Gilles Kepel : « La politique française arabe est difficile à décrypter. »

gilles_kepel_photo.1233692599GILLES KEPEL. Le Politologue spécialiste de l’Islam et du monde arabe est à
l’Agora des Savoirs ce soir à 20h30 pour évoquer les révolutions arabes.

 

Gilles Kepel est politologue, spécialiste monde arabe contemporain est professeur des université à Sciences Po Paris

Par quel bout allez-vous aborder la question des révolutions arabes dont la perception des enjeux est pour le moins brouillée pour les citoyens français ?

Face à cette situation complexe il est difficile de comprendre. Je suis allé sur le terrain, entre 2011 et 2013, où j’ai rencontré tous les intervenants politiques de la région dont les dirigeants du Qatar, principaux rivaux de l’Arabie Saoudite pour l’hégémonie du monde arabe sunnite, qui se sont retrouvés fragilisés après la destitution du président égyptien Mohamed Morsi. J’ai rendu compte de cette expérience sous la forme d’un journal* dans lequel je croise ma vision de myope issue de ce parcours, avec mon regard de presbyte, celui du recul sur ce monde que je connais bien.

Ce soir, je vais tenter de présenter la diversité des choses et de mettre un peu d’ordre. En plusieurs partie : la chute des régimes anciens, Irak, Libye, Tunisie, Egypte, et leurs maintient comme au Yemen, au Qatar, ou en Syrie. Je parlerai des guerres civiles de plus en plus islamisées et des guerres abandonnées.

Comment analyser l’appel au dialogue lancé par les Frères musulmans en Egypte ?

Leur position s’est considérablement affaiblie avec la montée en puissance du général Al-Sissi, maître du jeu en Egypte,  qui a bénéficié du soutien de l’Arabie Saoudite. Ils ne peuvent plus compter sur l’aide du Qatar et de la chaîne Al Jezeera qui a perdu, elle aussi, de son influence. Cet appel au dialogue est lié à une perte de popularité. Leur seule ressource est d’apparaître comme une force démocratique même si leur expérience du pouvoir s’avère désastreuse.

De l’aventurisme de Sarkozy en Libye aux déconvenues de Hollande en Syrie, on a le sentiment que  la politique arabe française ne sait pas sur quel pied danser…

Elle est très difficile à décrypter. J’ai le sentiment qu’elle est devenue la propriété d’énarques omniscients et d’idéologues qui souhaitent faire parler d’eux. Cette politique nous vaut peu de considération dans le monde arabe où la voix de la France était respectée

Quels sont les éléments qui permettraient de construire un état de droit dans les pays arabes ?

Un modèle de ce type ne peut se constituer qu’à partir d’une classe moyenne porteuse d’un projet démocratique. Malgré ses turpitudes actuelles, la Tunisie est le pays qui en semble le plus proche.

L’occident qui prêche la démocratie n’est pourtant pas très légitime quand il abandonne les peuples et se discrédite moralement et symboliquement ?

Notre culture dispose d’assez peu de fondement démocratique. Nous sommes face à un processus où les forces souhaitent retrouver la liberté d’expression et s’inscrire dans la citoyenneté. Le monde arabe a beaucoup changé. Il est hétérogène, composé de démocrates et de salafistes, la réalité est entre les deux. Le parachutage d’un modèle démocratique n’a pas de sens sans l’implication des populations.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

* Passion arabe. Journal, 2011-2013, éd Gallimard.

Gilles Kepel à 20h30 centre Rabelais, entrée libre.

Source : L’Hérault du Jour 20/12/2013

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Lou Marin :  » Il y a une sous estimation de la pensée libertaire de Camus »

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin est un chercheur allemand militant engagé dans le réseau des libertaires non–violents. Résidant à Marseille depuis une quinzaine d’année il a rassemblé l’intégralité des textes écrit par Albert Camus dans les revues libertaires en France et dans le monde. Le fruit de son travail a été publié en 2008 par Egrégores éditions, une petite maison marseillaise mais cet ouvrage est passé quasiment inaperçu. Il vient d’être réédité par les éditions montpelliéraines Indigène dirigé par Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou qui en a signé la préface. Lors de la présentation de l’ouvrage qui vient de se tenir à la librairie Sauramps en présence de l’auteur, J-P Barou s’est insurgé de l’impasse que font les grand médias sur cet ouvrage reçu avec un peu d’agacement par les maîtres à penser du monde intellectuel et médiatique français. Rencontre avec Lou Marin.

Qu’est ce qui vous a poussé à entreprendre ce travail sur Camus auquel vous vous êtes attelé durant vingt ans ?

Cette entreprise est liée à mon parcours personnel de militant au sein du mouvement anarchiste non-violent en Allemagne. En France, ce mouvement est assez méconnu. Il a été occulté par les actions de la Fraction armée rouge, or le mouvement non violent est une vieille tradition. On trouve trace de cette philosophie dès le XVIème siècle dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Au XIXème des gens comme Proudhon pensaient que la révolution sociale pouvait être atteinte pacifiquement. J’ai collaboré à des journaux comme le Graswurelrevolution et je me suis engagé dans le combat antinucléaire.

Nous avons mis en oeuvre des stratégies non-violentes nouvelles, celle par exemple, de ne pas s’attaquer au coeur du système nucléaire mais à ses infrastructures en s’en prenant au convoi de déchets nucléaires ou en coupant des pylônes électriques construits par les nazis. Détruire du matériel reste une action non-violente car cela ne produit pas de douleur. Nous avons beaucoup d’influence en Allemagne et aussi des résultats avec la fin du nucléaire programmé à échéance 2021.

La notion de discours est importante. Sur ce point on pourrait nous situer entre Bakounine et Ghandi. Mais nous étions à la recherche de revendications actuelles et modernes. Camus a fondé sa pensée à l’épreuve du quotidien. Il a traversé les catastrophes du XX e siècle, il s’est demandé comment est-ce possible qu’une civilisation soit devenue aussi barbare en partageant ce questionnement avec les anarchistes. L’analyse de sa révolte est utile aux militants qui luttent aujourd’hui pacifiquement partout dans le monde.

Cette question de la violence et de la non-violence reste au coeur de ses préoccupations ?

Il y a une conjugaison entre violence et non-violence chez Camus. Dans une auto-interview (1) il écrit : « La violence est inévitable et je ne prêcherai pas la non-violence », ce qu’il fera finalement dix ans plus tard. En 1942-1943 il observe à Chambon-sur-Lignon l’accord non-violent que passe la population du village pour le sauvetage des juifs. Cela le touche profondément. En même temps il ne souhaite pas que le pacifisme aille trop loin dans les compromissions pour éviter les conséquences qui mènent à la collaboration.

En 1958, il soutient les objecteurs de conscience en Algérie où il constate que la lutte armée échoue là où la non violence réussit.

Camus est aussi très lié à l’Espagne où il défend la cause des libertaires…

Pour lui c’est avant tout une question de moralité en tant que résistant. A la fin de 1944, de Gaule reconnaît le franquisme alors que pour Camus la guerre n’est pas finie sans que l’Espagne soit libérée. Cette position l’oppose également aux alliés, notamment à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qui ont récupéré les troupes franquistes dans le cadre de la guerre froide. Camus trouve ses amis parmi les 500 000 réfugiés espagnols qui subissent la rétirada. Il s’insurge au côté des anarchistes syndicalistes contre l’ONU lorsque l’Unesco reconnaît l’Espagne de Franco.

camus-idgL’objet de votre ouvrage réhabilite la pensée libertaire de Camus Pourquoi a-t-elle été sous-estimée ?

A son époque Camus était un ovni parce qu’il était  à la fois antimarxiste et anticapitaliste, ce qui était inconcevable dans les années 50. Aujourd’hui, ce phénomène me paraît inexplicable. Alors que les essais sur son œuvre abondent et ont mobilisé plus de 3 000 universitaires, philosophes, hommes et femmes de lettres. Personne n’expose cet aspect de sa pensée. Il y a une sous-estimation du militantisme libertaire qui a bénéficié d’une continuité de pensée jusqu’en 68, avant de s’évanouir dans un grand vide. Le mouvement libertaire est jugé sans importance dans le milieu philosophique.

Il n’y a pas de respect pour ceux qui ont pris L’homme révolté en tant qu’oeuvre philosophique. Je crois que le monde libertaire qui milite dans les mouvement sociaux a un but. Ce n’est pas le cas des chercheurs qui ne font pas le lien entre un principe et sa réalisation sociale. Leur but est avant tout égocentrique. Il s’agit d’avoir du renom.

Ne pensez-vous pas que nous sommes plus mûrs aujourd’hui pour saisir cet aspect de sa pensée ?

Il y a certainement un renouveau d’intérêt pour la pensée libertaire. Camus a écrit une phrase comme : « La propriété c’est le meurtre », ce qui prend une certaine résonance quand les ouvriers se suicident sur leur lieu de travail. Sarkozy voulait le transférer au Panthéon ce qui est fort de café pour un antinationaliste.

Tous les droits que nous avons dans une société n’émanent pas de la société. Ils viennent d’en bas. L’État a pour fonction de les arrêter et de les faire reculer lorsqu’il n’y a pas de résistance pour les conduire vers l’extrême droite. »

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

(1) Défense de l’Homme n°10, juin 1949

Albert Camus écrits libertaires, Indigène éditions, 18 euros.

Source : La Marseillaise 18/11/2013

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« La triste droitisation du PS »

Illustration Dusault

Illustration Dusault

Pour la gauche gouvernementale, le « réalisme » s’avère irréaliste : le ralliement au sens commun de droite attise « l’insécurité culturelle » sans apaiser l’insécurité économique. La cote de François Hollande dans les sondages baisse à mesure que progresse celle de Manuel Valls. De même, la « démagogie » sarkozyenne s’était révélée impopulaire : les « grands débats » sur l’identité nationale ou l’islam n’ont pas évité la défaite de 2012. Bref, « réalisme » de gauche et « démagogie » de droite ne paient pas.

Pour autant, la désaffection pour la gauche « réaliste » ne bénéficie guère à la gauche de gauche. En revanche, l’extrême droite prospère à la faveur de la dérive idéologique de la droite. C’est une raison supplémentaire pour ne pas reprendre à son compte la fausse symétrie entre les « extrêmes ». De fait, si la droitisation du paysage politique, depuis les années 1980, justifie plus que jamais de qualifier le Front national de parti d’extrême droite, être à la gauche du Parti socialiste n’est plus synonyme de radicalité !

Pourquoi l’échec de la première ne fait-il pas le succès de la seconde ? On aurait tort d’invoquer quelque logique mécanique, la crise économique déterminant la droitisation de la société française. D’une part, l’expérience historique nous rappelle que, en même temps que les fascismes européens, les années de la Grande Dépression ont vu fleurir le New Deal aux Etats-Unis et le Front populaire en France.

D’autre part, l’analyse des évolutions de l’opinion dément l’hypothèse d’une droitisation de la société – culturelle mais aussi économique. Quant au racisme, il ne date pas d’aujourd’hui ; il a surtout changé d’habits, puisqu’il s’autorise le plus souvent de rhétorique républicaine. Bref, la droitisation de la politique n’est pas l’effet d’une droitisation de la société française. Il faut expliquer la politique par la politique – et non par la société qu’elle prétend pourtant refléter.

SUR LE TERRAIN DU FN POUR LE CONTRER

Cette droitisation résulte donc d’un choix politique – celui qui prévaut depuis trente ans. En 1984, comment comprendre la percée du Front national ? Au lieu d’interroger le tournant de la rigueur de 1983, droite puis gauche vont s’employer à contrer le parti de Jean-Marie Le Pen en allant sur son terrain – insécurité, immigration. C’était faire comme si l’extrême droite posait les bonnes questions. On mesure toutefois le chemin parcouru : aujourd’hui, les mêmes diraient que le Front national apporte les bonnes réponses. Certes, la gauche socialiste continue de revendiquer un « juste milieu » entre les « extrêmes » ; mais à mesure que le paysage se déporte, ce « milieu » est moins juste. Il suffit, pour s’en convaincre, de le comparer à celui de 1974.

Reste le paradoxe actuel : le Front national accuse droite et gauche de mener la même politique. Il est vrai qu’il est le seul ou presque à vouloir rompre avec l’Europe. Mais en matière d’immigration, si la gauche finit par rejoindre la droite, depuis longtemps, celle-ci chasse sur les terres de l’extrême droite. S’il faut faire l’amalgame, en matière « identitaire », c’est donc d’UMPSFN que devrait parler Marine Le Pen. Or, comme le disait son père, les électeurs préfèrent l’original à la copie. Les partis majoritaires semblent ainsi pasticher Sacha Guitry : contre le FN, tout contre…

Loin de rompre avec cette stratégie, François Hollande la reconduit. C’est ainsi qu’il choisit de mettre en avant le candidat le plus marginal, car le plus droitier, des primaires socialistes. C’est valider l’opposition chère à la droite entre angélisme et réalisme – qui débouche toujours sur le renoncement aux principes. On en voit les effets : comme Nicolas Sarkozy hier, comme Jean-Marie Le Pen avant-hier, Manuel Valls prend régulièrement le parti de choquer par des propos sulfureux (sur le regroupement familial, ou l’incapacité culturelle des Roms à s’intégrer). Et à chaque fois, un sondage vient valider son pari « auto-réalisateur » de droitisation. C’est que, comme toujours, « l’opinion » répond aux questions qu’on lui pose. Lui en soumettrait-on d’autres (si d’aventure la gauche parlait redistribution, et plus largement lutte contre les inégalités) qu’elle donnerait d’autres réponses.

C’est dans ce contexte que la « gauche de gauche », qui se veut populaire, se trouve marginalisée. Le consensus politique, que redouble le sens commun médiatique, repose en effet sur un préjugé : le « peuple » serait forcément « populiste », xénophobe et raciste. Mais c’est surtout qu’il devient impossible de parler d’autre chose. Jusqu’aux années 2000, il fallait 200 000 à 300 000 sans-papiers pour occuper le terrain médiatico-politique ; aujourd’hui, dans un pays de 65 millions d’habitants, il suffit de 20 000 Roms.

Mieux : François Hollande préfère s’exprimer sur le cas Leonarda, au risque de l’absurdité d’un jugement de Salomon, plutôt que de devoir justifier son choix d’une politique conforme aux attentes des marchés. Sans doute aura-t-il réussi, tel Mitterrand, à affaiblir sa gauche ; mais en se livrant aux seules pressions de la droite, il paiera son habile victoire au prix fort. Pour l’Histoire, il pourrait bien rester le président « de gauche », entre guillemets, qui a permis en France l’avènement de l’extrême droite – sans guillemets.

Syrie : parions sur la voie du compromis, par Edgar Morin

strategie

Décider c’est parier. Décider l’intervention en Syrie, plus de deux ans après le début d’une protestation pacifique dont la répression a provoqué une horrible guerre civile, est un pari risqué. Une telle intervention dès le début pour soutenir des résistants en majorité démocrates aurait été risquée, mais elle aurait couru des risques moindres qu’aujourd’hui.

L’utilisation du gaz sarin sur une population civile est avérée. Reste à prouver que ces gaz ont été employés par l’armée régulière, et non par un éventuel groupe rebelle « al-qaïdiste » ou autre. Haute probabilité ne signifie pas certitude. Le mensonge américain sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein crée un doute qui pèse sur les esprits.

Même s’il était enfin prouvé que M. Al-Assad a employé ce gaz contre son propre peuple, même si le gaz est une arme prohibée depuis la première guerre mondiale et n’a pas été utilisé même au cours de la seconde, cette arme immonde ne massacre pas plus les civils que les bombardements massifs à gros calibres et bien entendu la plus petite bombe atomique. Toutefois, c’est un pas de plus dans l’horreur d’une guerre. Que cette tuerie déclenche une réaction morale tardive qui se traduit en intervention militaire, cela se comprend. Mais nous sommes devant une contradiction énorme : intervenir, c’est parier dangereusement, mais ne pas intervenir c’est parier non moins dangereusement, et nous payons déjà les conséquences de ce pari passif, comme l’a été le pari passif de la non-intervention pendant la guerre d’Espagne en 1937. Les ennemis de l’intervention ont montré ses dangers. Les ennemis de la non-intervention ont montré ses dangers. Ajoutons que dans l’un et l’autre cas, il est impossible de prédire la chaîne des interactions et rétroactions qui vont suivre.

Le pari d’intervention est un pari limité à des frappes de « punition ». Il n’est prévu aucune intervention au sol, et il semble difficile de penser que ces frappes puissent atteindre des objectifs capables de renverser la situation en Syrie. La guerre civile est déjà en fait une guerre internationale : l‘Iran, la Russie, le Hezbollah y participent du côté du régime ; des aides limitées parviennent aux rebelles de la part de pays arabes et occidentaux, des volontaires islamistes de multiples pays participent aux combats. Une intervention accroît les débordements du conflit hors Syrie, notamment au Liban, ce qui risque de transformer une guerre internationale limitée en un embrasement plus large : elle serait une aventure dont les effets sont inconnus.

EFFETS NÉGATIFS PROBABLES

Toute action en situation incertaine risque d’aller à l’encontre de l’intention qui l’a provoquée. C’est ce qui est arrivé au « printemps arabe » de Tunisie et d’Egypte. En Libye, la conséquence de l’élimination de Kadhafi a été le développement d’Al-Qaida au Sahel. On ne peut donc éliminer l’idée que l’intervention éventuelle ait des effets positifs très limités et des effets négatifs très grands. On ne peut éliminer qu’elle ajoute de l’huile sur un brasier et provoque son extension. On ne peut éliminer l’idée que la « punition » dégénère en punissant les punisseurs. Elle est de plus mal partie : pas de légitimité de l’ONU, pas de soutien affirmé des pays arabes, défection anglaise. Un vote négatif du Congrès américain conduirait à l’inaction, car la France ne saurait intervenir seule.

Mais l’inaction est elle-même un pari très dangereux, car la logique aboutit soit à une victoire implacable et épouvantable de M. Al-Assad, soit, en cas de défaite du président syrien, à une nouvelle guerre civile entre rebelles laïques et démocrates, sunnites, alaouites, kurdes, djihadistes, et à une décomposition de la Syrie en fragments ennemis, ce qui est le chemin que prend l’Irak, stimulé par les conflits interreligieux et interethniques de Syrie.

On ne peut donc échapper à la contradiction qu’en essayant la seule voie qui arrêterait la spirale des pires périls de l’intervention et de la non-intervention. C’est le compromis. Un tel compromis doit commencer par être un compromis entre les puissances. Un accord pourrait se faire sur le compromis entre la Russie, l’Iran, les nations arabes, les nations occidentales, peut-être sous l’égide de l’ONU, et proposé, voire imposé aux combattants. Il peut sembler inconcevable à beaucoup que Bachar Al-Assad ne soit pas éliminé. Mais la démocratie n’a été rétablie au Chili qu’avec un compromis qui a laissé le bourreau Pinochet deux ans à la tête de l’Etat et six ans à la tête de l’armée. L’irrésistible processus pacifique a abouti à la condamnation de Pinochet. Si une paix avait été conclue en Algérie en 1956 sur un compromis temporaire, la France n’aurait pas couru le risque d’une dictature militaire qu’a pu éviter le « coup de judo » de De Gaulle, l’Algérie n’aurait pas sombré dans la dictature du Front de libération nationale (FLN), on aurait évité tant de massacres ultimes provoqués par l’Organisation armée secrète (OAS) et le FLN.

Le compromis devrait se faire sous garantie internationale, voire avec la présence de forces de l’ONU. Il arrêterait les massacres et le processus de décomposition de la Syrie. Il arrêterait – avec la radicalisation actuelle – l’irrésistible progression d’Al-Qaida. Il inhiberait les puissances déchaînées de mort et de folie. Entre des impératifs éthico-politiques contradictoires, il constitue le plus prudent pour la Syrie, le Moyen-Orient, la planète. Ce n’est pas la solution, mais c’est le vrai moindre mal et c’est la possibilité d’une évolution pacifique. C’est donc le troisième pari qu’il faut tenter, incertain et risqué, mais moins que les deux autres, et, lui, humain et humanitaire pour un peuple martyr.

 Edgar Morin

Source : Le Monde 04/09/2013

Voir aussi : Rubrique Politique Internationale, rubrique Syrie,

Contre les professionnels de la politique

egoiste-revue-francaise-elitiste-retour-L-15r4RUPar Jacques Julliard

Avec la multiplication des instruments d’information et d’expression propre aux techniques modernes – médias, Internet -, la confiscation de la démocratie est désormais ressentie comme intolérable par la masse des citoyens.

« Rejet ! », c’était notre une il y a deux semaines. Rejet de la droite. Rejet de la gauche. Rejet de la politique. Mais pourquoi donc ? Parce que la masse des citoyens, toutes tendances confondues, ne veut plus de l’exercice du pouvoir en bandes organisées.

Ces bandes s’appellent les partis. Leur fonction est la collecte des suffrages au profit d’eux-mêmes et de leurs caciques. Alors que tout les oppose, ils sont au moins d’accord sur un point : la monopolisation du suffrage universel au profit du réseau qu’ils constituent ensemble. Quitte à accepter de revoir à chaque scrutin la clé de répartition des revenus – pardon, des suffrages ! – entre les bandes.

Ce n’est pas pour rien que la plupart des démocraties naissantes ont banni les partis comme des organes de corruption du suffrage populaire. Mieux, sous la Révolution, faire acte de candidature était considéré comme un délit, que certains voulaient même punir de la peine de mort…

Les propos que je viens de tenir pourraient facilement être taxés par un esprit malveillant de poujadisme, de populisme, voire de lepénisme. La situation qu’ils décrivent n’est pourtant que la conséquence directe de la démocratie représentative. La démocratie est en effet le seul système qui, à la faveur de scrutins réguliers, remet périodiquement en jeu le pouvoir lui-même. Il est donc naturel, il est donc inévitable, il est donc indispensable que se constituent à l’intérieur du corps politique des organismes qui se proposent de recueillir et de regrouper les suffrages à leur profit, pour accéder le plus légitimement du monde au pouvoir. Rien à redire à cela.

Sauf que, dans la pratique, ces organismes se constituent en monopoles pour confisquer à leur profit exclusif les volontés du suffrage universel. Les partis deviennent ainsi à la politique ce que les trusts, les ententes, les cartels sont à la vie économique : des organismes d’accaparement, qui font obstacle au libre-échange. Avec la multiplication des instruments d’information et d’expression propres aux techniques modernes – médias, Internet -, cette confiscation de la démocratie est désormais ressentie comme intolérable par la masse des citoyens.

D’où, partout à travers le monde, ces mouvements d’« indignés », ces révoltes populaires à l’écart des partis politiques qui surgissent hier en Espagne, aujourd’hui en Turquie, en Egypte, au Brésil. Qui aurait en effet imaginé ce soulèvement contre le football au pays de Pelé ?

En France, cette révolte a pris – pour le moment – la forme du vote de protestation en faveur du Front national. Eh oui ! c’est un peu dur à avaler et surtout à comprendre chez les démocrates les plus sincères, mais c’est ainsi : le vote pour le Front national n’a plus pour ressort principal l’immigration ou l’insécurité, mais la défiance à l’égard des formes traditionnelles de la démocratie et de son accaparement par la classe politique.

Les plus lucides commencent à le comprendre : ils savent que leur âge d’or est désormais révolu, et qu’il va falloir progressivement se résoudre à déprofessionnaliser la carrière politique. C’est à quoi correspondent les propositions actuellement en discussion au Parlement : limitation du cumul des mandats et du nombre de mandats successifs, réduction des avantages propres aux élus, qui visent presque tous à échapper à l’impôt. Car ceux-là mêmes dont la fonction principale est de voter l’impôt n’ont rien eu de plus pressé que de se mettre à l’abri des mesures qu’ils appliquent aux autres.

Qu’il s’agisse de leurs rémunérations, de leurs retraites et des divers avantages en nature dont ils bénéficient, le « hors impôt » est chez les parlementaires l’équivalent du « sans dot ! » de Harpagon dans l’Avare de Molière. Là où le citoyen ordinaire a recours à la fraude pour échapper à l’impôt, le député peut se permettre de recourir à une loi en sa propre faveur. Loi privée, autrement dit privilège, c’est-à-dire négation même de l’ordre démocratique.

Voilà des années, et même des décennies, que l’abolition du cumul des mandats, cette anomalie française, se heurte à la résistance acharnée de la classe politique prise dans son ensemble. On déploie depuis lors des trésors d’ingéniosité et même d’intelligence pour défendre l’indéfendable, c’est-à-dire le verrouillage du suffrage universel au profit d’un seul individu dans un « fief » donné. En refusant de « partager », cette classe politique est en train de se suicider.

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La mesure la plus efficace contre l’accaparement serait la limitation du nombre des mandats successifs autorisés à un seul individu. La commission des Lois de l’Assemblée nationale s’est prononcée, sans aucune chance d’être suivie, pour un maximum de trois mandats successifs. La mesure ne serait efficace que si un tel maximum était réduit à deux. Faut-il rappeler que toutes les assemblées qui ont fait œuvre utile et fait progresser la démocratie étaient composées d’hommes nouveaux et « inexpérimentés » ? Ce fut le cas de la Constituante de 1789, de l’Assemblée de 1848, et à nouveau de la Constituante de 1945, à la faveur de circonstances exceptionnelles.

L’avantage d’une telle mesure est qu’elle interdirait de faire de la politique un métier, ou une «carrière», comme c’est le cas aujourd’hui. Les sociologues de la politique du début du XXe siècle appelés « machiavéliens », Robert Michels, Gaetano Mosca, ou Vilfredo Pareto, ont montré, à la suite des thèses fondamentales de Max Weber sur la professionnalisation de la politique à l’ère démocratique, que le jeu finit par opposer deux « élites»  rivales, en laissant de côté le peuple lui-même, réduit au rôle d’arbitre dérisoire et impuissant.

Ce qui se passe aujourd’hui ? Le peuple est en train de réclamer sa place en politique, c’est-à-dire dans le lieu même où se décident ses propres destinées. Il ne faut donc pas voir dans la critique actuelle de la profession politique par la population un déclin de la passion démocratique mais, au contraire, une nouvelle exigence de cette passion. Il serait grave pour l’avenir d’en laisser le monopole au Front national.

Après de Gaulle, qui avait justement vu dans le mouvement de 1968 une aspiration à la « participation » des citoyens à la vie politique, Ségolène Royal, lors de sa campagne de 2007, avait fait le même diagnostic. Ce que nous constatons jour après jour, c’est l’appel d’une « démocratie gouvernée » à une « démocratie gouvernante ». Permettez-moi de reprendre ici une formule qui m’est chère : pour que la politique devienne quelque chose pour tous, il faut qu’elle cesse d’être le tout de quelques-uns.

Source : Marianne 16/0713

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