Le camp de Grande-Synthe, enfer et contre tout

La cabane où les réfugiés prennent des repas, le 23 décembre.. Photo Aimée Thirion

La cabane où les réfugiés prennent des repas, le 23 décembre.. Photo Aimée Thirion

La municipalité et MSF cherchent à rendre plus vivable le pire camp de réfugiés de France. Mais les autorités craignent de pérenniser la situation.

C’est un camp de boue froide et glissante. A certains endroits, on s’enfonce jusqu’à la cheville, on se retient aux branches des arbres pour ne pas tomber. Il faut slalomer sur le bois des palettes, sur les morceaux de tôle, des matelas et des couvertures imbibés. Sur ce qui était une pelouse entourée de charmes, il n’y a plus un brin d’herbe, mais des tentes fatiguées, à perte de vue. On n’est qu’à quelques centaines de mètres du centre-ville de Grande-Synthe, près de Dunkerque, non loin de Decathlon, de Jardiland, et de l’autoroute A 16. Bienvenue dans le pire des camps français de réfugiés.

Pourquoi ici, dans le quartier du Basroch de Grande-Synthe ? Parce qu’invisible depuis le camp, la station-service et l’aire d’autoroute, tenue par des passeurs kurdes, sert de marchepied vers l’Angleterre. La municipalité EE-LV et Médecins sans frontières (MSF) veulent déménager ce camp pour en construire un vivable, avec tentes chauffées, sanitaires, et surtout un sol en macadam pour échapper à la boue. La ville et l’ONG ont rencontré la préfecture mercredi, laquelle a repoussé la décision à lundi.

Près de 2 500 personnes

Deux problèmes se posent à l’Etat. D’abord, il craint que le camp ne soit mal placé : les exilés vont être tentés de traverser les voies à pied, comme ils le font à Calais, pour rejoindre l’aire d’autoroute. La ville et l’ONG se sont engagées à revoir leur copie pour garantir la sécurité des lieux. Ensuite, et c’est plus flou, l’Etat et la ville refusent que malgré son plus grand confort, le camp devienne pérenne, qu’il serve de plateforme aux passeurs et augmente sa capacité. Pour l’instant, personne n’a de solution à ce problème : le lieu est tenu par des passeurs depuis environ dix ans. Et si rien ne change pour un meilleur accueil des réfugiés en Europe, cela pourrait encore durer aussi longtemps.

En attendant, dans le camp du Basroch, la vie continue. Ici, on parle le kurde, le persan et l’arabe. Il y a des Kurdes d’Irak surtout, quelques Arabes irakiens, quelques Syriens et une forte minorité d’Iraniens, tous candidats à l’asile outre-Manche. Les tentatives des autorités pour suggérer aux personnes de demander l’asile ici ont fait chou blanc. «Quand on voit comment on est reçu, soupire un Iranien. Je me suis fait tabasser à Calais il y a deux mois par des policiers, je n’ai qu’une envie, c’est de partir.»

Né après la fermeture du centre de Sangatte par Nicolas Sarkozy, le camp faisait partie depuis une dizaine d’années de ces discrètes «jungles» dispersées dans le Nord et le Pas-de-Calais, près des aires d’autoroute qui mènent aux ports de Calais et de Dunkerque. Bon an mal an, il s’y trouvait en permanence entre 40 et 80 personnes – souvent des familles. En quelques semaines cet été, on est passé de 80 à 400, puis à 1 600 fin octobre lors de la visite du ministre de l’Intérieur à Calais, pour arriver à 2 500 aujourd’hui, selon les chiffres officiels. Parmi eux, 230 enfants et une dizaine de bébés. Les gamins connaissent quelques mots d’anglais : «blanket» pour réclamer une couverture, parfois «wood» pour le bois qui servira aux parents pour faire la cuisine. Il y a seulement 32 toilettes : il en faudrait quatre fois plus pour répondre aux standards humanitaires de base. Et il n’y a que deux points d’eau.

La loi des passeurs

A Grande-Synthe, la nouveauté, c’est le nombre de personnes présentes, mais la vie y est difficile depuis longtemps. Le 25 février 2009, Glara, une petite fille kurde d’Irak, est morte quelques heures après sa naissance prématurée, dans le froid. L’hiver suivant, pour protéger les exilés de températures négatives, le maire avait fait installer des tentes chauffées. On se souvient d’une neige cauchemardesque à l’hiver 2010 et déjà, il y avait des familles et des bébés. Le camp a toujours eu une réputation d’efficacité et de dureté. Efficace parce que d’ici, on passait en Angleterre plus vite, pour peu qu’on ait de l’argent. En 2010, c’était 2 000 euros le passage, aujourd’hui c’est 6 000 et les traversées continuent, au compte-gouttes, malgré le discours officiel sur l’étanchéité. Dur ensuite, parce qu’ici, les passeurs font la loi, avec brutalité, et ils se font servir. Il y a quelques mois, quand la municipalité a installé des douches, les passeurs les ont fracturées et en ont fait payer l’accès. Désormais elles fonctionnent sans eux et MSF en offre 200 par jour. Les passeurs «ont des armes à feu», glisse un Iranien, en baissant la voix.

En juin, à Calais, un Syrien racontait : «Ce camp-là, j’y suis resté dix minutes et je me suis sauvé. J’ai vite compris que ce serait l’enfer. Dès que j’ai posé ma veste, un passeur l’a prise et a refusé de me la rendre, il est parti en ricanant. Juste après, quand j’ai vu que d’autres lorgnaient mon smartphone en se parlant à voix basse, j’ai dit « c’est bon, je repars ».» A l’époque, il avait refusé qu’on raconte ces simples faits dans le journal par peur de représailles. Désormais, il est en Angleterre.

La police démantèle les réseaux, huit à neuf mois d’enquête à chaque fois, et un autre se forme illico. Le passage est lent désormais : on croise des gens qui sont là depuis six mois, neuf mois. Il y a quelques années, quatre mois c’était long. Ça n’empêche pas l’humour. Au bord de la forêt, Touana, un Kurde, embrasse le nez un peu tordu de Shkar, pendant que lui embrasse son menton. «C’est pour me porter bonne chance, dit l’homme, pour passer en Angleterre.» On regarde Shkar. Ça marche ? Il rigole : «Aucun n’est revenu !»

La peur de l’avenir

Autour, ses voisines kurdes de Souleimaniye, en Irak : Hanar, 6 ans, et Havin, 4 ans, pipelettes. Leur père est un ancien peshmerga, un combattant kurde. C’est lui qui cuisine au-dessus du feu de bois, d’une main. De l’autre, il retient sa troisième fille, Tsia, 18 mois, en équilibre sur une chaise de jardin en plastique. Ils sont là depuis un mois et demi. Dans une grande tente blanche au milieu de camp, des bénévoles suisses de l’association Rastplatz cuisinent du matin au soir avec le sourire, et offre du thé à volonté. Les migrants viennent s’y réchauffer et bavarder. On croise Saman, 30 ans, là depuis quatre mois. Ce Kurde d’Iran était trafiquant d’alcool à la frontière irako-iranienne. «Oui, contrebandier, c’était mon métier. Deux heures à cheval dans les montagnes. Je vendais de la bière, du whisky, de la vodka, du champagne. Tout ce que tu veux. Je me suis fait coincer par la police iranienne pendant une livraison. J’ai laissé la voiture et je suis parti en courant. Il y avait tous mes papiers. J’ai pris trente ans de prison par contumace !» Et puis il y a le désespoir. On croise Fatima, seule dans son manteau rose. Elle est divorcée et a laissé son fils de 11 ans en Syrie. Elle passe en premier, il la rejoindra ensuite, par la voie légale du regroupement familial. «Je lui ai dit que j’étais partie faire des études. Je ne veux pas qu’il sache ce que je vis en ce moment, il serait terrifié.» Elle laisse couler une larme.

Comment sera le futur camp ? «S’il faut laisser ses empreintes digitales, si c’est comme une prison, je n’irai pas, dit Kourosh, électricien, Kurde d’Iran. J’ai fait de la prison dans mon pays, et je ne supporterai pas.» MSF garantit qu’il n’y aura rien de tel, qu’on pourra aller et venir. L’ONG reconnaît aussi qu’il a fallu parler avec les passeurs, seul moyen de convaincre les exilés de déménager. A priori, rien n’est prévu pour faire baisser le nombre de personnes dans le camp et, a fortiori, pour ne pas qu’il augmente. A part croiser les doigts pour qu’ils acceptent de demander l’asile en France ou… qu’ils passent en Angleterre.

Haydée Sabéran

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Un maître de conférence d’Avignon poursuivi après avoir ironisé sur les « blancos » de Manuel Valls

Il est temps de restreindre les déplacements de Valls en Arabie Saoudite (même pour les gros contrats) sinon c'est le retour assuré des décapitations en 2016

Il est temps de restreindre les déplacements de Valls en Arabie Saoudite (même pour les gros contrats) sinon c’est le retour assuré des décapitations en 2016

Un maître de conférences de l’université d’Avignon (UAPV) est convoqué devant le tribunal correctionnel le 27 janvier pour avoir, dans des mails internes à son établissement, ironisé et repris des déclarations de Manuel Valls sur les « blancos ».

Un maître de conférence d’Avignon poursuivi après avoir ironisé sur les « blancos » de Manuel Valls

Un maître de conférences de l’université d’Avignon (UAPV) est convoqué devant le tribunal correctionnel le 27 janvier pour avoir, dans des mails internes à son établissement, ironisé et repris des déclarations de Manuel Valls sur les « blancos ».

Bernard Mezzadri, 55 ans, comparaîtra pour provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race, selon la citation à comparaître consultée par l’AFP.

Manuel Valls de « chasseur de Roms »

Il lui est reproché, dans un échange de messages, d’avoir notamment déclaré, évoquant une rencontre à venir entre la direction de son établissement et le Premier ministre Manuel Valls: « J’espère qu’en cette grande occasion la délégation de l’UAPV comptera suffisamment de +blancos+ (et pas trop de basanés) ». Il qualifiait également dans son message Manuel Valls de « chasseur de Roms ».

Ces propos faisaient notamment écho à des images de Manuel Valls datant de 2009, dans lesquelles celui qui était alors député-maire d’Evry (Essonne) demandait à ses équipes de rajouter des « whites » et des « blancos » dans le décor.

« Message ironique »

Ce « message ironique » avait été signalé par l’ancienne équipe de direction de l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse au recteur et au procureur, qui avait décidé de poursuivre M. Mezzadri, rappelle le Snesup-FSU de l’établissement dans un communiqué.

« Il est manifeste que notre collègue entendait dénoncer des propos et une politique qu’il estimait xénophobes et que, par conséquent, il ne saurait être lui-même suspecté de xénophobie », poursuit le syndicat.

Une pétition de soutien à l’enseignant-chercheur avait recueilli mardi en fin de journée plus de 3.300 signatures, dont celles du philosophe Etienne Balibar, de l’essayiste Susan George, de la comédienne Marianne Dénicourt et de nombreux professeurs d’université.

Tous demandent la relaxe de M. Mezzadri et « condamnent les propos de M. Valls auxquels Bernard Mezzadri faisait ironiquement référence ».
Contactée par l’AFP, l’université n’avait pas réagi mardi en fin d’après-midi. – avec AFP –

Anne Le Hars
Source AFP  06/01/2016
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Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

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L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

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Ci-gît le hollandisme

Dans le quartier de République. Photo Edouard Caupeil pour Libération

L’extension de la déchéance de la nationalité française, que le Président et le Premier ministre entendent inscrire sans nécessité dans la Constitution au prix de la trahison, non seulement de ceux qui persistaient à voter socialiste, mais de l’idée que se font beaucoup de Français de leur République, invalide la possible candidature de François Hollande à sa propre succession en 2017.

Quand on songe aux quelques milliers de voix qui ont privé Lionel Jospin de second tour à l’élection présidentielle de 2002 – avec un bilan et une image personnelle incomparables à ceux de l’actuel chef de l’Etat -, on peut parier que l’attitude du gouvernement parachève le divorce durable, voire définitif, des électeurs qui faisaient jusqu’aux régionales le choix contraint de se mobiliser en sa faveur, moins par adhésion que pour éviter pire.

Les propos extravagants de Manuel Valls sur les «grandes valeurs» et les contorsions faussement enjouées de ceux qui défendent l’indéfendable achèvent d’enfoncer les derniers clous sur le cercueil du hollandisme. En se représentant contre vents et marées en 2017, François Hollande condamne la gauche à être absente au second tour, malgré l’épouvantail du Front national qui ne suffira plus, désormais, à faire avaler n’importe quel boa constrictor à une frange de l’électorat déjà passablement écœurée.

C’est la première leçon du funeste 16 novembre et de son après-vente catastrophique : par ses engagements irréfléchis devant le Congrès et son entêtement, François Hollande a probablement perdu l’élection présidentielle de 2017.

Tout est dit et répété sur le caractère inefficace et immoral de l’extension de la déchéance de la nationalité. De Guy Mollet à François Hollande et Manuel Valls, les socialistes, faute d’idées et d’une hauteur de vue qui dépasse leur circonscription, s’embourbent dans les réponses sécuritaires et se gargarisent d’incantations nationalistes creuses. Contrairement au seul argument auquel s’accrochent ses partisans, la mesure n’est en rien symbolique – elle réunirait -, mais elle est, tout au contraire, littéralement diabolique, car elle ne fait que diviser.

C’est pour cela que la thèse de l’habileté tacticienne, de la génialité florentine et de la «triangulation» machiavélique ne tient pas la route. Depuis quand triangule-t-on les suggestions du Front national, dont la surenchère, comme c’était prévisible, souligne les conséquences contraires à la souveraineté nationale (soustraire, au moins symboliquement, les criminels à l’application de la justice) de la proposition présidentielle ?

En principe, la triangulation est censée susciter le ralliement des marges du camp adverse et non l’exode de ses propres électeurs. Ajoutons que si génialité florentine il y avait, dans le cas présent, elle ne serait que l’exploitation éhontée, à de strictes fins politiciennes de conservation du pouvoir, des 130 morts et 350 blessés du 13 Novembre.

Personne ne peut croire que la Constitution de 1958, née dans le contexte autrement plus difficile de la guerre d’Algérie, fabriquée par et pour le général de Gaulle, ne donne pas à l’Etat les moyens de lutter contre le terrorisme. En résumé, pour montrer que l’heure était grave, le Président a réuni le Congrès, et comme il fallait bien justifier l’occasion, il a annoncé une inutile réforme de la Ve République.

L’affolement de l’ensemble de la classe politique devant ce jihad d’un type nouveau, l’incapacité du pouvoir à dessiner une stratégie à long terme, sa gestion purement émotionnelle de la crise, les arrière-pensées électorales sont profondément inquiétants.

La mobilisation autour du drapeau tricolore, la sacralisation dérisoire de la nationalité française, le retour sous-jacent à une conception ethnique de la nation ne sont que les symptômes du désarroi de l’exécutif et les pauvres masques de son impuissance face à Daech, au chômage, aux déficits, au délabrement de la démocratie française, à la marginalisation d’une partie de nos concitoyens…

Pourquoi avoir célébré avec force le centenaire de la Première Guerre mondiale pour repartir comme en 1914 et retomber dans le bourrage de crâne bleu-blanc-rouge ?

Après avoir poussé le curseur de l’émotion au niveau pourpre, on frémit en se demandant quelle(s) réponse(s) apporteraient François Hollande et Manuel Valls en cas d’attentat d’une ampleur égale ou supérieure à ceux du 13 Novembre.

S’il faut interroger l’histoire de la France depuis 1789, rappelons-nous que ce sont ceux, souvent minoritaires, qui ont gardé le cap des «grandes valeurs» et ont dit «non» par civisme qui ont eu finalement gain de cause.

Armelle Enders*

* Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne.

Source Libération 31/12/2015

Poésie et Exil

exil

Je me trouvai récemment à Gérone (Girona en catalan, la langue officielle parlée dans la ville, Gerona en castillan)*. Je fus frappé par le nombre de rues dédiées à des poètes de la région, y compris des rimailleurs plutôt mineurs. C’est que, comme la sociologie, la poésie peut être un sport de combat. Les Catalans, qui souffrirent tant de l’oppression franquiste, payèrent très cher le droit d’être eux-mêmes et de s’exprimer dans leur langue. Raison pour laquelle ils honorent, chaque fois que faire se peut, les écrivains qui luttèrent pour maintenir en vie un patrimoine multiséculaire. En écrivant en catalan, ces poètes vécurent une sorte d’exil intérieur.

 

Le paradoxe de la figure de l’exilé est qu’elle peut traduire à la fois un sentiment d’extrême solitude ou d’inadéquation au monde et, en même temps, l’espoir d’un monde meilleur, d’un monde de tous les possibles. Le grand poète palestinien Mahmoud Darwich, dont le village fut rasé et remplacé par un village juif et qui connut trente années d’exil, universalisait la condition d’exilé en ces termes :

 

« En fin de compte, nous sommes tous des exilés. ?Moi et l’Occupant, nous souffrons tous les deux de l’exil. ?Il est exilé en moi et je suis la victime de son exil. ?Nous tous sur cette belle planète, nous sommes tous voisins, ?tous exilés, la même destinée humaine nous attend, ?et ce qui nous unit c’est de raconter l’histoire de cet exil. »

 

L’écrivain brésilienne Ana Helena Rossi articula de manière magistrale, l’exil et le langage poétique, l’exil dans le langage poétique :

 

« Avoir affaire au langage poétique, c’est se retrouver, de toutes les façons, sur un territoire d’exil, lieux (au pluriel) démultipliés qui se laissent difficilement appréhender par le découpage du temps, lieux de non-dits, de choses cachées et mises à jour, lieux de mise en forme d’écriture à la lisière du pensable. Écrire de la poésie, c’est formuler une écriture en cohérence avec ce qui ne peut être dit autrement, ce qui n’affiche ni temps, ni espace, ce que certains appellent sans doute, très probablement la folie. […] Voilà pourquoi poésie et exil sont liés, lieux démultipliés d’expériences proches, expériences validées dans le quotidien des choses, rupture nécessaire pour poursuivre cet élargissement de soi au risque de se noyer dans le néant, au risque de perdre ses repères dans ce mouvement qui est aussi traduction, mainte et mainte fois revisitée par rapport à la luminosité des vers, aux rimes qui tanguent l’équilibre du texte, aux rythmes qui tracent la présence du je, au sens lié à la forme du monde autre qu’on pétri de ses mains en qualité de traductrice, d’exilée et de poétesse, tout cela à la fois, pour dire le aujourd’hui passé sous le crible de l’expérience. »

 

L’exil existe depuis les temps les plus anciens. Persécuté pour sa différence, l’exilé est en quête d’un sanctuaire, d’un asile où sa vie sera de nouveau possible. Pour des dizaines de millions de réfugiés dans le monde, l’asile est l’expression la plus aboutie de la solidarité humaine.

 

« Oh ! l’exil est impie ! », clamait Victor Hugo dans Les chants du crépuscule. Qu’il soit de l’intérieur ou de l’extérieur, l’exilé est privé de son identité. Ne pouvant être lui-même parce que coupé de son monde, son malaise, son mal être, peuvent déboucher sur le dérèglement, la folie, le suicide. Ulysse, le premier grand livre de la littérature occidentale, raconte l’exil d’un être qui a perdu jusqu’à son nom. Ulysse passe vingt années loin des siens, un sort d’autant plus contraire que son retour est sans cesse annoncé. Au cours de son errance, il ne peut embrasser que l’ombre de sa mère. « Dans l’exil, à quoi bon la plus riche demeure, parmi des étrangers et loin de ses parents ? » demande-t-il. Né dans le cœur de l’Italie, exilé et mort dans l’actuelle Roumanie, Ovide tenta dans les Tristeset les Pontiques de surmonter sa mélancolie et ses insomnies. Paul Celan, Stephan Zweig ne (re)trouvèrent pas dans l’écriture la volonté de vivre. Inversement, Charles d’Orléans deviendra poète (de langue française, mais aussi de langue anglaise) lors de sa captivité d’un quart de siècle en Angleterre (1415-1440). Aucune tristesse dans “ Le Temps a laissé son manteau ” :

 

Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie,

Et s’est vêtu de broderie,

De soleil luisant, clair et beau.

Il n’y a bête ni oiseau

Qu’en son jargon ne chante ou crie:

« Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie, »

Rivière, fontaine et ruisseau

Portent en livrée jolie,

Gouttes d’argent, d’orfèvrerie;

Chacun s’habille de nouveau.

Le temps a laissé son manteau

De vent,de froidure et de pluie,

Et s’est vêtu de broderie,

De soleil luisant, clair et beau.

 

Heureux, peut-être, sont les exilés par choix, qui ont préféré l’éloignement à la honte de servir des oppresseurs. On pense à Hugo (link), à Louise Michel (link) ou a Naz?m Hikmet, mort à Moscou en 1963. En 1938, il fut condamné à 28 ans de prison pour « activités antinazies et antifranquistes ». Il resta incarcéré 12 ans et termina sa vie en exil comme citoyen polonais. Écoutons-le dans “ C’est un dur métier que l’exil ” :

 

Il était un géant aux yeux bleus

Il aima une femme toute petite

Elle se lassa vite, la mignonne

Sur le grand chemin du géant

Elle eut soif de bien-être.

Adieu, dit-elle aux yeux bleus

Et prenant le bras d’un riche nain

Entra dans une maison qui avait dans son jardin

Des chèvrefeuilles moirés.

 

Les Juifs furent chassés de la Palestine. Les Arméniens furent chassés d’Anatolie. Les Palestiniens furent condamnés à la diaspora. Pour des raisons économiques, des Arabes durent quitter l’Afrique du Nord. Des ouvriers turcs partirent pour l’Allemagne, des Italiens et des Portugais pour la France. Des démocrates chiliens furent contraints de fuir la dictature. Tant d’autres encore. Il y eut ceux qui décidèrent de ne pas partir, comme Václav Havel.

 

La constitution française de 1946 reconnaît les droits des exilés.

 

 

 

On commencera par le psaume 137 de la Bible. Il évoque l’exil à Babylone du peuple juif après la destruction du premier temple de Jérusalem par le roi Nabuchodonosor, en 586 avant J.-C. Il aurait été écrit par le prophète Jérémie. Ce psaume est appelé en latin Super flumina Babylonis. Il a été mis en musique à maintes reprises et se retrouve aussi dans la littérature. Il relate le moment où les vainqueurs voulaient obliger les prisonniers à chanter et à jouer de leur lyre. Ceux-ci refusèrent car ils refusaient de chanter sur une terre étrangère et se coupèrent les pouces sans se plaindre. Le vent souffla alors dans les cordes des lyres.

 

Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.

Aux saules de la contrée nous avions suspendu nos harpes.

Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, et nos oppresseurs de la joie :

Chantez-nous quelques-uns des cantiques de Sion !

Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ?

Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite se dessèche !

Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens de toi, si je ne fais de Jérusalem le principal sujet de ma joie !

Éternel, souviens-toi des enfants d’Édom, qui, dans la journée de Jérusalem, disaient : Rasez, rasez jusqu’à ses fondements !

Fille de Babel, la dévastée, heureux qui te rend la pareille, le mal que tu nous as fait !

Heureux qui saisit tes enfants, et les écrase sur le roc !

 

(Traduction de Louis Segond).

 

 

La violence du dernier vers ne doit pas surprendre : lors de la prise d’une ville, il n’était pas rare de massacrer tous les enfants pour interdire tout avenir à la population soumise.

Source Blog Bernard Gensane 23/05/2012

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