La municipalité et MSF cherchent à rendre plus vivable le pire camp de réfugiés de France. Mais les autorités craignent de pérenniser la situation.
C’est un camp de boue froide et glissante. A certains endroits, on s’enfonce jusqu’à la cheville, on se retient aux branches des arbres pour ne pas tomber. Il faut slalomer sur le bois des palettes, sur les morceaux de tôle, des matelas et des couvertures imbibés. Sur ce qui était une pelouse entourée de charmes, il n’y a plus un brin d’herbe, mais des tentes fatiguées, à perte de vue. On n’est qu’à quelques centaines de mètres du centre-ville de Grande-Synthe, près de Dunkerque, non loin de Decathlon, de Jardiland, et de l’autoroute A 16. Bienvenue dans le pire des camps français de réfugiés.
Pourquoi ici, dans le quartier du Basroch de Grande-Synthe ? Parce qu’invisible depuis le camp, la station-service et l’aire d’autoroute, tenue par des passeurs kurdes, sert de marchepied vers l’Angleterre. La municipalité EE-LV et Médecins sans frontières (MSF) veulent déménager ce camp pour en construire un vivable, avec tentes chauffées, sanitaires, et surtout un sol en macadam pour échapper à la boue. La ville et l’ONG ont rencontré la préfecture mercredi, laquelle a repoussé la décision à lundi.
Près de 2 500 personnes
Deux problèmes se posent à l’Etat. D’abord, il craint que le camp ne soit mal placé : les exilés vont être tentés de traverser les voies à pied, comme ils le font à Calais, pour rejoindre l’aire d’autoroute. La ville et l’ONG se sont engagées à revoir leur copie pour garantir la sécurité des lieux. Ensuite, et c’est plus flou, l’Etat et la ville refusent que malgré son plus grand confort, le camp devienne pérenne, qu’il serve de plateforme aux passeurs et augmente sa capacité. Pour l’instant, personne n’a de solution à ce problème : le lieu est tenu par des passeurs depuis environ dix ans. Et si rien ne change pour un meilleur accueil des réfugiés en Europe, cela pourrait encore durer aussi longtemps.
En attendant, dans le camp du Basroch, la vie continue. Ici, on parle le kurde, le persan et l’arabe. Il y a des Kurdes d’Irak surtout, quelques Arabes irakiens, quelques Syriens et une forte minorité d’Iraniens, tous candidats à l’asile outre-Manche. Les tentatives des autorités pour suggérer aux personnes de demander l’asile ici ont fait chou blanc. «Quand on voit comment on est reçu, soupire un Iranien. Je me suis fait tabasser à Calais il y a deux mois par des policiers, je n’ai qu’une envie, c’est de partir.»
Né après la fermeture du centre de Sangatte par Nicolas Sarkozy, le camp faisait partie depuis une dizaine d’années de ces discrètes «jungles» dispersées dans le Nord et le Pas-de-Calais, près des aires d’autoroute qui mènent aux ports de Calais et de Dunkerque. Bon an mal an, il s’y trouvait en permanence entre 40 et 80 personnes – souvent des familles. En quelques semaines cet été, on est passé de 80 à 400, puis à 1 600 fin octobre lors de la visite du ministre de l’Intérieur à Calais, pour arriver à 2 500 aujourd’hui, selon les chiffres officiels. Parmi eux, 230 enfants et une dizaine de bébés. Les gamins connaissent quelques mots d’anglais : «blanket» pour réclamer une couverture, parfois «wood» pour le bois qui servira aux parents pour faire la cuisine. Il y a seulement 32 toilettes : il en faudrait quatre fois plus pour répondre aux standards humanitaires de base. Et il n’y a que deux points d’eau.
La loi des passeurs
A Grande-Synthe, la nouveauté, c’est le nombre de personnes présentes, mais la vie y est difficile depuis longtemps. Le 25 février 2009, Glara, une petite fille kurde d’Irak, est morte quelques heures après sa naissance prématurée, dans le froid. L’hiver suivant, pour protéger les exilés de températures négatives, le maire avait fait installer des tentes chauffées. On se souvient d’une neige cauchemardesque à l’hiver 2010 et déjà, il y avait des familles et des bébés. Le camp a toujours eu une réputation d’efficacité et de dureté. Efficace parce que d’ici, on passait en Angleterre plus vite, pour peu qu’on ait de l’argent. En 2010, c’était 2 000 euros le passage, aujourd’hui c’est 6 000 et les traversées continuent, au compte-gouttes, malgré le discours officiel sur l’étanchéité. Dur ensuite, parce qu’ici, les passeurs font la loi, avec brutalité, et ils se font servir. Il y a quelques mois, quand la municipalité a installé des douches, les passeurs les ont fracturées et en ont fait payer l’accès. Désormais elles fonctionnent sans eux et MSF en offre 200 par jour. Les passeurs «ont des armes à feu», glisse un Iranien, en baissant la voix.
En juin, à Calais, un Syrien racontait : «Ce camp-là, j’y suis resté dix minutes et je me suis sauvé. J’ai vite compris que ce serait l’enfer. Dès que j’ai posé ma veste, un passeur l’a prise et a refusé de me la rendre, il est parti en ricanant. Juste après, quand j’ai vu que d’autres lorgnaient mon smartphone en se parlant à voix basse, j’ai dit « c’est bon, je repars ».» A l’époque, il avait refusé qu’on raconte ces simples faits dans le journal par peur de représailles. Désormais, il est en Angleterre.
La police démantèle les réseaux, huit à neuf mois d’enquête à chaque fois, et un autre se forme illico. Le passage est lent désormais : on croise des gens qui sont là depuis six mois, neuf mois. Il y a quelques années, quatre mois c’était long. Ça n’empêche pas l’humour. Au bord de la forêt, Touana, un Kurde, embrasse le nez un peu tordu de Shkar, pendant que lui embrasse son menton. «C’est pour me porter bonne chance, dit l’homme, pour passer en Angleterre.» On regarde Shkar. Ça marche ? Il rigole : «Aucun n’est revenu !»
La peur de l’avenir
Autour, ses voisines kurdes de Souleimaniye, en Irak : Hanar, 6 ans, et Havin, 4 ans, pipelettes. Leur père est un ancien peshmerga, un combattant kurde. C’est lui qui cuisine au-dessus du feu de bois, d’une main. De l’autre, il retient sa troisième fille, Tsia, 18 mois, en équilibre sur une chaise de jardin en plastique. Ils sont là depuis un mois et demi. Dans une grande tente blanche au milieu de camp, des bénévoles suisses de l’association Rastplatz cuisinent du matin au soir avec le sourire, et offre du thé à volonté. Les migrants viennent s’y réchauffer et bavarder. On croise Saman, 30 ans, là depuis quatre mois. Ce Kurde d’Iran était trafiquant d’alcool à la frontière irako-iranienne. «Oui, contrebandier, c’était mon métier. Deux heures à cheval dans les montagnes. Je vendais de la bière, du whisky, de la vodka, du champagne. Tout ce que tu veux. Je me suis fait coincer par la police iranienne pendant une livraison. J’ai laissé la voiture et je suis parti en courant. Il y avait tous mes papiers. J’ai pris trente ans de prison par contumace !» Et puis il y a le désespoir. On croise Fatima, seule dans son manteau rose. Elle est divorcée et a laissé son fils de 11 ans en Syrie. Elle passe en premier, il la rejoindra ensuite, par la voie légale du regroupement familial. «Je lui ai dit que j’étais partie faire des études. Je ne veux pas qu’il sache ce que je vis en ce moment, il serait terrifié.» Elle laisse couler une larme.
Comment sera le futur camp ? «S’il faut laisser ses empreintes digitales, si c’est comme une prison, je n’irai pas, dit Kourosh, électricien, Kurde d’Iran. J’ai fait de la prison dans mon pays, et je ne supporterai pas.» MSF garantit qu’il n’y aura rien de tel, qu’on pourra aller et venir. L’ONG reconnaît aussi qu’il a fallu parler avec les passeurs, seul moyen de convaincre les exilés de déménager. A priori, rien n’est prévu pour faire baisser le nombre de personnes dans le camp et, a fortiori, pour ne pas qu’il augmente. A part croiser les doigts pour qu’ils acceptent de demander l’asile en France ou… qu’ils passent en Angleterre.
Haydée Sabéran
Voir aussi : Actualité France, Rubrique Politique, Politique de l’immigration,
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