Deux
|
|
Robert Bibeau est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca. Articles de Robert Bibeau publiés par Mondialisation.ca | |
Archives de catégorie : opinion
Tunisie : La faiblesse du président Marzouki un an après le suicide de Mohamed Bouazizi
Le
L’élection de Moncef Marzouki consacre une trajectoire personnelle qui détermine les trois traits distinctifs de son positionnement politique :
- le refus de toute compromission avec régime de Ben Ali ;
- un militantisme déterminé en faveur des droits de l’homme ;
- le refus d’ostraciser les islamistes.
Né d’un père opposant yousséfiste (traditionnaliste) à Bourguiba, mort en exil au Maroc, il a vécu son enfance dans une ville du sud, Douz. Il n’est issu d’aucun establishment, ni des villes de la côte d’où vient une partie de l’élite économique et politique tunisienne, comme ses deux prédécesseurs, ni de l’appareil sécuritaire.
Médecin neurologue, formé en France dans les années 1970, il s’est engagé dès 1980 au sein de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) dont il a été le président en 1989 jusqu’à sa dissolution en 1992, alors que le pouvoir veut réformer le statut des associations afin d’y placer ses partisans. C’est l’époque où la répression des islamistes est à son paroxysme, avec l’accord implicite d’une partie de la gauche.
Opposé à toute forme de coopération avec le pouvoir, il rompt avec la LTDH reformée en 1994 et contribue à la formation, en 1998, du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT). Il a été membre de la section tunisienne d’Amnesty International et de l’Organisation arabe des droits de l’homme.
Une plateforme démocratique avec Ennahda
En 1994, il avait tenté de participer à l’élection présidentielle, avant d’être brièvement emprisonné. Puis en 2001, il forme le Congrès pour la République (le CPR), sur une plateforme démocratique, auquel se rallient quelques militants islamistes, à un moment où le mouvement Ennahda bénéficie d’un très relatif allègement de la répression. Exilé en France à partir de 2001, il est le maître d’œuvre, en juin 2003, d »une déclaration commune de l’opposition au régime, en collaboration avec Ennahda.
Deux ans plus tard, les deux partis se retrouveront de nouveau côte à côte dans le mouvement du 18 octobre 2005, avec le PDP et Ettakatol.
Discours antisystème
Son retour d’exil, dès le 18 janvier, ne soulève pas les foules, et s’il envisage dès ce moment la perspective d’une candidature à l’élection présidentielle, il ne sait pas encore que le chemin devra passer par l’élection d’une Assemblée constituante pour laquelle son parti ne semble pas en très bonne posture. Pendant des mois, son service média n’a qu’une maigre revue de presse à se mettre sous la dent.
C’est pourtant le CPR, en dehors d’Ennahda (qui rassemble autour du référent religieux), qui aura le mieux capitalisé sur les aspirations révolutionnaires, notamment auprès des jeunes, séduits par son discours antisystème, sa clarté dans la volonté de rupture avec la dictature et la corruption, sa réaffirmation d’une identité arabo-musulmane militante face à la domination occidentale et sa capacité à utiliser les nouveaux médias sociaux.
Classé deuxième en sièges à l’Assemblée constituante avec trente élus, le CPR a été en position de force pour obtenir la présidence de la République en échange de sa participation au gouvernement d’union nationale aux côtés d’Ennahda, alors que Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol), aux manières plus souples que le leader du CPR, était pressenti pour le poste.
Climat pesant
L’événement, tout historique qu’il soit, est pourtant accueilli sans enthousiasme, dans un climat assez pesant. D’abord parce que la situation sociale, bientôt un an après le suicide de Mohamed Bouazizi, n’offre guère davantage de perspectives aux jeunes chômeurs et que la croissance économique nulle plombe la reprise économique et le moral des ménages.
Le bassin minier de Gafsa est paralysé par des manifestations de chômeurs, des infrastructures comme le port de Gabès sont bloquées par des sit-in et l’UGTT, la puissante centrale syndicale, à quelques jours de son congrès, semble vouloir marquer son opposition à l’accession au pouvoir d’Ennahda, et montrer sa capacité de nuisance, alors que les dossiers de corruption de ses dirigeants pourraient arriver bientôt entre les mains de la Justice.
Marchandages politiques
C’est dans ce contexte que l’élection de Moncef Marzouki est intervenue, au terme d’un très long processus de tractations politiques entre les trois partis de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la troïka :
- Ennahdha,
- le CPR,
- Ettakatol (social-démocrate).
Après deux semaines de négociations informelles entre les partis à partir du 8 novembre, puis deux semaines de travail en commission à l’Assemblée, il aura encore fallu encore une semaine de débat pour voter, l’organisation provisoire des pouvoirs qui tiendra lieu de constitution jusqu’à l’élaboration de la Constitution définitive, et procéder finalement à l’élection du président de la République.
Probablement inévitable, ce long accouchement est aussi le résultat de la volonté de ne négliger aucune étape de la refondation politique de la Tunisie. Mais il a offert le spectacle de marchandages politiques où les attributions respectives des différentes autorités se négociaient contre des places au gouvernement.
Une présidence faible
La première version du texte qui a fuité dans la presse le 26 novembre a déclenché un véritable tollé tant il concentrait les pouvoirs entre les mains du Premier ministre, poste qui est revenu à Hamadi Jbali, secrétaire général d’Ennahda.
Les jeunes militants du CPR ont pris leurs élus à partie. Non seulement les ministères de la Justice et l’Intérieur vont probablement échapper au CPR, mais la présidence promise à Moncef Marzouki était dépourvue de pouvoir réel, en particulier de l’autorité directe sur le ministère de l’Intérieur qu’il exigeait.
En dehors des attributions classiques d’un chef d’Etat (chef suprême des armées, promulgation des lois…) et de la nommination du Mufti de la République, il n’a aucun contrôle sur l’action du gouvernement. Seules modifications obtenues lors des débats, le président de la République « fixera en concertation et en compromis avec le chef du gouvernement les contours de la politique étrangère du pays », il décidera de la même manière des nominations militaires et diplomatiques de hauts rangs.
Le CPR a également obtenu qu’Ennahda et Ettakatol reviennent sur l’engagement de limiter le durée de la Constituante à un an et le mandat de la Constituante, et donc celui du chef de l’Etat, est désormais indéterminé et prendra fin une fois la nouvelle Constitution adoptée.
« Fakham » Ghannouchi
L’activisme international de Rached Ghannouchi, auquel certains présentateurs télévisés donnent du « Fakham » (Excellence) depuis le 23 octobre, alors qu’il n’est que le président du parti Ennahda et ne dispose d’aucune fonction officielle, laisse sceptique sur la consistance du rôle du nouveau chef de l’Etat en matière diplomatique.
Le leader islamiste s’est notamment rendu aux Etats-Unis début décembre à l’invitation du magazine Foreign Policy. Au cours de ce voyage, il a en particulier donné des assurances à des représentants d’organisations pro-israéliennes que la Tunisie n’inscrirait pas dans sa Constitution l’interdiction de la normalisation des relations avec Israël, alors que son parti avait milité pour que cette disposition soit inscrite dans le pacte républicain adopté par la Haute instance début juillet.
La division de la gauche
Autre motif de morosité, la participation du CPR (et d’Ettakatol) à un gouvernement avec les islamistes consacre la division de la gauche.
Le clivage semble désormais profond entre la ligne défendue par le CPR d’une coopération politique avec les islamistes, et la gauche « moderniste » qui n’a de cesse de dénoncer la trahison de partis qui ont « vendu leur âme pour des portefeuilles ministériels », au risque de cautionner l’instauration d’une « nouvelle dictature islamiste ».
Moncef Marzouki cristallise sur sa personne toute la révulsion qu’inspire à la gauche laïque l’idée de coopérer avec Ennahda.
Lors de la conférence de presse qu’il avait donnée le 26 octobre, le leader du CPR a pourtant assuré qu’il serait « le garant des libertés et des valeurs universelles ».
L’homme de la troisième voie ?
Dans un l’entretien qu’il avait accordé à Rue89 le 15 février dernier, Moncef Marzouki défendait :
« J’ai toujours considéré qu’on […] qu’on instrumentalisait cette peur de l’islamisme. Le régime justifiait la dictature par la peur de l’islamisme, et l’Occident justifiait son soutien à la dictature par la même peur. C’était un fantasme. En Tunisie, nous avons la chance d’avoir un islamisme modéré […]. »
Et s’il se situait alors dans la gauche « démocratique et laïque », il avait, dans un ouvrage publié en 2005* marqué sa distance avec la notion de laïcité en ces termes :
« A la question “Comment peut-on être laïque en terre d’islam ? ”, la réponse est qu’on ne peut pas l’être ou à la façon d’un corps étranger dans un organisme.
La bonne question est plutôt : “Comment défendre en terre d’islam, non la forme, mais l’essence des valeurs défendues en France sous la bannière de la laïcité à savoir l’égalité, la liberté et la fraternité ? ” Or ces valeurs peuvent et doivent être défendues face à la montée des intégrismes sous la bannière de la démocratie, qui a le double mérite d’être plus universelle et moins chargée de connotations anti-religieuses.
Toute tentative de mélanger les genres et d’assimiler la démocratie à la laïcité ne servira qu’à affaiblir le projet démocratique arabe au seul profit de l’intégrisme. »
Désormais au sommet de l’Etat arabe le mieux engagé dans la transition démocratique, Moncef Marzouki pourra-t-il être l’agent de cette troisième voie démocratique entre dictature islamiste et régime autoritaire ? Lui qui fut l’homme de l’opposition intransigeante à Ben Ali, devra être à la fois l’homme de la rupture et de la réconciliation des Tunisiens avec leur double héritage, islamique et moderne.
Thierry Brésillion (Rue 89)
* Le Mal arabe – Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite », 2005, L’Harmattan.
Voir aussi : Rubrique Tunisie, rubrique Rencontre, Nadia El Fani ,
Veritas Ipsa et les errances de la république coloniale
Le
Paris Match constate à son tour « France-Turquie: Le divorce », et Le Point se demande « À quelle sauce les entreprises françaises vont être mangées en Turquie ». Camer répercute « France – Turquie : Erdogan accuse la France de « génocide » en Algérie », et Le Monde : « La Turquie accuse la France d’avoir commis un « génocide » en Algérie ». Se référant à l’appréciation d’un ancien diplomate, France 24 souligne « « Ankara prépare une deuxième vague de représailles contre Paris » ». Le Nouvel Observateur rapporte à son tour « La loi sur les génocides n’est « pas opportune », estime Alain Juppé ».
Mais en tout état de cause, peut-on imputer à un pays entier des faits dont quelques groupes dominants (économiques, politiques…) se sont trouvés à l’origine ? S’agissant de la politique coloniale française, il paraît indispensable de rappeler qu’elle rencontra en France une opposition très conséquente. Non seulement de la part du mouvement ouvrier et de groupes républicains progressistes, mais aussi de la part de courants catholiques fidèles à l’esprit de la bulle déjà ancienne Veritas Ipsa (1537) du Pape Alexandre Farnèse (Paul III) dont nous avons rappelé le contenu dans notre article « Crise, élections et « valeurs de gauche » (I) ».
Ce texte de Paul III avait été suivi d’une deuxième bulle du même Pape au contenu similaire, intitulée Sublimis Deus. Laissant de côté toute considération à caractère religieux, il paraît indispensable de rappeler clairement et de commenter encore ce document par rapport au colonialisme « moderne » qui lui fut très postérieur.
Quel a été vraiment, dans ce contexte colonial, le rôle de l’école prétendument laïque instituée par Jules Ferry ? Une école instrumentalisée à l’époque pour diffuser très largement une idéologie favorable au colonialisme, au racisme et au chauvinisme imposés à la population au cours de cette période historique. Et quelle est la facture historique de la première guerre mondiale, qui fut très largement le résultat de la montée de ce type d’idéologie au sein des principales puissances européennes ?
Indépendance des Chercheurs
[la suite, sur le lien http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/12/23/veritas-ipsa-et-les-errances-de-la-republique-coloniale.html ]
Crise, élections et « valeurs de gauche » (I)
Le 20 décembre, Les Echos publie un éditorial sur la crise intitulé « La grande fatigue ». Jean-Marc Vittori y évoque des « dirigeants européens » qui se trouveraient « au bout du rouleau ». Ces dirigeants font-ils autre chose que d’appliquer la politique des multinationales et des milieux financiers ?
La population faisant de moins en moins confiance aux partis politiques influents, les « petits candidats » se plaignent des blocages qui peuvent leur être opposés via l’exigence de 500 signatures d’élus. Mais Christophe Barbier (L’Express) estime « Présidentielle: il faut 1000 signatures ». Les « bonnes idées » dont parle Barbier seraient-elles « dévalorisées » par les résultats modestes des « petits candidats » ? Ou craindrait-on des résultats inattendus, dans un contexte de détresse croissante de la population ?
Le 20 décembre également, Radio Chine Internationale souligne « Le chef de la BCE appelle à l’ accélération du lancement du MES par crainte d’une dégradation de la note de la France », et Le Maghreb, « Crise de la dette : La zone euro sous pression se prépare à une nouvelle semaine délicate ». Challenges écrit « FMI : l’UE appelle le monde à la rescousse ». En réalité, l’image de la situation économique de l’Europe occidentale ne cesse de se dégrader dans le monde entier, alors que la coupole de l’Union Européenne défend systématiquement les intérêts des banques au détriment de la grande majorité de la population. Qui en fera les frais, si ce n’est les « petits citoyens » à qui, tout compte fait, on essaye de vendre la propagande électorale des mêmes partis politiques dont la stratégie des trois dernières décennies (délocalisations, privatisations…) a conduit à la crise actuelle ?
Et que signifient vraiment les prétendues « valeurs » au nom desquelles on cherche à attirer l’électorat ? « Valeurs de droite », « valeurs de gauche », « valeurs de centre »… Léon Gambetta et Jules Ferry, étaient-ils « de gauche » lorsqu’ils ont défendu une expansion coloniale qui, tout compte fait, s’est soldée par deux guerres mondiales et par la décadence des puissances européennes ?
Paradoxalement, alors que le colonialisme des « républicains » Gambetta et Ferry véhiculait une idéologie incroyablement raciste, un Pape du Concile de Trente (Paul III) avait diffusé trois siècles et demi plus tôt la première bulle antiraciste en défense des populations indiennes d’Amérique.
Indépendance des Chercheurs
[la suite, sur le lien http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/12/20/crise-elections-et-valeurs-de-gauche-i.html ]
Voir aussi : Rubrique Chronniques, rubrique Société civile, Pour une république sans supplément d’âme,
Bradley Manning : un révélateur de l’hypocrisie américaine
A
Toutes les listes de ce genre ne sont que de l’esbrouffe divertissante, et celle-là plus encore que les autres. Malgré tout, une charmante juxtaposition la sauve en partie. Le numéro huit est attribué à Bradley Manning, l’homme par qui le scandale est arrivé dans l’armée américaine, aujourd’hui devant ses juges dans le Maryland pour savoir s’il doit passer ou non en cour martiale. Quant à Christopher Hitchens [un journaliste de renom, décédé le 16 décembre], il hérite d’une neuvième place posthume.
Il est certain que « Hitch » s’en serait mieux tiré s’il avait eu la finesse de mourir une semaine plus tôt. Mais de son balcon céleste, peut-être apprécie-t-il la symétrie, et l’asymétrie de son positionnement, juste derrière l’homme dont les fuites militaires et diplomatiques ont été la plus grande gloire de WikiLeaks. Si Hitchens était un fervent partisan de l’aventurisme impérialiste américain alors que Manning en est peut-être le détracteur le plus efficace, beaucoup de choses les rapprochaient. Tous deux fils de pères inaccessibles, ils ont nourri une formidable antipathie pour toute incarnation de l’autorité, jusqu’au Créateur lui-même. Longtemps avant que Hitchens ne rédige Dieu n’est pas Grand [traduit par Ana Nessun, Belfond, 2009], Manning, un athée brillant et convaincu, refusait déjà de faire ses devoirs en instruction religieuse.
Tous deux ont souvent été décrits comme des anticonformistes, capables du meilleur dans leur haine de l’injustice. Et l’un et l’autre avaient une connaissance intime de la torture. Si Hitchens avait choisi de se soumettre au « waterboarding » [pour en faire un article pour Vanity Fair], Manning a pour sa part été involontairement exposé à des formes de torture moins flagrantes mais pas moins répugnantes. Avant qu’il n’en soit libéré sous la pression de l’opinion publique, il avait été enfermé dans une prison brutale, sur la base des Marines de Quantico, en Virginie, condamné à l’isolement 23 heures par jour, privé de sommeil, obligé de se tenir debout et nu pendant les inspections, et sans ses lunettes, autrement dit, littéralement aveugle. Il aurait suffi de lui rajouter un collier pour chien, et il aurait aussi bien pu être une victime de sa collègue Lindie England à Abou Ghraib.
Il n’est pas nécessaire d’avoir été professeur de droit constitutionnel, comme l’était le numéro 46 de la liste du Time [Obama] avant qu’il ne se retrouve dans le Bureau Ovale grâce à sa promesse de mettre un terme aux mauvais traitements infligés aux détenus de la guerre en Irak, pour comprendre que les délicatesses de ce genre tombent sous le coup du passage sur les « peines cruelles et inhabituelles » dans le huitième amendement de la Constitution. Le reconnaître n’est pas le plus difficile.
Le plus difficile, c’est de décider si, en dévoilant certains des aspects les moins reluisants des entreprises militaires américaines, Manning a été un héros, un traître, ou un super-hacker paumé, solitaire et errant, souffrant d’un complexe d’Œdipe et d’une tendance à un narcissisme version « sauveur du monde » à la Julian Assange. Manning avait manifestement des problèmes psychiatriques, comme le savaient ses supérieurs avant qu’il ne commette ce que la cour martiale considèrera inévitablement comme des crimes, ce qui lui vaudra de rester encore longtemps à l’ombre (ce n’est pas parce que personne à la Maison-Blanche, au Pentagone ou au Département d’Etat n’est en mesure de citer ne serait-ce qu’un soupçon de véritable tort porté aux intérêts américains par ces fuites qu’ils vont se priver des joies d’une sentence dissuasive).
Avant que ce soldat du renseignement ne fasse des copies des documents, il avait adressé un courriel à son supérieur immédiat en Irak pour lui signaler que ses problèmes d’identité sexuelle, et la détresse émotionnelle qui en résultait, avaient une influence négative sur sa capacité à analyser les attaques menées par des militants chiites. Il avait même joint à son message une photo de lui habillé en femme. Que, dans ces conditions, Manning ait eu accès à des documents secrets paraît incroyable – cela pourrait même ressembler à un piège.
De toute façon, on ne reviendra jamais assez sur l’incompétence crasse de l’armée américaine qui, après des décennies de guerres catastrophiquement contre-productives, n’est plus à démontrer. Le geste le plus ostensiblement héroïque de Manning, outre les révélations sur la corruption qui ont contribué à balayer le régime tunisien, a été de dévoiler la banalisation de la brutalité à laquelle il a été depuis lui-même soumis, sous une forme moins violente. Si le monde n’avait pas le droit de voir les vidéos de pilotes d’hélicoptères américains en train de mitrailler des civils à Bagdad en gloussant comme des adolescents devant leur console de jeu, qu’a-t-il donc le droit de savoir ? Comme dans tout empire, l’hypocrisie américaine, qui consiste à perpétrer des crimes abominables au nom de la liberté, est trop profondément ancrée dans les mentalités pour que l’on y renonce.
Quel chagrin, pour quiconque éprouve encore une vague admiration pour lui, de constater qu’Obama – qui, osera-t-on penser, a sans doute plus d’influence sur ce genre d’affaires que Susan Boyle – s’est contenté de ne pas lever le petit doigt tandis qu’un jeune homme fragile et chétif se retrouvait couvert de chaînes les rares fois où on le sortait de sa cellule, où il était enfermé sans ses lunettes pour avoir fait la lumière sur une guerre dont l’esprit méphitique continuera de planer longtemps après sa fin officielle, et ce tant que Bradley Manning restera un prisonnier politique.
Matthew Norman (The Independent)
Voir aussi : Rubrique Internet, rubrique Etats-Unis,
Au PS, le nucléaire est bien gardé
Les écologistes auront tout tenté pour convertir le PS à la sortie du nucléaire. C’était sans compter avec les fervents défenseurs de cette industrie qui peuplent le Parti socialiste.
C’est pourtant bien parti… L’axe Aubry-Duflot devait révolutionner la pensée des socialistes sur la question du nucléaire, comme le raconte Le Monde dans son édition du 22 novembre. Mais en triomphant de la première secrétaire lors de la primaire, François Hollande a sapé le travail de fond entrepris depuis plusieurs mois. Pas question pour le vainqueur de reprendre à son compte l’objectif de sortie du nucléaire énoncé pendant la primaire par sa rivale. Le programme du candidat socialiste inclut toutefois la réduction de 75% à 50% en 2025 de la part du nucléaire dans la production d’électricité, avec à la clé la fermeture de centrales atomiques. Une inflexion importante lorsqu’on sait que le PS compte en son sein de fervents adeptes de l’atome.
D’ailleurs, l’un d’entre eux, le député-maire de Cherbourg Bernard Canezeuve vient d’être propulsé porte-parole du candidat Hollande. Lors de la primaire, ce spécialiste de la Défense s’était abstenu de s’engager en faveur de l’un des candidats. D’où cette interrogation: pourquoi ce fabiusien, certes hollando-compatible, a-t-il obtenu l’un de ces postes si convoités?
Certains mauvais esprits l’imaginent en caution donnée au lobby nucléaire qui aurait besoin d’être rassuré après l’accord PS-écolos. Il est vrai que Bernard Cazeneuve a dans sa circonscription le site de retraitement de La Hague géré par Areva. Environ 6000 personnes travaillent grâce à ce site. Du coup, l’élu socialiste a la réputation d’être proche de ce lobby et voit rouge dès qu’il entend parler de « sortie du nucléaire ». Avec les années, il est devenu l’un des plus ardents défenseurs de l’énergie nucléaire au Parlement.
L’intéressé dément fermement. « D’une part, je n’ai fait aucune démarche pour devenir porte-parole, jure-t-il. Et d’autre part, mes rapports avec Areva sont très mauvais depuis qu’ils ont choisi Le Havre pour implanter leur usine d’éoliennes. »
Pourtant, c’est bien lui qu’Areva s’est permis d’appeler, mardi 15 novembre, pour lui demander quel était le contenu de l’accord avec les écologistes sur l’avenir de la filière. Un coup de téléphone « court et froid », selon Bernard Cazeneuve. Toujours est-il que s’ensuit le retrait temporaire du passage sur le Mox qui a laissé perplexe de nombreux responsables d’Europe Ecologie-Les Verts, dont la candidate Eva Joly. « Il suffit d’un coup de téléphone d’Areva pour que le grand PS, avec sa tradition et son histoire, se mette au garde à vous! » a lâché, amer, Daniel Cohn-Bendit.
« L’OPECST, une bande de scientistes »
Les écologistes découvriraient-ils la Lune? A l’Assemblée nationale, les socialistes partisans du nucléaire ne manquent pourtant jamais une occasion de défendre ce fleuron industriel français.
Christian Bataille est l’un d’eux. La loi de 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs porte son nom. Spécialiste de ces questions, il compose avec l’UMP Claude Birraux le « duo nucléocrate » de l’Assemblée nationale, selon Greenpeace. Tous deux rédigent l’essentiel des rapports parlementaires sur le nucléaire. Christian Bataille est également membre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) dont Claude Birraux est d’ailleurs le président.
Dans leur livre Députés sous influences, Hélène Constanty et Vincent Nouzille qualifient l’OPECST de « poste avancé du lobby nucléaire ». « C’est un collège de scientistes convaincu que l’avenir du monde passe nécessairement par le développement de la technologie », surenchérit un élu écologiste.
Nucléocratie locale
Arnaud Montebourg n’est pas un spécialiste de ces questions, ni même un membre de l’OPECST, ce qui n’empêche pas Greenpeace de lui reprocher un discours très ambigu sur le sujet. En avril 2011, le député de Saône-et-Loire écrit pourtant sur son blog: « La crise nucléaire japonaise démontre que notre modèle de développement, plutôt que d’assurer la prospérité, risque de nous détruire ». S’il se prononce pour la réduction du nucléaire dans le mix énergique français, il rejette toutefois l’idée d’une sortie. « On ne peut pas raisonner en sortie du nucléaire à court ou moyen terme », expliquait-il durant la primaire.
Pour l’ONG écologiste, cette position s’explique avant tout par la présence dans le département dont il préside le conseil général de sites industriels qui fabriquent des pièces pour les centrales nucléaires. « Quand on a Areva dans sa circonscription ou dans son département, c’est difficile d’être anti-nucléaire », reconnait une élue socialiste. Gisements d’emplois importants, retombées fiscales non négligeables pour les communes: la filière nucléaire arbore de nombreux atouts pour séduire les élus locaux.
Dans cette catégorie, l’ancien socialiste Eric Besson fait figure d’exemple, dépeint comme un dévôt de la cause nucléariste par ses anciens camarades de Solférino. Il faut dire que sa commune de Donzère, dans la Drôme, se situe à quelques kilomètres de la centrale du Tricastin.
DSK le lobbyiste
Ces affinités ne datent pas d’hier. Dans les années 1990, Dominique Strauss-Kahn menait des opérations de lobbying en faveur de ce que l’on nommait à l’époque « le réacteur du futur », le fameux EPR. Dans leur livre, Les vies cachés de DSK, publié en 2000, Véronique Le Billon et Vincent Giret racontent comment DSK aurait reçu plus d’un million et demi de francs (environ 225 000 euros) d’EDF et de la COGEMA pour des missions en France et à l’étranger. Des activités tout à fait légales, même si la Cour des comptes s’était étonnée à l’époque de « l’insuffisance des termes des contrat d’origine, qui ne donne aucune indication sur le contenu de la prestation assurée ».
A l’époque, Dominique Strauss-Kahn est notamment assisté dans sa tâche par Jean-Yves Le Déaut, député socialiste depuis 1986 et toujours membre de l’OPECST, qu’il a lui-même présidé par le passé.
Hollande bien entouré
Aujourd’hui, l’entourage du candidat socialiste compte plusieurs anciens responsables de la filière nucléaire. Selon Le Monde, l’ancien président d’honneur d’EDF, François Roussely, proche des socialistes, aurait été contacté par son successeur, Henri Proglio, pour intervenir auprès du candidat PS et s’assurer que les désiderata des écologistes resteraient lettre morte.
Débarquée de la tête d’Areva en juin dernier par Nicolas Sarkozy, Anne Lauvergeon n’a pas oublié le soutien apporté à sa reconduction par François Hollande. L’ancienne « sherpa » de François Mitterrand connait bien le candidat socialiste. A Solférino, la rumeur court qu’elle pourrait même décrocher une investiture PS aux prochaines législatives.
Michel Verron (L’Express)
Voir aussi : Rubrique Ecologie, rubrique Politique, 24 réacteurs nucléaires à fermer, rubrique UE, L’allemagne renonce au nucléaire, Parlement européen et corruption, rubrique internationale Fukushima désinformation,