Il faut cultiver notre jardin

12507362_1489041871405288_1722597987671770454_n

Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé.

— De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? — Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. — Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? — Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. — Te taire, dit le derviche. — Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s’était répandue qu’on venait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Pangloss, qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu’on venait d’étrangler. « Je n’en sais rien, répondit le bonhomme, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. » Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison : ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmac piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.

« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? — Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin. »

Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. — Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses…

Source : Candide de Voltaire

Voir aussi : Rubrique Philosophie,

Sur les pas de Rûmi

nahal-tadjadol

Nahal Tajadod est née en Iran. Elle descend d’une famille liée à l’histoire de son pays. Elle vient vivre à Paris en 1977, sinologue, elle a travaillé sur les relations entre l’Iran et la Chine.

Votre dernier livre « Sur les pas de Rûmi » suit les traces de ce grand poète universel…

Oui, pour faciliter la lecture des poèmes de Rûmi qui regorgent de paraboles et de références à la culture persane, j’ai choisi d’extraire 36 récits de son célèbre chant d’amour le Masnavi. Cette œuvre que l’on appelle aussi le « Coran mystique » compte six épais volumes. J’introduis aussi le personnage d’un relieur qui suit le parcours du poète et devient narrateur.

Sur quels critères avez-vous sélectionné les récits ?

Le livre est composé en trois parties qui retracent la vie et les étapes mystiques vécues par Rûmi. Je dois dire que ma collaboration avec Federica Matta qui a illustré le livre a été déterminante. Elle avait lu et apprécié mon roman  » Roumi le brûlé « . Elle est venue me voir pour travailler avec moi et elle m’a donné les mots clés en me disant simplement « étonne-moi ». Cela m’a servi de fil conducteur pour choisir les poèmes. Par exemple le premier poème est une lettre d’amour que satan envoie à dieu.

A un moment de sa vie Rûmi brise tout lien avec le monde pour suivre un derviche errant. Il fait le choix de se perdre pour exister ?

 Le soufisme est une essence sans forme. En s’identifiant totalement à l’être aimé, le derviche Shams de Tabriz, Rûmi accomplit une annihilation mystique. Il y a un passage dans le livre où le relieur frappe à la porte de Rûmi en lui disant c’est moi. La porte reste close. Il revient frapper un peu plus tard en disant c’est toi et la porte s’ouvre.

Rûmi s’émancipe de la philosophie et de la théologie, comment le situer par rapport à l’islam ?

Pour les adeptes du soufisme, plusieurs voix mènent à dieu. De son vivant, on lui a reproché son insouciance à propos du vin qu’il buvait volontiers ou de la danse qu’il pratiquait au lieu de prier. Il répond que certains sont élus et qu’une cruche de vin que l’on verse dans l’océan ne suffit pas à le contaminer. J’ai cherché à mettre en valeur sa pensée et son non-conformisme. Il est l’incarnation de tous les paradoxes. Il était poète mais son nom signifie silence. Il était fou amoureux mais provoque le départ de son aimé…

 

les sentiments et les passions de l’amour

sur-les-pas-de-rumi3C’est sous la menace de l’invasion mongole au XIIIe siècle que Rûmi (1207-1273) prend le chemin de l’exil qui le conduira à traverser la Perse d’est en ouest, de Bath, au nord de l’Afghanistan, à Konya en Turquie, où son mausolée est aujourd’hui encore vénéré par tout l’Orient. Ce ne sont pas les ravages mongols qui incitent le poète à partir mais ceux, plus brûlants encore, de l’amour, qui le pousseront à chanter les extases mystiques de sa ferveur irraisonnée pour un derviche. Et exalter ainsi sa passion pour dieu. Son amour rayonnant, et à la fois sa perte, trouvent leur expression dans le Mathnawi.

Avec Sur les pas de Rûmi, Natal Tajadod opère un choix dans l’œuvre majeure du poète soufiste pour poursuivre le dialogue entre les cultures. Cette proposition spirituelle empreinte d’une grande tolérance religieuse, s’inscrit en stricte opposition avec les théories du clash des civilisations qui nous dépossèdent de nos facultés de respect et d’altérité depuis 15 ans. Elle permettra peut-être de renouer avec les témoignages empathiques ramenés par Gérard de Nerval dans son Voyage en orient.La douceur et la maîtrise des moyens plastiques de Federica Matta qui illustrent l’ouvrage préfacé par Jean-Claude Carrière s’inscrivent pleinement dans cette démarche d’ouverture.

Le livre se compose de trois parties correspondant aux étapes de la vie de Rûmi : J’étais cru, période initiatique où le poète est un simple disciple. Je devins cuit, où il devient maître et porteur de sagesse pour les autres. Et, je fus brûlé, phase de perdition après sa séparation avec l’être aimé. Période où le maître spirituel n’est ni ceci, ni cela, mais seulement le fou mystique. L’écriture de Rûmi reste toujours très attachée à la subtilité et à la concision, pour exprimer au mieux les sentiments et les passions de l’amour. Mais ses textes restent très accessibles.  » Je lui demande :  As-tu visité ce pays ?  Il répond :  Celui qui l’a vu ne peut le montrer. Il déplie son turban et en extrait un baume qu’il applique sur sa main gercée.  Puis il saisit le creux de ma main et y verse une goutte. Elle pénètre dans ma chair. Mon corps entier tremble ». La liberté de Rûmi pour décrire les beautés de la nature et de l’amour donnent à ces poèmes un intérêt qui transcende largement leur époque.

JMDH

Nahal Tajadod « Sur les pas de Rûni », 25 euros, Albin Michel.

Voir aussi : Rubrique Iran, Rubrique  Livre Debout sur la terre,