La démocratie US sur un divin écran mental

A chaque top, le ballet s’arrête donnant à lire un nouveau slogan. Photo Marie Clauzade L'utilisation de l'article, la reproduction, la diffusion est interdite - LMRS - (c) Copyright

Le dramaturge contemporain Roméo Castellucci était de retour au Domaine d’O pour présenter son dernier spectacle inspiré de Tocqueville, Democracy in America, au Printemps des Comédiens Montpellier.

Évoquer le travail de Castellucci impose d’emblée un déplacement car à la différence de ses semblables cet artiste incontournable évolue loin des obligations et des compromis. Comme si sa position majeure au sein des auteurs contemporains de théâtre supposait de prendre des distances avec la famille. Peut être une manière de préserver sa liberté, plus sûrement une lecture à lui du monde, sensible, paradoxalement proche et distante. Castellucci nous entraîne dans son univers, unique et complexe, obscur, lumineux, et drôle à la fois.

Democracy in America sa dernière création, inspirée De la Démocratie en Amérique de Tocqueville se présente comme une étude en plusieurs tableaux de la construction du grand mythe américain. L’oeuvre n’est pas une pièce politique, sans doute pour accorder à la réflexion sur la démocratie américaine la place centrale quelle mérite. On part donc du pouvoir de la langue transportée par un petit bataillon sautillant. L’allure générale des costumes – un mixte entre la fraîcheur Hollywood des Pom Pom Girls et la sérénité d’un bataillon de l’armée rouge – lestés par de lourdes clochettes, fait son effet. Les recrues locales brandissent une bannière avec une lettre inscrite sur chaque étendard. A chaque top, le ballet s’arrête donnant à lire un nouveau slogan. Comme si le passeport pour Democracy in America passait avant tout par la publicité.

Du destin humain américain

Si l’Amérique a nettoyé, le modèle démocratique de l’agora grecque, lui préférant celui de l’empire romain, elle en a conservé le pouvoir de la langue dans sa version rituelle nous rappelle Castellucci dont la focale se pose sur les immigrés pentecôtistes et leur glossolalie. Le metteur en scène capte le spectateur par le son d’une langue dénuée de sens, confirmant qu’après avoir endosser les attributs d’un dieu unique tout relève fondamentalement du domaine de la foi. Là ou Tocqueville portait un regard sur le destin politique des sociétés démocratiques, Castellucci s’attarde sur le destin humain.

S’élève la voix souffrante d’une femmes, Elisabeth, confrontée à une situation de vie extrême qui exprime son doute à son mari Nathanaël. L’homme déraciné et dévot ne comprend pas sa femme qui vient de vendre leur enfant, et tente de lui dissimuler son acte désespéré.

Lui, se borne à l’acceptation de son destin sur cette terre qui ne leur permet pas de subsister. Renonçant à son passé il intègre leur échec en bon libéral dans une démocratie naissante. Ce qu’a bien décrit Tocqueville à son époque : « Les hommes de nos jours sont moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les droits et les devoirs de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur. »

A ce sujet, les passerelles avec l’actualité peuvent traverser l’esprit. Comme l’élection de Trump par des électeurs qui n’ont obéi à aucun déterminisme «identitaire», mais ont simplement exprimé leur colère d’habiter de plus en plus mal un pays qui se défait, et l’on sait que cette lame de fond n’épargne pas l’Europe.

Mais comme souvent, Roméo Castellucci, qui préfère pétrir sa matière à la source, a recours au symbolisme. C’est le cas lorsqu’il orchestre la discordance et les violences imposées, qu’implique l’intégration au système politique. Le metteur en scène dresse une fresque picturale avec un traitement du nu féminin puisé chez Ingres qui balise les contours d’un cadre bien plus stricte qu’il n’en a l’air.

La grâce et la portée de cette épopée ne tombent pas de la scène quand le miroitement s’éteint. Liberté est laissée aux spectateurs d’en rallumer les lumières.

Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 18/06/2017

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Julian Assange : « L’Europe doit protéger Edward Snowden »

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Le Monde / / Par Julian Assange (fondateur et rédacteur en chef de WikiLeaks) et Christophe Deloire (Secrétaire général de Reporters sans frontières).

Le 12 octobre 2012, le prix Nobel de la paix était attribué à l’Union européenne pour « sa contribution à la promotion de la paix, la réconciliation, la démocratie et les droits de l’homme en Europe ». L’Europe doit se montrer à la hauteur et démontrer sa volonté de défendre la liberté de l’information, quelles que soient les craintes de pressions politiques de son « meilleur allié », les Etats-Unis.

Alors qu’Edward Snowden, le jeune Américain qui a révélé le dispositif de surveillance mondial Prism, a demandé l’asile à une vingtaine de pays. Les Etats de l’Union européenne, au premier chef la France et l’Allemagne, doivent lui réserver le meilleur accueil, sous quelque statut que ce soit. Car si les Etats-Unis demeurent l’un des pays du monde qui portent au plus haut l’idéal de la liberté d’expression, leur attitude à l’égard des « lanceurs d’alerte » entache clairement le 1er amendement de leur Constitution.

Dès 2004, le rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d’expression, son homologue de l’Organisation des Etats américains et le représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias, appelaient conjointement les gouvernements à protéger les lanceurs d’alerte contre « toute sanction juridique, administrative, ou professionnelle s’ils ont agi de « bonne foi » ». Les lanceurs d’alerte étaient définis comme « des individus qui communiquent des informations confidentielles ou secrètes, malgré leur obligation, officielle ou autre, de préserver la confidentialité ou le secret ».

En 2010, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe affirmait que « la définition des révélations protégées doit inclure tous les avertissements de bonne foi à l’encontre de divers types d’actes illicites ». La résolution 1 729 demandait que les lois couvrent « les lanceurs d’alerte des secteurs à la fois public et privé, y compris les membres des forces armées et des services de renseignement ».

A l’exception des amateurs de chasse à l’homme qui l’accusent d’être un traître à la nation et des sophistes qui emmêlent le débat dans des arguties juridiques, qui peut sérieusement contester à Edward Snowden sa qualité de lanceur d’alerte ? L’ancien informaticien a permis à la presse internationale, Washington Post, Guardian et Spiegel, de mettre au jour un système de surveillance visant des dizaines de millions de citoyens, notamment européens.

Visés par un dispositif attentatoire à la fois à leur souveraineté propre et à leurs principes, les pays de l’UE sont redevables à Edward Snowden de ses révélations d’un intérêt public évident. Le jeune homme ne saurait être abandonné dans la zone internationale de l’aéroport de Moscou sans que ce soit pour les pays européens un abandon de leurs principes et d’une partie de la raison d’être de l’UE. Il serait inconséquent de pousser des cris d’orfraie diplomatiques et de laisser tomber l’initiateur des révélations.

Au-delà de la nécessaire protection des lanceurs d’alerte, la protection de la vie privée relève à l’évidence de l’intérêt public, notamment s’agissant de la liberté de l’information. Dans un rapport du 3 juin, Frank La Rue, rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d’expression, estimait que « la protection de la vie privée est un corollaire nécessaire à la liberté d’expression et d’opinion ». La confidentialité des échanges est une condition nécessaire à l’exercice de la liberté de l’information.

Quand les sources des journalistes sont compromises comme l’ont été celles de l’agence Associated Press, quand les Etats-Unis abusent de l’Espionnage Act – ce texte de 1917 a été employé à neuf reprises contre des lanceurs d’alerte au cours de l’histoire, dont six sous la présidence de Barack Obama –, quand WikiLeaks est bâillonné par un blocus financier, quand les collaborateurs et amis de Julian Assange ne peuvent plus franchir une frontière américaine sans subir la fouille intégrale, quand le fondateur et les collaborateurs du site sont menacés de poursuites sur le sol américain, ce n’est plus seulement la démocratie américaine qui est en péril. C’est bien l’exemple démocratique de Thomas Jefferson et Benjamin Franklin qui se trouve vidé de sa substance.

Au nom de quoi les Etats-Unis s’exonéreraient-ils de respecter les principes qu’ils exigent de voir appliquer ailleurs ? En janvier 2010, dans un discours historique, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, faisait de la liberté d’expression sur Internet une pierre angulaire de la diplomatie américaine. Une position réaffirmée en février 2011, la même Hillary Clinton rappelant alors que « sur la question de la liberté d’Internet, nous nous plaçons du côté de l’ouverture ». Belles paroles, si encourageantes pour les résistants à Téhéran, Pékin, La Havane, Asmara, Moscou et dans tant d’autres capitales. Mais comment taire sa déception lorsque les gratte-ciel de la surveillance américaine semblent rivaliser avec la Grande Muraille technologique de Chine ou l’Internet national du régime des mollahs ? Le message de démocratie et de promotion des droits de l’homme de la Maison Blanche et du Département d’Etat a désormais perdu beaucoup de crédit. Signe de panique générale, le site Amazon a enregistré aux Etats-Unis une augmentation de 6 000 % des ventes du best-seller de George Orwell, 1984.

Big Brother nous regarde depuis la banlieue de Washington. Les institutions garantes de la démocratie américaine doivent jouer leur rôle de contre-pouvoir face à l’exécutif et à ses abus. Le système des checks and balances, « équilibre des pouvoirs », n’est pas seulement un slogan pour les lecteurs fervents de Tocqueville et Montesquieu. Les membres du Congrès doivent endiguer au plus vite les terribles dérives sécuritaires du Patriot Act (la loi antiterroriste adoptée après le 11-Septembre) en reconnaissant la légitimité de ces hommes et ces femmes qui tirent la sonnette d’alarme.

Le Whistleblower Protection Act, la loi de protection des lanceurs d’alerte, doit être amendé et élargi pour assurer une protection efficace à ceux qui agissent dans l’intérêt légitime du public, qui n’a rien à voir avec les intérêts nationaux immédiats interprétés par les services de renseignement.

Julien Assange  est le fondateur et rédacteur en chef de WikiLeaks. Accusé de viols, il est actuellement sous le coup d’une demande d’extradition émanant des autorités suédoises.Depuis juin 2012, il vit reclus à l’ambassade d’Equateur à Londres.

Voir aussi : Rubrique Internet, Bradley Manning un révélateur, rubrique Actu Internationale, L’affaire Morales scandalise l’Amérique Latine,

Laïcité, République, Histoire, la sainte trinité

L'église et la France républicaine
L’église et la France républicaine

Le débat sur la laïcité sur fond de diabolisation de l’islam et de bonne conscience « républicaine » vient à point nommé occulter l’existence d’autres intégrismes à l’oeuvre dans le présent mondial, comme le parti Shass en Israël, les « évangélistes » américains, les fondamentalismes hindous ou les catholicismes extrêmes. Et la laïcité vire elle-même à l’intégrisme dès lors qu’elle se définit par une extériorité totale aux religions et par la traque du moindre « signe religieux » surtout s’il est musulman. L’esprit de la loi de 1905, rapportée par Aristide Briand, était celui d’une laïcité tolérante et ouverte. Mais les dogmatismes de tout poil en ont souvent brouillé l’ interprétation. La propension française à une religiosité qui s’ignore parce qu’elle se couvre du manteau de la laïcité est l’une des caractéristiques d’un affichage ostentatoire de républicanisme bon teint.

Tocqueville en 1856 voyait dans la Révolution française « une révolution politique qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque chose l’aspect d’une révolution religieuse ». Ce dogmatisme est lui-même un héritage de l’absolutisme monarchique, historiquement étayé par un absolutisme catholique, marqué notamment par la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) et la traque des « prétendus réformés », sans oublier dans un passé plus lointain l’extermination des Cathares ou les mesures ant-ijuives du pieux Saint Louis. Dix ans avant la loi de 1905, un intégrisme catholique se manifestait encore dans les courants antisémite et anti-protestant de l’antidreyfusisme.

Au présent, la confusion des concepts et le brouillage des postures derrière les invocations immodérées à la République et à la laïcité semblent avoir atteint un sommet de bonne conscience. Lorsqu’un Henri Guaino affirme (Le Monde 12-13 décembre) que le programme des Verts « n’est pas très républicain » puisqu’il ne partage pas ses propres dogmes sur l’assimilation, la nation, l’Etat, il se positionne comme un clerc, seul habilité à dire « la » vérité sur « sa » République. Quand Jean-Louis Borloo organise un grand dîner « républicain », on est en droit de s’interroger sur les divergences conceptuelles et idéologiques naturelles entre les participants et donc sur la sémantique de ce rassemblement hormis un éphémère bruit médiatique (Le Monde 11 décembre).

La prestation tourne à la manipulation avec Marine Le Pen se réclamant d’une laïcité dont, au moment même où elle en prononce le mot, elle en dénie le sens originel par l’implicite diabolisation de l’islam, nouvelle figure idéologique d’un néo-nationalisme intégral fondé sur l’exclusion de l’Autre et donc sur la négation des fondements mêmes de la notion de laïcité.

Et voilà que, dans le supplément « éducation » du Monde (15 décembre), Bertrand Tavernier nous ressert la troisième personne de la sainte trinité : une « histoire de France » intouchable. Présentée dans les manuels primaires comme L’Histoire avec article défini et « H » majuscule, sa sempiternelle défense cristallise en tabou le récit national hérité de la IIIe République et ses héros repères, pétrifiant dans un passé révolu une identité nationale supposée immobile et anhistorique.

Lorsque Bertrand Tavernier semble regretter l’enseignement de son « époque », qui « excluait l’histoire du monde, ou celle de l’esclavage », évoquant paradoxalement « les cours ennuyeux suivis à l’école » (au contraire de ses films), il cautionne, sans doute involontairement, la perpétuation paralysante de cette trilogie figée dans le marbre de la nostalgie.

L’affirmation perverse d’une pseudo laïcité imbibée d’islamophobie ne peut que favoriser le développement d’autres intégrismes. Il serait temps, parallèlement à la nécessaire construction de mosquées, de déconstruire les visions anachroniques et figées de la trilogie pour opposer à ce catéchisme national-républicain l’analyse des contradictions de la société réelle et de nouveaux décryptages du passé donnant sens aux héritages multiples du présent et donnant vie aux valeurs solidaires et fraternelles à y injecter de toute urgence.

Suzanne Citron et Laurence De Cock

(Le Monde)

Suzanne Citron et Laurence De Cock sont aussi co-auteures de l’ouvrage collectif, La Fabrique scolaire de l’histoire, éditions Agone 2009.