Non, Facebook n’a pas fait élire Trump

Donald Trump « warholisé » - Pixabay/CC0

Donald Trump « warholisé » – Pixabay/CC0

Beaucoup de voix critiquent Facebook, accusé d’avoir fait monter Trump. C’est méconnaître ce qui se joue vraiment dans une élection et c’est une façon facile de ne pas voir en face la réalité du vote Trump.

Pour les critiques, cette sélection des contenus selon des critères hyper-personnalisés finit par créer des « bulles filtrantes » (filter bubbles) : des univers où les utilisateurs ne sont exposés qu’à des contenus qui reflètent ce qu’ils aiment et pensent déjà.

A travers les réseaux sociaux, « nous recevons des informations de personnes qui nous ressemblent et qui ont des centres d’intérêt proches des nôtres », dit le chercheur et activiste Ethan Zuckerman.

Au lendemain de l’élection de Donald Trump, plusieurs médias américains font le procès de Facebook et de son algorithme comme l’un des rouages de leur aveuglement. « Comment Facebook a aidé Donald Trump à devenir président », titre Forbes. Plus direct, Select All, un site du New York Mag, y va cash : « Donald Trump a gagné à cause de Facebook. »

La thèse est séduisante et rassurante au lendemain de la victoire. Mais si les critiques ne sont pas dénuées de fondement, il est faux, et hypocrite, de dire que Facebook a fait élire Trump.

D’abord parce que l’idée surestime le rôle des médias dans les votes. Ensuite parce qu’elle refuse de voir les vraies raisons du vote Trump. Et enfin parce qu’elle blâme Facebook pour tout un système – dont les sites qui accusent maintenant la plateforme font partie.

« Chambres d’écho »

Commençons par rappeler les critiques adressées à Facebook, qui est devenu une source d’informations majeures :

« [Facebook] centralise la consommation d’informations en ligne », écrivait John Herrman dans le New York Times. Parmi les 67% d’adultes américains disant utiliser Facebook, 44% expliquent l’utiliser comme source d’information, avançait une récente étude du Pew Research Center. Pour le journaliste, une grande partie des discussions politiques aux Etats-Unis se déroulent aujourd’hui sur Facebook.

Les critiques se concentrent d’abord sur le fil d’actualité (« newsfeed »), la fonctionnalité centrale de Facebook, qui permet de voir ce que ses amis partagent. Ce fil est personnalisé par un algorithme – et c’est le cœur du problème.

L’algorithme sélectionne explicitement les statuts, les articles ou les photos que ses utilisateurs sont plus susceptibles d’aimer et de commenter, en fonction de ce sur quoi ils ont déjà cliqué, liké, etc. Facebook cherche explicitement à provoquer ce qu’ils appellent l’engagement, car c’est un moyen de retenir plus longtemps les gens sur leur plateforme.

Les filtres des algorithmes écartent les contenus dissonnants et les mondes numériques des plateformes se peuplent alors de voix similaires, devenant des « chambres d’écho » qui déforment nos perceptions, en nous donnant l’impression fallacieuse que le monde pense comme nous.

Un journaliste britannique décrivait ainsi cette bulle filtrante : « Plus de 58 millions de personnes ont voté pour Trump. Je n’en connais aucune. »

Dans une appli, le Wall Street Journal avait montré ce que peuvent donner ces chambres d’écho en reproduisant côte à côte un fil conservateur (les articles proviennent de sources classées comme telles) et un autre plus à gauche. Voilà par exemple ce que deux utilisateurs différents pouvaient voir de Donald Trump ce vendredi matin :

Danger pour la démocratie

Certains, comme le militant de l’Internet Eli Pariser, ont pointé il y a déjà plusieurs années les dangers de ces dynamiques pour la démocratie :

« En fin de compte, la démocratie ne fonctionne que si les citoyens sont capables de penser au-delà de leurs propres intérêts. Mais pour le faire, nous avons besoin d’une vision commune du monde. Nous avons besoin d’entrer en contact avec la vie d’autres personnes, leurs besoins et désirs. La bulle filtrante nous pousse dans une direction opposée – elle crée l’impression que nos intérêts personnels sont tout ce qui existe.

Alors que si c’est une bonne chose pour faire consommer les gens, ce n’est en pas une pour faire en sorte que les gens prennent des décisions ensemble. »

C’est cette critique ancienne qui ressurgit aujourd’hui.

La fracture constatée au lendemain de l’élection et le désarroi des gens qui croyaient dur comme fer que Clinton serait élue s’expliquerait en partie par ces chambres d’écho. Pour Science of Us, c’est ce qui explique pourquoi le trumpisme a prospéré et pourquoi tant de personnes en ont été isolées.

Facebook polarise les contenus

Une autre critique récurrente concerne la polarisation des contenus. En favorisant les contenus populaires et largement partagés, Facebook encourage la création de contenus chocs, aux titres forts susceptibles d’être partagés dans l’économie de la viralité.

Comme les journaux sont de plus en plus dépendants de Facebook pour faire lire leurs contenus et toucher leur audience, ils se trouvent également poussés à produire des articles « clickbait », sensationnalistes et outranciers dans l’espoir de faire cliquer. Pour Vox, c’est ce qui explique que les élections américaines de 2016 ont pris un « ton si apocalyptique ».

Et au jeu de la phrase choc et de la production de contenus viraux, Trump est le candidat idéal. C’est aussi en ce sens que Facebook aurait favorisé Trump : parce que la plateforme, par essence, favorise les petits contenus clivants et partagés.

Pendant cette élection, cette dynamique a, souligne Science of Us, encouragé la création de de pages idéologiquement très marquées ou de tout petits sites à l’audience inversement proportionnelle grâce à des contenus viraux.

Ceux-ci sont une affaire lucrative : Buzzfeed a ainsi révélé qu’une poignée de Macédoniens avaient créé et géré une centaine de sites pro-Trump. Pas parce qu’ils appréciaient le candidat, mais pour les revenus publicitaires générés par leurs contenus. « Ils publient presque tous des contenus agressifs pro-Trump destinés aux conservateurs et partisans de Trump aux Etats-Unis », explique le journal. « L’enquête de BuzzFeed News a également établi que les articles qui fonctionnaient le mieux sur ces sites étaient presque tous faux ou trompeurs. »

Et ne peut pas lutter contre les fausses infos

Autre critique soulevée : l’incapacité de Facebook à contrer les hoax et les informations fausses. Facebook ne distingue pas dans le fil des utilisateurs ces infos erronées ou bidons, qui génèrent de l’audience.

« Si quelqu’un partage un article d’un politicien qui rentre dans votre conception du monde, mais que ce contenu est complètement faux, vous le verrez dans votre fil d’actualité », résume Business Insider. Les fact-checkeurs n’arrivent pas à se faire entendre. Une histoire fausse mais frappante risque de générer plus d’engagement qu’un article sérieux démontant ces infos fausses.

Sur cette place trop grande laissée aux infos fausses ou complètement bidons, Facebook répondait à Vox utiliser plusieurs signaux pour détecter ces contenus et réduire leur portée.

« Malgré ces efforts nous comprenons qu’il y a beaucoup de choses que nous devons faire et qu’il est important de continuer à améliorer notre capacité à détecter la désinformation. »

« Nous sommes une plateforme »

De son côté, Facebook se justifie avec une ligne de défense qui ne change pas : nous sommes une plateforme qui distribue des contenus et pas un média. C’est ce qu’a répondu en août son PDG Mark Zuckerberg :

« Quand vous imaginez un média, vous pensez à des gens qui produisent des contenus, qui les éditent – ça ce n’est pas ce que nous faisons. Notre raison d’être, c’est de vous donner des outils pour sélectionner et choisir, pour avoir l’expérience utilisateur de votre choix et vous connecter aux gens, aux institutions, aux entreprises et aux institutions de votre choix. »

Les critères de Facebook, détaillés sur son blog, sont fort clairs :

« Facebook est fondé sur l’idée de connecter les gens avec leurs amis et leurs familles. C’est toujours le principe directeur du fil d’actualités aujourd’hui. »

Les détracteurs de Facebook estiment qu’aujourd’hui, au vu du rôle que joue la plateforme, cet argument est trop limité. Facebook, disent-ils, doit prendre ses responsabilités politiques.

Mauvaise foi

Une fois n’est pas coutume, on va prendre (un peu) la défense de Facebook dans ce débat. Est-ce que Facebook est biaisé ? Bien sûr. Est-ce un problème qu’un algorithme protégé par le secret commercial détermine dans des conditions relativement opaques ce que vous voyez ? Oui.

Mais Facebook – et Dieu sait qu’on est méfiant ici à son sujet – ne peut certainement pas être responsable à lui tout seul du système qu’il incarne, ni des maux structurels de la démocratie représentative américaine, encore moins de ses fractures. Démonstration.

  • Blâmer Facebook c’est se dédouaner facilement au nom d’un passé informationnel mythique.

Quand Forbes dénonce :

« Facebook vous montre des commentaires, des statuts et des infos qui vous procurent un influx constant de shoots de dopamine. Facebook place en haut de votre fil des histoires avec lesquelles vous êtes entièrement d’accord, plutôt que des histoires et des commentaires qui vont à l’encontre de vos préjugés et de votre façon de voir le monde. »

C’est un peu facile. Est-ce qu’avant les bulles filtrantes on était réellement ces citoyens modèles des Lumières, nourris d’une information diverse et de qualité, qu’on lisait avec intérêt et qui nous permettait de nous former des jugements éclairés en matière de politique ?

Probablement pas. Les gens avaient plein de moyens d’éviter les histoires allant à l’encontre de leurs préjugés, à commencer par décider d’acheter L’Huma ou le Figaro.

  • Facebook et son algorithme sont-ils vraiment responsables si les libéraux (au sens américain) n’ont pas compris qu’une large partie du pays ne pensait pas comme eux ?

La déconnexion entre les élites urbaines et les zones rurales ne date pas des réseaux sociaux. Le fait de vivre entre soi a été identifiée depuis longtemps par la sociologie et porte un nom : « l’homophilie », la tendance à aimer ceux et celles qui nous ressemblent.

Quant à blâmer Facebook parce qu’on y trouve de faux comptes et que les fausses news s’y propagent facilement… c’est un peu comme blâmer l’imprimerie parce qu’elle a permis d’imprimer « Les Protocoles des Sages de Sion ».

Les raisons structurelles du vote Trump

Oui on exagère un peu. Mais il y a quelque chose de troublant dans ce retournement unanime contre Facebook. L’élection de Trump est un séisme, comme le répète toujours en une le New York Times. Se tourner vers Facebook n’est-il pas aussi une façon d’éviter de voir la réalité en face ?

Trump n’est ni une pure création médiatique ni un fou, pour lesquels n’auraient voté que des consommateurs de médias abrutis par une fréquentation trop courante de Facebook.

Comme nous le rappelions mercredi dans un papier d’analyse, le vote Trump s’explique par des dynamiques anciennes. Parmi lesquelles :

  • racisme enraciné et « dernier tour de piste du mâle blanc », comme disait Michael Moore ;
  • dynamiques de classe complexes ne se résumant pas au vote des pauvres Blancs ;
  • montée de la colère des régions dévastées par la chute de l’industrie ;
  • mutation du parti républicain qui a favorisé l’émergence de candidats clivants ;
  • « guerres culturelles » qui opposent depuis au moins la période des droits civiques les tenants d’une Amérique multiculturelle en mutation aux partisans de « la terre et du sang », comme disait l’éditorialiste du New York Times Paul Krugman ;
  • rejet des élites symbolisées par Clinton ;
  • désir de changement quelles qu’en soient les conséquences…

Blâmer Facebook est une façon commode de refuser de voir ce qu’ont tenté d’exprimer les électeurs de Trump.

Les médias n’influencent le vote qu’à la marge

L’autre grand point faible de l’argumentation, c’est l’idée, qui sous-tend ces critiques, que les médias influencent beaucoup les résultats du vote. D’où les inquiétudes sur les chambres d’écho, les contenus qui feraient voter Trump etc. Or

« La perspective dominante dans la communauté universitaire a longtemps été que les médias avaient des effets limités sur les électeurs »

écrit [PDF] le chercheur Christophe Piar, spécialiste de l »interaction entre médias et politique.

Les travaux en sociologie tendent à montrer que beaucoup d’autres facteurs jouent sur les choix électoraux, bien avant les médias consommés.

Ainsi, rappelait en 2012 la professeure de science politique Brigitte Le Grignou dans Télérama, une étude menée pendant la campagne présidentielle américaine de 1940, qui fait toujours référence, avait montré que la majorité des électeurs (60%) savaient pour qui ils allaient voter avant la campagne. 20% se déterminaient au moment des primaires et il ne restait donc que 20% à convaincre pendant la campagne proprement dite. Et ces candidats dont le vote reste ouvert pendant la campagne, après les primaires, étaient aussi ceux qu’elle intéressait le moins.

Les sociologues auteurs de l’étude, avaient conclu que les électeurs étaient surtout déterminés par leur statut social, leur religion et leur lieu de résidence.

Plus près de nous, en 2007, deux chercheurs américains ont étudié l’effet de Fox News sur le vote républicain. Comme Fox News n’est pas arrivée en même temps dans toutes les villes, les chercheurs ont pu comparer le vote républicain des téléspectateurs qui avaient accès à Fox News et celui de ceux qui ne pouvaient pas regarder la chaîne. Cette étude a montré que le fait d’avoir ou non accès à Fox n’avait qu’un impact statistiquement insignifiant, dans l’augmentation de la part des votes républicain.

A ce résultat, il y avait deux explications possibles : le biais de confirmation (on aborde une information avec ses opinions préconçues et on la « filtre » à cette aune) ou le regard critique des gens, qui sont capables de recevoir l’information de Fox comme biaisée.

D’autres travaux de socio soulignent aussi le poids de facteurs plus influents que les médias, comme l’importance de l’entourage, des parents, amis, collègues etc, qui exercent aussi une pression des pairs.

Et ce n’est pas nouveau : pour ne prendre qu’un exemple, des chercheurs ont constaté que l’effet de la propagande antisémite nazie diffusée à la radio dépendait très largement des prédispositions des auditeurs :

« La radio nazie était la plus efficace dans les endroits où l’antisémitisme était traditionnellement important, mais elle avait des effets négatifs là où l’antisémitisme était traditionnellement faible. »

Bref, les médias influencent certains électeurs, à la marge, et en combinaison avec d’autres facteurs qui pèsent bien plus lourd qu’eux.

La faute à tout un écosystème

Ça ne veut pas dire pour autant que les médias n’influencent pas la politique. Ils ont des effets très nets [PDF] sur la façon dont elle est présentée : croissance des petites phrases, des thèmes chocs, création de « l’agenda médiatique » qui détermine des thèmes favoris de la campagne…

Indéniablement, Facebook fait partie du problème. Mais le problème est celui de tout un système, pas seulement d’une plateforme. Facebook, c’est l’arbre qui cache la forêt.

Ce qu’on reproche à Facebook, c’est le produit d’évolutions politiques d’une part et de tout un écosystème médiatique d’autre part.

C’est ce qu’explique Fred Turner, professeur à Stanford et grand historien des origines d’Internet, invité mardi à une conférence à Sciences-Po.

Trump est d’une part le produit de la montée de l’autoritarisme personnel : une forme de pouvoir fondée sur une personnalité, comme celle de Trump, où la capacité à émouvoir compte plus que les faits avancés.

D’autre part, il y a effectivement un écosystème médiatique qui lui correspond et le renforce – mais dont Facebook n’est qu’un rouage.

« Quand une nouvelle technologie apparaît, elle remplace rarement les anciennes. Les technologies ont tendance à se superposer. »

Il faut y ajouter Twitter, Fox News, les chaînes d’info, les sites pressurés par la baisse des audiences, la publicité, l’économie de l’attention…

C’est l’ensemble, dit Turner, qui est devenu insoutenable :

« L’individualisme aujourd’hui est un problème. Nous ne pouvons plus poursuivre l’expression individuelle comme but politique. Nous ne pouvons plus compter sur des systèmes qui mettent en avant l’expression individuelle pour changer la société. »

Devant le parterre d’étudiants de Sciences-Po, le prof de Stanford, venu de Californie, s’avouait à court de solutions miracles. « Nous avons besoin d’institutions publiques. La politique est difficile, souvent ennuyeuse. Mais l’alternative, c’est le monde de Donald Trump et Facebook. »

C’était quelques heures avant le résultat des élections.

Claire Richard et, Emilie Brouze

Source Rue 89, 11/11/2016

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Internet, rubrique Société, Opinion, rubrique Politique, rubrique International, rubrique Etats-Unis, Fucking Tuesday,

Les secrets des ingénieurs qui vous rendent accros à vos portables

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 Comment nos applis sont fabriquées pour nous rendre dépendants : plongée dans une des Bibles de « l’addiction par design »

Beaucoup de médecins pensent que l’addiction à Internet n’existe pas. Pourtant dans la vie quotidienne, nous sommes nombreux à parler de nos téléphones comme de cuillères de crack.

« Il est complètement accro à Tinder », « j’essaie de décrocher un peu », « quand j’ai pas mon téléphone, je suis super nerveux », « je checke mes mails toutes les 5 minutes ».

Face à ça, nous nous flagellons : trop faibles, trop nuls, trop dispersés, trop déconcentrés : nous nous reprochons sans cesse de nous faire dévorer par nos téléphones. Pourtant, si nous nous sentons dépendants de certaines applis, c’est parce que des gens ont travaillé très dur pour nous y rendre accros.

Designers, chercheurs en architecture réseau, informaticiens, entrepreneurs… dans la Silicon Valley et ailleurs, ils cherchent à inventer des produits dont nous ne pourrons pas nous passer. En exploitant nos faiblesses bien humaines.

Plongée dans une des bibles de «  l’addiction par design  », pour comprendre d’un peu plus près les mécanismes qui nous enchaînent à nos écrans.

Le labo des technologies persuasives

C’est à l’université de Stanford, au cœur de la Silicon Valley, qu’on trouve un des lieux centraux de la fabrication de l’addiction par les technologies.

C’est un laboratoire de recherche, appelé le Persuasive Technology Lab. Son fondateur, B J Fogg, a inventé dans les années 1990 la «  captologie  »  : l’étude des ordinateurs et des technologies numériques comme outils de persuasion.

Le fondateur d’Instagram, une des applis les plus addictives et l’une des plus grandes réussites de ces dernières années, est passé par ces cours, tout comme plusieurs designers et psychologues aujourd’hui haut placés chez Facebook.

Mouvements de pendule d’hypnotiseur – Ray Scrimgeour/Flickr/CC

Un ancien élève ayant tourné casaque, Tristan Harris, ancien «  philosophe produit  » chez Google dénonçant maintenant les «  heures volées à la vie des gens  », nous décrivait ainsi ce qui y était fait  :

«  Ma dernière année à Stanford j’ai choisi le cours pour devenir membre du laboratoire de persuasion technologique de Stanford. Qui était assez connu en fait pour enseigner aux étudiants comment entrer dans la psychologie des gens, et rendre les produits plus persuasifs et efficaces.

“ Persuasifs ”, ça semble bizarre comme mot dans ce contexte, mais ça veut dire  : comment tu conçois un formulaire pour que les gens le finissent  ? Si tu veux que quelqu’un ouvre un mail, comment tu le fabriques pour que ça soit le cas  ?

On a appris toutes ces techniques, qui ressemblent à celles des magiciens. (…) J’ai vu sous mes yeux cette connexion entre les étudiants qui s’entrainaient à toutes ces stratégies et ces entreprises, qui utilisent ces principes tout le temps. Parce que c’est la clé du succès économique, faire en sorte que les gens passent le plus de temps possible sur leurs services.  »

Et pour ça, il faut les rendre accros.

 

«  Hooked  »

«  Les technologies qu’on utilise sont devenues des compulsions, quand ce n’est pas des addictions à part entière. Le réflexe de vérifier si on a un nouveau message.

Le désir d’aller sur YouTube, Facebook ou Twitter, juste quelques minutes, pour se retrouver une heure plus tard toujours en train de faire défiler l’écran ou de taper dessus.

Cette urgence que vous ressentez probablement toute la journée, sans nécessairement la remarquer.  »

Celui qui écrit ça est un ancien élève du Persuasive Tech Lab. Il s’appelle Nir Eyal, il est «  blogueur et consultant  », invité chez Instagram ou LinkedIn, et il assume complètement le discours de l’addiction  :

«  Les innovateurs créent des produits conçus pour persuader les gens de faire ce que nous voulons qu’ils fassent. Nous appelons ces gens des “ usagers ” et même si nous ne le disons pas à voix haute, nous rêvons secrètement de les voir tous jusqu’au dernier, complètement accros à ce que nous fabriquons.  »

Après des années passées dans l’industrie, des armes faites dans les mondes du jeu social en ligne et de la pub (deux mondes qui en connaissent un rayon en matière de fabrication de l’addiction) et, dit-il, des heures d’entretiens et d’observations, il a distillé ce qu’il a appris de la formation des addictions dans un livre.

Les 4 étapes de l’addiction

Le livre «  Hooked  » a une couverture jaune vif. On y voit le dessin d’une tête d’homme, vide. Un pointeur de souris est dirigé vers le cerveau.

Le sous-titre est explicite  : «  comment créer des produits addictifs  » (en anglais le mot est « habit-forming  », mais les dictionnaires sont formels  : le mot relève du champ de l’addiction).

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La couverture de « Hooked »

Alors comment fait-on  ? C’est très simple, dit-il. Il faut créer des «  hooks  »  : des façons d’accrocher les utilisateurs, suffisamment efficaces pour qu’ils ne décrochent plus jamais.

Le but ultime  : que votre produit entre complètement dans les habitudes de l’usager, qu’il n’y pense même plus, qu’il se tourne vers lui sans même y penser, et qu’il s’y abîme sans réaliser que le temps passe.

Pour une appli, c’est le jackpot.

 

1 Trouver les bons « déclencheurs »

Ce qui va vous faire vibrer, vous émouvoir

 

Aujourd’hui, annonce Eyal,

«  les entreprises doivent comprendre non seulement ce qui fait cliquer leurs usagers, mais aussi ce qui les fait vibrer.  »

Le hook commence par un stimulus. Il faut que quelque chose donne envie aux usagers d’utiliser votre produit.

En version simple, ce sera un bouton «  Cliquez ici  », «  S’inscrire  », une notification qui provoquera chez l’usager une action.

Mais le Graal c’est le déclencheur interne  : un sentiment, une émotion, quelque chose en l’usager, dans sa psyché même – un «  itch  », une «  démangeaison  », écrit Eyal, quelque chose qui le dérange, qui le gêne.

On l’a compris, pour ça les émotions négatives servent plus volontiers de déclencheur interne  : ennui, tristesse, peur du rejet, frustration… Si un service soulage cette démangeaison (en proposant une distraction, par exemple), alors BANCO  : l’usager va associer le service et la recherche de soulagement.

Et comme nous sommes des êtres d’habitude, une fois que nous associons un produit à une sensation, il y a de fortes chances que nous répétions encore et encore le processus. Comme le dit Evan Williams, fondateur de Twitter  :

«  Internet, c’est une machine géante conçue pour donner aux gens ce qu’ils veulent. (…) On pense souvent qu’Internet permet aux gens de faire des choses nouvelles. Mais les gens veulent juste continuer à faire ce qu’ils ont toujours fait.  »

Le lien entre un déclencheur interne (exemple : la peur du temps qui passe) et une réaction (prendre une photo et la poster sur Instagram) va progressivement se renforcer, se sédimenter – «  comme les couches de nacre qui se déposent dans une huître  » écrit Eyal –, et devenir une habitude, quelque chose de subconscient plus jamais questionné.

C’est alors que l’entreprise aura réussi à établir son «  monopole sur l’esprit  »  : être la réponse instinctive à un sentiment.

Comme aujourd’hui on va sur Google quand on se pose une question. Ou sur Amazon quand on cherche un livre ou un DVD. Sur Twitter ouTinder quand on s’ennuie, sur Facebook quand on se sent seul.

 

2 L’action

 

Pas trop de mystère ici : c’est ce qu’on va vous pousser à faire. Vous inscrire sur Facebook, vous abonner sur Twitter, faire des recherches sur Google, faire défiler sur Pinterest, swiper sur Tinder…

Mais la règle d’or, c’est que ces actions doivent être simples et ne pas demander beaucoup d’efforts de la part des usagers.

 

3 Une récompense variable

 

Si vous voulez que votre utilisateur revienne encore et encore, il faut lui donner une récompense – qu’il ne vienne pas pour rien.

Mais il ne faut pas lui donner toujours la même chose. Si l’issue de l’action est toujours la même, l’utilisateur se lassera. Mais s’il s’attend à trouver quelque chose de différent, s’il y a la possibilité du nouveau, vous avez de fortes chances de le faire revenir.

Pour Eyal, c’est la clé. Il faut nous habituer à associer une action et une récompense, mais pas de façon systématique. Savoir qu’il y aura quelque chose mais ignorer quoi  : c’est le cœur du «  hook.  »

Eyal, citant une étude sur le comportement des joueurs pathologiques, déclare  :

«  En introduisant de la variabilité, on démultiplie l’effet et on crée ainsi un état de concentration, qui met en sommeil les zones du cerveau associées au jugement et à la raison, tout en activant les zones associées au désir et à l’exercice de la volonté. »

En d’autres termes, c’est pour ça, parce que vous attendez quelque chose sans trop savoir quoi, que vous vous trouvez, jugement et raison en sommeil, à zoner sur Facebook pendant des heures sans plus savoir ce que vous étiez venus chercher.

 

4 L’investissement

 

Pour rendre un usager bien, bien accro, il faut le garder sur le long terme. Et pour ça, il faut le «  faire un peu travailler »  : il faut qu’il investisse quelque chose qui lui donne envie de revenir.

Ce peut être des contenus, des abonnés, des données… L’important c’est qu’il ait le sentiment d’avoir tellement investi que ça ne vaut plus la peine de partir (un fonctionnement qui marche aussi sur les vieux couples dysfonctionnels).

Plus vous achetez de chansons sur iTunes, plus vous allez vouloir garder votre librairie de musique là. Plus vous avez d’abonnés sur Twitter, moins vous voudrez changer de plateforme, même pour aller sur des concurrents objectivement meilleurs.

Plus vous avez passé de temps à bâtir une réputation en ligne, comme sur eBay ou Yelp ou AirBnb, moins vous avez intérêt à en partir.

Plus vous avez galéré à apprendre à vous servir d’un produit (mettons Adobe Photoshop), moins il y a de chances que vous vouliez tout reprendre à zéro avec un autre logiciel.

 

Et la morale dans tout ça  ?

Tout ça, donc, repose sur l’exploitation des faiblesses des gens (ce que certains appellent « le design des vulnérabilités »), et la mise en place de tous petits mécanismes presque invisibles (envoyer une notification au bon moment, vous montrer des posts d’amis pour vous inciter à rester dans la communauté). Ce n’est pas très moral et parfois, Nir Eyal semble s’en apercevoir. Il prend alors un ton moral.

Attention, dit-il en substance, il ne faut pas utiliser ces techniques pour faire le Mal mais faire le Bien. Pour savoir où l’on se situe sur le continuum entre ces deux pôles, il propose une «  matrice de la manipulation  » pour savoir si on est plutôt un «  facilitateur  » (un gentil qui manipule les gens certes, mais pour leur bien) ou un «  dealer  » (un méchant qui leur vend du crack dans le seul but de s’enrichir).

Mais sur le fond, la position de Eyal, comme de beaucoup de behavioristes, c’est que manipuler les comportements n’est pas en soi répréhensible, tout dépend de pourquoi on le fait.

C’est la position défendue par les théoriciens du nudge : un « paternalisme libéral » où l’on pousse sans violence les usagers à prendre les « bonnes décisions » pour eux.

 

Charte éthique ?

D’autres trouvent ces idées hautement problématiques. C’est le cas d’un repenti du Persuasive Tech Lab, Tristan Harris, qui milite avec l’association qu’il a créée, Time Well Spent (« temps bien dépensé  »), pour la création d’un «  label  » décerné aux technologies soucieuses de ne pas trop manipuler leurs clients.

D’autres designers ont avancé l’idée d’une charte éthique pour leurs utilisateurs. Pour l’instant, ces tentatives sont encore bien loin d’avoir abouti à quoi que ce soit.

Mais l’ouverture du débat a pour immense mérite de nous faire comprendre que quand nous sommes accros à nos téléphones, ce n’est pas parce que nous n’avons aucune volonté. Mais parce que nous sommes alors face à toute une industrie invisible qui travaille à nous déconcentrer et à nous rendre accros.

Et tant qu’il n’y aura pas de changements de fond, il est évident que les forces en présence ne sont pas égales.

Claire Richard

Source l’Obs 04/11/2016

Voir aussi : Rubrique Internet, Rendre aux gens le temps gagné, rubrique Médias, rubrique Lecture rubrique Société, Consommation, Loisir,  La télé un produit dangereux pour le foyer,

Bernard Stiegler « Nous devons rendre aux gens le temps gagné par l’automatisation »

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Face aux bouleversements induits par l’explosion des données numériques, le philosophe, qui développe ses recherches dans le cadre du groupe de réflexion Ars industrialis et de l’Institut de recherche et d’innovation, invite à repenser le travail de fond en comble. Il préconise la mise en place d’une économie contributive qui repose sur un nouveau type de production de valeur et de justice sociale.

Nous sommes rentrés dans l’ère économique du big data. Cette explosion quantitative de la donnée numérique est-elle le signe d’une nouvelle révolution industrielle ?

Bernard Stiegler Oui. Et elle est à nos portes. Une étude du cabinet Roland Berger avance que 3 millions d’emplois seront détruits en France d’ici dix ans. Mais d’autres travaux de recherche dessinent un horizon dans lequel 47 % des emplois seront automatisables aux États-Unis, 50 % en Belgique et en France au cours des vingt prochaines années. Nous sommes entrés dans la troisième vague d’automatisation de l’histoire. Au XIXe siècle, la machine-outil a permis au capitalisme de réaliser d’énormes gains de productivité en ne redistribuant les richesses produites qu’à la bourgeoisie. La deuxième est incarnée par le taylorisme et le travail à la chaîne, qui a en partie bénéficié à la classe ouvrière puisqu’il fallait que les salariés consomment les biens produits pour développer des marchés de masse. La troisième vague d’automatisation ne repose pas seulement sur les robots mais sur les données que nous produisons, notamment avec nos smartphones. Toutes ces data que nous fournissons aux plate-formes, qu’il s’agisse de Google, de banques ou de sites marchands, sont traitées dans tous les pays et de manière immédiate par des algorithmes. Leur exploitation permet par exemple à une entreprise comme Amazon de prévoir ce qu’elle va vendre et de nous inciter à acheter de façon extrêmement efficace, le tout avec très peu de personnel. De plus, l’automatisation permet à son fondateur, Jeff Bezos, de concevoir des robots très simples, capables de stocker et déstocker des marchandises de manière extrêmement rapide, sans action humaine, le tout piloté par des logiciels.

Cela signifie qu’à court terme une entreprise comme Amazon pourra se passer des salariés pour empaqueter les objets et envoyer les colis ?

Bernard Stiegler Les manutentionnaires seront en effet remplacés par des robots. La « robolution » devient maintenant accessible à un grand nombre d’entreprises. Les « humanoïdes » qui arrivent sur le marché coûtent beaucoup moins cher que les gros automates déjà en service et ont des capacités de travail très avancées. Même les PME peuvent investir.

Cette automatisation va donc à moyen terme concerner tout le monde ?

Bernard Stiegler Les camions sans chauffeur sont déjà sur des routes dans le Nevada et bientôt en Allemagne. L’intelligence artificielle va pouvoir remplacer les juristes qui font des études juridiques sur dossiers. Tous les métiers d’analyse sont touchés. Le personnel médical aussi. Un robot très performant est capable d’opérer les cancers de la prostate… Dans son Fondements de la critique de l’économie politique, Karl Marx en avait fait l’hypothèse : et si tout était automatisable ? Si rien ne change, dans certains territoires, 80 à 90 % des moins de 25 ans n’auront bientôt plus aucune perspective. Les marchés s’effondreront parce qu’il n’y aura plus de pouvoir d’achat, et avec eux, le système de protection sociale appuyé sur les cotisations. Une nouvelle société est en train de se mettre en place et elle est assez peu compatible avec celle d’aujourd’hui. Il devient urgent de tout repenser, d’élaborer un fonctionnement économique qui repose sur un nouveau type de production de valeur et de justice sociale. Je crois beaucoup à l’expérimentation. C’est pourquoi nous avons lancé un projet en lien avec Plaine Commune, communauté d’agglomération de Seine-Saint-Denis. Il s’agit, à partir d’un programme pilote sur dix ans, de créer un territoire apprenant dont les habitants ne sont plus seulement consommateurs mais prescripteurs de services numériques.

On imagine que le territoire n’a pas été choisi par hasard. Plaine Commune est à la fois riche de sa diversité, de son maillage associatif, mais abritant une population défavorisée, confrontée au chômage de masse…

Bernard Stiegler Lorsque j’ai commencé à parler de ce projet avec Patrick Braouezec, président de Plaine Commune, 38 % des jeunes de moins de 25 ans étaient au chômage en Seine-Saint-Denis. Ils sont aujourd’hui 50 %, et si nous suivons les projections, le taux pourrait atteindre entre 80 et 90 % dans dix ans. Ce problème endémique du chômage va frapper tous les pays développés sauf si on invente quelque chose de nouveau?: c’est ce que nous voulons faire à Plaine Commune. L’idée est de développer une économie contributive sur un tout autre modèle que celui d’Uber. Le temps qui va être gagné par l’automatisation, il faut le rendre aux gens, faute de quoi l’économie s’effondrera. L’économiste indien Amartya Sen a démontré, à partir de l’exemple du peuple bangladais comparé aux habitants de Harlem, que l’espérance de vie est meilleure et que l’on vit mieux dans une société où le partage des savoir-faire renforce les liens sociaux. Il parle d’indice de développement humain. Plaine Commune est un peu comme le Bangladesh : les gens y déploient une énergie remarquable. Les acteurs, entreprises et habitants ont conscience de l’urgence à inventer quelque chose de radicalement nouveau. Il s’agit d’utiliser les instruments contributifs pour développer des communs dans un projet qui favorise l’élaboration, l’échange, la transmission de savoir-vivre, de savoir-faire et de savoirs théoriques entre les jeunes générations, des associations, des entreprises, des services publics du territoire et des doctorants venus du monde entier. Les chercheurs auront pour mission de faciliter et d’accompagner ces transformations.

Ce projet se propose-t-il de remettre l’humain au centre d’une société de plus en plus robotisée ?

Bernard Stiegler La standardisation, l’élimination de la diversité et la destruction des savoirs produisent de l’entropie à haute dose, caractérisée par l’état de « désordre » d’un système. Il faut ici faire un peu de théorie. Au XIXe siècle, les physiciens ont établi que, dans la théorie de l’Univers en expansion depuis le big bang, l’énergie se dissipe irréversiblement. La loi du devenir est l’entropie. Erwin Schrödinger, un grand théoricien de la mécanique quantique (base théorique des nanotechnologies), a cependant montré que le vivant est caractérisé par sa capacité à produire de l’entropie négative, ce que l’on appelle aussi de la néguentropie. Celle-ci diffère le désordre, c’est-à-dire la mort, qui est une décomposition de la matière vivante. Les organisations sociales ont la même fonction. L’automatisation, qui est une hyperstandardisation, produit de l’entropie. Les algorithmes de Google, qui peuvent traduire les langues du monde entier en passant par l’anglais comme langue pivot, provoquent une immense entropie linguistique. L’appauvrissement du vocabulaire et la dysorthographie font régresser l’intelligence individuelle et collective en la soumettant à la loi des moyennes. A contrario, le vivant produit, à partir d’exceptions, des bifurcations impossibles à anticiper, qui sont la condition de l’évolution. Les poètes et les écrivains ont façonné les langues par leurs parlers exceptionnels. Les algorithmes, eux, effacent toutes les exceptions?: ils ne fonctionnent que par des calculs de probabilités établissant des moyennes. L’automatisation brute produit un désordre généralisé – mental autant qu’environnemental – qui ruine l’économie. Dans l’économie de demain, l’automatisation peut être au contraire mise au service de la production de néguentropie. Elle doit pour cela permettre la valorisation des exceptions en développant la capacitation collective de chacun pour en faire du commun.

Le bouleversement que vous décrivez fait considérablement évoluer la notion de travail. Sommes-nous face à un effacement de l’organisation de l’emploi autour de la notion de salariat ?

Bernard Stiegler Dans l’emploi d’aujourd’hui, le travailleur est dépossédé de son savoir-faire. Il doit suivre une méthode et s’en remettre à un logiciel – jusqu’au jour où, la tâche étant devenue automatisable, l’employé est licencié. Le travail est au contraire une activité au cours de laquelle le travailleur enrichit la tâche, exerce son savoir en le différenciant, et apporte sans cesse du nouveau à la société. Ce travail-là produit de la néguentropie, c’est-à-dire, aussi, de la valeur, et il n’est pas automatisable parce qu’il consiste au contraire à désautomatiser des routines. L’automatisation en cours doit redistribuer une partie des gains de productivité en vue de financer un temps de capacitation de tout un chacun au sein d’une économie contributive permettant de valoriser les savoirs de chacun. C’est pour cela que nous préconisons l’adoption d’un revenu contributif, ce qui n’est pas la même chose que le revenu universel.

Justement, l’idée a d’autant plus de mal à faire son chemin qu’elle recouvre des définitions très différentes…

Bernard Stiegler Le revenu dit aussi « de base » est un filet de sécurité. Le revenu contributif est au croisement du modèle des intermittents du spectacle et des pratiques du logiciel libre. Il recouvrera des niveaux de rémunération variés en fonction des périodes salariées et de leurs niveaux de salaires. Le travail de demain va être intermittent. Des périodes salariées vont alterner avec des périodes d’acquisition, de développement et de partage des savoirs. Le droit au revenu contributif sera « rechargeable » à la condition d’effectuer un nombre d’heures salariées. En cas de problème, le revenu minimum d’existence pourra le compléter – un système de protection sociale étant attaché à l’ensemble. L’expérience que nous menons avec Plaine Commune comprend l’expérimentation d’un revenu contributif qui doit bénéficier aux plus jeunes, dont les montants pourraient augmenter avec l’âge et où l’allocation contributive hors période salariée représenterait un pourcentage sur le modèle de l’allocation chômage des intermittents. Les bénéficiaires seraient invités à « s’encapaciter », c’est-à-dire à augmenter leurs savoirs, par des études aussi bien que par leurs expériences professionnelles. Ils seraient invités à partager leurs savoirs avec la communauté territoriale. Tout cela appelle une nouvelle intelligence collective, capable de mobiliser des savoirs formels et théoriques avancés, et c’est pourquoi, avec les doctorants, il s’agit de développer une recherche contributive associant les habitants du territoire et les jeunes. L’objectif consiste à élaborer une économie contributive fondée sur la production de néguentropie.

Il reste donc des périodes d’emplois salariés dans votre système. Quelle est la différence entre un travail contributif et un petit job précaire ?

Bernard Stiegler L’emploi de standardiste chez TF1 payée comme intermittente du spectacle est juste précarisée aux frais des Assedic. Le travail contributif doit être défini par des critères précis. On ne peut cependant pas répondre à une telle question a priori, sinon par le principe formel que j’ai énoncé, qui est la production de néguentropie, c’est-à-dire de savoir-vivre, de savoir-faire et de savoirs formels. Les thèses de nos doctorants ont pour but d’instruire ces questions en étroite collaboration avec les travaux conduits à Villetaneuse par l’équipe de Benjamin Coriat sur l’économie des communs. Nous nous inspirerons de l’expérience de l’architecte Patrick Bouchain, qui a montré comment mettre des projets de rénovation urbaine au service de politiques économiques contributives – où les habitants, acteurs directs de la rénovation, peuvent être rémunérés en parts sociales de l’habitat. Il existe des possibilités de développement de l’économie contributive dans l’associatif, le coopératif, l’économie sociale et solidaire, les services publics tout aussi bien que dans l’industrie, où les nouveaux modes de production vont faire apparaître de nouveaux métiers, qui seront intermittents.

Avez-vous idée de comment financer cette radicale transformation du système de production ?

Bernard Stiegler Il faut qu’une part des gains de productivité issus de l’automatisation soit redistribuée. La taxation des milliers de milliards d’euros qui transitent sur des marchés purement spéculatifs pourrait être investie dans des projets réellement profitables, durables et justes, sans oublier la lutte contre l’évasion fiscale. Les crédits de la formation professionnelle – 38 milliards d’euros par an – devraient participer au financement de l’économie contributive, tout comme nombre d’exonérations de charges sociales ou fiscales qui pourraient être réorientées dans ce but. Elles représentent 80 milliards d’euros. Il y a vraiment de quoi financer.

Pierric Marissal et Paule Masson

Source L’Humanité 17/06/ 2016

Pour une protection européenne des lanceurs d’alerte : signez la pétition

Crédit photo : Bruno Mariani

Crédit photo : Bruno Mariani

Le 17 octobre, une plateforme initiée par Eurocadres (le conseil des cadres européens) appelant l’Union Européenne à protéger les lanceurs d’alerte a été lancée par les 48 premiers signataires, dont la Fédération européenne des journalistes (FEJ), lors d’une conférence de presse. La FEJ encourage ses partenaires, ses membres ainsi que tout citoyen ou organisation à signer la pétition. Des représentants d’Eurocadres, de la Confédération européenne des syndicats (CES), de la Fédération syndicale européenne des services publics (EPSU), de Transparency International et de la FEJ ont rappelé l’importance de s’unir sur ce sujet.

A la suite du débat sur la directive sur le secret des affaires et du procès LuxLeaks, le manque de protection des lanceurs d’alerte au niveau européen a été dénoncé à plusieurs reprises. Ils risquent souvent de payer le plus haut prix pour révéler des informations d’intérêt public – par exemple des activités illégales, qui menacent la santé, la sécurité publiques ou des faits de corruption.

Le Parlement européen est majoritairement favorable à la mise en place d’une législation européenne sur les lanceurs d’alerte. Le député européen (Verts) Benedek Javor soutient cette action : “Ce n’est pas une campagne pour les lanceurs d’alerte, mais une campagne pour nous, pour le public » a-t-il affirmé lors de la conférence de presse. Le groupe des Socialistes et Démocrates (S&D) organise par ailleurs une conférence ce jeudi 20 octobre. Mais la Commission européenne est toujours en train d’étudier la base légale la plus appropriée pour légiférer.

Renate Schroeder, directrice de la FEJ, a fait le lien entre protection des lanceurs d’alerte et liberté de la presse, et a réaffirmé que cette question va de pair avec la protection des sources journalistiques. “Nous sommes fiers des récents scandales, LuxLeaks et les Panama Papers, car ils ont montré l’importance du journalisme d’investigation et de la coopération transfrontalière. Cela n’aurait pas été possible sans lanceurs d’alerte.” Renate Schroeder a également mentionné l’étude du Centre pour le pluralisme et la liberté des médias (CMPF) sur les lois protégeant les lanceurs d’alerte dans les différents pays européens. Elle montre que seuls quelques pays ont mis en place une législation spécifique.

Antoine Deltour, le lanceur d’alerte condamné dans l’affaire LuxLeaks a également rappelé dans un message vidéo pourquoi il est important que cette protection soit européenne. Pour voir ou revoir la vidéo, cliquez ci-dessous.

Watch live on #periscope #whistleEU https://t.co/aHlKVV89Sq

Source FEJ Eurocadres 17/10/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Médias, Main basse sur l’Information, rubrique Politique, Société civile, rubrique Société, Justice, rubrique Europe,

Entretien avec Laurent Mauduit autour de son livre « Main basse sur l’Information »

 Laurent Mauduit a été chef du service économique de Libération puis directeur adjoint de la rédaction du Monde. Cofondateur de Mediapart,

Laurent Mauduit a été chef du service économique de Libération puis directeur adjoint de la rédaction du Monde. Cofondateur de Mediapart,

Entretien
Laurent Mauduit  est un écrivain et journaliste d’investigation spécialisé dans les affaires économiques, et la politique économique et sociale. Il travaille pour le journal en ligne Mediapart dont il est l’un des cofondateurs. Il évoque son dernier livre Main basse sur l’information (éditions DonQuichotte).

Ce livre, est le premier que vous consacrez à la presse, est-ce lié à un fait déclencheur particulier, ou vouliez-vous aborder plus généralement le lien entre le sort de la presse et celui de la démocratie ?
J’ai écrit périodiquement sur différents acteurs de la presse, comme Bolloré , Niel ou Drahi  pour Mediapart.  Comme beaucoup de journalistes qui ont traversé le milieu de la presse parisienne, j’avais aussi beaucoup de choses en mémoire. Nous assistons à une normalisation économique et éditoriale sans précédent liée à la mainmise des puissances d’argent sur la presse. On constate depuis quatre cinq ans une accélération conséquente du naufrage. J’ai gardé la conviction d’un journaliste, selon laquelle l’histoire fondatrice de la presse est intimement liée à l’histoire de la démocratie. Il y a eu, à la Libération, une refonte de la démocratie et de la presse initiée par le CNR.  Les dirigeants du Conseil national de la Résistance souhaitaient une presse indépendante pour barrer la reprise en main des collabos et pour en finir avec la presse affairiste de l’entre-deux-guerres notamment du patronat, c’est à dire du Comité des forges.

Aujourd’hui ces mêmes « puissances d’argent » ont repris la main. A la veille des élections présidentielle et législatives, j’ai pensé qu’il était important d’alerter les citoyens. Ce livre a une fonction d’alerte. On a tous intérêt à défendre une presse libre et démocratique.

A quoi tient cette accélération ?
Si l’on se réfère à l’époque de la fondation du Monde par Hubert Beuve-Méry, ce que l’on a vécu dans les deux dernières décennies, est une succession d’abandons et une régression démocratique. Depuis cinq ans  nous sommes témoins d’un véritable séisme correspondant à l’abandon définitif des principes du CNR.

Aux commandes de l’empire Vivendi, Vincent Bolloré vient de mettre au pas Canal + sans le moindre souci de l’indépendance éditoriale des équipes. Après avoir spéculé sur les fréquences publiques de la TNT, il instaure le népotisme comme mode de gouvernance avec des conséquences sociales accablantes. Canal + qui joue un rôle majeur dans le financement du cinéma intègre le géant de la communication Vivendi et du divertissement avec Havas, auquel s’ajoutent l’institut de sondage CSA et le site Daylymotion.

La boulimie de Drahi, symbole des excès de la finance folle, est tout aussi préoccupante. Le financier possède Libé,  le groupe l’Express et 49% de NextRadioTV (BFM-TvV, BFM-Business, RMC) et il applique la même violence sociale que chez SFR. Cela ne s’arrête pas à ces deux exemples, toute la presse ou presque connaît le même sort.

Vous avez vous-même goûté à cette violence sociale au Monde ?
Le Monde a été mon journal pendant treize ans. Ce quotidien était la propriété des journalistes. Il a vécu une normalisation économique avec l’entrée du groupe Lagardère en 2005 puis une normalisation éditoriale, avec la remise en cause de la place de l’investigation et la promotion de la pensée unique néolibérale.

A l’époque, Alain Minc, le président du conseil de surveillance, poussait à la roue pour que Lagardère entre au capital. Je suis un des seuls à avoir voté contre. Je me trouvais en position minoritaire  ce qui fait partie du jeu que j’acceptais. J’ai néanmoins poursuivi mon travail de journaliste d’investigation. Mon départ fin  2006,  fait suite à la censure dont j’ai fait l’objet.

En 2010, l’arrivée du trio Bergé, Niel, Pigasse qui s’octroient 60% du capital du Monde marque la fin de l’indépendance de la rédaction. Dans la bataille pour la prise de contrôle, vous relatez le rôle trouble d’un certain Macron ?
En effet le trio ne parvient à ses fins qu’au terme d’une violente confrontation avec le groupe de  Claude Perdiel qui avait les faveurs d’Alain Minc et de son mentor Nicolas Sarkozy. Macron, à l’époque associé gérant de la banque Rothschild, est venu voir la bouche en coeur la société des rédacteurs en proposant ses services pour les conseillers en tant que citoyen bénévole. J’apporte la preuve dans mon livre qu’il travaillait pour le camp adverse.

Concernant la politique menée en direction de la presse faites-vous une distinction entre les années Sarkozy et Hollande ?
Je vois une petite différence, à mon sens assez minime. Sarko entre dans la famille du bonapartisme. Il  incarne le monarque républicain auprès duquel vont se presser les obligés du Palais que symbolise  le dîner au Fouquet’s.

Cela est moins vrai sous Hollande mais ce qui se passe n’est pas moins grave. Non seulement les règles anti-concentration n’ont pas été renforcées mais la loi n’a pas été respectée notamment quand Drahi a absorbé BFMTV et RMC en dépit de la loi relative à la liberté de communication. De même, peut on s’étonner de la nomination de Guillaume Zeller,  petit-fils d’un général félon de la guerre d’Algérie adoubé par  l’extrême droite catholique, à la direction de l’information du groupe Canal + qui bénéficie d’une fréquence attribuée par le CSA. Hollande n’a rien fait pour empêcher le séisme. Il n’a pas engagé les grandes réformes nécessaires.

A l’AFP comme à Radio France ou à France Télévisions le service public semble attaqué de toutes parts…
On aurait pu espérer que la presse publique conserve une certaine déontologie mais le présidentialisme qui convoque les journalistes au palais entraîne la presse publique dans une spirale de dépendance. Par ailleurs, le règne des doctrinaires libéraux sévit partout dans l’espace public. L’économie est une science sociale dont la richesse dépend de la pluralité des échanges. Il est dommageable pour la démocratie que le service public ne s’ouvre pas à ce type de débat.

La question de la concentration des médias se pose aussi en région avec des implications en termes politique, économique et démocratique…
On assiste en région à un phénomène de concentration inquiétant. A l’Est, le Crédit Mutuel dispose d’un monopole sur un quart du territoire. C’est un rouleau compresseur qui a absorbé des journaux concurrents en supprimant  des centaines d’emplois. Après avoir été condamné à rembourser 404 M d’euros Tapie est toujours à la tête de La Provence. La Dépêche et Midi Libre sont entre les mains d’un ministre en exercice. Ce qui est tout à fait choquant. La richesse de la presse, c’est la richesse de son pluralisme.

Quelles pistes préconisez-vous pour sortir de ce marasme quasi général ?
Quand à la fin du XIXe apparaît l’électricité, la France connaît une révolution technologique et industrielle qui se traduit par l’irruption de l’imprimerie et des rotatives. Cela donne lieu à la loi sur la presse de 1881. Ce que nous connaissons avec la révolution numérique relève de la même logique. Internet bouleverse beaucoup de choses. Pour les citoyens c’est un outil de transparence publique.

Il est temps de refonder totalement cette loi sur la presse afin de garantir le droit de savoir des citoyens à l’heure du numérique. La politique publique taillée pour favoriser les puissances de l’argent sape le pluralisme de la presse et menace le droit d’être informé librement des citoyens. La puissance publique pourrait envisager de créer des sociétés citoyennes de presse en inventant un statut qui les préserve de tout type de rachat.

 Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 08/10/2016

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