Sur tout autre sujet, cela pourrait être un bon point. Après deux séries d’attentats dramatiques en 2015, les autorités françaises ont acquis une forme d’«expérience» face à l’horreur terroriste, si tant est que l’on puisse utiliser le mot à ce propos. Les explosions à l’aéroport de Bruxelles étaient connues depuis tout juste une heure, ce mardi, celles dans le métro venaient à peine de se produire, que des mesures étaient prises pour renforcer en France la sécurité à Roissy-Charles-de-Gaulle et qu’une réunion d’urgence était organisée à l’Elysée autour du président de la République.
Dans la foulée, chacun a joué sa partition, bien réglée. François Hollande appelant dans une déclaration à l’unité nationale». Manuel Valls retrouvant son registre alarmiste : «nous sommes en guerre»,«nous avons dit que la menace était plus élevée que pendant les attentats de Paris». Bernard Cazeneuve annonçant le déploiement de forces supplémentaires. Le cœur du pouvoir est ultra réactif, ont ainsi signifié les acteurs exécutifs, soucieux de rassurer et de ne pas donner prise à un procès en inefficacité, même si les événements ne se déroulaient cette fois-ci pas sur le sol national. Procès inexistant au premier jour d’un attentat, délai de décence oblige, mais procès latent dans les propos de l’opposition.
L’appel à l’Europe
Le hasard du calendrier avait, il est vrai, bien mal fait les choses. Ce mardi signait aussi théoriquement la fin, et donc l’échec, de l’opération «déchéance de nationalité» lancée par François Hollande au lendemain des attentats du 13 novembre. En reprenant cette mesure défendue par la droite, le chef de l’Etat avait à l’époque voulu apporter une réponse d’«unité nationale» aux événements dont la France était victime. Las, les quatre derniers mois de débats stériles aboutissent à l’impression inverse, celle d’un pouvoir impuissant, y compris dans le registre symbolique.
Dès lors que faire, lorsque la menace se confirme à nos portes ? Montrer un exécutif en alerte, donc. Tenter malgré tout de sauver la réforme constitutionnelle , comme cela semblait s’ébaucher dans la soirée. Et surtout, en appeler à l’Europe. «C’est toute l’Europe qui est visée», a réagi François Hollande , tandis que Manuel Valls en appelait à l’adoption du fichier PNR et Bernard Cazeneuve au renfort «des contrôles aux frontières de l’Europe». La France moins seule face au terrorisme. L’Europe susceptible de se relancer face à la menace… Est-ce utopique ?
Chercheur de renommée internationale, Farhad Khosrokhavar est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et directeur du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Ses recherches portent sur l’islam en France, en particulier dans les banlieues et en prison, les problèmes sociaux et anthropologiques de cette religion, et l’islamisme radical et ses mutations. Il a commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. Farhad Khosrokhavar travaille également sur la sociologie de l’Iran contemporain et la philosophie des sciences sociales.
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’islam et le phénomène de radicalisation jihadiste, il a notamment publié en France L’islam des jeunes en 1997 (Flammarion), Les Nouveaux Martyrs d’Allah en 2002 (Flammarion), L’islam dans les prisons en 2004 (Ed. Balland), Radicalisation en 2014 (Ed. Maison des sciences de l’homme), Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, avec David Bénichou et Philippe Migaux, en 2015 (Plon). Son travail sur la radicalisation est le fruit de plusieurs enquêtes empiriques, par observation et entretiens, réalisées auprès de jeunes dans des associations de banlieues et quartiers défavorisés d’une part, et auprès de détenus et de surveillants dans plusieurs prisons françaises d’autre part, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice[1]. Sa dernière enquête porte sur les classes moyennes qui se réclament de l’islam.
Quel regard spécifique le sociologue porte-t-il sur le terrorisme et la radicalisation ?
Le sociologue essaie de comprendre le rôle des acteurs sociaux, la façon dont se construit une logique d’action et comment elle s’intègre dans le tissu social. Pour cela, il mobilise un certain nombre de notions, dont celle de radicalisation. Cette notion est relativement nouvelle, elle s’est imposée après les attentats du 11 septembre 2001 dans les discours politiques et médiatiques, en lien notamment avec des soucis sécuritaires. Les chercheurs en sciences sociales tentent de lui donner une signification anthropo-sociologique. Ils la préfèrent au terme générique de terrorisme qui désigne l’ensemble de ces phénomènes, en pointant leur signification politique et sociale, sans mettre l’accent sur l’acteur social, ses motivations et les processus sociaux qui mènent à la violence. La notion de radicalisation déplace l’analyse vers la subjectivité de l’individu et les interactions entre le groupe et l’individu.
Il existe une pluralité de définitions du terme radicalisation. Dans mon livre Radicalisation publié en décembre 2014, je la définis comme l’articulation entre une idéologie extrémiste et une logique d’action violente. Une action violente sans idéologie (la délinquance par exemple) n’est pas de la radicalisation, pas plus qu’une idéologie extrémiste sans action violente (certaines formes d’intégrisme religieux par exemple). Gérald Bronner[2] et bien d’autres chercheurs adoptent aussi cette définition. Il faut une combinaison des deux pour pouvoir parler de radicalisation. Les sociologues qui travaillent dans ce domaine s’intéressent au processus dynamique de cette combinaison, à la constitution des acteurs radicalisés dans l’arène sociale et à la manière dont leur action, qui est soumise à un principe de législation spécifique, prend forme dans la société.
La plupart des acteurs radicalisés le font aujourd’hui au nom d’une version radicale de l’islam. Mais l’action radicalisée ne se réduit pas à l’islam extrémiste. On peut se radicaliser au nom d’autres idéologies : le néonazisme ou le néofascisme en Europe, l’extrémisme écologique (issu de la deep ecology), les idéologies anti-avortement aux Etats-Unis.
Quelles sont les différentes approches ou théories sociologiques de la radicalisation, en particulier jihadiste ?
Il existe différentes façons de percevoir ce phénomène dans la littérature anglo-saxone, mais aussi française. Certains chercheurs mettent l’accent sur les facteurs économiques et l’exclusion sociale comme principale explication de la radicalisation, surtout chez les jeunes des banlieues. D’autres soulignent les facteurs politiques, en particulier la disparition des utopies dans nos sociétés et le rôle de l’islam radical dans la fabrication d’une nouvelle utopie transnationale (j’insiste moi-même tout particulièrement sur ce facteur, mais aussi Olivier Roy[3], entre autres). D’autres encore mettent en avant la dimension irrationnelle ou nihiliste du jihadisme, à l’instar du philosophe André Glucksmann[4] en France. A l’inverse, des sociologues comme Diego Gambetta insistent sur la rationalité des acteurs radicalisés qui optent pour la meilleure stratégie possible pour atteindre leurs buts sociopolitiques[5]. L’expert américain Marc Sageman estime quant à lui que la radicalisation est principalement l’effet de réseaux d’un nouveau type, qui affaiblissent le rôle des personnalités et donnent naissance à des groupes radicaux sans hiérarchie, et non un phénomène individuel qui naît de manière spontanée de la fréquentation d’Internet[6]. Parmi les approches culturelles, on peut citer les travaux de l’anthropologue franco-américain Scott Altran, directeur de recherche au CNRS (Institut Nicod, EHESS), qui interprète la radicalisation comme une tentative de construction d’une forme de valeur sacrée et voit dans les organisations terroristes Al Qaïda et Daesh de puissants mouvements de contre-culture dont l’attrait moral représente une réelle menace[7].
Je fais moi-même partie du groupe de chercheurs qui pensent que la radicalisation est un phénomène à plusieurs dimensions : chez les jeunes des banlieues, la radicalisation permet la sacralisation de la haine de la société, une haine produite par un sentiment d’exclusion économique et sociale, d’injustice et d’humiliation[8] ; chez les jeunes de classes moyennes, elle est une réponse au vide de l’autorité, à la fatigue d’être soi, ou à une forme d’anomie.
Pouvez-vous préciser votre point de vue sur ces questions ? Qu’ont révélé vos recherches sur le profil et le parcours des acteurs qui s’engagent dans la radicalisation et qui sont impliqués dans des attentats en France et sur le territoire européen ?
Jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo, la majorité des jeunes qui se radicalisaient en France étaient des jeunes des banlieues, socialement et économiquement exclus, cherchant à légitimiser leur guerre contre la société en l’incarnant dans l’islam radical. C’est le cas du terroriste Khaled Kelkal responsable d’une série d’attentats en France en 1995, de Mohamed Merah le tueur de Toulouse et Montauban en 2012, de Mehdi Nemmouche l’auteur de la la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014, des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly qui ont commis les attentats de janvier 2015 à Paris. Ces extrémistes originaires des classes populaires, des jeunes hommes d’origine immigrée pour l’essentiel, partagent un certain nombre de caractéristiques, à commencer par leur condition sociale. Nés ou scolarisés en France, ils viennent pour la plupart de familles éclatées, où l’autorité parentale, et surtout paternelle, est absente ou défaillante. Beaucoup d’entre eux ont été placés dans des foyers. Ils ont fait l’expérience de la précarité et de l’exclusion qui a fait naître chez eux un profond sentiment de stigmatisation, d’injustice et d’indignité. Ils partagent une contre-culture de la déviance, fruit de la certitude de ne pouvoir se réaliser et accéder à l’aisance matérielle des classes moyennes que par le vol et les trafics. Désislamisés au départ, ils découvrent l’islam radical sur Internet ou au contact d’autres jeunes et y trouvent un moyen de surmonter leur humiliation, de se construire une nouvelle identité et de donner une légitimité à leur violence. La transposition de leur désespoir et de leur rage dans le registre du religieux, dans sa version jihadiste, se fait d’autant plus facilement qu’ils sont ignorants de l’islam. La délinquance, et souvent la récidive, les a conduit généralement à la prison, et la socialisation carcérale a contribué à mûrir leur haine de l’autre et à renforcer leur vision extrémiste de l’islam. Enfin, l’écrasante majorité d’entre eux a voyagé au Moyen-Orient sur les terres de la «guerre sainte», où ils sont devenus pour un certain nombre des combattants aguerris convertis au jihad. Ce fut l’Algérie pendant la guerre civile pour Kelkal au début des années 1990, le Pakistan et l’Afghanistan pour Merah, la Syrie pour Nemmouche, le Yemen pour les frères Kouachi. Pour d’autres c’est l’Irak ou le Mali. Coulibaly n’a peut-être pas fait de séjour à l’étranger mais a rencontré en prison, en même temps que Chérif Kouachi, le grand «gourou» Djamel Beghal qui a joué un rôle déterminant dans sa radicalisation religieuse.
Les jihadistes français ont donc tous suivi à peu près la même trajectoire : une enfance difficile en banlieue ou dans des quartiers ghettoïsés, marquée par la désorganisation familiale, la violence, l’échec scolaire, la désaffiliation, qui a fait naître un sentiment de frustration et d’humiliation transformé en haine de la société ; une carrière délinquante et des séjours en prison ; l’illumination de l’islam radical qui permet de transformer le mépris de soi et sa propre indignité en mépris de l’autre et en sacralisation de soi ; un voyage initiatique sur les terres du jihad ; et enfin la conversion à l’islamisme jihadiste et l’implication dans des actes violents.
Vous avez aussi pu observer une diversification du modèle des jihadistes en France, avec l’émergence de nouveaux acteurs de la radicalisation.
En effet, depuis 2013 et le début de la guerre civile en Syrie, on constate une rupture avec l’ancien modèle jihadiste : aux jeunes «désaffiliés» qui ont grandi en banlieue s’ajoutent des jeunes radicalisés issus des classes moyennes. Si certains sont d’origine musulmane, beaucoup sont des convertis. Ils n’ont pas de passé de délinquant et n’ont pas connu la prison. A la différence des jihadistes des banlieues, ils ne se vivent pas comme des victimes. Le moteur de leur conversion à l’islam radical n’est pas la haine de la société, mais plutôt un malaise identitaire et la recherche d’autorité dans un contexte de relâchement des normes sociales et de dilution de l’autorité parentale. L’islam rigoriste leur propose un cadre normatif explicite et sacralisé, à l’opposé des idéaux de mai-68 et du projet politique de citoyenneté laïque. Le jihadisme représente pour eux la possibilité de poursuivre un objectif collectif noble (sauver les Syriens qui sont massacrés par le gouvernement sanguinaire d’Assad) et de se bâtir une nouvelle identité fondée sur l’héroïsme et les normes du sacré. Les motivations de ces jeunes prêts à partir pour combattre dans les rangs de l’Etat islamique (Daech) sont donc complexes. Elles relèvent à la fois d’un romantisme révolutionnaire naïf et de la recherche d’un sens à leur destin par l’expérience du sacré et l’adhésion à un projet collectif porteur d’espérance.
Dans ce nouveau groupe d’adeptes du jihadisme figurent aussi de plus en plus de jeunes filles et de femmes, ainsi que des adolescents et des post-adolescents. Les femmes radicalisées restent minoritaires (ce qui ne fut pas le cas pour les mouvement radicaux d’extrème gauche des années 1970-80, en particulier la Fraction armée rouge), mais elles sont beaucoup plus nombreuses chez jeunes originaires des classes moyennes que chez les jeunes des cités, même s’il y a eu quelques cas comme Hayat Boumeddiene par exemple. Leur logique d’action est quelque peu différente des jeunes hommes des classes moyennes. Leur engagement est motivé par un souci humanitaire, mais aussi la recherche d’une figure idéalisée de l’homme, à savoir un homme viril (ne craignant pas la mort), sincère et digne de confiance, qui saura les protéger tout en préservant leur dignité de femmes. Elles partagent un désenchantement à l’égard du féminisme et un refus du couple moderne, marqué par l’instabilité et une égalité entre hommes et femmes considérée comme nivelante. Mais paradoxalement, les femmes européennes qui s’engagent dans le jihadisme recherchent aussi à montrer une certaine égalité des sexes dans la violence et la mort[9].
Jusqu’à présent, ce modèle du jihadisme des classes moyennes concernaient surtout les jeunes partis en Syrie. Mais, pour la première fois en France, les attentats du 13 novembre à Paris ont été perpétrés par un mélange de jeunes de banlieue et des petites classes moyennes. Les deux frères Abdeslam avaient un bar dans le quartier de Molenbeek de Bruxelles, Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats du 13 novembre, possédait également un commerce, et l’un des kamikazes du Bataclan était titulaire d’un bac général et ancien employé de la RATP. La quasi-totalité des auteurs d’attentats ou de tentatives d’attentats sont encore d’origine immigrée. La plupart sont de la deuxième génération, mais on en trouve aussi de la troisième génération comme Abdelhamid Abaaoud. Comme les convertis, ils vont adhérer à un islam de rupture qui n’est généralement pas celui de leurs parents.
Vous accordez une place importante à la subjectivité de l’acteur dans l’analyse de la radicalisation. Comment se traduit cette subjectivité pour les jeunes jihadistes européens ?
Le jihadisme, dans sa version banlieusarde ou classe moyenne, est étroitement associé à une subjectivité qui se veut héroïque. Les jeunes qui s’enrôlent sous la bannière du jihad affrontent la mort sur un mode imaginaire qui exalte la figure du héros, les faisant du coup sortir de l’insignifiance et leur assurant la notoriété, même si celle-ci se décline sous une forme négative pour l’écrasante majorité. C’est pourquoi je parle de «héros négatif» pour désigner ce statut que leur offre l’islam jihadiste, qu’ils vont conquérir en occupant la «une» des médias, et dont ils tirent une fierté, ainsi qu’une «supériorité» sur les autres grâce à l’inversion symbolique de la hiérarchie sociale (ils inspirent la crainte et ont le pouvoir de prendre la vie de ceux qui les méprisaient).
Par «héros négatif», j’entends plus précisément celui qui s’identifie à des contre-valeurs dominantes dans la société et vise à les réaliser par la violence. Le jihadisme en Europe est fondé sur la promotion de cekui-ci : la société est-elle sécularisée, il se veut religieux ; la non-violence est-elle la valeur dominante (même si elle n’est pas nécessairement respectée dans les faits), il prône la violence absolue au nom du Sacré ; le monde social vise-t-il à promouvoir la liberté sexuelle, il est en quête de la mise sous tutelle de la libre sexualité au nom d’une conception hyper-puritaine de la foi ; la société est-elle favorable à l’égalité du genre, il cherche à recréer un ordre où l’homme et la femme auraient des rôles dissymétriques fondé sur le déni des acquis du féminisme ; la société s’identifie-t-elle à l’individu autonome, il entend promouvoir une vision néo-communautaire (la Umma[10] réinventée) où le rôle de l’individu serait subordonné à la préservation des valeurs sacrées ; le monde ambiant entend-il exalter l’autonomie des citoyens et la suprématie du peuple pour édicter des lois, il vise à imposer les lois divines au mépris des lois humaines.
Si le terrorisme au nom d’Allah est le fait d’une infime partie des musulmans européens et qu’il n’a su jusqu’à présent qu’à mettre à mort qu’un nombre limité de personnes (quelques centaines en Europe depuis les années 1995), sa portée sociale n’en est qu’incomparablement plus grande : il bouleverse la société et engendre une crise profonde au niveau des assises symboliques de l’ordre social.
Les ressorts de l’islamisme radical en Europe ou en Occident sont-ils les mêmes qu’au Moyen-Orient ?
Les ressorts ne sont pas les mêmes. Au Moyen-Orient, l’islam est enraciné dans la culture. La plupart des convertis au jihadisme sont issus des classes moyennes, ils ont fait des études universitaires et lisent le Coran. Ils font une interprétation extrémiste des textes religieux en raison de la présence d’idéologues du jihad comme Maqdisi, Abu Mus’ab al-Suri, Tartussi ou Abou Qatada… Ceux-ci se rejoignent pour dénoncer la perversité des systèmes politiques démocratiques laïques ainsi que l’impérialisme occidental, et pour prôner un néo-patriarcat suceptible de redonner du sens à la famille.
A l’inverse, la très grande majorité des jeunes européens qui adhèrent à l’islam radical ne connaissent pas l’arabe et ne lisent pas les textes religieux. Ils n’en ont qu’une connaissance indirecte et édulcorée, par oui-dire, par l’intermédiaire de copains, ou à partir de leurs lectures sur Internet qui diffuse des versions très vulgarisées des jihads en français et dans toutes les langues européennes.
Il y a donc une différence majeure entre les adeptes de l’islam radical occidentaux et ceux du Moyen-Orient et du monde arabe. Cependant, après l’étape de ce que j’appelle le «pré-jihadisme», lorsque les jeunes occidentaux vont sur les terres du jihad, une convergence se dessine entre les jihadistes du Moyen-Orient et ceux en provenance d’Europe ou de pays occidentaux. Le vécu de la guerre, l’apprentissage du maniement des armes et l’endoctrinement suivi là-bas les transforment pour la plupart en jihadistes endurcis.
Quels sont les lieux de radicalisation des jihadistes français et européens ?
Les jeunes européens se radicalisent d’abord sur la Toile, où Daech diffuse massivement sa propagande jihadiste, et au sein de petits groupes de copains, parfois dans la rue. Il suffit qu’un copain soit parti en Syrie pour qu’il devienne un pôle d’attraction pour les autres, qui vont alors chercher à l’imiter. La radicalisation s’effectue aussi au contact de «gourous» et de figures charismatiques dont l’emprise sur les individus psychologiquement fragiles peut être forte. Le rôle des mosquées s’est fortement affaibli dans les années 2000, ne serait-ce qu’en raison de leur surveillance renforcée par les services de renseignements généraux de la police. La radicalisation se déroule donc principalement à la marge des mosquées, dans des groupes restreints et sur Internet. La Toile, en particulier les réseaux sociaux, joue un rôle fondamental aujourd’hui dans la médiatisation et l’internationalisation de l’idéologie jihadiste, l’autoradicalisation individuelle et le recrutement des terroristes.
La prison peut également constituer une étape dans la trajectoire de radicalisation, dans la mesure où les détenus y passent du temps, voire des années, dans une situation permanente de promiscuité, et où la population musulmane y est surreprésentée. L’institution carcerale, avec ses tensions quotidiennes et ses sanctions, son mépris fréquent à l’égard de l’islam, conforte un certain nombre de jeunes délinquants dans leur haine de la société. Il vont aussi y approfondir l’interprétation extrémiste de leur foi au contact d’individus déjà radicalisés, en faisant une lecture unilatérale des textes, en choisissant les parties du Coran qui vont dans le sens du jihadisme et en évitant celles qui contredisent cette idéologie. Le milieu carcéral est par ailleurs un lieu propice à la constitution de réseaux de criminels ou de jihadistes, ou à l’insertion dans des réseaux déjà existant. Mais croire que la prison est le seul endroit où l’on se jihadise est faux. D’abord la radicalisation des musulmans en prison reste très minoritaire. De plus, l’immense majorité des jeunes de classes moyennes partis en Syrie n’avaient aucun dossier judiciaire et n’étaient pas passés par la case prison. En revanche, une grande partie des jeunes de banlieue radicalisés a connu une période d’emprisonnement. Pour eux, la prison est une étape relativement significative, avec toutefois des exceptions, des cas de jeunes qui ont eu des démêlés judiciaires sans passer par la prison.
Quelle influence exercent sur les jeunes radicalisés les séjours à l’étranger, dans les pays où sévit la guerre civile au nom du jihad, en particulier en Syrie ?
L’écrasante majorité des jeunes jihadistes français ou européen est passée par cette dernière étape du parcours de radicalisation. C’est lors de celle-ci que le «pré-jihadisme» ou la «pré-radicalisation» se transforme sur le terrain en jihadisme au sens fort du terme. Elle est très importante car, à côté de l’endoctrinement idéologique suivi, ils apprennent là-bas à manier des armes, à fabriquer des explosifs, et surtout à tuer sans état d’âme et à se sacrifier. Avant les printemps arabes, tant que la Syrie, l’Irak et le Yemen n’étaient pas en guerre, les terroristes dits «maison»[11] faisaient souvent preuve d’amateurisme dans la fabrication et l’utilisation d’explosifs car ils se formaient sur Internet. Les séjours à l’étranger, sur les terres de la guerre sainte, leur permettent d’acquérir un savoir faire redoutable et de devenir des individus potentiellement très dangereux. Leur expérience dans les zones de combat, surtout en Syrie, aux côtés de Daech, développent également chez eux une cruauté et une insensibilité à la souffrance des autres, parce qu’ils y font la guerre et s’identifient entièrement à celle-ci, en tout cas pour ce qui concerne les endurcis. Ils deviennent alors des combattants aguerris capables de perpétrer des actions terroristes sur le territoire européen.
Mais les voyages en Syrie ou dans d’autres zones de conflit au nom du jihad n’ont pas d’influence univoque sur les individus. Parmi ceux qui reviennent, on trouve des jihadistes endurcis, mais également des individus qui doutent, d’autres qui prennent leurs distances comprennant que ce n’est pas la bonne voie, on a des personnes qui reviennent traumatisées par la guerre et enfin quelques repentis. Les cas sont diversifiés.
C’est pourquoi les autorités cherchent à se servir des repentis de retour de Syrie pour lutter contre cette logique d’endoctrinement. C’est le cas dans les pays anglo-saxons et d’autres pays européens où l’on donne la parole aux repentis dans l’espace public afin qu’ils puissent convaincre ceux qui sont attirés par l’islam radical du caractère délétère et dangereux du jihadisme. Leur témoignage, qui a un accent de vérité pour les autres jeunes, peut aider, au moins pour certains, à éviter qu’ils empruntent cette voie scabreuse.
Selon vous, comment peut-on, plus précisément, lutter contre ces nouvelles formes de radicalisation, contre ce terrorisme «maison» dont le foyer est en Europe et non au Moyen-Orient ?
Il est tout d’abord important, bien entendu, d’empêcher les jeunes de partir en Syrie ou ailleurs. Lorsqu’ils reviennent, les mettre tous dans le «même sac» est très dangereux, car ceux qui doutent vont s’endurcir en cotoyant des aguerris (alors que l’inverse n’est pas vrai, les endurcis ne vont pas douter). Il faut donc essayer de les séparer à leur retour. Ensuite, les plus durs doivent suivre des séances de désendoctrinement étalées sur plusieurs mois, voire sur deux ou trois ans, à la condition qu’ils soient volontaires. Leur imposer serait contraire à nos règles démocratiques. En revanche, il serait possible de moduler la peine en fonction de l’acceptation des programmes de déradicalisation : donner la pénalité maximale à ceux qui refusent et la rendre flexible pour ceux qui consentent à les suivre. Par ailleurs, pour dissuader les jeunes adultes, de retour des zones de conflit ou bien seulement endoctrinés, d’adhérer à ces formes d’extrémisme religieux, il me semble nécessaire s’associer des psychiatres et des psychologues à des imams et des représentants de l’ordre. En ce qui concerne les adolescents et post-adolescents, la dimension affective est beaucoup plus présente que la dimension idéologique dans leur radicalisation, qui est souvent révélatrice d’une crise de la famille et de l’adolescence. Pour eux, l’aspect psychothérapeutique de la prise en charge doit être beaucoup plus important, alors que pour les adultes radicalisés, il faut aussi prendre en compte la motivation religieuse et idéologique de leur adhésion à l’islam radical, on ne peut en faire abstraction sous prétexte de laïcité.
L’ouverture de centres fermés de déradicalisation pour les jeunes de retour des zones de conflit est-elle une bonne solution ?
L’ouverture de ces centres pour les jihadistes est un pas plutôt positif, bien qu’ils restent toujours situés dans les prisons, avec toutes les restrictions qu’on sait, à condition qu’on puisse bien les gérer et surtout qu’on ne néglige pas le religieux comme je l’ai dit. Notre société laïque ne comprend plus très bien le sens du religieux, et surtout le sens du religieux dans la radicalisation. La dissuasion doit se faire aussi au nom du religieux.
En quoi consisterait cette dissuasion au nom du religieux ?
Il s’agit de montrer que l’islam ne se réduit pas à sa version radicale et qu’il a une épaisseur historique, civilisationnelle, culturelle, irréductible au jihadisme. La version radicale de l’islam attire les jeunes des banlieues, mais leur inculture de l’islam les aide grandement à légitimer cette identification comme étant la seule version valable de l’islam. Il s’agit de faire un travail de «sape», pour montrer le caractère hasardeux et peu fondé de cette version extrémiste, qui dissuadera une partie de cette jeunesse.
Il faut aussi comprendre que la situation de chômage et cette contre-culture de déviance en banlieue, ainsi que la situation explosive au Moyen-Orient, jouent chacune un rôle dans cette radicalisation. La solution doit se construire sur le long terme et il faut surtout tout faire pour que le lien entre «la haine de la société» et «l’islam» ne se fasse pas automatiquement sous une forme qu’encourage précisément l’inculture religieuse de ces jeunes et l’évitement du religieux par une laïcité «frileuse» qui fait de l’ignorance du religieux une vertu cardinale. Une véritable laïcité doit tout faire pour que le religieux ne soit pas tabou : le caractère «privé» du religieux doit être la conséquence d’une «culture religieuse» bien comprise et pas du rejet du religieux au nom même de la sacralisation de la sécularité.
Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Pour aller plus loin :
Outre les ouvrages de Farhad Khosrokhavar mentionnés dans la présentation (voir la liste complète sur sa page personnelle), pour plus de développements, on pourra consulter les publications et interventions suivantes du sociologue :
Conférence en ligne de F. Khosrokhavar sur « Les deux types de jihadisme européen », Cycle pluridisciplinaire d’études supérieures, PSL Research University, 21 mai 2015 (1h20).
[2] Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, 2009.
[3] Olivier Roy est un politologue spécialiste des mouvements politiques et phénomènes de radicalisation islamiques. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Iran : comment sortir d’une révolution religieuse ? avec Farhad Khosrokhavar (Seuil, 1999), L’islam mondialisé (Seuil, 2002), La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008).
[4] Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002.
[5] Diego Gambetta (dir.), Making Sense of Suicide Missions, Oxford, Oxford University Press.
[6] Marc Sageman, 2004, Understanding Terror Networks, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. M. Sageman est un spécialiste en sociologie et psychologie du terrorisme.
[8] Farhad Khosrokhavar avait développé cette idée dans L’islam des jeunes (Flammarion, 1997).
[9] Pour plus de précisions sur les différentes catégories de jihadistes français, on pourra consulter l’article de Farhad Khosrokhavar : « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44 (disponible sur cairn).
[10] La communauté des musulmans.
[11] L’expression «terroristes maison» (homegrown terrorism) désigne les terroristes élevés et éduqués dans le pays où ils commettent des attentats.
Richard Stallman a lancé le mouvement du logiciel libre.. Photo: François Guilllot AFP
Richard Stallman, le père des logiciels libres, appelle les citoyens à reprendre le contrôle de leur vie
Pour le fondateur du mouvement du logiciel libre, Richard Stallman, impossible de vivre libre dans des environnements où la socialisation et où l’informatique sont assujetties à des entreprises privées qui balisent les activités humaines avec des logiciels privateurs ou avec des services dont les codes et leurs intentions sont gardés secrets.
L’homme, de passage au Québec cette semaine, où il a été invité par l’Université Laval et par le Collège Dawson à parler de liberté numérique et de logiciel libre, demande d’ailleurs aux gouvernements et aux citoyens de prendre conscience des injustices qui accompagnent ces nombreuses soumissions et appelle même au démantèlement du réseau Facebook, pour sauver la démocratie.
«Il faut éliminer Facebook pour protéger la vie privée», a lancé en entrevue au Devoir le célèbre programmeur américain, président-fondateur de la Free Software Foundation et militant de longue date pour une informatique libre et ouverte. L’homme est, par exemple à l’origine du système d’exploitation GNU/Linux qui, depuis des années, fait la nique aux systèmes informatiques privateurs développés par Apple ou Microsoft. Sans cette vie privée, sans la possibilité de communiquer et d’échanger sans être surveillé, la démocratie ne peut plus perdurer.» Pour M. Stallman, dans un monde où les communications sont surveillées, les possibilités de dénoncer les abus, de savoir ce que l’État fait diminuent forcément, avec à la clé une perte de contrôle du citoyen sur ce même État.
Utiliser ou se faire utiliser ?
Le réseau social numérique de Mark Zuckerberg «utilise bien plus ses usagers que ses usagers ne l’utilisent», dit-il en boutade. «C’est un service parfaitement calculé pour extraire et pour amasser beaucoup de données sur la vie des gens. C’est un espace de contraintes qui profile et fiche les individus, qui entrave leur liberté, qui induit forcément une perte de contrôle sur les aspects de la vie quotidienne que l’on exprime à cet endroit.» Et selon lui, même si le plaisir d’utilisation accentue une certaine dépendance chez plusieurs utilisateurs, les conséquences sociales et politiques ne peuvent être que délétères à moyen ou long terme, surtout si le pouvoir de ce réseau se voit renforcé au fil du temps par les abonnés qui se multiplient en son sein.
«On le voit avec l’informatique privative [celle portée par les Apple et Microsoft de ce monde] qui, depuis des années, ne laisse aucune place à l’alternative de l’informatique libre, résume M. Stallman. Les entreprises qui soumettent les gens avec ces produits gagnent beaucoup d’argent, argent qu’elles utilisent pour amplifier l’inertie sociale qui bloque toutes les portes de sortie.»
Liberté sous surveillance
Et pourtant, une telle domination est néfaste pour les gouvernements assure-t-il. En laissant leurs administrations publiques se placer sous le joug d’entreprises, ils perdent de leur pouvoir tout en ne servant pas très bien les citoyens qu’ils représentent. «Une informatique publique dans l’intérêt du peuple n’est pas une informatique dont le contrôle est dans les mains d’entreprises privées qui cultivent le secret sur leurs codes informatiques, dit cet ancien du Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui pourfend les brevets logiciels et la gestion des droits numériques. Le logiciel privateur surveille ses utilisateurs, décide de ce qu’il est possible de faire avec ou pas, contient des portes dérobées universelles qui permettent des changements à distance par le propriétaire, impose de la censure. Lorsqu’on l’utilise, on se place forcément sous l’emprise de la compagnie qui le vend. Avec ce pouvoir, le propriétaire est tenté d’imposer des fonctionnalités pour profiter des utilisateurs. On ne peut décider librement du code que l’on installe ou pas. On est donc forcément soumis et moins libre.»
À Québec mercredi, lors d’une conférence organisée par l’Institut Technologies de l’information et Sociétés (ITIS) de l’Université Laval, puis à Montréal jeudi, au Collège Dawson, l’homme va d’ailleurs réitérer les appels qu’il lance désormais aux quatre coins du globe à se défaire de ces chaînes numériques pour retrouver la liberté de créer, de partager, de construire des données, loin des contraintes imposées par les géants du numérique. «Les gouvernements ont un rôle important à jouer pour combattre ces injustices en s’échappant des cadres privateurs dans lesquels ils se sont placés, dit-il. Le système scolaire, aussi, doit apporter sa contribution en n’imposant plus la dépendance des élèves à des entités informatiques privées. Il ne devrait enseigner que le logiciel libre. C’est la seule façon de regagner collectivement la liberté perdue et de reprendre le contrôle sur des activités qui nous ont d’ores et déjà échappé», conclut-il.
Réfugiés afghans près de la frontière entre Grèce et Macédoine • Crédits : Yannis Behrakis – Reuters
Ils sont nombreux mais on ne les voit plus vraiment : les Afghans restent la 2e communauté de réfugiés à tenter leur chance en Europe. Au total, ils sont plus de 2.7 millions à avoir choisi l’exil, plutôt que de rester vivre dans un pays, l’Afghanistan, toujours en guerre.
Si les Syriens sont aujourd’hui les plus nombreux à venir chercher refuge en Europe, ils ne sont pas les seuls, loin de là. On finirait presque par les oublier, mais les Afghans représentent la deuxième communauté d’exilés. Une histoire qui dure depuis 35 ans, et qui n’est pas près de se terminer. L’an dernier, ils étaient 200 000 Afghans à faire une demande d’asile à l’un des pays de l’Union : six fois plus que l’année précédente.
C’est que l’Afghanistan reste, aujourd’hui encore, un des pays les plus dangereux au monde. Les talibans n’ont pas été vaincus : ils combattent à nouveau pour s’emparer du pouvoir. Face à eux, une armée souvent démunie, qui ne peut plus compter sur le soutien des troupes de l’OTAN : celles-ci ont quitté le pays fin 2014. L’Afghanistan, pays instable, et qui peine donc à se reconstruire, malgré les moyens importants octroyés par les Etats-Unis depuis 2001 et le début de leur intervention militaire. Selon le Haut commissariat de l’Onu aux réfugiés, plus de 2 millions 700 000 Afghans vivent aujourd’hui en dehors de leur pays, au Pakistan et en Iran pour la plupart.
Source France Culture Du grain à Moudre 15/03/2016
Ahmad Mahjoor : sociologue, conseiller spécial du parlement afghan, auteur de L’Afghanistan en transition. Une approche politique (L’Harmattan, juin 2013)
Gilles Dorronsoro : Professeur de science politique à l’Université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne
Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda
Le succès du slogan «Islamisation de la radicalité» et le refus des chercheurs, par peur d’être soupçonnés d’islamophobie, d’analyser la spécificité du jihadisme confortent la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle.
L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman – la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la «radicalisation» et l’enclume de «l’islamophobie», il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.
«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même «radicalité», hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de «L’islamisation de la radicalité», connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle – toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – «péché et interdit». On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier algérien Kamel Daoud pour ses propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auxquels le même Olivier Roy vient d’apporter sa caution (1).
Le rapport que vient de publier le président du CNRS sous le titre «Recherches sur les radicalisations» participe de la même démarche. On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des «radicalisations» est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des «prénotions». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des «radicalisations» (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes – fussent-ils lointains – héritiers.
Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du «radicalisé» par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale – celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.
Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des «cellules de recrutement» sophistiquées, animées par des «leaders charismatiques» dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la «dérive sectaire» ou de la «conversion religieuse» (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au «Messie cosmo-planétaire» Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.
Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple «radicalisation – islamophobie» empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture «blanche néocoloniale» dans son rapport à l’autre – source d’une prétendue radicalité – sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des «postcolonial studies» – une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.
Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à «l’analyse des radicalisations» (la doxa triomphe rue Descartes) et aux «langues rares» (sic – l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) – relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du «califat» de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son «Appel à la résistance islamique mondiale» qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit «licite» (halal).
A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer – à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher – qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.
(1) Libération du 10 mars.
*Gilles Kepel Professeur des universités, Sciences-Po – Ecole normale supérieure (dernier ouvrage paru : «Terreur dans l’Hexagone, genèse du djihad français», éd. Gallimard, 2015, 352 pp., 21 €) et Bernard Rougier, Professeur des universités Sorbonne-Nouvelle