratie, mais la démocratie complète, la démocratie partout. Et puis l’on verra bien qui, parmi les démocrates assermentés, ose venir publiquement contredire le mot d’ordre de cette extension.
Dans cette affaire, il est deux choses au moins qu’on peut tenir pour sûres. Depuis deux siècles, « république » aura été le nom d’emprunt d’une tyrannie : la tyrannie propriétaire. On mettra quiconque aura vu Klur sur le point de cramer sa propre maison au défi de contester le fait. Car en passant, c’est là l’immense force du film de Ruffin : montrer les choses.
Redisons cependant qu’en cette matière c’est l’histoire qui ajoute la contribution la plus décisive à la qualification des faits. Que restait-il de la démocratie dans les bains de sang de 1848 et de la Commune ? Comme on sait, c’est au nom de la République qu’on massacrait alors — la République, fondée de pouvoir de la tyrannie propriétaire. Mais, comme disait Proust, « le mort saisit le vif », et ce passé républicain n’a pas cessé d’infuser dans notre présent. N’est-ce pas l’ordre républicain qui embastille aujourd’hui les Goodyear, ou traîne en justice les Conti, c’est-à-dire tout ce qui ne veut plus de l’existence courbée, tout ce qui relève la tête ? Quoi d’étonnant, et surtout quoi de plus symptomatique, que des Valls et des Sarkozy se reconnaissent identiquement dans cette République-là ? Que celle-ci n’ait plus pour sujets de discussion obsessionnels que la laïcité, l’école, l’identité nationale ou la sécurité ? La République n’est-elle pas non plus ce régime qui, de Thiers à Valls en passant par Clemenceau et Jules Moch, nous a livré l’engeance dont la dénomination contemporaine est « Parti socialiste » — des républicains… ?
L’autre chose à tenir pour certaine est que, si une destitution ne débouchant sur aucune réinstitution est un coup pour rien, une réinstitution sans destitution est un rêve de singe. Il n’y a plus qu’à raisonner avec méthode : par définition, on ne destitue pas en restant… dans les institutions — ou en leur demandant poliment de bien vouloir s’autodissoudre. Ça se passera donc autrement et ailleurs. Où ? Logiquement, dans le seul espace restant : l’espace public. Le premier lieu d’un mouvement constituant, c’est la rue, les places. Et son premier geste, c’est de s’assembler.
Cependant, on ne se rassemble pas par décret. La chose se fait ou elle ne se fait pas. On sait toutefois qu’un mouvement de transformation n’admet la colère que comme comburant : le vrai carburant, c’est l’espoir. Mais précisément, ne nous trouvons-nous pas dans une situation chimiquement favorable, où nous avons les deux produits sous la main ? On conviendra que ce ne sont pas les barils de colère qui manquent. Il suffirait d’ailleurs de les mettre ensemble pour que leur potentiel détonant devienne aussitôt manifeste. C’est que l’injustice est partout : Goodyear, Conti, Air France, donc, mais aussi « faucheurs de chaises », lanceurs d’alerte LuxLeaks, professeur d’université coupable d’avoir rappelé (parodiquement) de quelle manière l’actuel premier ministre parle (sérieusement) des « white » et des « blancos » : tous traînés devant la « justice républicaine ».
L’indignation, le comburant. Le carburant, l’espoir. L’espoir commence quand on sait ce qu’on veut. Mais ce que nous voulons, nous le savons confusément depuis longtemps en fait. Nous en avions simplement égaré l’idée claire, et jusqu’au mot, alors qu’ils étaient là, dans les plis de l’histoire, en attente d’être retrouvés. La république sociale, c’est la démocratie totale. C’est surtout le vrai, l’unique lieu de la gauche, qui ne sait plus ce qu’elle est lorsqu’elle le perd de vue, et à qui un républicain peut alors logiquement promettre la mort prochaine (7). En passant, il faudrait demander à la « primaire à gauche » si elle a seulement… une définition de la gauche — et il y aurait sans doute de quoi rire longtemps. Or ce qu’est la gauche, c’est l’idée même de république sociale qui le dit : la démocratie à instaurer partout où elle n’est pas encore, et donc à imposer à l’empire propriétaire.
Beaucoup d’initiatives « à gauche » cherchent à tâtons des solutions et pensent en avoir trouvé une dans la substitution du clivage « eux/nous » au clivage « droite/gauche ». C’est une parfaite erreur. Tous ceux qui, Podemos en tête, pensent s’en tirer ainsi, par exemple en se contentant de dire que « eux » c’est « la caste » et « nous » « le peuple », se perdront, et l’idée de gauche avec eux. Mais tout change au moment où l’on restitue au clivage son sens véritable : « eux », ce sont tous les fondés de pouvoir de l’ordre propriétaire ; et « nous », c’est le grand nombre de ceux qui, condamnés à y vivre, doivent en souffrir la servitude.
Tout cela mis ensemble, il se pourrait, comme on dit au jeu de cartes, que nous ayons une main : un clivage « eux/nous » aux toniques propriétés, mais dont le contenu, reformulé autour du conflit propriétaire, revitalise l’idée de gauche au lieu de l’évacuer ; la république, dont le mot est parfaitement accoutumé, mais sociale, et par là réinscrite dans une histoire politique longue ; la démocratie, enfin, ce signifiant incontestable, dont par conséquent nul ne peut refuser la pleine extension. Et pourtant il ne faut pas imaginer que tout cela nous sera donné de bonne grâce. Comme tout ce qui s’est jusqu’ici opposé à la souveraineté propriétaire, et a fortiori comme tout ce qui se proposerait d’y mettre un terme pour de bon, la république sociale et la démocratie totale ne seront offertes qu’à une conquête de haute lutte.
Frédéric Lordon
Economiste et philosophe. Dernier ouvrage paru : Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, Paris, 2015.
(1) Dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa Le Guépard (1958), un personnage d’extraction noble, confronté à un mouvement révolutionnaire, expose sa stratégie pour préserver les privilèges de sa classe : « Tout changer pour que rien ne change. »
(4) Serge Klur, ouvrier licencié d’ECCE, filiale du groupe de Bernard Arnault LVMH, est, avec sa femme Jocelyne, le personnage principal de Merci patron !.
(5) Le secrétaire général de LVMH, Antoine Jamet, est un ancien responsable socialiste.
(6) Cf. Bernard Friot, Emanciper le travail, La Dispute, Paris, 2014.
Ministre de la Culture deux ans durant au cours du quinquennat de François Hollande, Aurélie Filippetti a rejoint les frondeurs socialistes.
La loi Travail doit-elle être retirée ou vous satisfaites-vous des gages donnés par le gouvernement ?
Ce projet de loi procède d’une philosophie que je conteste. S’il devait être adopté, cela mettrait les salariés en concurrence et, ce faisant, cela permettrait un chantage à l’emploi. Tel qu’il est, ce projet de loi revient, en fait, à donner un permis de délocaliser aux grandes entreprises multinationales. Je déplore que ce soit un gouvernement de gauche qui propose une loi sur le travail qui est, en fait, une loi contre les travailleurs.
Le phénomène « Nuit debout » est-il une manière de faire de la politique autrement ? N’est-ce pas dangereux pour les corps intermédiaires, et, d’abord, pour les élus ?
Je ne trouve pas cela dangereux. C’est, au contraire, un mouvement salutaire. Si ce mouvement surgit, c’est parce que la nature a horreur du vide, et que les partis sont discrédités. Il y a, aujourd’hui, de moins en moins de gens qui ont envie d’adhérer à des partis politiques. Il est donc bien que des mouvements se créent pour assurer ce relais citoyen.
Quel est aujourd’hui l’avenir de la gauche de la gauche, à commencer par celui des frondeurs socialistes ?
Je n’aime pas l’expression de la gauche de la gauche. Aujourd’hui, c’est le gouvernement qui n’est plus de gauche. Je ne me considère pas comme quelqu’un appartenant à la gauche de la gauche, mais simplement comme quelqu’un de gauche.
Cela veut-il dire que vous n’appartenez pas à la majorité ?
J’appartiens à la majorité des Français qui ont élu François Hollande en 2012, mais qui ne se reconnaissent plus dans la politique qui est menée. C’est le gouvernement qui s’est lui-même mis en minorité par rapport à ceux qui l’ont porté au pouvoir en 2012.
Souhaitez-vous une primaire à gauche ?
Je suis favorable à une primaire afin que nous réglions de manière démocratique la question de la désignation du candidat, ou de la candidate, à la prochaine élection présidentielle. On ne peut pas se satisfaire d’une reconduction automatique du président sortant quand il est contesté comme il l’est aujourd’hui.