Un livre, nourri de centaines d’études scientifiques, décrit l’impact de la télé sur la société et sur les capacités intellectuelles. Affligeant. La télévision est un fléau, c’est scientifique ! Un chercheur en neurosciences a eu la bonne idée de compiler dans un livre les centaines d’études prouvant les effets toxiques du petit écran, mettant fin au mythe de « la télé, bouc émissaire ».
A la lecture du livre de Michel Desmurget, « TV lobotomie », on se demande comment on peut laisser faire ça. Le constat est tellement accablant que l’on se demande un moment si l’auteur n’est pas de mauvaise foi. Mais au fil des pages, il faut se rendre à l’évidence : l’impact de la télévision est tellement nocif pour la société qu’on se demande pourquoi il n’existe pas un bandeau quand on appuie sur le bouton, du type « la télévision que vous venez d’allumer est dangereuse pour votre santé ».
Des preuves à l’appui du discours, il y en a des centaines dans « TV lobotomie ». C’est justement l’idée de l’auteur, docteur en neurosciences à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) : faire la synthèse des différentes études portant sur la toxicité de la télévision. « Depuis 15 ans, il ne s’est pas passé une semaine sans que j’extraie au moins un ou deux papiers relatifs aux effets délétères de la télévision sur la santé », explique-t-il. Avant d’exposer ces effets, l’auteur veut battre en brèche le mythe de la télévision supplantée par Internet : l’usage des nouvelles technologies ne remplace pas la télé, il s’y additionne. « Un spectateur « typique » de plus de 15 ans passe chaque jour 3h 40 devant son poste de télévision », soit 75 % de son temps libre ! Quant aux enfants, « un écolier du primaire passe, tous les ans, plus de temps devant le tube cathodique que face à son instituteur », soit plus de 2 heures par jour. Pour quelles conséquences ?
Troubles de l’attention
D’abord, l’impact de la petite lucarne sur le développement des enfants et des adolescents. Une « marque » indélébile : « Tous les champs sont touchés, de l’intelligence à l’imagination, en passant par le langage, la lecture, l’attention et la motricité », résume l’auteur (lire ci-dessous). Ces effets s’expliquent notamment par ce que les chercheurs appellent « le déficit vidéo » : passif devant un écran, un enfant pourra apprendre quelque chose, « mais ce quelque chose sera toujours notablement inférieur à ce qu’il aurait appris d’une interaction effective avec son environnement ». Pourquoi ? Parce que l’on ne se construit pas en restant spectateur. « Le cerveau ne s’organise pas en observant le réel, mais en agissant sur lui », rappelle le neurologue. Ainsi, regarder la télévision apparaît comme un moment dépourvu de toute interactivité concrète.
Les effets dévastateurs de la télé se prolongent une fois qu’elle est éteinte. L’enfant prend en effet l’habitude de maintenir son attention par des sollicitations extérieures. Son cerveau, exposé à des séquences courtes, s’habitue à passer du coq à l’âne. Résultat ? Les chercheurs expliquent que le système attentionnel « automatique exogène » (suscité par l’extérieur) s’hypertrophie, au détriment du système « volontaire endogène ». Or, c’est l’attention « volontaire endogène » qui est nécessaire au processus d’apprentissage et de mémorisation.
Sentiment d’insécurité
La télé prescrit aussi, à notre insu, une certaine forme de pensée et d’agir via la publicité, qui est au fondement de son système économique. Et alors ? Elle a des impacts scientifiquement avérés sur les problèmes d’obésité, d’alcoolisme, de dépendance au tabac… Mais pas seulement : l’auteur rappelle qu’elle acculture aussi par les programmes entre les pubs, destinés à retenir l’attention des téléspectateurs coûte que coûte, à « le détendre pour le préparer entre deux messages » publicitaires, selon la célèbre expression de Patrick Le Lay, l’ancien PDG de TF1.
En particulier, Michel Desmurget rappelle que « l’on sait aujourd’hui qu’un individu soumis à des tensions émotionnelles enregistre mieux les messages qui lui sont imposés et s’avère plus aisément conditionnable. S’il s’avère nécessaire, pour favoriser ce dessein, de farcir l’antenne d’un monceau de violence, alors peu importe », écrit-il. Sexe, violence, société de consommation… la télévision ne serait-elle que le reflet de la société ?
Assurément pas, selon l’auteur, qui remarque que la violence et le sexe sont sur-représentées à la télévision par rapport à la réalité. Cela pourrait d’ailleurs expliquer le lien établi par des études entre exposition télévisuelle, et grossesse précoce non désirée par exemple. Le petit écran « travaille » aussi les représentations sur les genres sexuels, plus stéréotypés et inégalitaires à travers son prisme que dans la réalité. Quant au lien entre violence et télévision, Michel Desmurget rappelle qu’il ne fait désormais plus de doute au sein de la communauté scientifique : la télévision rend agressif, c’est presque aussi certain que le lien entre tabac et cancer du poumon.
Caricatural, Michel Desmurget ?
Aucun chercheur respectable ne suggère que la violence médiatique est « la » cause des comportements violents. La seule chose qu’osent affirmer les scientifiques, c’est que la télévision représente un facteur de violence significatif, et qu’il serait dommage de ne pas agir sur ce levier, relativement accessible en comparaison d’autres déterminants sociaux plus profonds (pauvreté, éducation, cadre de vie, etc.). Michel Desmurget
Non, la télévision n’est pas responsable de tous les maux. Non, la télévision n’est pas seule responsable de l’obésité, ou de la violence. Mais en multipliant les références violentes et anxiogènes pour favoriser l’audience, la télévision rend la société encore plus obèse, encore plus violente. Et parfois, l’influence de la fiction « dépasse la réalité » : le fameux sentiment d’insécurité, qui n’a aucun rapport avec l’évolution des agressions constatées, a par contre un lien avéré avec l’exposition télévisuelle…
Comment la télé éteint l’imaginaire des enfants
Différentes études prouvent que la télévision bride les capacités intellectuelles des enfants, en particulier leur imagination.
La télévision, un média comme un autre qui stimule l’imagination et la créativité ? Si ce discours est tenu, en particulier à la télévision, la réalité est toute autre : différentes recherches, présentées dans le livre de Michel Desmurget (ci-dessus), accréditent la thèse contraire, exprimée en termes simples : la télévision abrutit nos enfants !
Une étude retient particulièrement l’attention du lecteur. Elle a été conduite par deux médecins allemands en 2006, sur une population de près de 2 000 élèves, âgés de 5 et 6 ans. Les médecins ont demandé aux bambins de dessiner un bonhomme. Ils se sont alors aperçu que plus les enfants regardaient la télévision, plus le bonhomme qu’ils dessinaient était simpliste : pas de cheveux, pas d’oreilles, jambes représentées par un trait, etc.
Les dessins ci-contre, tirés de l’étude, illustrent la différence des représentations imaginaires entre des enfants soumis à la télévision plus de trois heures par jour, et des enfants dont l’exposition est égale ou inférieure à une heure… pas besoin de faire un dessin !
Pour cette étude, Michel Desmurget ne précise pas si les auteurs ont pris en compte d’autres variables : les enfants regardant la télévision ne seraient-il pas aussi ceux qui vivent dans un environnement socio-éducatif moins stimulant ? La différence de richesse de représentation de l’imaginaire pourrait ainsi s’expliquer principalement par des facteurs socio-éducatifs. La télévision ne serait alors qu’une « variable écran ».
1973 au Canada : avant et après l’arrivée de la télé
Mais le doute n’est pas permis pour un autre travail présenté dans « TV lobotomie », dans lequel des chercheurs, dès 1973, ont analysé l’impact de l’arrivée de la télévision (avant, après) dans une ville canadienne de taille moyenne. Ils ont complété leur étude en confrontant les résultats avec des villes comparables ayant déjà la télévision.
L’un des travaux consistait à demander à des jeunes de 9 à 12 ans d’imaginer les différents usages possibles de 5 objets (couteau, chaussure, bouton…). Les résultats montrèrent que les enfants de la ville où la télévision était encore absente (NoTel) mentionnaient 40 % d’usages supplémentaires possibles des objets, par rapport aux jeunes de la ville où la télévision était déjà présente. « Et lorsque l’expérience fut reproduite, sur des sujets d’âge similaire, 2 ans après l’arrivée de la petite lucarne dans les foyers NoTel, plus aucune différence ne fut observée entre les différentes villes » souligne Michel Desmurget, qui conclut, un peu plus loin dans le livre :
La petite lucarne ne rend pas les enfants débiles ou visiblement crétins, mais elle empêche assurément le déploiement optimal des fonctions cérébrales. La vox populi aura évidemment beau jeu de nier l’existence du moindre détriment : voyez, nous dira-t-elle, ils ont regardé la télé et ils ne s’en sont pas mal sortis, ils ne sont pas débiles. Personne cependant ne demandera : cet écran qu’ils ont tant regardé, que leur a-t-il volé ? Michel Desmurget
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé.
— De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? — Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. — Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? — Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. — Te taire, dit le derviche. — Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.
Pendant cette conversation, la nouvelle s’était répandue qu’on venait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Pangloss, qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu’on venait d’étrangler. « Je n’en sais rien, répondit le bonhomme, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. » Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison : ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmac piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.
« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? — Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin. »
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. — Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses…
L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.
On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.
Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.
Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.
On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.
Entretenir la peur
Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.
Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.
Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.
Aucun sens juridique
De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.
Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.
Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.
Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).
Incertitude et terreur
C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.
Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.
Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.
C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.
Dépolitisation des citoyens
La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.
Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.
Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.
Giorgio Agamben
Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).
Je me trouvai récemment à Gérone (Girona en catalan, la langue officielle parlée dans la ville, Gerona en castillan)*. Je fus frappé par le nombre de rues dédiées à des poètes de la région, y compris des rimailleurs plutôt mineurs. C’est que, comme la sociologie, la poésie peut être un sport de combat. Les Catalans, qui souffrirent tant de l’oppression franquiste, payèrent très cher le droit d’être eux-mêmes et de s’exprimer dans leur langue. Raison pour laquelle ils honorent, chaque fois que faire se peut, les écrivains qui luttèrent pour maintenir en vie un patrimoine multiséculaire. En écrivant en catalan, ces poètes vécurent une sorte d’exil intérieur.
Le paradoxe de la figure de l’exilé est qu’elle peut traduire à la fois un sentiment d’extrême solitude ou d’inadéquation au monde et, en même temps, l’espoir d’un monde meilleur, d’un monde de tous les possibles. Le grand poète palestinien Mahmoud Darwich, dont le village fut rasé et remplacé par un village juif et qui connut trente années d’exil, universalisait la condition d’exilé en ces termes :
« En fin de compte, nous sommes tous des exilés. ?Moi et l’Occupant, nous souffrons tous les deux de l’exil. ?Il est exilé en moi et je suis la victime de son exil. ?Nous tous sur cette belle planète, nous sommes tous voisins, ?tous exilés, la même destinée humaine nous attend, ?et ce qui nous unit c’est de raconter l’histoire de cet exil. »
L’écrivain brésilienne Ana Helena Rossi articula de manière magistrale, l’exil et le langage poétique, l’exil dans le langage poétique :
« Avoir affaire au langage poétique, c’est se retrouver, de toutes les façons, sur un territoire d’exil, lieux (au pluriel) démultipliés qui se laissent difficilement appréhender par le découpage du temps, lieux de non-dits, de choses cachées et mises à jour, lieux de mise en forme d’écriture à la lisière du pensable. Écrire de la poésie, c’est formuler une écriture en cohérence avec ce qui ne peut être dit autrement, ce qui n’affiche ni temps, ni espace, ce que certains appellent sans doute, très probablement la folie. […] Voilà pourquoi poésie et exil sont liés, lieux démultipliés d’expériences proches, expériences validées dans le quotidien des choses, rupture nécessaire pour poursuivre cet élargissement de soi au risque de se noyer dans le néant, au risque de perdre ses repères dans ce mouvement qui est aussi traduction, mainte et mainte fois revisitée par rapport à la luminosité des vers, aux rimes qui tanguent l’équilibre du texte, aux rythmes qui tracent la présence du je, au sens lié à la forme du monde autre qu’on pétri de ses mains en qualité de traductrice, d’exilée et de poétesse, tout cela à la fois, pour dire le aujourd’hui passé sous le crible de l’expérience. »
L’exil existe depuis les temps les plus anciens. Persécuté pour sa différence, l’exilé est en quête d’un sanctuaire, d’un asile où sa vie sera de nouveau possible. Pour des dizaines de millions de réfugiés dans le monde, l’asile est l’expression la plus aboutie de la solidarité humaine.
« Oh ! l’exil est impie ! », clamait Victor Hugo dans Les chants du crépuscule. Qu’il soit de l’intérieur ou de l’extérieur, l’exilé est privé de son identité. Ne pouvant être lui-même parce que coupé de son monde, son malaise, son mal être, peuvent déboucher sur le dérèglement, la folie, le suicide. Ulysse, le premier grand livre de la littérature occidentale, raconte l’exil d’un être qui a perdu jusqu’à son nom. Ulysse passe vingt années loin des siens, un sort d’autant plus contraire que son retour est sans cesse annoncé. Au cours de son errance, il ne peut embrasser que l’ombre de sa mère. « Dans l’exil, à quoi bon la plus riche demeure, parmi des étrangers et loin de ses parents ? » demande-t-il. Né dans le cœur de l’Italie, exilé et mort dans l’actuelle Roumanie, Ovide tenta dans les Tristeset les Pontiques de surmonter sa mélancolie et ses insomnies. Paul Celan, Stephan Zweig ne (re)trouvèrent pas dans l’écriture la volonté de vivre. Inversement, Charles d’Orléans deviendra poète (de langue française, mais aussi de langue anglaise) lors de sa captivité d’un quart de siècle en Angleterre (1415-1440). Aucune tristesse dans “ Le Temps a laissé son manteau ” :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie:
« Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie, »
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie;
Chacun s’habille de nouveau.
Le temps a laissé son manteau
De vent,de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.
Heureux, peut-être, sont les exilés par choix, qui ont préféré l’éloignement à la honte de servir des oppresseurs. On pense à Hugo (link), à Louise Michel (link) ou a Naz?mHikmet, mort à Moscou en 1963. En 1938, il fut condamné à 28 ans de prison pour « activités antinazies et antifranquistes ». Il resta incarcéré 12 ans et termina sa vie en exil comme citoyen polonais. Écoutons-le dans “ C’est un dur métier que l’exil ” :
Il était un géant aux yeux bleus
Il aima une femme toute petite
Elle se lassa vite, la mignonne
Sur le grand chemin du géant
Elle eut soif de bien-être.
Adieu, dit-elle aux yeux bleus
Et prenant le bras d’un riche nain
Entra dans une maison qui avait dans son jardin
Des chèvrefeuilles moirés.
Les Juifs furent chassés de la Palestine. Les Arméniens furent chassés d’Anatolie. Les Palestiniens furent condamnés à la diaspora. Pour des raisons économiques, des Arabes durent quitter l’Afrique du Nord. Des ouvriers turcs partirent pour l’Allemagne, des Italiens et des Portugais pour la France. Des démocrates chiliens furent contraints de fuir la dictature. Tant d’autres encore. Il y eut ceux qui décidèrent de ne pas partir, comme Václav Havel.
La constitution française de 1946 reconnaît les droits des exilés.
On commencera par le psaume 137 de la Bible. Il évoque l’exil à Babylone du peuple juif après la destruction du premier temple de Jérusalem par le roi Nabuchodonosor, en 586 avant J.-C. Il aurait été écrit par le prophète Jérémie. Ce psaume est appelé en latin Super flumina Babylonis. Il a été mis en musique à maintes reprises et se retrouve aussi dans la littérature. Il relate le moment où les vainqueurs voulaient obliger les prisonniers à chanter et à jouer de leur lyre. Ceux-ci refusèrent car ils refusaient de chanter sur une terre étrangère et se coupèrent les pouces sans se plaindre. Le vent souffla alors dans les cordes des lyres.
Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.
Aux saules de la contrée nous avions suspendu nos harpes.
Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, et nos oppresseurs de la joie :
Chantez-nous quelques-uns des cantiques de Sion !
Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ?
Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite se dessèche !
Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens de toi, si je ne fais de Jérusalem le principal sujet de ma joie !
Éternel, souviens-toi des enfants d’Édom, qui, dans la journée de Jérusalem, disaient : Rasez, rasez jusqu’à ses fondements !
Fille de Babel, la dévastée, heureux qui te rend la pareille, le mal que tu nous as fait !
Heureux qui saisit tes enfants, et les écrase sur le roc !
(Traduction de Louis Segond).
La violence du dernier vers ne doit pas surprendre : lors de la prise d’une ville, il n’était pas rare de massacrer tous les enfants pour interdire tout avenir à la population soumise.
Auto-Portrait. Un retour sur le parcours d’une artiste (programmée à hTh) possédée par l’absence de l’être aimé
Angélica Liddell avance, dans ce livre, sur son propre chemin de lumière (Via Lucis). Une lecture composée de matériaux divers mais d’une même nature poétique (poèmes, textes de théâtre, fragments de journal intime et autoportraits photographiques) qui dévoile en partie l’intimité de leur auteur à présent plongé dans « le temps du sacré ».
Selon les mots de Liddell : « Je cherche le triomphe de l’esprit sur la chair, quand la chair a subi toutes les déceptions possibles, Dieu et l’Être Aimé se confondent, et la Passion est aussi forte que la foi, la faim et la peste ». Liddell s’attache au mystique.
Le sacré est le grand défi lancé à la raison, le défi dans lequel réside, selon Blake, l’Énergie Primordiale, la véritable transgression de la loi. La sacralisation de l’être aimé est ce qui occupe principalement les mystiques.
Cette distance entre la vie poétique et la vie calculée au quotidien. « Tout est saint » dit Pasolini. La mystique vient de l’exil que l’amoureux s’impose, à huis clos, avec pour conséquence une émancipation de toutes les représentations de la vie humaine ordonnée. Ce livre répond à cette émancipation, à cette liberté d’une âme captive.
Angélica. Liddell Via Lucis ed Les solitaires intempestifs 25 euros.