Bradley Manning : un révélateur de l’hypocrisie américaine

Bradley Manning à son arrivée sur la base militaire de Fort Meade pour une audition devant une cour militaire, le 18 décembre.

 

A l’issue d’une année particulièrement riche en agitation médiatique, la liste des cent personnes les plus influentes de 2011 établie par [l’hebdomadaire américain] Time peut paraître un peu bizarre. Pour ne pas dire complètement délirante. Pour des raisons qui m’échappent, les lecteurs du magazine ont fait de Rain, chanteur et acteur sud-coréen, leur numéro un. [La chanteuse] Susan Boyle est troisième, à seulement 43 places devant Barack Obama.

Toutes les listes de ce genre ne sont que de l’esbrouffe divertissante, et celle-là plus encore que les autres. Malgré tout, une charmante juxtaposition la sauve en partie. Le numéro huit est attribué à Bradley Manning, l’homme par qui le scandale est arrivé dans l’armée américaine, aujourd’hui devant ses juges dans le Maryland pour savoir s’il doit passer ou non en cour martiale. Quant à Christopher Hitchens [un journaliste de renom, décédé le 16 décembre], il hérite d’une neuvième place posthume.

Il est certain que « Hitch » s’en serait mieux tiré s’il avait eu la finesse de mourir une semaine plus tôt. Mais de son balcon céleste, peut-être apprécie-t-il la symétrie, et l’asymétrie de son positionnement, juste derrière l’homme dont les fuites militaires et diplomatiques ont été la plus grande gloire de WikiLeaks. Si Hitchens était un fervent partisan de l’aventurisme impérialiste américain alors que Manning en est peut-être le détracteur le plus efficace, beaucoup de choses les rapprochaient. Tous deux fils de pères inaccessibles, ils ont nourri une formidable antipathie pour toute incarnation de l’autorité, jusqu’au Créateur lui-même. Longtemps avant que Hitchens ne rédige Dieu n’est pas Grand [traduit par Ana Nessun, Belfond, 2009], Manning, un athée brillant et convaincu, refusait déjà de faire ses devoirs en instruction religieuse.

Tous deux ont souvent été décrits comme des anticonformistes, capables du meilleur dans leur haine de l’injustice. Et l’un et l’autre avaient une connaissance intime de la torture. Si Hitchens avait choisi de se soumettre au « waterboarding » [pour en faire un article pour Vanity Fair], Manning a pour sa part été involontairement exposé à des formes de torture moins flagrantes mais pas moins répugnantes. Avant qu’il n’en soit libéré sous la pression de l’opinion publique, il avait été enfermé dans une prison brutale, sur la base des Marines de Quantico, en Virginie, condamné à l’isolement 23 heures par jour, privé de sommeil, obligé de se tenir debout et nu pendant les inspections, et sans ses lunettes, autrement dit, littéralement aveugle. Il aurait suffi de lui rajouter un collier pour chien, et il aurait aussi bien pu être une victime de sa collègue Lindie England à Abou Ghraib.

Il n’est pas nécessaire d’avoir été professeur de droit constitutionnel, comme l’était le numéro 46 de la liste du Time [Obama] avant qu’il ne se retrouve dans le Bureau Ovale grâce à sa promesse de mettre un terme aux mauvais traitements infligés aux détenus de la guerre en Irak, pour comprendre que les délicatesses de ce genre tombent sous le coup du passage sur les « peines cruelles et inhabituelles » dans le huitième amendement de la Constitution. Le reconnaître n’est pas le plus difficile.

Le plus difficile, c’est de décider si, en dévoilant certains des aspects les moins reluisants des entreprises militaires américaines, Manning a été un héros, un traître, ou un super-hacker paumé, solitaire et errant, souffrant d’un complexe d’Œdipe et d’une tendance à un narcissisme version « sauveur du monde » à la Julian Assange. Manning avait manifestement des problèmes psychiatriques, comme le savaient ses supérieurs avant qu’il ne commette ce que la cour martiale considèrera inévitablement comme des crimes, ce qui lui vaudra de rester encore longtemps à l’ombre (ce n’est pas parce que personne à la Maison-Blanche, au Pentagone ou au Département d’Etat n’est en mesure de citer ne serait-ce qu’un soupçon de véritable tort porté aux intérêts américains par ces fuites qu’ils vont se priver des joies d’une sentence dissuasive).

Avant que ce soldat du renseignement ne fasse des copies des documents, il avait adressé un courriel à son supérieur immédiat en Irak pour lui signaler que ses problèmes d’identité sexuelle, et la détresse émotionnelle qui en résultait, avaient une influence négative sur sa capacité à analyser les attaques menées par des militants chiites. Il avait même joint à son message une photo de lui habillé en femme. Que, dans ces conditions, Manning ait eu accès à des documents secrets paraît incroyable – cela pourrait même ressembler à un piège.

De toute façon, on ne reviendra jamais assez sur l’incompétence crasse de l’armée américaine qui, après des décennies de guerres catastrophiquement contre-productives, n’est plus à démontrer. Le geste le plus ostensiblement héroïque de Manning, outre les révélations sur la corruption qui ont contribué à balayer le régime tunisien, a été de dévoiler la banalisation de la brutalité à laquelle il a été depuis lui-même soumis, sous une forme moins violente. Si le monde n’avait pas le droit de voir les vidéos de pilotes d’hélicoptères américains en train de mitrailler des civils à Bagdad en gloussant comme des adolescents devant leur console de jeu, qu’a-t-il donc le droit de savoir ? Comme dans tout empire, l’hypocrisie américaine, qui consiste à perpétrer des crimes abominables au nom de la liberté, est trop profondément ancrée dans les mentalités pour que l’on y renonce.

Quel chagrin, pour quiconque éprouve encore une vague admiration pour lui, de constater qu’Obama – qui, osera-t-on penser, a sans doute plus d’influence sur ce genre d’affaires que Susan Boyle – s’est contenté de ne pas lever le petit doigt tandis qu’un jeune homme fragile et chétif se retrouvait couvert de chaînes les rares fois où on le sortait de sa cellule, où il était enfermé sans ses lunettes pour avoir fait la lumière sur une guerre dont l’esprit méphitique continuera de planer longtemps après sa fin officielle, et ce tant que Bradley Manning restera un prisonnier politique.

Matthew Norman (The  Independent)

Voir aussi : Rubrique Internet, rubrique Etats-Unis,

Internet : la révolution de l’info

hacker inside. DR

Mathieu O’neil, journaliste et professeur en civilisation américaine, était mardi l’invité des Amis du Monde Diplomatique au Club de la presse de Montpellier (plein à craquer) pour évoquer la remise en cause profonde des modèles de diffusion de l’information liée à la révolution numérique.

Spécialiste de l’information sur Internet, Mathieu O’neil s’est intéressé à l’idéologie libertaire des hackers. « C’est une culture très développée aux Etats-Unis, articulée sur la liberté d’expression. Aujourd’hui l’univers médiatique n’est pas réel. Il y a des choses qui se passent en dessous. Les hackers veulent savoir comment ça marche. Ils veulent connaître tous les systèmes. Ils livrent de l’info brute pour lutter contre la désinformation ». L’implication politique est celle du combat de l’individu contre l’institution, de l’esprit originel du Net ouvert à tous les moyens d’expression contre la mainmise des entreprises privées sur le réseau.

« A l’heure où le phénomène Facebook fait enclos, il est important de cartographier le Net pour identifier l’espace libre. Une société privée ne peut pas s’attribuer le monopole de l’identité numérique de tous les internautes. La décentralisation est menacée. C’est le principe même du Net qu’il faut défendre, explique Mathieu O’neil. Les hackers sont des pirates qui s’introduisent dans les réseaux, mais ce sont également eux qui ont inventé l’informatique et continuent de la développer et de la défendre. Quand les gouvernements ou les entreprises font des choses terribles, ils se mobilisent pour trouver des solutions créatives. »

Les hackers donnent des sueurs froides aux gouvernements. Les révélations du site WikiLeaks en ont fait en quelques semaines le centre de gravité de l’actualité mondiale. Et la pratique des médias traditionnels s’est vue bousculée. « Avec la concentration des groupes de presse et la disparition de l’investigation, le rôle des médias se réduit à une fonction d’amplification et d’accompagnement à la consommation. Au-delà des révélations qui restent la seule issue démocratique face au système de pouvoir, la démarche d’un site comme WikiLeaks résout la question de la protection des sources à travers les techniques de cryptage. En imposant aux les journaux de travailler ensemble sur les câbles diplomatiques, Wikileaks vient aussi à bout de la concurrence. »

On peut regretter que l’accord passé entre WikiLeaks et les grands journaux manque de transparence, comme une certaine opacité sur le fonctionnement de la structure dirigée par Julian Assange. Mais même si WikiLeaks ne répond pas aux critères d’une transparence radicale, il distribue des documents originaux exclusif à la presse en la préservant des  pressions excercées par le pouvoir politico-économique.  » Le pouvoir opère une différence de traitement entre Le  journal Le Monde et WikiLeaks qui peut paraître étonnante si l’on considère qu’ils sont tous deux que des récepteurs de l’information. »

Le débat d’opinion oppose les partisans du secret à ceux de la transparence, mais il marque aussi un clivage générationnel relatif à la conception de la démocratie. Cependant, il semble que le concept bien réel de la transparence l’emporte aujourd’hui. Celle-ci va-t-elle devenir une valeur de référence ? Pour Mathieu O’neil « Un pas irréversible sera franchi si les infos en possession de WikiLeaks sur la stratégie des banques américaines sont publiées…

Jean-Marie Dinh

Bloqué par Bank of America, Assange dénonce «un maccarthysme financier»

La banque américaine a décidé de suspendre toutes les transactions destinées au site WikiLeaks. Une mesure déjà prise par MasterCard, PayPal, Visa Europe.

Julian Assange a dénoncé samedi «une nouvelle forme de maccarthysme financier aux Etats-Unis», après la suspension par la Bank of America de toutes les transactions destinées à son site WikiLeaks. «C’est une nouvelle forme de maccarthyisme financier, qui prive notre organisation des fonds dont elle a besoin pour survivre, qui me prive personnellement de fonds dont mes avocats ont besoin pour me protéger contre une extradition aux Etats-Unis ou en Suède», a déploré Assange devant quelques journalistes à Beccles, petite ville de l’est de l’Angleterre, à environ 200 km au nord-est de Londres, près de laquelle il est assigné à résidence.

La banque américaine Bank of America a annoncé samedi qu’elle avait décidé de suspendre toutes les transactions destinées au site de publication de documents secrets WikiLeaks. «Bank of America se joint aux mesures annoncées précédemment par MasterCard, PayPal, Visa Europe et d’autres et n’effectuera plus aucune transaction de quelque type que ce soit dont elle ait des raisons de croire qu’elle puisse être destinée à WikiLeaks», a déclaré à l’AFP un porte-parole de la banque, Scott Silvestri.

«Cette décision se fonde sur le fait que nous avons des raisons de penser que WikiLeaks pourrait être engagé dans des activités qui sont, entre autres, contraires à notre politique interne de paiements», a ajouté la banque dans un communiqué.

AFP 18/12/10


Voir aussi : Rubrique Médias , WikiLeaks, Le postulat de la presse libre revu et corrigé,