Beaucoup voudraient réduire la victoire d’Emmanuel Macron à une simple aventure personnelle et ramener son succès à un étonnant concours de circonstances. Même si la chance, le caractère, l’ambition sont toujours des éléments déterminants dans la réussite, ils ne font en vérité pas tout. Bref, le macronisme n’est pas un simple opportunisme. Inutile également de s’ébahir, comme beaucoup, sur les vertus intellectuelles de cet homme et l’ampleur de sa culture. Elles sont indéniables mais, pour ceux qui ont la mémoire courte, la France a connu dans le passé des présidents, à l’exception sans doute de ses deux prédécesseurs, tout aussi voire plus brillants. Il est donc vain de comparer ses qualités et ses défauts avec celles des hommes qui ont occupé l’Elysée avant lui. Il n’en demeure pas moins qu’Emmanuel Macron a fréquenté tout au long de sa formation, notamment auprès du philosophe Paul Ricoeur, de grands auteurs, en particulier Alexis de Tocqueville, à la fois comme penseur du libéralisme et surtout de la démocratie.
Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l’enferme. Macron a une stratégie fondée sur une analyse politique profonde inspirée de la quatrième partie de l’œuvre phare de Tocqueville » De la démocratie en Amérique » intitulée » Regard sur le destin politique des sociétés démocratiques. «
Les risques du corps social en poussière
Ce texte consacré aux » effets politiques que produit l’égalité des conditions voulue par la démocratie » éclaire la lecture politique que le nouveau chef de l’Etat fait du pays et les conséquences qu’il en a tirées pour conquérir le pouvoir et, désormais, pour l’exercer. Emmanuel Macron a deviné avec brio que notre démocratie entrait dans une phase nouvelle née de l’échec des idéologies de droite et de gauche dans le redressement économique et social du pays. Il a réalisé que la France était proche de ce désordre qui, écrit Tocqueville, » réduit tout à coup le corps social en poussière « . Cette analyse s’est vérifiée dans les résultats du premier tour avec la forte poussée des extrêmes, de l’abstention et du vote blanc ou nul.
Cette situation est l’expression claire que les citoyens ont perdu confiance dans les forces politiques traditionnelles. Leur faillite aurait pu, au demeurant, précipiter le pays dans l’anarchie. Imaginons un seul instant une victoire de Marine Le Pen ! La France serait, aujourd’hui, plongée dans un effroyable climat de tensions. Emmanuel Macron a préempté ce danger et compris, comme l’explique Tocqueville, que le peuple est lucide et sait résister à cette pente dangereuse dans les sociétés démocratiques. En général, il choisit donc l’autre voie ainsi décrite il y a bientôt deux siècles mais d’une actualité étonnante : » Les hommes de nos jours sont moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les droits et les devoirs de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur. «
Une centralisation du pouvoir qui coupe les ponts entre la base et le sommet
On ne peut mieux décrire le projet qui se développe sous nos yeux. Emmanuel Macron a compris que les échecs répétés des partis dits de gouvernement étaient le terreau d’un désordre qui provoquerait une réaction positive, notamment l’espoir de voir surgir un homme nouveau, imaginatif, inspiré, autoritaire et tenant d’un rapport direct avec le peuple. Bref tout ce qu’il a mis en œuvre tout au long de sa campagne et qu’il installe à présent au sommet de l’Etat.
C’est, en effet, un pouvoir fort que nous découvrons au fil des jours. On réduit trop la méthode Macron à l’art du marketing ou de la communication. Une philosophie du pouvoir l’anime que Tocqueville a parfaitement décrite : » La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste plus d’énergie ni de loisirs à chacun pour la vie politique[…] L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même… «
C’est bien ce que nous vivons depuis qu’Emmanuel Macron a déposé ses valises à l’Elysée. Soulagé d’avoir évité le pire, le peuple s’en remet à son nouveau Prince trop heureux de pouvoir développer sa toute puissance. Toutes ses décisions, ses faits, ses gestes témoignent de sa volonté de centralisation du pouvoir. Il se dresse en chef militaire et même en guerrier lorsqu’il transforme le ministère de la Défense en ministère des Armées. Plus qu’un symbole, un acte d’autorité. Il balaie également l’idée de pouvoirs secondaires entre lui et les citoyens. L’ordre donné à ses ministres de renoncer à leurs mandats locaux en est la traduction. Cette idée simple, voire simpliste, naturellement plaît. Elle est conforme à l’esprit de la loi sur le non cumul des mandats. Bref, elle est dans l’air du temps. Pourtant elle consiste à couper les ponts entre la base et le sommet en charge de tout, notamment de l’égalité et d’une législation uniforme pour en respecter le principe.
Dormez braves gens…
Etrange utopie qui réduit la diversité des points de vue pour les placer sous la seule tutelle présidentielle. Le recours aux ordonnances, notamment pour la réforme du droit du travail, traduit également la volonté de court-circuiter les pouvoirs intermédiaires disqualifiés au nom d’un principe d’efficacité séduisant pour le peuple au regard des trente dernières années. Autre symptôme de cette centralisation du pouvoir autour du seul président : le choix par l’Elysée des directeurs de cabinets des ministres sommés en outre de ne jamais sortir du rang. Dernière exemple, cette volonté sans précédent du chef de l’Etat de désigner soi-même ses interlocuteurs dans les médias et les journalistes autorisés à le suivre. L’objectif est évident, si bien décrit par Tocqueville : faire en sorte que les citoyens s’inclinent devant un Etat seul en charge de tous les détails du gouvernement.
La vision qu’a Emmanuel Macron du paysage politique futur est à l’unisson. Il l’a décrite sans détour sur RTL avant le second tour : d’un côté, ce qui est on ne peut plus légitime, une majorité présidentielle soudée, pour éviter les couacs désastreux de la période Hollande ; de l’autre, le Front national. De Gaulle disait en 1965 » Moi ou le chaos « , Macron a été élu sur le slogan » Moi ou l’extrême droite » et entend l’utiliser à présent pour régner et mettre de fait le principe démocratique de l’alternance en pointillés. La tactique » macronienne » rejoint ici l’analyse de Tocqueville : » Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. «
Ce tutorat n’a rien de despotique. Nos contemporains ne sauraient, cependant, en trouver l’image dans leurs souvenirs. L’expérience est inédite et chacun a envie de croire à sa réussite. Elle ressemble certes à la cohabitation que les Français ont toujours apprécié mais sans la tension partisane au sein même du pouvoir exécutif. Après avoir été secoués de droite et de gauche, les électeurs ont envie de calme, certes toujours libres mais appréciant d’être conduits par un pouvoir national rassembleur, tempéré et tutélaire. Dormez braves gens… Exactement ce que leur propose Emmanuel Macron. Ce qui devrait, en bonne logique, les conduire à lui donner les moyens d’exercer pleinement son tutorat à l’issue des élections législatives.
Denis Jeambar
Source Challenges 22/05/2017