L’Ecole de Francfort : les ambiguïtés de la raison, entre émancipation et domination

 

Adorno Horkheimer Habermasby Jeremy J ShapiroDans le cadre du cycle de conférences : Les grands philosophes allemands : le XXe siècle de Husserl à Popper Conférence d’Olivier Tinland, maître de conférences en philosophie à l’Université Montpellier III. Mardi 8 avril à 19h à la Salle Pétrarque retour sur l’Ecole de Francfort.

Ce cycle de conférence présente tout au long de l’année  les grands philosophes de langue allemande associés à la première partie du XXe siècle : Husserl, Heidegger, Wittgenstein, l’Ecole de Francfort, Popper.

L’Ecole de Francfort constitue une galaxie intellectuelle inédite au XXe siècle, regroupement disparate d’intellectuels engagés dans la lutte contre les manifestations polymorphes de la déraison contemporaine. Ses principaux représentants Max Horkheimer (1895 – 1973) et Theodor Adorno (1903 – 1969), ont tenté de prendre la mesure du retournement dialectique de la raison moderne contre elle-même en édifiant une « théorie critique » à même d’effectuer le diagnostic critique des pathologies intellectuelles et politiques du temps présent, dans une conscience lucide des implications politiques de toute activité théorique. Leur oeuvre est inséparable du destin tragique de l’Allemagne nazie et de l’uniformisation de la culture humaine dans les sociétés libérales. Dans l’horizon de leur vision pessimiste de la modernité occidentale, ces penseurs ont su conduire l’analyse implacable d’une « dialectique des Lumières » conduisant, avec l’avènement des grands totalitarismes et de l’oppression plus insidieuse de la société de consommation libérale, à une « éclipse de la raison ». Ils ont laissé à leurs successeurs la tâche redoutable de reconstruire les conditions théoriques d’une vie démocratique non aliénée.

Entrée libre, conférence en français.
Conférence organisée par la Maison de Heidelberg en partenariat avec la Ville de Montpellier

Pour découvrir toutes les manifestations de la Maison de Heidelberg  : www.maison-de-heidelberg.org

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L’histoire secrète de la crise financière ou comment la Fed domine le monde

Harold James
De nouvelles informations apparaissent, concernant l’attitude des autorités monétaires et financières, face à la crise, en 2008. Elles montrent le rôle clé de la Fed et la marginalisation du FMI. par Harold James, Princeton

 

Le grand roman de Balzac Ies illusions perdues se termine par une tirade sur la différence entre « l’histoire officielle », qui est un « tissu de mensonges », et « l’histoire secrète » – c’est à dire la vraie histoire. Dans le temps, il était possible de cacher les vérités scandaleuses de l’histoire pendant longtemps – voire pour toujours. Plus maintenant.

 

Ceci n’est nulle part aussi apparent que dans les récits de la crise financière mondiale. L’histoire officielle dépeint la Réserve fédérale américaine, la Banque centrale européenne et les autres grandes banques centrales comme adoptant une action coordonnée pour sauver le système financier mondial de la catastrophe. Cependant, les transcriptions publiées récemment des réunions de 2008 du Federal Open Market Committee, le principal organe de décision de la Fed, révèlent que, dans les faits, la Fed a émergé de la crise en tant que la banque centrale du monde, tout en continuant à servir en premier lieu les intérêts américains.

 

Le rôle premier de la Fed

 

Les réunions les plus importantes se sont déroulées le 16 septembre et le 28 octobre – à la suite de l’effondrement de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers – et portaient sur la création d’accords bilatéraux d’échange de devises visant à assurer une liquidité adéquate. La Fed y avait décidé d’accorder des crédits en dollars à des banques étrangères en échange de devises, que la banque étrangère acceptait de racheter après une période spécifiée au même taux de change, plus les intérêts. Cela fournissait aux banques centrales – en particulier celles de l’Europe, qui faisaient face à une pénurie de dollars après la fuite des investisseurs américains – les dollars dont elles avaient besoin pour prêter aux institutions financières domestiques en difficulté.

 

En effet, la BCE a été parmi les premières banques à conclure un accord avec la Fed, suivie par d’autres grandes banques centrales de pays avancés, comme la Banque nationale suisse, la Banque du Japon et la Banque du Canada. Lors de la réunion d’octobre, quatre économies émergentes importantes « sur le plan diplomatique et économique » – Mexique, Brésil, Singapour et Corée du Sud – ont rejoint le mouvement, la Fed décidant d’établir des lignes de swap à hauteur de 30 milliards de dollars avec les banques centrales de ces pays.

 

La Fed voit d’abord les intérêts américains

 

Bien que la Fed ait agi comme une sorte de banque centrale mondiale, ses décisions ont été dictées, d’abord et avant tout, par les intérêts américains. Pour commencer, la Fed a rejeté les demandes de certains pays – dont les noms sont effacés dans les transcriptions publiées – de rejoindre le programme d’échange de devises.

 

Plus important encore, des limites furent placées sur les swaps. L’essence de la fonction de prêteur en dernier ressort d’une banque centrale a toujours été la fourniture de fonds illimités. Parce qu’il n’y a pas de limite sur la quantité de dollars que la Fed peut créer, aucun participant au marché ne peut prendre de position spéculative contre elle. En revanche, le Fonds monétaire international dépend de ressources limitées fournies par les pays membres.

 

Un changement fondamental dans la gouvernance mondiale

 

Le rôle international grandissant que la Fed joue depuis 2008 reflète un changement fondamental dans la gouvernance monétaire mondiale. Le FMI a été créé à une époque où les pays étaient régulièrement victimes des hypothèses désinvoltes des banquiers de New York, tels que l’évaluation de JP Morgan dans les années 1920 selon laquelle les Allemands étaient « fondamentalement un peuple de second ordre ». Le FMI formait une caractéristique essentielle de l’ordre international de l’après-Seconde Guerre mondiale, destinée à servir de mécanisme d’assurance universelle – qui ne pourrait pas être utilisé pour promouvoir les intérêts diplomatiques du moments.

 

Les documents de la Fed montrent la marginalisation du FMI

 

Aujourd’hui, comme le montrent clairement les documents de la Fed, le FMI est devenu marginalisé – notamment en raison de son processus politique inefficace. En effet, dès le début de la crise, le FMI, supposant que la demande pour ses ressources resterait faible en permanence, avait déjà commencé à réduire ses capacités.

 

En 2010, le FMI a mis en scène sa résurrection, se présentant comme central dans la résolution de la crise de l’euro – à commencer par son rôle dans le financement du plan de sauvetage grec. Pourtant, ici aussi, une histoire secrète a été révélée – qui met en évidence à quel point la gouvernance monétaire mondiale est devenue asymétrique.

 

La position du Fonds monétaire compliquée, face à la crise européenne

 

Le fait est que seuls les États-Unis et les pays massivement surreprésentés de l’Union européenne ont soutenu le plan de sauvetage grec. En effet, toutes les grandes économies émergentes s’y sont fermement opposées, le représentant du Brésil déclarant qu’il s’agissait d’un « plan de sauvetage des détenteurs de la dette privée de la Grèce, principalement les institutions financières européennes ». Même le représentant de la Suisse a condamné la mesure.

 

Lorsque les craintes d’un effondrement soudain de la zone euro ont donné lieu à un débat prolongé sur la façon dont les coûts seront supportés par des restructurations et des annulations de dette, la position du FMI deviendra de plus en plus compliquée. Bien que le FMI soit censé avoir priorité sur les autres créanciers, il y aura des demandes pour annuler une partie des prêts qu’il a émis. Les pays émergents plus pauvres s’opposeraient à une telle démarche, arguant que leurs citoyens ne devraient pas avoir à payer la facture de la prodigalité budgétaire de pays beaucoup plus riches.

 

 Une perte d’influence inéluctable, même en cas de changement de directeur général

 

Même ceux qui ont toujours défendu l’implication du FMI se tournent à présent contre le Fonds. Les fonctionnaires de l’UE sont outrés par les efforts apparents du FMI pour obtenir un soutien des pays débiteurs de l’Europe en exhortant l’annulation de toutes les dettes qu’il n’a pas émises lui-même. Et le Congrès des États-Unis a refusé d’approuver l’expansion des ressources du FMI – qui faisait partie d’un accord international négocié au sommet du G-20 de 2010.

 

Bien que le scandale qui a suivi la nomination d’un autre européen en tant que directeur général du FMI en 2011 soit de nature à assurer que le prochain chef du Fonds ne sera pas originaire d’Europe, la diminution rapide de l’importance du rôle du FMI signifie que cela ne changera pas grand-chose. Comme le montre l’histoire secrète de 2008, ce qui importe est de savoir qui a accès à la Fed.

 

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Harold James est professeur d’histoire à l’Université de Princeton et senior fellow au Center for International Governance Innovation.

© Project Syndicate 1995-2014

Source La Tribune 13/03/2014

Voir aussi : Rubrique Economie, Finance, rubrique Politique Politique Economique,

Les Européens en pleines négociations sur l’union bancaire

 De gauche à droite, le président de la Banque centrale, Mario Draghi, le ministre de l'économie et des finances français, Pierre Moscovici, et le commissaire européen aux affaires monétaires, Olli Rehn, lundi à Bruxelles. De gauche à droite, le président de la Banque centrale, Mario Draghi, le ministre de l'économie et des finances français, Pierre Moscovici, et le commissaire européen aux affaires monétaires, Olli Rehn, Photo Reuters François Lenoir

Les ministres européens des finances ont peu progressé à l’issue d’une première journée de discussions, lundi 10 mars à Bruxelles, pour tenter de trouver un accord définitif sur l’union bancaire avant les élections européennes de mai. Mardi, les ministres des 28 poursuivront leurs discussions mais une réunion supplémentaire pourrait être nécessaire la semaine prochaine pour boucler le dossier.

Si tel est le cas, « ce ne serait pas dramatique, nous avons encore une semaine pour parvenir à un accord », a estimé le ministre français Pierre Moscovici, tout en rappelant la nécessité d’aboutir avant le prochain sommet européen les 20-21 mars à Bruxelles. « Si nous parvenons à réduire cette semaine considérablement la liste de sujets ouverts (…), nous avons la possibilité de tenir le calendrier qu’avaient fixé les chefs d’Etat et de gouvernement et que les citoyens européens ont le droit d’attendre de nous », a renchéri Michel Barnier, le commissaire européen en charge des services financiers.

Lire le décryptage : L’ambitieuse réforme des grandes banques européennes de Michel Barnier

Un accord sur l’union bancaire doit être trouvé pendant la mandature du Parlement européen, dont la dernière session plénière a lieu en avril. Mais les positions du Parlement et de certains Etats, notamment l’Allemagne, restent très éloignées. Une réunion du Parlement et du Conseil, qui représente les Etats, est prévue mercredi sur ce sujet.

Lire : L’adoption du projet d’union bancaire menacée par les différends entre les Etats et le Parlement européens

MODALITÉS DU FONDS DE RÉSOLUTION DES CRISES

Lundi, les discussions ont donc porté sur le second pilier de l’union bancaire : le mécanisme unique pour l’ensemble de la zone euro, dit « de résolution », qui permettra de procéder à la mise en faillite ordonnée des banques en difficultés. Le premier pilier, qui entrera en vigueur à la fin de l’année, consiste en un mécanisme unique de supervision du secteur bancaire de la zone euro, confié à la Banque centrale européenne. L’ensemble de cette architecture vise à faire en sorte qu’à l’avenir, les contribuables ne soient plus obligés de payer pour sortir le secteur bancaire d’une possible nouvelle crise.

Lire le récit : Si l’union bancaire m’était contée

Les ministres des finances et des représentants du Parlement européen ont notamment discuté lundi soir du fonds qui accompagnera le mécanisme de résolution et sera abondé par les banques. Il doit reposer sur un accord intergouvernemental entre pays participants. « Nous avons fait des progrès mais je ne peux entrer dans les détails », a indiqué le ministre néerlandais, Jeroen Dijsselbloem, par ailleurs patron de la zone euro.

« CERTAINES POSITIONS BOUGENT PEU »

Mardi, les ministres des Vingt-huit poursuivront leurs discussions, notamment sur le rythme auquel ce fonds devra être abondé : les Etats prévoyaient jusqu’ici une période de dix ans, jugée trop longue par le Parlement. « Sur le rythme de mutualisation du fonds, l’option qui a été préférée est celle de huit ans mais il n’y pas d’accord » à ce stade, a précisé M. Moscovici lors d’une conférence de presse. Les ministres devront aussi discuter de la possibilité que le fonds puisse emprunter et des modalités de prise de décision en cas de « résolution ».

S’ils parviennent à s’entendre mardi, la présidence grecque de l’UE tentera ensuite de finaliser mercredi un accord politique avec le Parlement européen, ouvrant la voie à une adoption formelle du texte lors de la session d’avril à Strasbourg. Mais ce scénario semble désormais « un chouïa prématuré », selon M. Moscovici, concédant que « certaines positions bougent peu ».

Fin février, le ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble, avait exclu la possibilité qu’un accord sur les règles de résolution bancaire puisse être trouvé dans l’immédiat. « Nous trouverons [une solution] dès que cela sera nécessaire, pas avant », avait-il affirmé.

Source : Le Monde AFP 11/03/2014

Ramon Fernandez : « L’union bancaire est une nécessité absolue »

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Quatre questions à Ramon Fernandez, directeur général du Trésor

Décideurs. Quelles sont les failles que la crise a révélées dans la régulation financière ?
Ramon Fernandez. Un certain nombre d’entités passaient sous le radar de la supervision. Les fonds propres des banques et des compagnies d’assurance étaient parfois de qualité discutable. Les risques de liquidités étaient insuffisamment pris en compte par les régulateurs. La transparence sur les marchés était trop limitée. Enfin, les incitations étaient parfois inadéquates et insuffisamment tournées vers le long terme. Une série de réformes a été menée à bien afin de réguler l’ensemble des acteurs mais aussi de protéger les contribuables.

Décideurs. Quelles sont les grandes réformes mises en place dans le secteur bancaire ?
R. F. Renforcer la résilience des banques et leur capacité à faire face aux crises s’est imposé comme une nécessité. Des mesures fortes ont été prises. S’agissant des vingt-neuf banques identifiées au niveau mondial par le Conseil de stabilité financière – dont quatre françaises– on estime que l’effort aura permis d’augmenter de deux cents milliards d’euros leurs fonds propres.

Le second volet des réformes concerne la mise en place de régimes de résolution qui permettent de gérer les crises bancaires de manière mieux ordonnée. Dans quelques années, on en verra la déclinaison en Europe puis en France, notamment sur la définition d’une capacité d’absorption des pertes qui est un des sujets discutés aujourd’hui au niveau international.

Enfin, l’adoption fin 2013, en Europe, de la directive BRRD portant sur le sauvetage des banques fixe les règles de bail-in applicable en cas de mise en résolution d’une banque. Ces évolutions ne se sont pas encore traduites de manière perceptible dans le coût de financement des banques mais l’entrée en vigueur de ces textes en 2016 devrait sensiblement changer la donne.

Décideurs. Pourquoi l’union bancaire est-elle indispensable ?
R. F. L’idée de l’union bancaire est née de la nécessité absolue de casser la boucle entre le risque bancaire et le risque souverain. Les gouvernements de la zone euro se sont dit qu’il fallait pour cela pouvoir soutenir les secteurs bancaires par des interventions directes dans le capital des banques sans passer par les États. L’idée était de permettre au Fonds européen de recapitaliser directement les banques. Mais pour avaliser ce process, il fallait mettre en place un dispositif de supervision centralisé en Europe qui justifierait qu’en cas d’échec le contribuable européen soit appelé à recapitaliser directement des banques. Nous avons donc construit ce superviseur unique.

Décideurs. Quand le superviseur unique sera-t-il opérationnel ?
R. F. Théoriquement en novembre prochain. Avant cela, il y aura un exercice d’évaluation des actifs bancaires et un stress-test très ambitieux. Cet exercice permettra de définitivement faire la transparence sur les bilans bancaires en Europe. Nous avons pour mission de terminer la mise en place d’un mécanisme de résolution unique avec un fonds dédié qui sera le pendant de ce dispositif de supervision. Les discussions sont en cours avec le Parlement européen. D’ici le mois d’avril, nous espérons parvenir à un accord définitif qui mettra en place le mécanisme de résolution unique.

En moins de deux ans, les Européens auront donc mis en place un dispositif centralisé de supervision et de résolution de l’ensemble des banques européennes. C’est une réforme d’une ampleur considérable comparable aux premiers pas de la construction de l’Union européenne dans les années 50 avec la mise en place de la Communauté énergétique du charbon et de l’acier.

Source : Décideurs stratégie finance droit 10/03/2014

Rubrique UE, rubrique Finance; rubrique Politique Politique économique, Une dépréciation de l’euro ne profiterait pas à tous,

Berlin, années 1930

Georges  Grosz L'hommage à Oskar Panizza (1917-1918)

Longtemps, la littérature allemande a méconnu le monde de la ville, lui préférant la Heimat, synonyme de campagne et d’idylle. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que des écrivains tels qu’Alfred Döblin, Thomas Mann ou Bertolt Brecht fassent vraiment entrer la ville dans la littérature, relayés dans le domaine de la peinture par des artistes comme George Grosz et Otto Dix.

Berlin, devenue capitale de la première République allemande, au lendemain de la défaite de 1918, occupe naturellement la première place ; mais, la menace du IIIe Reich se précisant, les écrivains en viennent à voyager de plus en plus, et Paris, Marseille et Nice, lieux de refuge ou d’exil, seront aussi l’objet de descriptions et d’évocations souvent publiées sous forme de reportages pour les journaux auxquels ils collaborent. Ainsi, l’essayiste Siegfried Kracauer (1889-1966) écrivait pour la Frankfurter Zeitung, et le romancier Joseph Roth (1894-1939), éternel exilé allant d’hôtel en hôtel, connut d’abord la gloire comme chroniqueur pour divers journaux allemands et autrichiens.

« Une confusion bien ordonnée ; un arbitraire exactement planifié ; une absence de buts sous une apparence de finalité. Jamais encore autant d’ordre n’a été appliqué au désordre (1). » C’est ainsi qu’en 1930 Roth appréhende Berlin, symbole à ses yeux d’une histoire allemande marquée par la déchirure. Fascinante et repoussante, la capitale concentre toutes les tares et toutes les qualités d’un intermède démocratique fulgurant mais fragile. La même année, Kracauer va visiter les bureaux de placement berlinois où s’entassent les chômeurs et où « l’attente devient une fin en soi (2) ». On vient ici pour échapper à la solitude, comme on va dans les cabarets et les cafés « où tu sembles le protagoniste sans vie d’époques délaissées ».

L’un et l’autre s’attachent à dresser le portrait d’une ville frémissante qui va bientôt devenir le chaudron de la barbarie. Kracauer est subtil et parfois sentencieux ; Roth est l’homme qui regarde et raconte ce qu’il voit, quitte à cogner. Mais, chacun à sa façon, ils déploient le panorama d’un univers où une beauté à la Blaise Cendrars se niche au creux des dangers. « Un voyage en métro est parfois plus riche d’enseignements qu’un voyage sur les mers ou dans des pays lointains », écrit Roth. On peut regretter que ces textes soient classés par thèmes et non par ordre chronologique, ce qui aurait donné l’épine dorsale d’une réflexion portée par l’histoire.

C’est à l’histoire, précisément, que les Cahiers de l’Herne, qui ont compris l’importance de l’enjeu, donnent le primat dans leur numéro consacré à Walter Benjamin : le volume « s’organise autour de l’interrogation sur les matériaux biographiques et historiques avec lesquels [Benjamin] a façonné sa pensée », comme l’écrit Patricia Lavelle dans son introduction (3). Archétype du promeneur urbain comme Jean-Jacques Rousseau le fut du promeneur bucolique, Benjamin (né en 1892) se situe à la charnière entre littérature et philosophie. Plus abstrait que les deux auteurs précédents, parfois même confus dans ses démonstrations, il aime avancer parmi les ombres grises de notre planète, et c’est dans le cinéma qu’il reconnaît le mieux ce théâtre des ombres, symbole de l’urbanisation universelle, miroir des grands bouleversements. Comme son ami Kracauer, auteur du fameux De Caligari à Hitler, Benjamin s’attache à déchiffrer le cinéma ; mais, pour lui, celui-ci ne répond pas à un simple besoin de distraction.

Ses effets de choc sont une adaptation de l’homme aux dangers qui le menacent, concentrés dans les métropoles ; et peut-être l’homme s’est-il trop adapté, abdiquant ainsi sa capacité de résistance. Benjamin s’est suicidé à Portbou, petite ville espagnole proche de la frontière française, le 26 septembre 1940. Deux ans auparavant, il avait commencé une admirable étude sur Paris intitulée Passages.

Pierre Deshusses

(1) Joseph Roth, A Berlin, Les Belles Lettres, Paris, 2013, 224 pages, 13,50 euros.

(2) Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs, Les Belles Lettres, 2013, 216 pages, 13,50 euros.

(3) Walter Benjamin, L’Herne, coll. «  Cahiers de l’Herne  », Paris, 2013, 392 pages, 39 euros.

Source Le Monde Diplomatique Février 2014

Voir aussi : Rubrique Littérature, littérature Germanique, Rubrique Histoire,

Lou Marin :  » Il y a une sous estimation de la pensée libertaire de Camus »

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin est un chercheur allemand militant engagé dans le réseau des libertaires non–violents. Résidant à Marseille depuis une quinzaine d’année il a rassemblé l’intégralité des textes écrit par Albert Camus dans les revues libertaires en France et dans le monde. Le fruit de son travail a été publié en 2008 par Egrégores éditions, une petite maison marseillaise mais cet ouvrage est passé quasiment inaperçu. Il vient d’être réédité par les éditions montpelliéraines Indigène dirigé par Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou qui en a signé la préface. Lors de la présentation de l’ouvrage qui vient de se tenir à la librairie Sauramps en présence de l’auteur, J-P Barou s’est insurgé de l’impasse que font les grand médias sur cet ouvrage reçu avec un peu d’agacement par les maîtres à penser du monde intellectuel et médiatique français. Rencontre avec Lou Marin.

Qu’est ce qui vous a poussé à entreprendre ce travail sur Camus auquel vous vous êtes attelé durant vingt ans ?

Cette entreprise est liée à mon parcours personnel de militant au sein du mouvement anarchiste non-violent en Allemagne. En France, ce mouvement est assez méconnu. Il a été occulté par les actions de la Fraction armée rouge, or le mouvement non violent est une vieille tradition. On trouve trace de cette philosophie dès le XVIème siècle dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Au XIXème des gens comme Proudhon pensaient que la révolution sociale pouvait être atteinte pacifiquement. J’ai collaboré à des journaux comme le Graswurelrevolution et je me suis engagé dans le combat antinucléaire.

Nous avons mis en oeuvre des stratégies non-violentes nouvelles, celle par exemple, de ne pas s’attaquer au coeur du système nucléaire mais à ses infrastructures en s’en prenant au convoi de déchets nucléaires ou en coupant des pylônes électriques construits par les nazis. Détruire du matériel reste une action non-violente car cela ne produit pas de douleur. Nous avons beaucoup d’influence en Allemagne et aussi des résultats avec la fin du nucléaire programmé à échéance 2021.

La notion de discours est importante. Sur ce point on pourrait nous situer entre Bakounine et Ghandi. Mais nous étions à la recherche de revendications actuelles et modernes. Camus a fondé sa pensée à l’épreuve du quotidien. Il a traversé les catastrophes du XX e siècle, il s’est demandé comment est-ce possible qu’une civilisation soit devenue aussi barbare en partageant ce questionnement avec les anarchistes. L’analyse de sa révolte est utile aux militants qui luttent aujourd’hui pacifiquement partout dans le monde.

Cette question de la violence et de la non-violence reste au coeur de ses préoccupations ?

Il y a une conjugaison entre violence et non-violence chez Camus. Dans une auto-interview (1) il écrit : « La violence est inévitable et je ne prêcherai pas la non-violence », ce qu’il fera finalement dix ans plus tard. En 1942-1943 il observe à Chambon-sur-Lignon l’accord non-violent que passe la population du village pour le sauvetage des juifs. Cela le touche profondément. En même temps il ne souhaite pas que le pacifisme aille trop loin dans les compromissions pour éviter les conséquences qui mènent à la collaboration.

En 1958, il soutient les objecteurs de conscience en Algérie où il constate que la lutte armée échoue là où la non violence réussit.

Camus est aussi très lié à l’Espagne où il défend la cause des libertaires…

Pour lui c’est avant tout une question de moralité en tant que résistant. A la fin de 1944, de Gaule reconnaît le franquisme alors que pour Camus la guerre n’est pas finie sans que l’Espagne soit libérée. Cette position l’oppose également aux alliés, notamment à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qui ont récupéré les troupes franquistes dans le cadre de la guerre froide. Camus trouve ses amis parmi les 500 000 réfugiés espagnols qui subissent la rétirada. Il s’insurge au côté des anarchistes syndicalistes contre l’ONU lorsque l’Unesco reconnaît l’Espagne de Franco.

camus-idgL’objet de votre ouvrage réhabilite la pensée libertaire de Camus Pourquoi a-t-elle été sous-estimée ?

A son époque Camus était un ovni parce qu’il était  à la fois antimarxiste et anticapitaliste, ce qui était inconcevable dans les années 50. Aujourd’hui, ce phénomène me paraît inexplicable. Alors que les essais sur son œuvre abondent et ont mobilisé plus de 3 000 universitaires, philosophes, hommes et femmes de lettres. Personne n’expose cet aspect de sa pensée. Il y a une sous-estimation du militantisme libertaire qui a bénéficié d’une continuité de pensée jusqu’en 68, avant de s’évanouir dans un grand vide. Le mouvement libertaire est jugé sans importance dans le milieu philosophique.

Il n’y a pas de respect pour ceux qui ont pris L’homme révolté en tant qu’oeuvre philosophique. Je crois que le monde libertaire qui milite dans les mouvement sociaux a un but. Ce n’est pas le cas des chercheurs qui ne font pas le lien entre un principe et sa réalisation sociale. Leur but est avant tout égocentrique. Il s’agit d’avoir du renom.

Ne pensez-vous pas que nous sommes plus mûrs aujourd’hui pour saisir cet aspect de sa pensée ?

Il y a certainement un renouveau d’intérêt pour la pensée libertaire. Camus a écrit une phrase comme : « La propriété c’est le meurtre », ce qui prend une certaine résonance quand les ouvriers se suicident sur leur lieu de travail. Sarkozy voulait le transférer au Panthéon ce qui est fort de café pour un antinationaliste.

Tous les droits que nous avons dans une société n’émanent pas de la société. Ils viennent d’en bas. L’État a pour fonction de les arrêter et de les faire reculer lorsqu’il n’y a pas de résistance pour les conduire vers l’extrême droite. »

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

(1) Défense de l’Homme n°10, juin 1949

Albert Camus écrits libertaires, Indigène éditions, 18 euros.

Source : La Marseillaise 18/11/2013

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