Archive. Le parfait consommateur

En dépit des déplacements, des mutations idéologiques qui se sont opérés dans le public (et qui ne sont pas dus uniquement à l’hégémonie télévisuelle), en dépit aussi de la stratégie marchande mise en oeuvre pour s’adapter à ces changements (voir le discours « éclairé » d’un Daniel Toscan du Plantier (1), un certain nombre de « constantes », tenant aux origines du cinéma, à sa « nature » même, continuent d’exercer leurs effets, de modeler le « profil » du spectacle cinématographique. Né du développement industriel, dans son sillage et grâce à lui — et non pas de l’inspiration de petits inventeurs— , le cinéma est un art de riches, et les images qu’il diffuse, qu’il impose au monde entier, y compris les pauvres qui l’habitent (Inde, Afrique) sont avant tout des images de la richesse. Bien sûr, dira-t-on, c’est pour cela qu’il peut remplir son office : faire rêver ! Sans vouloir politiser le débat, on répondra que la notion de rêve est une notion bien floue, qu’il n’y a pas de rêve en soi et que rien n’est plus étroitement lié à l’évolution d’une société, à l’histoire des mentalités, peut-être même à l’histoire de chaque individu. Qu’en tout état de cause il y a des rêves qui libèrent et des rêves qui emprisonnent. Et que, enfin, on est bien obligé de reconnaître que les rêves de notre société industrielle moderne, que son rêve collectif, que Marcuse définit comme une « rationalité technologique », n’ont rien de très libérateur. La fiction — elle-même dont on salue aujourd’hui le « retour » — (?) est-elle nécessairement celle d’un ailleurs ? Ne peut-elle masquer une ruse du pouvoir ? Sur l’écran, l’image de la richesse se donne peut-être donc simplement, pour celle de la normalité. Mais d’une normalité fausse, d’un univers truqué.

Mais, parler de fiction, n’est-ce pas inévitablement évoquer le héros ? Les lois auxquelles obéit sa conception sont du reste proches de celles qui définissent ce que nous avons appelé un universel truqué : « Le héros est en général à Hollywood celui qui est exclu de tout antagonisme de classe, écrit Pascal Kané (…). La place réelle du héros doit donc être pensée en fonction de l’effet idéologique d’homogénéisation que sa pseudo-différence met en place : ce qui suture le groupe social, c’est-à-dire escamote la possibilité même d’un antagonisme autre qu’interindividuel, tient à cette situation d’exception qu’il occupe, et dont la fonction est bien évidemment de renforcer la règle dont il est issu » (2).

Le danger n’est donc pas ici, contrairement à ce qu’on a cru et écrit trop longtemps, un danger d’identification. Que je me prenne de temps en temps pour Alain Delon ou Catherine Deneuve est même, au fond, quelque chose de tout à fait normal : Sartre a bien montré que vivre, c’est être sans cesse en puissance d’être autre, et que mon existence ne saurait se résoudre en identité que dans la mort ; d’un autre coté, toute conduite sociale est définie par des modèles. Non, le vrai danger, la vraie cause de cette aliénation du spectateur, moins inexistante qu’on ne tend à l’affirmer aujourd’hui, ne sont pas là, mais au contraire dans le statut ambigu. Indéterminé du héros, ni réel, ni imaginaire, ni vraiment différent, ni vraiment assimilable par le psychisme. D’où la seule forme d’identification possible, identification au niveau du symbolisme de l’image, de la mimésis à l’état brut, identification partielle, irrationnelle, qui, à la télévision, donne les résultats que l’on sait (dernièrement, on a appris qu’un enfant de quatorze ans ayant vu sur l’écran une immolation par le feu avait immédiatement répété le geste et succombé à ses brûlures). Le héros de cinéma n’est pas un modèle, il n’est lui-même que le pâle reflet d’un modèle déjà existant, le produit d’une laborieuse combinaison de tendances, de schémas dominants. Il obéit, comme le pense Adorno, aux règles de l’art industriel qui fabrique « des éléments culturels selon les normes de rendement, de standardisation et de division du travail identiques à celles du capitalisme » (3) . Normalisation du rêve au service de « l’intégration de l’existant au sein de la totalité, rationnelle et oppressive » (4).

Reste à savoir, et c’est le principal, pourquoi le spectateur dispose, lui, de bien peu de pouvoir face à cet investissement par les images du pouvoir. Il faut peut-être mettre d’abord en cause la structure de la société moderne elle-même, sa finalité productiviste et la rigueur de la division du travail, cette spécialisation poussée à l’extrême qui inspira à Lucien Goldmann l’expression de « spécialistes analphabètes ». L’individu tend de plus en plus à s’identifier à sa fonction, et, par voie de conséquence, sa vie imaginaire devient inexistante. En ce sens, il est bien aliéné, aliéné signifiant dépossédé (selon Marx, triple dépossession : produit du travail, pouvoir, sens). Cette dépossession concerne donc mes propres représentations, et, bien évidemment, elle laisse le champ libre à celles qui me sont imposées de l’extérieur, à celles du pouvoir. Cette substitution se fait de façon rationnelle, organisée : c’est le travail du loisir institutionnalisé, de ce qu’Adorno appelle l’« art administré » (5).

La production culturelle, artistique, ne saurait plus être, dans de telles perspectives, que marchandise (c’est encore l’une des idées – clés d’Adorno) (6), et par suite, justiciable seulement de la consommation. C’est à ce niveau-là que se situe ce qu’on peut considérer chez le spectateur comme de la « passivité » : consommer est le contraire de produire, consommer des images, c’est donc ne pas en produire. Ce qui veut dire que le spectateur, en tant que consommateur culturel, n’effectue aucune dépense (si ce n’est celle, justement, qui n’en est pas une qui est le substitut de toute dépense authentique, puisqu’elle ne met en jeu que ce représentant, ce symbole universel qu’est l’argent), et, par conséquent, n’éprouve qu’une jouissance illusoire, la vraie jouissance étant inséparable de la dépense. La mise hors circuit du corps, des activités physiques, la solitude profonde du spectateur vont dans le sens de cette docilité consommatrice : le corps qui m’est donné en image ne me rappelle pas au sentiment du mien, mais, au contraire, en confirme l’absence, ma solitude est celle de tout individu pris au piège de la consommation, qui, comme l’a montré Baudrillard, alors qu’elle aboutit à l’uniformisation, au contrôle, met en jeu comme ressort essentiel le désir de différenciation, d’individualisation (7).

Nouvel aspect du pouvoir intégrateur d’un imaginaire falsifié : dans la participation physique de la fête, l’imaginaire est au contraire déstructurant, il oppose, à l’obligation de production réglée de la vie sociale, une production libre, désordonnée, anarchique (8). Cette opposition conditionne en somme ce qu’on pourrait appeler l’effet-divertissement : à une tension de type centripète — celle du travail—, doit répondre une tension inverse, de type centrifuge.

C’ est cette tension qui, au cinéma est chose exceptionnelle. Dans son excès même, l’opinion d’Adorno incite à la réflexion :«  le désir lui-même est un produit de classe  » (9) . Cela veut dire, entre autres choses, que ce n’est pas moi qui désire, que ce n’est pas entre une sensibilité individuelle et une production de l’imaginaire que s’opère vraiment la rencontre. Cette illusion est celle de la critique engagée, qui croit à la transparence de l’oeuvre comme à celle de la conscience spectatorielle. Le rôle décisif appartient en réalité à ceux qu’en langage sociologique on appelle des médiateurs : publicité, presse, environnement du film sous toutes ses formes. Tout cela interpose entre l’oeuvre et son public un écran d’une singulière opacité. Le film étant une marchandise, les méthodes les plus modernes, les plus savantes, les plus coûteuses du marketing sont utilisées pour assurer sa rentabilité. Marketing qui, du reste, n’ose pas toujours dire son nom et qui, par exemple, réussit parfois subtilement à faire entrer dans son jeu la critique : celle-ci devient ainsi, malgré elle, selon l’expression d’Anne-Marie Laulan,« otage ou complice » (10) .

Aussi, les surprises financières sont rares : s’il le faut, on consacre au lancement un budget plus important que celui du produit lui-même (cas de Cousin-cousine), et les professionnels n’hésitent pas à parler, à propos de certaines productions, de « films prévendus » (11). Le moyen le meilleur d’assurer le bon fonctionnement du système : priver le public d’initiative culturelle.

Christian Zimmer

Source . Le Monde Diplomatique février 1979

Auteur du Retour de la fiction, Editions du Cerf, Paris, 1984

(1) Directeur général de Gaumont.

(2) Sylvia Scarlett, « Cahiers du cinéma », n°239-240, p. 86-87, cité par Jean-Louis Leutrat, le Western, Armand Colin, Paris,coll. « U Prisme », 1975, p134.

(3) Marc Jimenez, Adorno : art, idéologie et théorie de l’art, coll.10/18, Union générale d’édition, Paris, 1973, p 128.

(4Ibid., p 138.

(5op.cit.

(6op.cit.

(7) Voir La Société de consommation, Gallimard, coll. « Idées », Paris, 1974.

(8) Voir Jean Duvignaud , Le Don du rien, Stock, Paris, 1974.

(9) Marc Jimenez, op.cit., p131.

(10) Voir sur tous ces problèmes, le livre solidement informé d’Anne-Marie Laulan : « Cinéma, presse et public », éditions Retz, coll. « Sciences humaines », Paris,1978.

(11) Anne-Marie Laulan, op.cit., p 115.

Frédéric Worms : « La démocratie fait émerger des problèmes à résoudre »

Frédéric Worms : « L’esprit a besoin de confiance pour pénétrer la démocratie et la faire vivre »

Frédéric Worms : « L’esprit a besoin de confiance pour pénétrer la démocratie et la faire vivre »

Invité des Chapiteaux du livre de Béziers, le philosophe Frédéric Worms donne ce soir au Théâtre sortieOuest, une conférence sur le thème « Les maladies chroniques de la démocratie ».

Frédéric Worms est philosophe, professeur de philosophie contemporaine, membre du Comité consultatif national d’éthique et depuis septembre 2015, directeur-adjoint de l’École normale supérieure. Frédéric Worms s’intéresse à l’histoire de la philosophie. Il est considéré comme un spécialiste de l’œuvre de Bergson.

Dans votre dernier ouvrage*, vous vous portez au chevet de la démocratie en crise pour poser un diagnostic. Pourquoi avoir user des termes de maladie chronique à propos de la démocratie ?
Pour deux raisons : la thèse de maladie chronique permet de la distinguer de la maladie aiguë. Elle soutient  que les problèmes de la démocratie sont structurels à la démocratie elle-même. La crise correspond à une inflation de problèmes structurels qui  doivent être contenus. Il nous incombe de les conjurer, de les affronter pour qu’ils ne débordent pas du cadre. Par ailleurs, l’usage du mot maladie, implique que la démocratie peut être plus ou moins en bonne santé et qu’elle fait partie de la vie.

Votre approche s’applique-t-elle  à la crise de manière globale ?  Relève-t-on par exemple, les mêmes symptômes de Rangoun à Damas ou de la Floride à la Meuse ?
Non, on distingue des seuils. Aucun pays n’est une démocratie parfaite. La France remplit un certain nombre de critères qui restent inexistants dans d’autres pays.

Vous soulignez l’état d’une partie grandissante de l’opinion qui pense que la démocratie est terminée, pour avoir gagné un statut incontournable ou parce qu’elle est perdue. Ce qui dans les deux cas revient à éluder les questions…
Exactement, ce sont deux erreurs qui se nourrissent l’une l’autre, la démocratie ce n’est justement pas tout ou rien. Ce raisonnement peut conduire à faire la guerre au nom de la démocratie. Je me prononce plutôt en faveur des tribunaux internationaux,  que pour les interventions militaires. Parce que la guerre contribue à renverser tous les principes moraux et politiques de la démocratie. Aucune démocratie n’est complète, elle doit toujours être pensée, programmée. La démocratie fait émerger des problèmes à résoudre, elle n’a pas vocation à les faire disparaître.

Votre démarche ne se limite pas au mode de gouvernance cependant, peut-on considérer que le régime politique français est tempéré d’une part de monarchie voire d’aristocratie  ?
Je ne le pense pas. Ceux qui évoquent une monarchie constitutionnelle, liée au présidentialisme font planer l’idée que nous ne serions plus dans une République, hors, c’est faux ! Cette posture présente le risque de leurrer les citoyens. C’est une forme rhétorique permettant d’exporter les principes pour finalement abandonner la défense de ces principes. Cela n’empêche pas pour autant de critiquer la 5e République mais il faut formuler des critiques avec des exigences précises. Le  système français n’est pas parfait mais il permet de peser sur le gouvernement.

Dans votre interprétation de la crise, vous soulevez la convergence de trois dangers que sont le soupçon, le racisme et l’ultralibéralisme. En quoi le cynisme contemporain repose-t il sur un déni de démocratie ?
L’esprit a besoin d’une confiance pour pénétrer la démocratie et la faire vivre. Lorsqu’on vous dit : on vous ment  ou tous pourris, on sape cette confiance.  Si certains médecins acceptent les cadeaux des laboratoires, cela ne signifie pas  que tous les médecins sont corrompus. On a le droit de critiquer mais on ne doit pas saper la démocratie au nom de la démocratie. Tout citoyen se conforme à des principes, le peuple n’a pas tous les droits. La démocratie appelle aussi à une auto-limitation.

Le racisme vous apparaît comme une maladie de la représentation de soi-même ?
Le racisme, c’est l’illusion de penser qu’il y a eux et nous. Le racisme, c’est une idée de l’autre mais aussi de soi-même qui sous-tend que nous n’avons pas de problème. C’est un piège. Un peuple fort et démocratique assume cette discussion. Il se reconnaît par ses institutions et reconnaît les différences.

Bergson définit les principes moraux comme une nécessité pour la société de régler la liberté humaine. N’est-ce pas tout le contraire que prône aujourd’hui l’Occident ultra libéral sous couvert d’assurer notre sécurité  ?
Même les libertés peuvent devenir des idéologies si on ne voit pas qu’il faut les construire à travers les institutions. L’erreur du libéralisme est d’avoir opposé la liberté à la loi. La liberté c’est bien, mais il faut apprendre que l’on a besoin des autres. Pour les bébés ou les vieillards, c’est une évidence. Les catastrophes qui sont terribles nous le rappellent parfois.

Face à la convergence des dangers, vous prônez la résistance, sous quelle forme de lutte ?
Dans un pays comme la France, des luttes peuvent s’organiser dans le cadre des institutions, de l’université, de la presse …  Nous vivons dans une démocratie mûre, épanouie et solide qui dispose de cadre pour sa propre critique. Nous avons les moyens de lutter sans se cacher, sans avoir peur.

Pour reprendre la question d’Adorno : peut-on mener une vie bonne dans une société mauvaise ?
C’est la vraie question philosophique. J’espère que oui. Cette vie bonne peut être heureuse, mais il faut être critique. Les gens qui critiquent la démocratie sont des gens heureux. Et ce sont souvent  ceux qui sont heureux qui font progresser les choses.

Ce travail intérieur aux relations humaines vous situe dans un esprit rousseauiste, comme votre présence au sein du Comité national d’éthique. Quels sont les dossiers importants qui arrivent sur la table ?
Le dossier de la PMA, et ceux liés aux nouveaux progrès scientifiques dans le domaine  de la biomédecine, du génome, ou encore de l’intelligence artificielle, de la nouvelle médecine connectée. Dans dix ans la médecine sera transformée. Nous serons soignés à distance avec nos téléphones. Comment cela restera-t-il éthique  ? Comment cela restera-t-il  un soin  ? Comment avoir le sentiment d’être soigné par quelqu’un  dans ce cadre ? Que fera-t-on des données médicales fournies ?  Tout cela pose des problèmes relatifs à la démocratie…

« La convergence n’est pas à inventer puisqu’elle nous fait déjà vivre et avancer », votre conclusion porte à l’espérance. Est-ce un appel à l’introspection  ?
C’est un appel à l’endurance lucide, regarder ce qui nous fait vivre, nous permet de comprendre…

Réalisé par Jean-Marie Dinh

*Les maladies chroniques de la Démocratie, éditions Desclée de Brouwer, 18,90 euros.

Source La Marseillaise.23/09/2017

Voir aussi : Rubrique RencontreJean- Claude Milner, rubrique Philosophie, rubrique Livre, Essais,