Louis Renault et la “fabrication de chars pour la Wehrmacht”

Louis Renault présente un prototype à Hitler et Göring à Berlin en 1938 (sic) [...] Louis Renault fabriqua des chars pour la Wehrmacht. Renault sera nationalisé à la Libération.

Louis Renault présente un prototype à Hitler et Göring à Berlin en 1938 (sic) […] Louis Renault fabriqua des chars pour la Wehrmacht. Renault sera nationalisé à la Libération.

La justice peut-elle revoir l’histoire ? Impossible, s’insurge Annie Lacroix-Riz, spécialiste de la collaboration économique pendant la guerre, face à la tentative des héritiers Renault de réhabiliter la mémoire de leur grand-père. Décodage.

Le 13 juillet 2010, la Cour d’Appel de Limoges a condamné le Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane à payer 2 000 euros de dédommagements à deux petits-enfants de Louis Renault et exigé que fût retirée de l’exposition permanente une photo de l’industriel, entouré d’Hitler et Göring, au salon de l’auto de Berlin de 1939, avec cette légende :

Un dossier du Monde Magazine1, du JT de France 2 le 2 mars 2011, a donné un écho approbateur à cette décision judiciaire. Ainsi se précise une vaste entreprise de réhabilitation de Louis Renault, et avec lui, du haut patronat français sous l’Occupation, relancée depuis quinze ans par plusieurs historiens ou publicistes qui ont préféré les témoignages postérieurs à l’Occupation aux archives des années 1940-1944. Qu’en est-il ?

Le Renault d’avant-guerre

 

Louis Renault finança les Croix de Feu du colonel de la Rocque puis la Cagoule. Il prôna l’« entente » franco-allemande entre gens de bonne volonté, Hitler en tête, et combattit systématiquement l’effort de guerre qui l’avait tant enrichi durant la Première Guerre mondiale.

Il clamait désormais qu’on ne pouvait plus gagner d’argent qu’en fabriquant des véhicules de tourisme2: « les programmes de guerre ne correspondaient pas aux possibilités de nos usines», écrivit-il à Daladier en novembre 19393. Il s’entretint longuement avec Hitler le 21 février 1935 à la Chancellerie du Reich, et lui déclara : « Une guerre économique entre la France et l’Allemagne n’aurait d’avantages que pour l’Angleterre et l’Amérique4. »

Il le rencontra à nouveau en 1938 et en février 1939, et son enthousiasme pro-hitlérien grandit encore.

Louis Renault s’était entouré d’adjoints de confiance qui œuvrèrent directement à la liquidation de la République via la défaite :

  • le baron Charles Petiet, chef de ses aciéries (UCPMI), trésorier de la CGPF (ancêtre du MEDEF), organisateur de l’émeute fasciste du 6 février 1934
  • le cagoulard René de Peyrecave, « administrateur-directeur » depuis 1934 de la société anonyme des usines Renault (SAUR)
  • François Lehideux, neveu de Renault, administrateur directeur de la SAUR dès 1930, administrateur-délégué en 1934, spécifiquement chargé de la lutte antisyndicale et anticommuniste, qui conduisit en personne aux côtés du préfet de police Roger Langeron en novembre 1938 la répression militaire baptisée « évacuation » des grévistes de Renault-Billancourt accusés de « rébellion ».

En mars 1941, la section économique de l’administration militaire en France (Militärbefehlshaber in Frankreich, MBF), dirigée par le Dr Michel (section Wi), dans un de ses nombreux éloges de Lehideux (L.), reconnut les éminents services politiques rendus : « Pendant la guerre et aussi déjà depuis 1938 une propagande germanophile avait été conduite dans les syndicats ouvriers [traduction : jaunes] fondés par L. (sic) et surtout parmi les travailleurs des usines Renault5. »

Le Renault de l’Occupation

La réparation des chars pour la Wehrmacht acquise le 1er août 1940.

Louis Renault, discuta avec les Allemands depuis le début de juillet 1940 « sur la question de la réparation des chars ». Le 1er août, il signifia son acceptation formelle, étayée par une lettre « remise à la fin [d’une] conférence » commune, de réparer les chars pour la Wehrmacht « dès le 2 août ».

La réunion du dimanche 4 août à l’Hôtel Majestic, entre six Allemands, dont le chef de la division économique du MBF, et le trio français Lehideux, Petiet, Grandjean, fit le point. Son procès-verbal atteste de façon irréfutable qu’entre les 1er et 4 août 1940, Louis Renault et la direction de la SAUR agréèrent définitivement l’exigence allemande de réparation des chars pour usage allemand ; et que Lehideux, requit des Allemands « la direction allemande » de ces travaux6, seule apte à soustraire la direction française à ses responsabilités. Ainsi naquit la thèse de la « réquisition » allemande, née d’une demande française, astuce juridique si utile après la Libération.

Le 1er octobre 1940, Lehideux fut nommé « directeur responsable du comité d’organisation de l’industrie automobile » (COA) et Petiet « chef du comité d’organisation du cycle »7.

Lehideux resta sous l’Occupation, comme Peyrecave, membre du « conseil d’administration » de la SAUR dont « M. Renault », son président, continuait à détenir « une très grosse part majoritaire ». Peyrecave, « directeur général par délégation des usines Renault, » fut à l’été 1940 nommé à la commission d’armistice et affecté aux commandes allemandes à l’industrie française8.

Dès novembre 1940 Lehideux, administrateur de Renault et chef du COA, et le général von Schell, sous-secrétaire d’État et « plénipotentiaire chargé de l’automobile » (Generalbevollmächtigten für das Kraftfahrwesen, GBK), fondèrent à Berlin le « comité européen de l’automobile », cartel franco-germano-italien sous direction allemande. Louis Renault n’avait cessé depuis son entretien avec Hitler de 1935 d’appeler de ses vœux la constitution d’un « cartel européen ».

Renault et les « chars pour les Allemand »

 

 

e MBF se félicita dès le début de 1941 (et jusqu’au terme de l’Occupation) du succès des « négociations avec l’industrie allemande » de Lehideux et de son équipe du COA riche en hauts cadres de Renault. Au printemps 1941, les informateurs des services de renseignements gaullistes décrivaient des usines tournant à plein régime, requéraient des bombardements industriels pour paralyser l’appareil de guerre allemand et indiquaient les délais du prochain assaut (contre l’URSS) : « les commandes deva[ie]nt être prêtes pour le 15 juin ».

En mars, « Renault voitures de tourisme, camions, tanks » fut recensé en tête d’une liste d’entreprises « travaillant pour les Allemands »9. Une note sur l’« Industrie de guerre » d’avril 1941 exposa avec précision « que les Établissements Renault à Billancourt produis[ai]ent actuellement une série de petits tanks Renault ». Fin avril, « les Allemands [étaient] très contents du tank Renault ».La correspondance, abondante, est totalement antagonique avec les arrêtés de cours de justice de 2010 ou de 1949, et il en fut ainsi jusqu’à la Libération : en juin-juillet 1944, Renault s’imposait la firme championne « des usines souterraines » (pour surmonter les effets des bombardements) édifiées dans des « carrières aménagées à Carrières-sous-Bois (entre Maisons-Laffitte et Saint-Germain) ».

C’est le contribuable français qui dut assumer le coût des bombardements industriels – remboursés par Vichy – charge qui s’ajoutait depuis 1942 à la gigantesque contribution des frais d’occupation et du clearing10.

« La justice [n’est pas habilitée à] révise[r] les années noires »

 

Camions, tanks, moteurs d’avions, avions, bombes incendiaires, canons anti-chars, etc., toutes les pièces possibles de l’armement furent construites par Renault pour le Reich. Pour oser réduire la production de guerre à celle des tanks ou pour prétendre que Renault – comme le reste de l’industrie française – a subi, en 1940, la torture des « réquisitions » allemandes, il faut s’être dispensé de dépouiller les montagnes d’archives consultables aujourd’hui, ou avoir travesti leur sens.

Le dossier factuel des responsabilités de Louis Renault, actionnaire très majoritaire de la SAUR, et de ses collaborateurs de haut rang dans le sort de la France et dans la durée de la guerre, est accablant.

Des héritiers manifestement ulcérés que tant de pairs de Louis Renault aient pu transmettre à leurs descendants, sans encombre ou après révision judiciaire, d’énormes biens, qu’avaient encore arrondis les années 1940-1944, et les milieux économiques et politiques dirigeants, qui usent, jusqu’ici unilatéralement, de la presse écrite et audio-visuelle, prétendent faire enterrer les vérités qui se dégagent des archives, françaises et allemandes, de l’Occupation et en entraver l’accès à la population.

La Haute-Cour, comme les autres cours, traita « à chaud » les cas qui lui étaient soumis. Dès l’été 1945, elle limita à la collaboration (art. 89 et suivants du code pénal) la procédure Pétain, dont l’instruction, aujourd’hui accessible, établissait formellement la trahison (art. 75 et suivants du Code pénal), passible alors de la peine de mort. Depuis l’été 1945, les « archives [dites] de Berlin » furent, par milliers de pièces, transférées à Paris11, balayant définitivement les « mémoires de défense » et propos flatteurs des témoins à décharge.

L’appareil judiciaire français les ensevelit, lui qui avait prêté serment à Pétain (à l’exception d’un unique héros, Paul Didier) et avait été lourdement impliqué dans le soutien au régime, acceptant ou sollicitant de Vichy, parfois dès l’été 1940, des missions répressives, notamment antisémites et antiparlementaires : Me Isorni, défenseur de Pétain, le rappela avec férocité au président du tribunal, Paul Mongibeaux, et au procureur général Mornet12.

L’historien n’a pas le droit de réclamer aujourd’hui devant les tribunaux réparation pour les décisions politiques de la justice d’hier de classement des affaires de trahison et de collaboration ; mais il a celui d’établir, sur la base des sources originales consultables, les faits qu’ont largement écartés les arrêts de l’après-Libération.
Les magistrats ne sont pas habilités à se retrancher devant les arrêts pris par leurs prédécesseurs pour prohiber de facto l’exercice indépendant du « travail historique ». Ils n’ont pas à dire l’histoire ni à interdire aux historiens de la faire en toute indépendance et aux associations de résistance de la diffuser.

Le texte complet de cet article a été publié sur Politique Actu

Crédits Photo via Wikimedia Commons Raboe001 [cc-by-sa] ;

  1. du 8 janvier 2011 [?]
  2. Gilbert Hatry, Louis Renault, patron absolu, Paris, Éditions JCM, 1990, p. 352 ; l’hagiographie de Chadeau l’admettait, Louis Renault, passim, surtout chapitre 5, sur 1936-1938 [?]
  3. Archives Renault, carton 18. Lettre communiquée par  un membre de la société d’histoire du groupe Renault » à Michel Certano, qui m’en a fourni copie [?]
  4. Patrick Fridenson, « Première rencontre entre Louis Renault et Hitler », Renault-Histoire, juin 1999, pp. 8-18. [?]
  5. Note Wi II/193/41, mars 1941, AJ 40, 774, fonds du MBF dits de l’Hôtel Majestic, , AN. [?]
  6. PV de l’entretien du 4 août 1940, « Affaire Renault. Scellé 21 », 3 W 217, AN. [?]
  7. organismes créés par décret du 16 août sur le modèle allemand des Reichsgruppen, qui permirent entre autres de drainer la quasi-totalité des matières premières et des produits finis français vers le Reich [?]
  8. Note PP « sur la société des usines Renault et ses dirigeants », 6 juin 1942, BA 2135, Renault, APP, et litanie des fonds Barnaud, AN, F 37, et des fonds Lehideux de la Haute-Cour (217-234). [?]
  9. Note de X, place Maubert, Paris, 1er avril 1941, Londres 1939-1945, 300, Situation et opinion en France, dossier général, juin 1940-juillet 1941, MAE. [?]
  10. Rapport final du Wi V/2, AJ 40, 820, AN. Frais d’occupation et clearing, Industriels. [?]
  11. Correspondance entre chefs allemands en France (Paris et Vichy) et Berlin, AN, 3 W 347 à 358. [?]
  12. Lacroix-Riz, épilogues Choix et Munich, et « Les grandes banques françaises de la collaboration à l’épuration, 1940-1950 », revue d’histoire de la deuxième guerre mondiale, 1986, « I. La collaboration bancaire», n° 141, p. 3-44; « II. La non-épuration bancaire 1944-1950 », n° 142, p. 81-101. [?]

Source Owni 10/03/2011

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Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

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L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Ci-git le hollandisme, Comment Hollande prépare sa réélection face au FNPolitique de l’immigration, rubrique Société, Vertus et vices de la comédie sécuritaireCitoyenneté , Rubrique JusticeLa France déroge à la convention européenne des Droits de l’Homme, On Line Recensement des joies de l’Etat d’urgence,

Une jeunesse allemande. Du cinéma à la prise d’armes

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Jean-Gabriel Périot inviré du cinéma Diagonal à Montpellier

Avant-Première. Jean-Gabriel Périot  présente Une jeunesse allemande au Diagonal.

Remise en cause de l’autorité parentale, crise profonde de la démocratie, inégalités professionnelles criantes, chasse aux sorcières, montée de la violence, apathie des intellectuels, propagande médiatique, jeunesse oubliée, l’Allemagne des années 70 semble lointaine et proche.

Né en 1974, Jean-Gabriel Périot livre avec Une jeunesse Allemande, un regard neuf sur le mouvement d’émancipation des jeunes Allemands dans les années 60 et 70 qui débute par des revendications et se finit dans la violence révolutionnaire. A partir d’images d’archive, le réalisateur se concentre sur le parcours des membres de la RAF (Rote Armee Fraktion) plus connue en France sous le nom de « la bande à Baader ».

Jean-Gabriel Périot n’aveugle pas le rapport que son film peut entretenir avec notre époque : « Il y a des résonances évidentes. Je suis parti du passé pour tenter de comprendre cette violence, ce qui peut amener des jeunes qui ne sont pas issus d’un milieu défavorisé à commettre l’irréparable. Le film permet de faire certaines transcriptions avec ce qui se passe aujourd’hui mais c’est aux spectateurs d’opérer. Les jeunes qui l’ont vu sont étonnés par l’analyse sociétale que font les étudiants avant qu’ils ne passent à l’action, beaucoup des problèmes soulevés persistent

Le film adopte un parti pris de neutralité à l’égard de la violence, « Il y a de choses que je ne sais toujours pas sur cette histoire, je l’ai traitée comme une tragédie.» De sorte que la violence reste toujours condamnable, qu’elle soit issue du terrorisme, de la police, ou purement politique.

Autre basculement, le film révèle l’arrivée du direct à la télévision et aborde la question du pouvoir de l’image. «La jeunesse révoltée considérait que faire un film ou passer à la télé, c’était faire la révolution. Ils ont été naïfs par rapport à leurs adversaires. Comme dans la phase de radicalisation, les gouvernants n’ont pas essayé d’empêcher les actions d’être commises, il ont profité du passage à l’acte pour bouleverser une société qui n’aurait pas accepté, sans le « terrorisme », les changements sécuritaires imposés.»

JMDH

Source La Marseillaise 07/10/2015

Une jeunesse allemande Bande annonce

Voir aussi : Rubrique Cinéma, rubrique Allemagne, rubrique Rencontre,

En Allemagne, médias et personnalités s’engagent pour les réfugiés

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Après une semaine marquée par plusieurs incidents xénophobes visant les réfugiés en Allemagne, médias et personnalités se mobilisent en leur faveur, soucieux d’offrir le visage d’un pays terre d’accueil.

« Nous aidons », proclamait samedi la Une du quotidien populaire Bild, le plus lu d’Europe, qui a choisi de lancer « une grande opération d’aide » en faveur des réfugiés pour « montrer que les braillards et les xénophobes ne gueulent pas en notre nom ».

L’Allemagne fait face à un afflux sans précédent de réfugiés, l’Office fédéral en charge de ce dossier prévoyant l’arrivée de 800.000 demandeurs d’asile en 2015.

Ces arrivées et la nécessaire ouverture de centres d’accueil dans tout le pays pour y faire face se heurtent à des réactions de rejet parfois violentes, notamment dans l’Est du pays.

Incendies volontaires, menaces, agressions, ou encore manifestations, comme à Heidenau (Saxe, est), se sont succédé en Allemagne durant la semaine, conduisant Angela Merkel à visiter pour la première fois un centre de réfugiés, dans cette petite ville, théâtre de heurts entre police et militants d’extrême-droite.

La chancelière devrait revenir une nouvelle fois sur le sujet à l’occasion d’une conférence de presse, lundi.

A l’image de Bild, d’autres médias, comme l’hebdomadaire Der Spiegel ou le grand quotidien de Munich Süddeutsche Zeitung (SZ) s’engagent aussi.

Le premier proposait samedi une double couverture, la première consacrée à la « sombre Allemagne » et illustrée par une photo d’un foyer de réfugiés en flammes, la seconde montrant « l’Allemagne lumineuse » et des enfants de réfugiés lançant des ballons dans le ciel.

« C’est à nous de définir comment nous allons vivre, nous avons le choix », expliquait le magazine tandis que le SZ proposait à ses lecteurs soucieux d’agir un guide pratique pour leurs dons de vêtements, de nourriture, etc.

– « Chers réfugiés » –

« Chers réfugiés, c’est bon que vous soyez là car cela nous permet de vérifier la qualité de nos valeurs et de montrer notre respect des autres », estimait le champion du monde de foot et milieu du Real Madrid, Toni Kroos, cité dans la presse.

Comme lui, d’autres personnalités prennent position comme l’avait déjà fait Til Schweiger, star du cinéma en Allemagne, dont la maison a été placée sous surveillance après l’intrusion d’inconnus dans son jardin.

Le chanteur de rock Udo Lindenberg souhaite par exemple organiser un grand concert pour « célébrer la culture d’accueil » de l’Allemagne qui pourrait avoir lieu le 4 octobre à Berlin.

Dans un pays marqué par le souvenir de son passé nazi, cette mobilisation rappelle celles qui ont pu se produire lors d’autres incidents racistes. En 2000, l’ex-chancelier social-démocrate Gerhard Schröder avait ainsi appelé à un « soulèvement des honnêtes gens » après l’incendie d’une synagogue à Düsseldorf (ouest).

L’Allemagne est « un pays tolérant et ouvert », a encore martelé samedi le ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière, dans le quotidien Die Welt.

Dans un éditorial intitulé « Ce que nous sommes », le quotidien conservateur se voulait d’ailleurs optimiste, estimant que loin des incidents xénophobes, « la vigueur de l’engagement bénévole change le visage de l’Allemagne » qui à travers sa « culture d’accueil » est « en train de se redécouvrir ».

Ce mouvement « contribue à cette nouvelle définition du pays comme terre d’immigration », jugeait même Die Welt alors que jadis, l’Allemagne conservatrice du chancelier Helmut Kohl (CDU) refusait catégoriquement de se définir comme telle.

Un sondage publié en janvier par la fondation Bertelsmann montrait que la « culture de l’accueil » était en progression en Allemagne: 60% des sondés se disaient prêts à accueillir des étrangers, contre 49% trois ans plus tôt.

Mais l’étude relevait également que la société était encore partagée sur la question de savoir si l’immigration était une chance. Elle soulignait enfin que dans l’ex-RDA, on se montrait moins enclin à accueillir les étrangers.

Samedi, à Dresde, capitale de la Saxe (est) et berceau du mouvement islamophobe Pegida, entre 1.000 (police) et 5.000 personnes (organisateurs) réunies derrière une banderole sur laquelle on pouvait lire « Empêcher aujourd’hui les pogroms de demain », étaient venues manifester pour tenter de changer cette image.

Dans la soirée, plusieurs centaines d’entre elles se sont retrouvées à Heidenau, distant de quelques kilomètres, et ont dansé dans la rue avec les réfugiés, sous le regard d’importants effectifs policiers.

Source AFP 30/08/2015

Voir aussi : Actualité Internationale Rubrique Allemagne; rubrique  Politique de l’immigration,

Tuggener entre réalité et suggestions sceptiques

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Montpellier Photographie. A découvrir l’exposition Fabrik : une épopée industrielle 1933-1953 consacrée au photographe Jakob Tuggener au Pavillon Populaire jusqu’au 18 octobre 2015.

Par JMDH

Contraste au Pavillon Populaire de Montpellier après l’expo “La vie en Kodak de 1950 à 1970”, qui idéalisait en colorimétrie un modèle de société en pleine expansion. On traverse la vitrine du rêve américain pour toucher la réalité des ouvriers dans leur environnement professionnel avec « Fabrik : une épopée industrielle 1933/1953 », une exposition consacrée au photographe suisse Jakob Tuggener sous la direction artistique de Gilles Mora et le commissariat de Martin Gasser.

Changement de thème, d’époque, passage de la couleur au noir et blanc et retour à une ligne artistique, souvent perturbée pour ce haut lieu de la photographie d’art en province qui peine à creuser sa ligne de force en alternant radicalement les esthétiques pour ne déplaire à personne. Au même titre que les américains Brassaï et Eugène Smith, Jakob Tuggener est un photographe de terrain passionné qui a su capturer l’essence de son époque en apportant un regard libre et singulier qui le place aujourd’hui comme une référence dans l’histoire de la photographie.

L’art subjectif de dire

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Employé de l’usine allemande MFO (Ateliers de construction mécanique Oerlikon) qui tourne à plein régime mais connaît quelques problèmes d’encadrement. On attend de son travail photographique qu’il réduise le fossé entre les travailleurs et la direction. Lui ne souhaite rien moins que de rendre photographiquement tous les aspects de son usine.

Les machines, les murs de briques, les toits de zinc, attestent par leur gigantisme d’un glorieux environnement industriel. Tout fonctionne mais la dimension subjective des images de Jakob Tuggener laisse penser que les machines pourraient s’emballer à l’image des valeurs virtuelles du marché toujours en convalescence après la crise de 1929.

Quand l’artiste montre les chaînes de production, il n’omet pas de présenter les stocks de munitions qui s’accumulent en Allemagne. Sa notion du temps passe par les horloges de pointages qui nous ramènent aux hommes. A l’instar de la photo de l’affiche de l’exposition montrant Berti la coursière qui presse le pas de bon matin après que le lourd portail de l’usine se soit fermé dans son dos. Le gardien lui aura sans doute fait une réflexion sur son retard.

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Loin du réalisme socialisme, l’univers discret et onirique de Tuggener qui fut aussi réalisateur, procède par une mise en exergue des symboles proches du cinéma expressionniste.

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Une carrière sous l’angle de la passion

 

Présence du photographe dans le regard de son modèle. photo dr

Présence du photographe dans le regard de son modèle. photo dr

Jakob Tuggener débute sa vie professionnelle en tant que dessinateur industriel à Zurich. 1930-1931 il étudie à Berlin puis s’initie au graphisme, à la typographie, au dessin et au cinéma à l’école des arts et métiers en Allemagne. A son retour en Suisse, il travaille comme photographe industriel. En 1934 Tuggener achète un Leica et photographie pour la première fois le Grand Bal russe à Zurich.

Le thème du bal qui le fascine revient durant sa carrière. Il a photographié de nombreux bals en Suisse dans le Grand Hôtel de Zurich où à l’Opéra de Vienne. Il se consacre également à des sujets de la vie quotidienne et s’éprend  de la relation entre l’Homme et la machine. En 1943, Tuggener publie un essai photographique Fabrik (Usine ) relatant la relation de l’Homme dans le monde industriel des machines. Cet ouvrage le propulse dans l’avant-garde de la photographie suisse en dépit des critiques de l’époque qui rejettent son innovation artistique.

Après la Seconde Guerre mondiale ses photos sont exposées au Musée d’Art Moderne de New York et publiées dans le magazine photographie Leica. Une grande exposition rétrospective lui est consacrée en 1969 à Munich. Tuggener a développé un style poétique qui est devenu un modèle pour nombre de jeunes photographes se réclamant de la photographie subjective.

L’exposition de Montpellier puise partiellement dans les maquettes des livre Métal noir 1935-50 et Le temps de la machine 1942-51. Projets de livres que Tuggener n’est jamais parvenu à publier de son vivant. Parmi ces images, certaines seront exposées pour la toute première fois.

Au Pavillon Populaire. Entrée libre

Source La Marseillaise.

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