Un vote qui traduit un vif désir de politique en France

imagesPour un premier tour de municipales, l’abstention a atteint un niveau record, nourrissant l’idée d’un recul continu du sens civique. Pourtant, à bien y regarder, les votes exprimés et l’abstention de ce dimanche sont des prises de position très politiques.

La sous-performance des candidats socialistes au niveau local est exceptionnelle, entre dix et vingt points perdus en fonction des territoires. C’est le résultat direct d’une abstention asymétrique : à gauche on a boudé les urnes tandis qu’à droite on a davantage voté qu’en 2008, lors des précédentes municipales. Ces résultats décevants ont conduit certains candidats à se désolidariser de la politique du gouvernement. C’est une incompréhension et une erreur. En effet, les candidats de gauche ne sont pas tant sanctionnés pour les décisions prises par le gouvernement que par l’incapacité de ce gouvernement à donner du sens à ses actions. Lorsque l’inversion de la courbe du chômage devient l’alpha et l’oméga de toute action, que l’ambition de réenchanter le rêve français s’évanouit au profit du pilotage d’instruments statistiques, la politique disparaît. Cela se répercute à toutes les échelles. C’est vrai au niveau des régions, où les outils de gestion ont pris le pas sur la construction de projets partagés pour des territoires bouleversés par les logiques de métropolisation.

C’est encore plus vrai au niveau des villes où la difficulté des élus socialistes à donner un sens politique à leur action se traduit dans des projets techniquement aboutis mais qui ne semblent pas répondre aux enjeux auxquels la société française est confrontée. L’« effet national » n’est donc pas la sanction locale de mauvais résultats économiques et sociaux nationaux, c’est la déclinaison locale de la crise nationale d’une famille politique incapable d’inscrire ses politiques dans une vision renouvelée du monde.

NE PAS OPPOSER LOCAL ET NATIONAL

Pour les socialistes, le pire des diagnostics serait de ramener encore le scrutin de dimanche à des enjeux ultra-locaux quand les Français attendent au contraire qu’on leur parle de leur territoire dans la France, l’Europe et le monde. C’est d’ailleurs dans les villes où l’électorat est très politisé (Paris) ou celles dans lesquelles le débat politique est intense et où le candidat est porteur d’un projet en lien direct avec son territoire (Argenteuil, Dieppe ou Dijon) que la gauche résiste le mieux.

Dans un tel contexte, le succès d’Alain Juppé à Bordeaux témoigne de la force d’un élu quand il incarne des valeurs et des repères stables : à l’image des socialistes dans l’Ouest il y a vingt ans, il articule un projet urbain et une vision des enjeux auxquels la société française est confrontée. De la même manière, la réussite du Front national et, ponctuellement, des Verts ou du Front de gauche souligne cette attente. Les géographes ne cessent de souligner que la caractéristique du monde dans lequel nous vivons est l’interpénétration constante de toutes les échelles. De manière assez naturelle, les électeurs s’inscrivent dans ce nouveau système mondial : ils ne pensent pas les élections comme autant de tranches de compétences à distribuer à des gestionnaires efficaces, ils abordent chaque scrutin comme des citoyens concernés par la façon dont les candidats répondent à leurs attentes.
Le cas de Béziers est à ce titre éloquent. Robert Ménard marque des points non lorsqu’il dénonce la faillite du gouvernement, mais quand il note la nécessité de redonner de la fierté aux Biterrois. Il pointe les craintes et humiliations d’une ville qui ne trouve plus sa place et ne compte plus autant qu’auparavant, il s’attaque à la résignation des politiques traditionnels à lutter contre un monde qui échappe à tous. Localement, il exploite au profit d’idées détestables le même sentiment de déclin exprimé par d’autres au niveau national.

Cette irruption de la société dans le monde politique est le deuxième enseignement de ce scrutin. Les deux forces politiques qui en sortent renforcées, le Front national et l’UDI, incarnent chacune à leur manière une façon de recomposer l’offre politique.

RÉDUIRE LA DISTANCE ENTRE ÉLUS ET HABITANTS

Dans une logique d’union nationale déclinée localement, l’UDI se pose comme un pivot de rassemblement des personnes de droite et de gauche intéressées à l’avenir de leur territoire, souvent, d’ailleurs, sur la base de listes « sans étiquette » même si l’essentiel des listes vient de la droite classique. C’est sur cette base que les succès de Brétigny, Niort ou Juvisy ont été construits. Surtout, l’instabilité des cadres politiques dans ces partis du centre ouvre un espace permettant à de nouveaux entrants (jeunes, entrepreneurs, enfants de l’immigration) de se faire une place. Ces élections municipales ont constitué un appel d’air pour des citoyens qui refusent le jeu des partis classiques, où ils sont obligés de passer sous les fourches Caudines des appareils politiques et de s’inscrire dans une « carrière » s’ils veulent jouer un rôle. C’est au même désir de renouvellement que le Front national répond, en proposant, lui, de renverser la table et en stigmatisant la distance entre les élus et les habitants.

Pourquoi le FN apparaît-il plus proche des habitants ? C’est en grande partie parce qu’il l’est véritablement. Pourquoi le PS paraît-il coupé des habitants ? En grande partie parce qu’il l’est vraiment. Les nombreux travaux en géographie et en sociologie électorale ont montré depuis des années la façon dont le Front national travaille à faire vivre une action militante au plus près du terrain. Symétriquement, on ne compte plus les travaux menés sur la professionnalisation des élites politiques.

En dehors du contenu des programmes et de la démagogie sur laquelle surfe le parti d’extrême droite, il n’est plus possible pour les grands partis républicains de rester sourds à ce que les résultats disent de leurs pratiques militantes, et de leurs façons d’élaborer les listes et de gérer les velléités d’engagement de leurs sympathisants.

Car les citoyens ont mûri, et l’exemple de ce premier tour à Grenoble est emblématique du fait qu’au-delà de l’orientation des projets, la façon de les faire vivre est devenue clivante. La différence fondamentale entre la liste socialiste et la liste EELV porte sur la façon de renouveler l’appareil politique et sur la place des citoyens dans le projet de la ville et son animation.

DES QUESTIONS PLUS QUE DES RÉPONSES

Ce premier tour n’apporte donc pas de réponses mais pose des questions qui doivent interpeller toutes les forces politiques. La droite peut difficilement s’abstraire d’un examen de conscience. Le PS peut dire qu’il a entendu le message et appeler aux urnes mais il a déjà dit cela en 1993 et en 2002. Les Français ont massivement dit : « Il y a une crise politique », et ces enjeux ne seront pas réglés par l’élection. Compte tenu du niveau de l’abstention, même les candidats élus au premier tour et dont les succès ont été salués ne sont choisis que par 30 % des électeurs… Quelle place faire aux 70 % restants ?

La capacité des prochaines équipes municipales à faire vivre leur territoire, à porter un projet, dépendra directement de leur aptitude à répondre de manière durable aux causes profondes de cette crise politique que la France et l’Europe traversent depuis plusieurs années : alors que leur mandat s’annonce placé sous les auspices des restrictions budgétaires en tout genre, il leur revient de s’attaquer en priorité à la question démocratique. C’est localement, dans les villes et les partis politiques, que cet enjeu national trouvera un début de solution.

Frédéric Gilli*

Le Monde 25/03/2014

*Frédéric Gilli est Chercheur à Sciences Po et directeur associé de l’agence CampanaElebSablic, auteur de « Grand Paris, l’émergence d’une métropole » (Presses de Sciences Po))

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La Place Beauvau face à la colère des « sans étiquette »

 Une urne à Toulouse en mars 2010. Une urne à Toulouse en mars 2010. | AFP Remy Gabalda

Une urne à Toulouse en mars 2010. Une urne à Toulouse en mars 2010. | AFP Remy Gabalda

Le ministère de l’intérieur voulait de la nuance, il se retrouve face à de nombreux candidats en colère. Depuis la publication des listes inscrites aux municipales le 11 mars, les préfectures doivent répondre à de nombreux courriers et coups de téléphone de candidats énervés par la couleur politique qui leur a été attribuée. « Le traitement des demandes est en cours et l’essentiel de la vague est passée. Mais on se doutait qu’avec le changement de règles, il y aurait une hausse des réclamations », confie un conseiller Place Beauvau.

Depuis la modification des règles électorales introduite par les lois organique et ordinaire du 17 mai 2013, le mode de scrutin des villes de 1 000 à 3 500 habitants est calqué sur ce qui était en vigueur pour les communes de plus de 3 500 habitants. 6 559 communes sont concernées par ce changement, qui oblige les listes candidates à respecter la parité mais aussi à déposer en préfecture une déclaration de candidature où il leur est demandé d’inscrire leur couleur politique ou nuance politique, en choisissant dans une liste qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par l’Union de la gauche. Cette obligation avait déjà provoqué la colère de Jacques Pélissard, président de l’Association des maires de France, qui avait écrit à Manuel Valls« Le nuançage des candidats (…) permet d’apporter à nos concitoyens un éclairage et une information lisible sur les résultats issus des urnes », lui avait répondu le ministre de l’intérieur, qui évoquait une pratique ancienne.

DES DIZAINES D’E-MAILS COURROUCÉS

La colère vient des attributions « de force » des préfectures, qui classent des listes lorsque celles-ci n’ont pas donné leur nuance ou s’en sont attribué une « de mauvaise foi ». Le Monde a ainsi reçu des dizaines de courriels et de coups de fil de candidats courroucés par la couleur politique qui leur avait été attribuée dans nos pages sur les résultats à venir. Exemples :

« Nous avons remarqué que vous présentez notre liste sous l’étiquette Divers droite. Or, notre liste est composée de citoyens et citoyennes de tous horizons politiques sans adhésion à quelque parti politique. »« Il s’agit avant tout d’une liste citoyenne, avec certes une tête de liste Front de gauche, mais avec également des colistiers de sensibilités différentes et aussi des non encartés ! »

LES EXPLICATIONS DU MINISTÈRE

La Place Beauvau reconnaît des « approximations ». « Sur les 9 734 communes concernées par cette règle, il y a forcément des approximations. Les candidats qui ne sont pas contents ont jusqu’à vendredi soir pour déposer un recours en préfecture », tempère le ministère de l’intérieur, qui dit ne pas centraliser toutes les demandes de modification et est donc incapable de donner le nombre total de réclamations mais admet une « modification quantitative » des recours par rapport à 2008.

Avec 6 559 communes supplémentaires concernées par la règle, les préfectures, qui sont en première ligne sur ce sujet, semblent parfois débordées. Il leur a fallu d’abord reclasser certaines listes. Et le ministère de citer l’exemple d’un député UMP dont la liste a été classée UMP alors qu’il souhaitait être « Divers ». « Les préfectures peuvent faire ce travail car elles connaissent bien les politiques locaux », défend l’intérieur.

Ensuite, les préfectures doivent aussi attribuer une nuance aux listes qui n’ont pas souhaité en donner ou qui ont eu peur de se retrouver aux côtés du Parti pirate ou du Parti d’en rire dans la nuance « Divers ». Sauf que ce travail de classement paraît plus compliqué, voire hasardeux, quand le candidat et ses colistiers sont peu connus par les services de la préfecture. « Dans ce travail, il y a une inégalité des préfectures. Dans certaines, des agents gardent une bonne mémoire locale de la politique. Dans d’autres moins… », admet le ministère, qui explique que cette mémoire politique locale a beaucoup perdu avec la «  fin des renseignements généraux ». Vérifier les couleurs politiques demande aussi du personnel et les suppressions de poste en préfecture ont pu rendre ce travail plus compliqué. « En tout cas, ne voyez aucune malice à ces reclassements », conclut la place Beauvau.

Matthieu Goar et Manon Rescan

Source Le Monde 18/03/2014

 

LES ACCUSATIONS POLITIQUES DE JEAN-LUC MÉLENCHON

imagesPlus que de la malice, Jean-Luc Mélenchon accuse Manuel Valls de « bidouilles » pour « camoufler la défaite à venir du PS ». Sur son blog, le coprésident du Parti de gauche estime que le ministre a manipulé les nuances pour que certaines listes socialistes soient classées « Union de la gauche » et celles du Front de gauche soient éparpillées entre « liste Front de gauche », « liste Parti de gauche », « liste Communiste », « liste Divers gauche », etc. A Montauban, la liste FDG-EELV-NPA est nuancée liste « DVG » (Divers gauche) alors qu’à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), la liste de la maire Front de gauche est classée liste « Front de gauche », selon M. Mélenchon.

Dans sa circulaire du 15 janvier qui établit les nuances, le ministère de l’intérieur a décidé de classer « Front de gauche » les listes investies par le Parti de gauche et le PC. Ce qui exclut de cette appellation les listes seulement investies par le parti de Jean-Luc Mélenchon. La Place Beauvau estime que M. Mélenchon accuse le « thermomètre » mais que le ministère n’est pas responsable des situations politiques et des alliances dans les communes.

Voir aussi : Rubrique Politique, Science Politique, rubrique Actualité France, On LineMunicipales : des couacs dans l’étiquetage des « sans étiquettes »

Jospin et le bonapartisme: l’aveugle et le paralytique.

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 Par Paul Alliès

L’ancien Premier ministre vient de publier un ouvrage au titre prometteur: « Le Mal Napoléonien » (Le Seuil) qui se veut une contribution à la démystification de cette figure tutélaire de l’histoire politique française. Une entreprise ô combien opportune mais hélas complètement ratée sur le double registre du caractère populaire du bonapartisme et de sa reproduction dans l’essence même de la V° République.

D’abord, l’Histoire. Lionel Jospin est comme fasciné par elle au point que son opus est un long récit qui court sur deux siècles, allant jusqu’à des détails parfois inutiles à la démonstration. Mais quelle démonstration ? Chercher « simplement à estimer si une telle épopée a servi les intérêts de la France. La réponse est clairement non » (p.129). Réponse quelque peu tirée par les cheveux pour ce qui est de la « Constitution administrative »  toujours en place pour l’essentiel (les lois de Pluviose et Ventose de l’An VIII précédant de plusieurs mois le coup d’Etat et la Constitution politique « courte et obscure » du 25 décembre 1799). La critique est  plus convaincante pour mesurer les désastres de la guerre en Europe que l’Empire mena au détriment du printemps des peuples. Le problème est que cette question manque l’objectif de la compréhension du bonapartisme comme culture politique installée durablement en France et exportée de par le monde, de l’Egypte de Nasser à l’Argentine de Péron (plus sérieusement que dans les « populismes » actuels qui tracassent l’auteur). Les détails de l’histoire diplomatique sont de peu d’intérêt pour analyser le mystère social du bonapartisme comme genre (une question posée de manière inaugurale par Marx dans « Le 18 Brumaire » que Jospin ne cite même pas dans sa bibliographie par ailleurs assez étrange). Son enracinement populaire est ainsi complètement escamoté.  Exemple:  l’armée comme base du système. L. Jospin ne mentionne les « deux millions d’hommes » mobilisés (bien plus en réalité) que pour mieux dénoncer un « chef peu soucieux de ses hommes (…) le soldat napoléonien étant constamment mal nourri, mal vêtu, mal soigné et même mal armé ».(p. 74). Certes, mais l’essentiel est ailleurs: dans la capacité d’intégration sociale de l’armée la plus moderne de son temps au recrutement plébéien, machine de guerre contre l’aristocratie de la base au sommet. Elle produit 20% de la noblesse d’Empire d’origine populaire; le salaire d’un général est cinq fois plus élevé que celui d’un Préfet; la hiérarchie est basée sur le mérite et on peut facilement devenir sergent-chef si on sait lire les cartes. Lié à l’invention d’un nouvel art de la guerre, cette « organisation totale » permet à Napoléon de lancer au Conseil d’Etat le 4 mai 1802 cette phrase: « Ce n’est pas comme Général que je gouverne, c’est parce que la Nation croit que j’ai les qualités civiles propres au Gouvernement ».  Bon résumé de cette construction de l’homme providentiel (qui aurait pu servir à L. Jospin pour comprendre le gaullisme) qui consacre par les plébiscites à répétition sa « royauté républicaine ».  Car il y a bien dans cette histoire, un bonapartisme populaire que révèleront les Cent Jours (expédiés en quelques pages dans l’ouvrage) quand Napoleon au  retour de l’ile d’Elbe en 1815 reprend le pouvoir en trois semaines contre la totalité du personnel politique et la plupart des généraux qui lui avaient imposé la déchéance. Ce n’est pas une simple opération de communication, oeuvre de « propagateurs efficaces, de colporteurs, de demi-soldes, d’écrivains romantiques » (dixit Jospin p. 148). L’image du défenseur du peuple, des conquêtes de 89, de l’honneur national et de la victime de la double trahison des élites et des cours d’Europe va renforcer durablement le mythe napoléonien parmi les ouvriers et les paysans, ce qu’exploitera parfaitement le petit neveu (Napoleon III) en 1851. Comme le dira justement René Rémond, «  Napoléon est tombé à gauche » , du côté de cet ensemble composite de petits bourgeois et d’hommes du peuple unis dans leur fidélité au patriotisme révolutionnaire, dans la détestation d’une bourgeoisie libérale, conservatrice et défaitiste. Bref,  Guizot, l’homme de la Monarchie de Juillet semble avoir mieux compris Bonaparte que Jospin quand il disait: « C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d’autorité ». Comprendre ce phénomène rare en politique est essentiel pour résoudre la crise démocratique aujourd’hui.

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Or que nous dit Lionel Jospin ? Tout simplement qu’après que  le Maréchal Pétain eut incarné un « bonapartisme de la sénescence » (sic, p. 178), le « mal » aurait tout simplement disparu. De Gaulle ? : il « ne voulait sans doute pas être un nouveau Bonaparte. Il savait aussi qu’il ne le pouvait pas ». Tout le dernier chapitre est ainsi consacré à une révision du rôle du Général dans  la Résistance et l’histoire politique de l’après-guerre: le prophète technique qui défend les blindés contre la ligne Maginot, l’appel du 18 juin, la représentation des partis d’avant 40 dans le CNR, « Barres plus Michelet » (R. Rémond); rien de cela n’importe car « on ne trouve pas chez le général de Gaulle de référence au bonapartisme »  (p. 191). « Les questions institutionnelles, essentielles à ses yeux » , le discours de Bayeux du 16 juin 46 où il annonce les grands traits de la Constitution de 1958, le RPF de 47 « à la fois bourgeois et populaire » (p.201), rien ne peut être retenu contre De Gaulle puisque « éloigné du champ politique en 1953, on ne peut lui reprocher de s’être jamais comporté en imitateur des Bonaparte » (p. 202). Bouquet de ce feu d’artifices au sens premier du terme): la V° République. Si  » les conditions dans lesquelles De Gaulle obtient le pouvoir en mai 1958 s’apparentent sans conteste à la technique bonapartiste du coup de force (…) l’heure n’est pas au césarisme » (p. 205), Ben voyons ! « Ce qu’il y avait de bonapartiste en lui , fut tempéré et transmué par la puissance intégrative de la République » (p. 211). Tant d’approximations et de superficialité servent à justifier la performance d’institutions qui « sont devenues une sorte de patrimoine commun » (p.216) après que les socialistes les aient acceptées. A ce point de ce qui n’est plus ni un récit ni une démonstration, on mesure combien l’absence d’une définition théorique et politique de l’objet (le bonapartisme) autorise toutes les fantaisies. Et on ne peut qu’être atterré par la vision d’un dirigeant socialiste devenu Premier ministre qui  reste fasciné par l’élection du président de la République au suffrage universel  qu’il a si bien raté (après avoir inversé le calendrier des Législatives pour mieux la défendre), convaincu que le Quinquennat qu’il a instauré nous a « ramené à la norme démocratique européenne » (p. 216), persuadé que finalement « la démocratie est nécessairement représentative » (p. 220). Rien sur le présidentialisme ravageur de  ce régime, rien sur la démocratie participative qu’appelle le changement social.

Ce livre de Lionel Jospin est en quelque sorte un revival  de la célèbre fable de Florian, L’aveugle et le paralytique où deux malheureux unissent leur force et leur misère sans que cela suffise à les sauver. Aveugle sur le bonapartisme, Jospin est resté paralysé par ses effets contemporains et son actualité. Pourtant nous ne sortirons pas de la confusion politique où nous sommes tombés sans une juste compréhension de la part qu’y occupe l’assimilation populaire de cette histoire et de cette culture.

Le Mal Napoléonien, Le Seuil éditions

Source : Médiapart : 14/03/ 2014

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Le nom de gauche mis en question

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Le philosophe politique Jean-Claude Michéa à la recherche d’un nouveau langage commun.

Dans son nouvel opus «Les mystères de la gauche» Jean-Claude Michéa tire les leçons de notre temps politique.

Les mystères de la gauche*. Avec un titre inspiré de l’auteur des Mystères de Paris, Eugène Sue, le philosophe Jean-Claude Michéa commet un nouvel essai pour expliciter à des lecteurs engagés pourquoi il refuse de rassembler sous le vocable générique de la gauche «l’indignation grandissante des gens ordinaires» devant une société de plus en plus amorale, inégalitaire, et aliénante.

«Je comprends l’attachement sentimental qu’éprouvent les militants de gauche pour un nom chargé d’une aussi glorieuse histoire», précise Michéa dans son propos introductif, mais il est selon lui «plus que temps de s’interroger sur ce que peut signifier concrètement le vieux clivage droite/gauche.»

Dans Le Complexe d’Orphée (Ed, Climat 2012), l’auteur rappelait que le terme de gauche a véritablement pris naissance dans le cadre du compromis historique scellé lors de l’affaire Dreyfus entre les principaux représentants du mouvement ouvrier socialiste et ceux de la bourgeoisie républicaine et libérale. Compromis politique, qui visait à dresser un «front républicain» contre la droite de l’époque (cléricale et monarchiste) qui constituait une menace pour un système républicain encore fragile. Ce pacte défensif explique que la gauche du XXème siècle ait pu longtemps reprendre à son compte une partie importante des revendications ouvrières et syndicales, mais une alliance aussi ambiguë entre partisans de la démocratie libérale et défenseurs de l’autonomie de la classe ouvrière ne pouvait pas se prolonger éternellement.

Vision juridique du monde
L’auteur fait à nouveau appel à l’histoire du XIXème pour éclairer le lecteur de gauche contemporain «trop souvent conditionné par un siècle de rhétorique progressiste» en rappelant que les deux répressions de classe les plus féroces qui se sont abattues sur le mouvement ouvrier ont été le fait d’un gouvernement libéral ou républicain (donc de gauche au sens premier du terme). Lors des journées de juin 1848 et durant la répression sanglante de la Commune de Paris dirigé par Thiers en mai 1871.

La protestation morale des premiers penseurs socialistes du XIXème contestait l’émancipation libérale portée par la Révolution française, «l’idée que l’égalité des droits constitue l’énigme résolue de l’histoire». Au nouveau cadre juridique de la condition prolétarienne, ils opposaient celui d’une communauté libre et égalitaire susceptible de prendre en charge la cause de l’humanité tout entière.

«C’est seulement si l’idéal moderne de liberté et d’égalité parvient à prendre ses racines dans le fait communautaire que le développement concret de cet idéal pourra espérer dépasser le plan des formes pures et recevoir un contenu véritablement humain et socialement émancipateur», soutient Michéa. Le philosophe, dont l’oeuvre interpelle autant les bien-pensants du socialisme libéral que les militants du Front de gauche aurait aussi pu intituler son livre les sept pêchés capitaux de la gauche.

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 * Ed. champs essai Flammarion.

La Marseillaise : 20/01/2014

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Pourquoi une politique de l’offre ne serait-elle pas de gauche ?

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Oui mais comment ?

Un lecteur de Rue 89, Pierre H., pose une bonne question : pourquoi le pacte de responsabilité, la volonté d’agir sur l’offre, sont-ils considérés comme des politiques libérales ? Pourquoi ne pas faire crédit à François Hollande lorsqu’il affirme qu’il s’inscrit dans une approche sociale-démocrate, celle qui favorise la négociation entre salariés et patrons pour aboutir à une société meilleure ?

N’a-t-on pas, en titrant que François Hollande avait, lors de sa conférence de presse, fait ses « adieux à la gauche », été prisonniers de vieux réflexes idéologiques pavloviens ?

Après tout, ce n’est pas la première fois que la gauche se glisse dans l’eau de « l’offre ». Ce que nous vivons a un petit parfum du début des années 80. A cette époque, la gauche découvrait l’entreprise. Avec la ferveur du converti. Elle en faisait une « valeur », la présentant comme la cellule de base de la création de richesses. En octobre 1985, devant un parterre de patrons, lors du Forum de L’Expansion, Michel Rocard pouvait déclarer, non sans provocation :

« Comment ne pas mentionner ce paradoxe qui a voulu que ce soit sous un gouvernement de gauche, et par le gouvernement de la gauche, qu’ont été revalorisés l’entreprise, le marché, le champ international, que ce soit durant cette même période que les salaires et le pouvoir d’achat ont baissé tandis que la bourse n’a cessé de monter ? »

Il avait même ajouté, quelques mois avant le retour de la droite :

« Vous verrez, vous nous regretterez. »

1 Qu’est-ce qu’une politique économique de gauche ?

La question n’est pas si simple, car il existe, en France, de nombreuses gauches : étatiste, libertaire, productiviste, écologiste, autogestionnaire, européenne, eurosceptique, etc.

Leur point commun, c’est l’idée qu’il faille construire une société dans laquelle l’intérêt général prendrait le pas sur les intérêts particuliers, les inégalités sociales seraient limitées, et les plus fragiles seraient protégés contre les duretés de la vie.

Pour construire une telle société, la gauche prône une politique reposant sur cinq piliers :

  • une protection sociale robuste ;
  • des services publics solides ;
  • un droit du travail protecteur
  • une fiscalité redistributive ;
  • une politique de soutien au pouvoir d’achat et à l’emploi.

Lors de sa campagne électorale, François Hollande s’inscrivait fermement dans ce programme-pentagramme. Il avait promis de négocier un pacte européen de croissance, de réformer la fiscalité pour la rendre plus juste… Chacune de ses décisions, avait-il promis, serait prise à l’aune de la justice sociale.

Aujourd’hui, dans la formulation de ses priorités, force est de constater qu’il s’est bien éloigné de ce socle idéologique. Depuis novembre 2012, il a pris comme cap la compétitivité des entreprises, et il prend des mesures allant dans ce sens. Il n’hésite pas à prélever des impôts chez les ménages (TVA) et à alléger sans contrepartie les charges des entreprises (CICE).

Lors de ses vœux, il a certes évoqué l’idée d’une grande réforme fiscale, mais pour aussitôt préciser que le sens de cette dernière était d’aboutir à une baisse des impôts. Et s’il a évoqué la protection sociale, c’est uniquement pour souligner la nécessité « d’en terminer avec les excès et les abus ».

2 Les racines idéologiques de la politique de l’offre

Lorsque, dans les années 1980, le PS se laisse pour la première fois tenter par les sirènes de l’offre, celle-ci était idéologiquement à la mode.

Ronald Reagan et Margaret Thatcher étaient passés par là. Ils avaient promu « l’économie de l’offre » ( « supply-side economics »), en rupture avec la pensée keynésienne alors encore dominante et qui privilégiait, comme moteur de l’économie, la demande : les consommateurs.

En arrivant au pouvoir, Reagan a prôné la levée des contraintes fiscales et règlementaires sur les entreprises pour libérer l’initiative privée et l’investissement. La France, quelques années plus tard, a emboîté le pas. La gauche était aux commandes, partie à la chasse de ses propres archaïsmes sous l’influence de clubs d’intellectuels et d’hommes d’entreprise comme la Fondation Saint-Simon.

Pendant sa conférence de presse, François Hollande n’a pas hésité à déclarer :

« L’offre crée même la demande. »

Un axiome posé par Jean-Baptiste Say, économiste français du début XIXe siècle, héros des libéraux, qui considérait que « c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits » (loi de Say). L’idée : quand vous créez un produit, vous ouvrez, par la valeur créée par ce produit, un débouché pour d’autres produits. Agir sur la consommation ne sert donc à rien.

La conséquence de cette loi, c’est que l’économie retrouve, à long terme, l’équilibre, de façon automatique. Plus tard, Keynes a démoli la loi de Say :

« A long terme, nous serons tous morts. Les économistes se fixent une tâche peu utile s’ils peuvent seulement nous dire que, lorsque l’orage sera passé, l’océan sera plat à nouveau. »

Pour Keynes, dans les situations de sous-emploi, l’Etat doit agir sur la demande afin de relancer la machine économique : en baissant les impôts ou en augmentant les dépenses publiques.

3 Hollande avait-il le choix ? La question du « taux de marge »

Au sein du gouvernement, on explique volontiers que le Président n’avait, de toute façon, guère le choix. L’appareil productif de la France se délite rapidement, et il faut intervenir pour que cette dégradation cesse.

L’ampleur du problème est généralement illustrée par le taux de marge des entreprises. Il mesure ce qui reste une fois que l’on a distribué les salaires et payé ses fournisseurs. C’est la mesure de la rentabilité d’une entreprise. Plus le taux de marge est important, plus il est facile d’investir sans avoir à trop s’endetter.

En 1970, le taux de marge des sociétés produisant des biens et services non financiers était de 30%. Lorsque la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, il était tombé à 25%. Lorsque Rocard pavanait devant les entrepreneurs du Forum de L’Expansion, en octobre 1985, il était remonté à 27%. A la fin des années 80, il s’est établi à plus de 30% et s’est maintenu à ce niveau.

La crise de 2008 l’a de nouveau affecté : au troisième trimestre 2013, le taux de marge est tombé à 27,7%, le plus bas niveau depuis plus de 25 ans. Et le plus bas niveau d’Europe.

Explications généralement avancées : les entreprises n’ont pas suffisamment réduit leurs effectifs pour s’adapter à la baisse d’activité, les salaires ont, pendant cette période de creux, continué à augmenter…

Le taux de marge en Allemagne dépasse 40%, celui que l’on constate en moyenne dans l’Union européenne est de 37%.

Grave ? Préoccupant, oui. Maintenant, quel est le remède ? Le Medef et le gouvernement suggèrent de baisser les cotisations patronales : donner de l’oxygène à l’offre.

Mais on peut prendre le problème par l’autre bout du raisonnement : la baisse du taux de marge a été causée par la baisse de l’activité économique, consécutive à la crise financière. Les entreprises paient autant de salaires et de cotisations qu’avant, mais leurs ventes ont baissé. Si l’on relançait l’activité, on rétablira donc le taux de marge : il faut pour cela agir sur la demande.

La gauche préfère généralement privilégier cette seconde voie. Car si vous baissez les cotisations des entreprises, il faut soit réduire d’autant les dépenses publiques, soit transférer leur charge vers les ménages.

François Hollande considère que cette voie-là, la relance, est impossible. Il a fait du rétablissement des comptes publics une de ses priorités et il a renoncé à « renverser la table » européenne afin de provoquer une remise en question des politiques d’austérité. Il s’est résigné à suivre une voie qui n’était pas prévue dans son programme électoral, une voie éloignée des politiques économiques de gauche : la politique de l’offre.

4 Le pacte de responsabilité peut-il créer des emplois ?

L’idée du « pacte de responsabilité » est un donnant-donnant : moins d’impôts et de charges pour les entreprises, plus d’emplois pour la société.

Le raisonnement est le suivant : on allège les charges des entreprises, elles reconstituent leurs marges, elles peuvent investir. Si elles investissent, elles embaucheront et elles participeront à la reprise économique.

C’est faire le pari que la décision d’investir dépend de la santé financière et d’elle seule. En réalité, elle dépend de bien d’autres facteurs, à commencer par le niveau de la demande.

Le pari peut fonctionner pour certaines entreprises exportatrices, celles qui visent des marchés en croissance : les débouchés existent. Pour les autres, c’est bien plus aléatoire.

Si les entreprises ne jouent pas le jeu, on risque de se retrouver avec, d’un côté, de plus gros dividendes et, de l’autre, une sécurité sociale fragilisée ou un pouvoir d’achat affecté (car la baisse des cotisations familles sera financée par une baisse des prestations ou par une hausse des prélèvements sur les ménages). François Hollande a assuré qu’il ne s’agissait pas de prendre aux ménages pour donner aux entreprises, mais c’est un risque qu’il prend pourtant.

Rien ne peut en effet obliger une entreprise à embaucher. Pierre Gattaz, le patron du Medef, a beau évoquer la création d’un million d’emplois sur cinq ans, il est bien placé pour savoir que cette projection n’a pas grand sens. Dans les années 80, son père et prédécesseur à la tête du patronat avait promis 471 000 emplois en cas de suppression de l’autorisation administrative de licenciement, promesse qui n’avait pas été tenue quand il avait reçu satisfaction en 1986, au retour de la droite au pouvoir. De même, plus récemment, sous Sarkozy, la baisse de la TVA dans la restauration n’a créé que très peu d’emplois dans le secteur…

Jusque-là, les premières enquêtes auprès des patrons de PME laissent sceptiques quant aux chances de voir le pacte de responsabilité déboucher sur des emplois. Ce qu’ils attendent pour investir, disent-ils, ce sont des commandes plus que des baisses de charges.

Pascal Riché

Source Rue 89 : 15 01 2014

 

La politique de l’offre de Hollande, « une vraie rupture » dans l’histoire de la gauche

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Il a assumé sa politique rigoureuse, et soucieuse des entreprises… loin des aspirations de la gauche radicale. Le président François Hollande a justifié, lors de sa conférence de presse, mardi 13 novembre, ses choix, niant ce qui s’apparente pourtant à un tournant opéré dans sa politique au bout de six mois d’exercice de pouvoir, avec des mesures qui s’éloignent de son discours de candidat.

Pour expliquer ce qui l’a poussé à opter pour un discours et une politique de l’offre, en mettant en œuvre un pacte de compétitivité, qui vise à consentir 20 milliards d’euros de baisses d’impôts aux entreprises à partir de 2014, le chef de l’Etat a relativisé ce virage en le situant à l’intérieur même de la pensée socialiste.

  • Hollande justifie le recours à une politique de l’offre

« Je connais bien la pensée socialiste, je l’ai étudiée pendant des années avec lucidité et en même temps espoir ! », s’est-il d’abord amusé, lors de sa conférence de presse mardi 13 novembre. « Il y a toujours eu deux conceptions, une conception productive – on a même pu parler du socialisme de l’offre – et une conception plus traditionnelle où on parlait de socialisme de la demande », qui vise à soutenir la consommation des ménages, a-t-il ensuite expliqué après une question sur la baisse du coût du travail pour soutenir l’emploi.

« Aujourd’hui, nous avons à faire un effort pour que notre offre soit consolidée, plus compétitive et je l’assume ! Et en même temps, nous devons préserver la demande et faire la mutation, c’est-à-dire comprendre que le monde est en train de changer, que la transition vers une nouvelle façon de produire, de consommer, de nous transporter est en marche. Et c’est là que nous devons nous enrichir d’apports qui sont ceux de tout notre environnement. Nous devons faire cette révolution », a-t-il conclu.

  • Le discours d’un dirigeant socialiste pour une politique de l’offre : « une vraie rupture »

« Le pacte de compétitivité est un tournant très fort », estime Rémi Lefebvre, politologue à l’université de Lille, spécialiste du PS. Le discours de François Hollande franchement en faveur d’une politique de l’offre constitue « une vraie rupture » dans l’histoire de la gauche, renchérit Gérard Grunberg, directeur de recherche à Sciences Po et spécialiste de la gauche.

« Même s’il ne renie pas une politique de demande, c’est la première fois qu’un leader socialiste dit aussi clairement qu’il faut mener une politique de l’offre. A gauche, même du temps de Lionel Jospin ou de François Mitterrand, personne n’a jamais été partisan  d’une telle politique, estimant que trouver un compromis avec les entreprises revenait à mener une politique libérale », souligne-t-il.

Si certains dirigeants socialistes, comme Michel Rocard dans les années 1970, Laurent Fabius en 1984, puis Lionel Jospin à Matignon ont bien amorcé ce virage vers une politique de l’offre, en admettant que l’Etat devait prendre en compte les intérêts des entreprises, ils ont toujours dit que le rôle de celui-ci était fondamental, justifie M. Grunberg. En cela, la gauche a toujours été dominée par les keynésiens, estime le chercheur.

  • Hollande dans les pas de « la deuxième gauche » ?

Faut-il en conclure que le président Hollande – avec sa politique de l’offre – s’inscrit dans « la deuxième gauche », ce courant idéologique apparu dans la seconde moitié des années 1970 avec Michel Rocard ? Ce n’est pas l’analyse des spécialistes de la gauche contactés par Le Monde.fr.

« Le tournant initié par François Hollande relève du social-libéralisme, tranche Rémi Lefebvre, proche de l’aile gauche du parti. Même si le candidat Hollande tenait un discours modéré, sans trop promettre, le pacte de compétitivité s’apparente au tournant de la rigueur en 1983, dans le sens où c’est un retour au réel et une forme de capitulation devant les injonctions des milieux économiques. »

Gérard Grunberg a, de son côté, une position plus nuancée. Selon lui, le chef de l’Etat s’inscrit dans la gauche réformiste et « a compris que la social-démocratie moderne doit se situer en compromis avec les intérêts des entreprises ». De cette manière, M. Hollande « recolle au peloton des social-démocraties européennes, qui, dans la crise, sont contraintes de composer avec les libéraux et le centre droit », d’après lui.

  • Qu’est-ce que la « première » et la « deuxième » gauche ?

A l’origine, ce que l’on appelle « la première gauche » est un courant idéologique apparu en 1905 avec la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). La SFIO, qui donnera naissance au PS en 1969, est de culture marxiste et jacobine. Elle préconise l’instauration d’un Etat fort dans la tradition de la centralisation à la française, avec des nationalisations des grands groupes industriels du pays. Ce courant de la première gauche regroupait les partisans de François Mitterrand.

La « deuxième gauche », de son côté, s’est construite en opposition avec la « première ». Elle est apparue dans la seconde moitié des années 1970 avec Michel Rocard. Ce courant de pensée regroupait autour de l’ancien premier ministre, le Parti socialiste unifié (PSU) fondé en 1960 avant de s’auto-dissoudre en 1989, et une partie de la CFDT. « La ‘deuxième gauche’ n’était pas libérale. Rocard soulignait qu’il fallait prendre en compte les intérêts des entreprises. Mais il n’a jamais été pour autant favorable à une politique de l’offre. Il reste davantage un keynésien », explique Gérard Grunberg.

Par ailleurs, la « deuxième gauche » avait la particularité de « se méfier du communisme et s’opposait à la ‘première’ en disant que l’Etat ne devait pas s’occuper de tout, notamment de l’économie. C’est pour cette raison qu’elle prônait la décentralisation », explique-t-il.

Alexandre Lemarie

Source : Le Monde 15/01/2013

 

Le « socialisme de l’offre », ou la politique de la déflation

 par David Cayla

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Il y a un an, François Hollande annonçait une nouvelle politique économique : « le socialisme de l’offre ». Derrière cette formule creuse se cache en réalité une stratégie suicidaire pour la France. Car la politique de l’offre menée dans un contexte européen de croissance « poussive », n’a aucune chance d’améliorer la situation de l’emploi et des entreprises.

Le « socialisme de l’offre » c’est la formule trouvée par François Hollande pour expliquer sa stratégie économique lors de sa conférence de presse de novembre 2012 : « Il y a toujours eu deux conceptions, une conception productive – on a même pu parler du socialisme de l’offre – et une conception plus traditionnelle où on parlait de socialisme de la demande. Aujourd’hui, nous avons à faire un effort pour que notre offre soit consolidée, plus compétitive. » La formule est reprise par Pierre Moscovici qui explique ainsi le retournement stratégique opéré par gouvernement : « Dans l’opposition, nous avons rejeté toute idée que la France souffrait d’un problème de compétitivité liée au coût du travail. C’est l’honneur de ce gouvernement, suite au rapport Gallois, d’avoir laissé de côté une position partiellement idéologique et très datée, et d’avoir pris la mesure d’un enjeu national. »1

C’est donc au nom du pragmatisme, de l’efficacité et, en somme, de « l’honneur », que le gouvernement a choisi de tourner le dos aux politiques qu’il préconisait dans l’opposition. Sans remettre en cause la sincérité des propos du ministre, notons qu’il est bien délicat de devoir justifier, auprès des électeurs, un tel écart entre la politique menée au pouvoir et celle qu’on proclamait dans l’opposition. Il n’aura en effet pas fallu plus de six mois pour que la gauche, élue au nom du social et du retour à la retraite à 60 ans, pourfendeuse de la TVA et de la « règle d’or », se transforme en commis d’une politique au service des entreprises.

UNE NOUVELLE POLITIQUE

Depuis novembre 2012, depuis un an, le retournement est indéniable. Le programme des « 60 propositions » est mis en sourdine pour laisser place à l’orchestre triomphant de la Nouvelle politique. Toute l’énergie du gouvernement se concentre sur des mesures de compétitivité. Il y eut d’abord le CICE (crédit impôt compétitivité emploi), un allègement d’impôt de 12 à 15 milliards d’euros accordé sans contrepartie aux entreprises et financé par la hausse de la TVA. Il y eut ensuite la loi sur la sécurisation de l’emploi qui permet aux entreprises de baisser les salaires et de modifier le contrat de travail sans avoir à recourir à des licenciements. Il y eut enfin l’économie des dépenses publiques et une réforme des retraites qui enterre de fait le départ à taux plein à 60 ans. Comme le souligne l’économiste Bruno Amable2, le bilan de cette politique est que les cadeaux aux entreprises sont payés par les ménages et les salariés. Hausse des impôts, stagnation salariale et accentuation de la flexibilité du travail constituent les modalités du paiement.

Injuste, cette politique l’est sans conteste. Est-elle au moins nécessaire ou efficace ? L’économie française souffre-t-elle d’un coût du travail trop élevé ? Pour appuyer son analyse, le gouvernement souligne deux chiffres : le déséquilibre de la balance commerciale, en constante dégradation depuis 2002, et la chute, depuis 2007-2008, du taux de marge des entreprises3.

Si ces chiffres sont incontestables, l’interprétation qu’on leur donne mérite débat. La hausse des salaires est-elle responsable de la baisse de compétitivité de l’économie française ? L’affirmer reviendrait à porter au crédit de l’UMP, au pouvoir à cette époque, d’avoir massivement augmenté les salaires. Bien sûr, il n’en est rien. D’après l’INSEE, entre 2002 et 2011, le pouvoir d’achat du salaire net moyen a augmenté de moins de 6 % tandis que le PIB a augmenté de 12 %. Les actifs ont à peine bénéficié de la moitié des gains de productivité qu’ils ont créés par leur travail. On peut tourner le problème dans tous les sens, la baisse de compétitivité des entreprises françaises n’est pas due à une hausse du coût du travail.

LES ENTREPRISES VICTIMES DE L’AUSTÉRITÉ

Pour comprendre ce problème il faut s’interroger sur la chronologie. Que s’est-il passé en 2007-2008 pour que le taux de marge des entreprises s’effondre ? Une crise du système financier international, la chute du commerce mondial, une récession sans précédent depuis 1945 dans les économies développées. C’est d’abord la brutalité avec laquelle la demande mondiale s’est contractée qui explique la baisse du taux de marge des entreprises. Il en est résulté une sous-exploitation des capacités productives, une baisse de la production et une hausse du chômage.

Dans un tel cas de figure, les recettes des entreprises diminuent forcément plus vite que leurs charges, car elles doivent continuer de payer un appareil productif sous-utilisé. Elles attendent une reprise qui ne vient pas. Et pour cause. Après de timides plans de relance engagés ici ou là en 2009, les États européens se sont tous engouffrés dans des politiques de « rétablissement des finances publiques », envoyant leurs populations dans une marche forcée vers l’austérité. Au final, la demande intérieure stagne, prise en ciseau par les hausses d’impôts et les baisses de dépenses publiques.

Dans les pays d’Europe du sud où l’austérité est la plus forte, la demande s’effondre. Pour compenser, les gouvernements, avec le soutien actif de la Troïka, se sont tournés vers une hypothétique demande extérieure, en espérant que les entreprises trouveront à l’étranger les parts de marché qui leur manquent. Cette politique nécessite une stratégie de type néo-mercantiliste : baisse du coût du travail, aides aux entreprises, accentuation de l’austérité. C’est une politique de l’offre classique, qui n’a rien de « socialiste ». Mais un problème se pose : si un pays individuel peut momentanément compenser une faiblesse de sa demande intérieure par une hausse de ses parts de marché à l’étranger, cette stratégie ne peut fonctionner à l’échelle mondiale. Toutes les balances commerciales ne peuvent être en excédent, car les déficits des uns font les excédents des autres. Il en résulte une guerre absurde4 où chacun se bat pour augmenter sa part d’un gâteau que les politiques d’austérité généralisées s’acharnent à faire diminuer.

Résultat, les marges des entreprises baissent à mesure que la guerre commerciale s’intensifie. Certains pays, comme l’Allemagne, s’en sortent bien. Avec une population vieillissante et peu portée sur la consommation et l’investissement, l’économie allemande gagne plus à l’étranger que ce qu’elle perd en interne. Pour d’autres pays, comme la France, une telle stratégie est suicidaire. Un pays qui possède, avec l’Irlande, le plus haut taux de fécondité de l’Union européenne, a besoin de consommer et d’investir. L’austérité généralisée ne fait qu’affaiblir ses capacités de croissance future tandis que les potentialités extérieures sont clairement moins avantageuses que le gaspillage de ses ressources internes, sous-exploitées.

LA DÉFLATION, UN RETOUR AUX ANNÉES 30

Le « socialisme de l'offre », ou la politique de la déflation

On connaît très bien les effets d’une politique de l’offre généralisée, où chacun cherche à diminuer ses coûts pour être plus compétitif que son voisin. La diminution des coûts entraîne la baisse des revenus qui conduit à la compression de la demande. Aussi, pour ne pas voir leur part de marché s’effondrer, les entreprises sont contraintes de baisser leurs prix, ce qui diminue leurs marges. C’est ce qu’on appelle la déflation. On y est. A force de mener des politiques de compétitivité en Europe du sud et partout ailleurs, les prix diminuent en Grèce et à Chypre, ils stagnent au Portugal, en Espagne et en Irlande.

Mais la déflation ne s’arrête pas aux pays sous perfusion de la Troïka. Elle touche l’ensemble de la zone euro. En France, si l’on ne constate pas encore de baisse des prix, on mesure tout de même un dangereux ralentissement de l’inflation depuis près de deux ans.

Or, la déflation est un poison mortel. Elle pousse les consommateurs à reporter leurs achats (dans l’attente d’une baisse des prix) ; elle pénalise les emprunteurs et favorise les rentiers (en raison de la hausse des taux d’intérêt réels) ; elle décourage les producteurs et les investissements ; elle assèche les recettes publiques et nourrit les déficits. Plus grave, elle tend à augmenter la valeur du stock de dettes en circulation, ce qui génère à terme des défauts et des faillites bancaires.

La déflation, c’est le retour de la crise des années 30. Face à une telle menace, il serait bon que le gouvernement prenne la mesure des problèmes réels de l’Europe et revoit sérieusement l’idéologie churchillienne, à base de sang et de larmes, qui l’a conduite à inventer le concept du « socialisme de l’offre ».

David Cayla

Source : Blog des Economistes Attérés 20/12/2013

1. Pierre Moscovici (2013) : Combats – pour que la France s’en sorte, Flammarion, Paris.

2. Bruno Amable : « Qui ressent le ras-le-bol du ‘socialisme de l’offre’ ? » Libération, le 14/10/2013, en ligne sur : http://www.liberation.fr/economie/2013/10/14/qui-ressent-le-ras-le-bol-du-socialisme-de-l-offre_939426

3. Le taux de marge mesure le rapport entre le profit réalisé par les sociétés non financières (mesuré par l’excédent brut d’exploitation) et leur richesse produite (mesurée par la valeur ajoutée). Depuis la fin des années 80, le taux de marge des sociétés non financières française n’était jamais descendu en dessous de 37 %. Il est tombé à 35,1 % en 2012.

4.voir article publié sur le site de Parti Pris : « Compétitivité : le retour de l’idéologie de la guerre économique  », décembre 2012.

Voir aussi : Rubrique Politique, Rubrique Economie, Rubrique Philosophie, Habermas : Pour une Europe démocratique ! , Michéa : la gauche de notre imaginaire collectif, On Line : Pourquoi le pacte de responsabilité mène à la récession,