Pierre Pranchère et l’Amiral Michel Debray appellent la France à sortir de l’OTAN

otan-2À l’initiative du président Hollande, un projet de loi prépare le retour de l’ avec le stationnement sur notre sol de forces militaires étrangères membres, 50 ans après en avoir été exclues par le général .

Le président de la République, bafouant les principes établis au nom de la France, de 1958 à 1966 pour sa sortie de du commandement intégré de l’OTAN, a soumis au conseil des ministres du 4 janvier 2016 un projet de loi qui autoriserait le retour sur notre sol de forces militaires étrangères sur décision des Etats-Unis, véritable maître de l’OTAN.

Le général de Gaulle dès son accession à la présidence de la République en janvier 1959 a multiplié les démarches et pris les décisions afin que la France rétablisse sa souveraineté et son indépendance, ce qui fut réalisé en mars 1966.

Le texte prévoit, s’il est adopté par le parlement, l’adhésion de la France à un protocole datant de 1952 qui définissait « le cadre juridique du stationnement des quartiers généraux de l’OTAN et de leurs personnels au sein des pays de l’alliance ».

Ce protocole de 1952 induisait la présence de 28000 militaires américains qui paradaient sur notre sol 21 ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Ils occupaient principalement des bases aériennes, comme à Déols près de Châteauroux, tout en narguant les autorités et la population.

Dans cette période où l’impérialisme américain avait déjà fait de l’OTAN son arme de guerre, le président de Gaulle développa sa politique étrangère selon les principes de souveraineté et d’indépendance qu’il avait mis en œuvre.

Nous avons évoqué en commémorant en 2013 le 70ème anniversaire de la victoire de l’ soviétique à Stalingrad, qui fut le tournant décisif de la Seconde Guerre Mondiale, la visite du général de Gaulle à Moscou du 20 au 30 juin 1966. Ce dernier, se souvenant de 1944 où il avait vu la grande Russie«… tendue dans l’esprit guerrier qui allait assurer sa victoire et, pour une très large part, celle de la France et de ses alliés », clôtura sa visite par la signature d’une déclaration bilatérale qui donna une impulsion considérable à une coopération multiforme, le domaine spatial en témoigne encore.

Le 1er septembre 1966, le président de Gaulle prononça un discours à Phnom Penh au Cambodge en présence de 100 000 personnes. L’impérialisme américain installé au Vietnam du sud se distinguait par l’utilisation massive du napalm et les bombardements aériens, c’est ce que mettait en cause le président français en ces termes : l’escalade américaine « de plus en plus étendue en Asie, de plus en plus proche de la Chine, de plus en plus provocante à l’égard de l’Union Soviétique, de plus en plus réprouvée par nombre de peuples d’Europe, d’Afrique, d’Amérique latine, et, en fin de compte menaçante pour la paix du monde ».

La réintégration en décembre 1995 de la France au comité militaire et au conseil des ministres de l’OTAN fut qualifiée par l’historien Paul-Marie de la Gorce de « retour honteux de la France dans l’OTAN ». La réintégration fut complétée en 2009 sous la présidence de Sarkozy, ramenant la France à la situation antérieure à 1966.

La décision de Hollande de démolir l’œuvre de De Gaulle en ce domaine, tout comme la mission impérative qu’il a donnée à son gouvernement Valls-Macron de déclencher une guerre totale contre ce qu’il reste des conquêtes sociales et démocratiques émanant du Front populaire et des fondamentaux du programme du Conseil National de la Résistance, illustre le caractère ultra réactionnaire d’une politique sociale-impérialiste.

La 4ème conférence nationale du des 14 et 15 mars 2015 a constaté avec raison que le parti socialiste est bien « irréversiblement enchaîné à la « construction » européenne, à l’OTAN et à la gouvernance capitaliste mondiale (FMI, UE, OMC) ».

Ce projet de loi Hollande, honteux et antinational, nouvelle soumission aux Etats-Unis, mérite la poubelle de l’histoire, il doit être rejeté par les députés et les sénateurs qui en seront bientôt saisis.

Il éclaire l’urgence pour la sécurité de notre pays de sortir de l’OTAN qui réalisa avec le concours de la CIA le coup d’Etat des néo-nazis-fascistes de la place Maïdan à Kiev dont un des leaders fut reçu à l’Elysée. La soi-disant  « Europe de la paix » a été transformée par l’OTAN en « Union Européenne militariste » pouvant conduire à une troisième guerre mondiale.

La sortie de l’OTAN devra s’accompagner du retrait de la France de l’Euro, de l’Union Européenne et des organismes déjà cités, FMI et OMC, qui assurent la dictature internationale des marchés financiers et menacent la paix et la démocratie.

Michel DEBRAY
Vice-amiralAncien commandant de l’Aviation embarquée et du groupe des porte-avions
Ancien président de l’Institut Charles de Gaulle

Pierre PRANCHERE
Ancien Résistant Ancien député à l’Assemblée Nationale Député honoraire au Parlement EuropéenPrésident de la commission Internationale du Pôle de Renaissance Communiste en France (PRCF)

Source : Arrêt sur l’info 02/04/2016

Voir aussi : Actualité Internationale ,rubrique Politique Politique Internationale, rubrique  Défense, rubrique Europe,

Quand Poutine siffle la fin de la partie

Vladimir Poutine, le 15 mars 2016 à Moscou. Maxim Shipenkov/ AFP

Vladimir Poutine, le 15 mars 2016 à Moscou. Maxim Shipenkov/ AFP

Il se retire aussi brutalement qu’il était intervenu, sans crier gare, menaçant de bouleverser la nouvelle donne pourtant par lui créée le 30 septembre 2015. Mission accomplie ? Cela ne serait pas sans rappeler fâcheusement la banderole déployée à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln un certain 1er mai 2003 par un George W. Bush ivre de sa victoire, croyait-il, en Irak.

Depuis l’annonce faite à Moscou avant-hier lundi, les chancelleries de par le monde et les salles de rédaction bruissent de suppositions allant des plus farfelues aux plus mesurées. Dans la liste non exhaustive, on retrouve ainsi une foultitude d’analyses propres à donner le vertige. Le camarade Vladimir Vladimirovitch, nous dit-on, serait rassuré sur le sort de Bachar el-Assad, désormais rétabli dans son fauteuil hier encore branlant (on dit merci qui ?) ; il s’agirait d’une traduction de l’inquiétude du Kremlin face à la dégringolade de l’économie (coût de l’engagement sur les bords du Barada : 3 millions de dollars par jour); d’un coup de pouce donné aux négociations de Genève, fruit d’une partition à quatre mains interprétée sans à-coups – pour l’instant du moins – par les Américains et les Russes ; donc, par voie de conséquence, d’un rappel à l’ordre adressé à Damas où, samedi dernier, Walid Moallem s’imaginait en mesure de définir la ligne rouge à ne pas dépasser.

Pour peu que l’on veuille se reporter aux lectures faites il y a vingt-deux semaines, il est loisible de constater que, oui, le Kremlin est parvenu à faire entendre sa voix dans la cacophonie qui peu à peu s’installait dans la région, avec un Barack Obama toujours en proie à ses doutes, un Daech en pleine indigestion de territoires engloutis à une allure stupéfiante, des oppositions réduites à de ridicules crêpages de chignon alors même que l’ours alaouite gardait presque intacte sa peau, que Recep Tayyip Erdogan prenait des postures de nouveau sultan d’un empire même pas naissant et que le régime saoudien croyait voir se dessiner les contours d’une Syrie enfin débarrassée du dernier tyran de la région. Avouons que cela commençait à faire désordre.

À Damas, on semble avoir opté pour une inhabituelle souplesse. La décision (du retrait) a été prise en coordination avec nous, a cru pouvoir rappeler l’inénarrable ministre de l’Information, Omran el-Zohbi, tandis que sur les bords du lac Léman où il dirige la délégation de son pays aux pourparlers, Bachar el-Jaafari qualifiait de « positive et constructive » la décision russe.

Presque au même moment, Moscou jugeait indispensable d’apporter quelques retouches après la décision prise lundi. Nous allons maintenir sur place nos systèmes de défense antiaérienne les plus modernes afin d’assurer la protection efficace du contingent appelé à rester en Syrie, affirmait Serguei Ivanov, chef de l’administration présidentielle, dans une claire allusion à la batterie de missiles sol-air S-400 extrêmement sophistiquée installée dans la région de Lattaquié après l’incident dans lequel des chasseurs de la base d’Inçirlik avaient abattu un appareil SU-24M qui s’était aventuré dans l’espace aérien turc. Grâce à ces engins de mort d’une portée de 400 kilomètres, la Russie contrôle maintenant une zone aérienne englobant, outre la Syrie, le Liban, Chypre et bien entendu Israël.

Les états-majors occidentaux savent pertinemment que, retrait ou pas, l’artillerie et l’aviation russes sont en mesure à tout moment de reprendre leurs pilonnages des zones contrôlées par les ennemis du régime. Elles disposent pour cela d’une base aérienne à Hmeimine et d’un centre naval à Tartous, dans le Nord-Ouest.

Ces dernières installations sont classifiées de « point d’appui matériel et technique ». La machine de guerre russe peut compter en outre sur les bâtiments de sa flottille basée en mer Caspienne qui a fait ses preuves il y a plus de quatre mois, quand quatre de ses navires ont tiré avec une précision stupéfiante 26 missiles Kalibr-NK, qui ont détruit 11 cibles ennemis.

Histoire de prouver qu’elle peut être d’un redoutable sens de l’organisation lors d’un déploiement tout autant que lors d’un retrait, l’intendance russe a entrepris dès mardi de rapatrier la majeure partie de l’armement installé en territoire syrien. À cet effet, les gros transporteurs Iliouchine 76 et Tupolev-154 ont été mis à contribution pour retirer ces forteresses volantes du XXIe siècle que sont les bombardiers SU-34. Le reste devrait suivre avec la même célérité et la même efficacité, deux qualités qui ont suscité l’étonnement d’un Pentagone surpris de constater à quelle vitesse la machine de guerre russe s’est adaptée aux nécessités de l’ère moderne.

Pendant que quelqu’un doit réfléchir, en ces heures, sur le malheur qu’il y a à se retrouver entre les épées de deux grands. C’est Bachar el-Assad.

Christian Merville

Source L’Orient du Jour 16/03/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Moyen Orient, Syrie, rubrique Russie, On line Guerre en Syrie, an V : Pour quoi, pour qui et comment ?)

Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

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L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Ci-git le hollandisme, Comment Hollande prépare sa réélection face au FNPolitique de l’immigration, rubrique Société, Vertus et vices de la comédie sécuritaireCitoyenneté , Rubrique JusticeLa France déroge à la convention européenne des Droits de l’Homme, On Line Recensement des joies de l’Etat d’urgence,

Etat de siège, finis tes carottes.

– C’est la guerre !

Mon père a claqué la porte d’entrée. Il a crié ces mots sans enlever son manteau. Il a répété  » la guerre  » sur le seuil de chaque pièce. Le salon, la salle à manger. Nous étions dans la cuisine, ma mère et moi.

– C’est la guerre.

Mon père, immense, occupant tout le chambranle. J’épluchais trois carottes, ma mère préparait un poireau.

-Qu’est-ce que tu racontes ?

Il l’a regardée, sourcils froncés. Ma mère et ses légumes. Il était mécontent. Il annonçait la guerre, et nous n’avions qu’une pauvre soupe à dire.

– Ce que je raconte ?

Geste brusque. Le journal est tombé sur la table, au milieu des épluchures.

 » Coup de force militaire à Alger  » titrait France Soir, publiant les photos de trois soldats.     » Les militaires rebelles proclament l’état de siège. »

J’ai regardé le titre à l’encre noire, mon père, ma mère.

– C’est la guerre, maman ?

Ma mère a plié le journal et l’a posé sur l’évier.

– Finis tes carottes.

– C’est ça, finis tes carottes, s’est moqué mon père.

Elle grattait la terre du poireau, coupait ses racines à petits gestes secs, découpait le blanc en fine rondelles. Moi je râpais les légumes avec un économe. Et lui nous observait.

– C’est tout ce que tu apprends à ton fils ? La cuisine ?

Ce dimanche 23 avril 1961, j’étais un enfant. Né douze ans, un mois et six jours plus tôt. Je préparais la soupe de la semaine avec ma mère et baissais la tête devant mon père.

Sorj Chalandon

Sorj Chalandon

Extrait de Profession du père, son dernier roman paru aux Editions Grasset.

Voir aussi : Rubrique Livres, Lecture, littérature française, Rubrique Rencontre, Sorj Chalandon,

Japon. Une Constitution pacifiste en péril

Les forces de défense de la navy japonaise

Les forces de défense de la navy japonaise

Mobilisation populaire contre le projet militariste de M. Abe Shinzo

Soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, nul ne pouvait imaginer une telle mobilisation des Japonais — des plus âgés, qui ont vécu la guerre, jusqu’aux plus jeunes, qui n’ont même pas vu la chute du mur de Berlin. Refusant le « coup d’Etat parlementaire » du gouvernement de M. Abe Shinzo, ils manifestent devant la Diète tous les jours depuis plus d’un an, y compris cet été, en pleine canicule. Rien que le 18 juillet dernier, plus de cent mille personnes sont descendues dans la rue.

Le premier ministre veut faire passer un projet de loi sur la sécurité qui autorise les Forces d’autodéfense (le nom officiel de l’armée) à participer à des opérations extérieures — ce qu’il appelle l’« autodéfense collective » — dans deux cas : quand le Japon ou l’un de ses alliés est attaqué et quand il n’existe pas d’autre moyen de protéger le peuple (1). Pourtant, la Constitution japonaise affirme, dans son article 9 : « Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre ce but, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’Etat ne sera pas reconnu. » C’est ce droit que le gouvernement Abe veut rétablir. Mais la Constitution ne peut être modifiée qu’avec les deux tiers des voix de chacune des chambres de la Diète (Chambre des représentants et Chambre des conseillers), approbation qui doit elle-même être obligatoirement suivie d’un référendum. Ce dernier serait impossible à remporter aujourd’hui, tant la population reste traumatisée par la guerre.

M. Abe ne s’est pas attaqué directement à l’article 9. Au cours de son premier mandat, il a cherché à obtenir une plus grande souplesse parlementaire en modifiant l’article 96, afin de pouvoir faire adopter des « amendements constitutionnels » à la majorité simple. Ayant échoué, il s’est lancé dans une « réinterprétation » de l’article 9, exposée dans le projet de loi sur la sécurité et qui conduit à son abrogation de fait. C’est « une trahison de la Constitution et une trahison de l’histoire », estime le constitutionnaliste Higuchi Yoichi, traduisant l’opinion de la majorité des juristes : selon une enquête de Nippon Hoso Kyokai (NHK), le groupe public audiovisuel, 90 % des juristes de droit public interrogés en juin dernier jugeaient « anticonstitutionnel » le projet d’autodéfense collective (2).

Malgré l’opposition suscitée, y compris dans les rangs du Parti libéral-démocrate (PLD), le parti du premier ministre, le texte a été approuvé par la majorité de la Chambre des représentants le 16 juillet dernier. Même si celle des conseillers vote différemment, ou si elle ne vote pas dans les soixante jours, c’est-à-dire d’ici au 14 septembre, le projet pourrait être adopté à la majorité des deux tiers par la Chambre des représentants, qui a le dernier mot (3). M. Abe a prolongé la session parlementaire jusqu’au 27 septembre. Mais son impopularité n’a jamais été aussi grande. Selon un sondage effectué à la fin de juillet par le journal économique Nikkei Asian Review, 57 % des personnes interrogées sont contre l’adoption du projet de loi sécuritaire en session parlementaire ordinaire (26 % y étant favorables) et 50 % désapprouvent l’ensemble de la politique du premier ministre (contre 38 % qui l’approuvent) (4).

L’ampleur du rejet et la ténacité des protestations rappellent les manifestations de 1960 contre la ratification du traité de sécurité (et de renforcement du poids militaire) américano-japonais, concocté par le premier ministre d’alors, Kishi Nobusuke. Celui-ci, qui fut contraint à la démission, n’était autre que le grand-père de M. Abe… Toutefois, la forme comme la nature de la contestation actuelle diffèrent à plusieurs égards. Celle-ci rassemble la population dans sa diversité, tant à Tokyo que dans les autres grandes villes, alors que la lutte des années 1960 était menée essentiellement par des groupes d’étudiants, et notamment par la Zengakuren (Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiante), souvent appuyés par les partis d’opposition et par les grands syndicats. De plus, ces mouvements affrontaient fréquemment les forces de l’ordre, et beaucoup dans leurs rangs croyaient aux lendemains qui chantent, au socialisme.

A l’inverse, les manifestants d’aujourd’hui sont non violents, soucieux de démocratie, et ils multiplient les formes de contestation : percussions, déguisements et slogans en tout genre. Ils se battent aussi bien contre le contenu du projet de loi que contre la façon dont le pouvoir veut l’imposer. Traumatisés par l’accident nucléaire de Fukushima du 11 mars 2011, précarisés dans leur vie quotidienne, ces jeunes forment une génération pour laquelle « il n’y a pas d’avenir heureux », comme nous l’explique M. Okuda Aki, l’un des principaux membres du très actif réseau Action étudiante urgente pour la démocratie libérale (Students Emergency Action for Liberal Democracy, SEALDs).

Beaucoup inscrivent cette loi sécuritaire dans le projet de société du premier ministre, ce que M. Abe nomme « le beau Japon », pour reprendre le titre de son livre (5) : nouvelle loi fondamentale sur l’éducation, avec une forte connotation nationaliste insistant sur « l’amour du pays natal » ; loi de « protection des secrets d’Etat » de décembre 2013, qui restreint la liberté au nom de la lutte contre les « ennemis de l’intérieur » (6)…

En somme, le premier ministre veut réaliser le vieux rêve des conservateurs d’en finir avec une Constitution qui aurait été imposée par les Américains, force d’occupation des Alliés après la défaite dans la guerre du Pacifique et d’Asie. Il s’agirait d’un pas indispensable à franchir pour un Japon souverain, redevenu un pays « normal ». Mais c’est oublier les circonstances historiques. Au cours de cette guerre, le Japon a subi la perte de plus de trois millions de vies humaines, y compris les victimes des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki ; sans oublier les dizaines de millions de morts dans les autres pays d’Asie et chez les Alliés. Même si la Constitution a été écrite par les Américains, c’est bien le peuple qui l’a voulue, réclamant le droit de vivre en paix, comme le montrent les enquêtes d’alors (7).

Avec la nouvelle loi, le Japon, loin de s’émanciper des Etats-Unis, aura l’obligation de seconder militairement son allié américain à travers le monde. « Sans l’article 9, les dirigeants japonais n’auraient pas pu dire “non” à la guerre d’Irak », rappelle Higuchi (8). D’autant que, lors de son voyage à Washington, en mai dernier, M. Abe a accepté le principe d’une « transformation de l’alliance américano-japonaise » dans le sens d’une plus grande coopération (9).

A l’inverse, la Constitution de 1947, unanimement acceptée par les Japonais, commence par ce préambule : « Nous, le peuple japonais (…), décidés à ne jamais plus être les témoins des horreurs de la guerre du fait de l’action du gouvernement, proclamons que le pouvoir souverain appartient au peuple. » Dans le même esprit, la Charte des Nations unies, née dans les cendres de la seconde guerre mondiale, vise à « préserver les générations futures du fléau de la guerre qui, deux fois en l’espace d’une vie humaine, a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances ».

Aux yeux de certains — japonais ou étrangers —, cette Constitution apparaît naïve et obsolète, voire idéaliste. Mais, dans le contexte actuel, ce volontarisme pacifiste ne devrait-il pas, au contraire, devenir une norme internationale ? L’Asie aurait tout à y gagner, au lieu de se livrer à des exercices militaires mimant une confrontation armée.

Katsumata Makoto

Economiste, professeur émérite à l’université Meiji Gakuin (Tokyo), chercheur au Centre d’études internationales pour la paix.

(1) « National security strategy » (PDF), ministère de la défense, Tokyo, 2013.

(2) Sondage mené auprès de 1 146 juristes. Yahoo News Japan, 7 août 2015.

(3) La coalition du PLD et du parti Komei, parti bouddhiste en principe pacifiste, a obtenu 326 sièges sur 480.

(4) « Nikkei poll : Half of Japonese electorate gives Abe government thumbs down », Nikkei Asian Review, Tokyo, 27 juillet 2015.

(5) Paru au Japon en 2006, le livre a été traduit en anglais : Abe Shinzo, Towards a Beautiful Country : My Vision for Japan, Vertical, New York, 2007.

(6) « State secrecy law takes effect amid protests, concerns over press freedom », The Japan Times, Tokyo, 10 décembre 2014.

(7) Cf. Higuchi Yoichi, Constitutionalism in a globalizing world : Individual rights and national identity, University of Tokyo Press, 2002.

(9) Cf. Jeffrey W. Hornung, « US-Japan : a Pacific Alliance transformed », The Diplomat, Tokyo, 4 mai 2015.

Source : Le Monde Diplomatique Septembre 2015

Voir aussi : Actualité Internationale , Rubrique Asie, Japon, La base américaine d’Okinawa, épine dans le pied du premier ministre japonais, Les enjeux cachés des législatives, Etats-Unis, Rubrique Politique, Politique Internationale,