– C’est la guerre !
Mon père a claqué la porte d’entrée. Il a crié ces mots sans enlever son manteau. Il a répété » la guerre » sur le seuil de chaque pièce. Le salon, la salle à manger. Nous étions dans la cuisine, ma mère et moi.
– C’est la guerre.
Mon père, immense, occupant tout le chambranle. J’épluchais trois carottes, ma mère préparait un poireau.
-Qu’est-ce que tu racontes ?
Il l’a regardée, sourcils froncés. Ma mère et ses légumes. Il était mécontent. Il annonçait la guerre, et nous n’avions qu’une pauvre soupe à dire.
– Ce que je raconte ?
Geste brusque. Le journal est tombé sur la table, au milieu des épluchures.
» Coup de force militaire à Alger » titrait France
J’ai regardé le titre à l’encre noire, mon père, ma mère.
– C’est la guerre, maman ?
Ma mère a plié le journal et l’a posé sur l’évier.
– Finis tes carottes.
– C’est ça, finis tes carottes, s’est moqué mon père.
Elle grattait la terre du poireau, coupait ses racines à petits gestes secs, découpait le blanc en fine rondelles. Moi je râpais les légumes avec un économe. Et lui nous observait.
– C’est tout ce que tu apprends à ton fils ? La cuisine ?
Ce dimanche 23 avril 1961, j’étais un enfant. Né douze ans, un mois et six jours plus tôt. Je préparais la soupe de la semaine avec ma mère et baissais la tête devant mon père.
Extrait de Profession du père, son dernier roman paru aux Editions Grasset.
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