La pub c’est magique. Celle là ressemble à campagne pour l’armée de terre. C’est la même agence ?
Très tentant, pour un chef d’établissement, de gonfler un peu – voire beaucoup – les notes des élèves qui se destinent au lycée professionnel, au moment d’entrer les moyennes dans le logiciel prévu à cet effet.
Le tout-puissant Affelnet, aussi surprenant que cela puisse paraître, est en effet le seul à décider de l’avenir professionnel de ces élèves. Une fois que leurs quatre choix de spécialités sont faits, c’est lui qui affecte automatiquement les aspirants au lycée professionnel dans telle ou telle filière, en fonction des notes, avec une pondération des coefficients selon la matière qui semble la plus importante. Seules quelques filières, assez rares, demandent un entretien préalable à l’issue duquel un avis est émis. C’est notamment le cas de l’hôtellerie/restauration.
Dans la très grande majorité des cas, le logiciel mouline les notes de tous les élèves du bassin [de Gennevilliers, ndlr], afin de départager les uns et les autres.
Pour les secteurs les plus prisés (bac pro Maintenance des véhicules automobiles, et bac pro Accompagnement, soins et services à la personne pour n’en citer que deux), très nombreux sont les recalés à leur premier vœu. Automatiquement, Affelnet va donc rediriger les dossiers de ces élèves sur leur deuxième, puis leur troisième, voire leur quatrième choix, en fonction des places disponibles, et de la moyenne.
Au préalable, il a été conseillé à ces élèves de faire un quatrième choix très modeste, qui ne correspond absolument pas à leur désir professionnel, puisqu’Affelnet peut très bien ne pas affecter l’élève du tout, si ses notes sont trop mauvaises. C’est donc la machine qui détermine quels seront les heureux entrants dans les meilleures filières, sans tenir compte des appréciations.
Dès lors, la petite cuisine interne à chaque établissement peut se mettre en route, et le chef d’établissement, ou son adjoint, seul face au logiciel, est libre de décider d’augmenter telle ou telle moyenne d’élève, qu’il juge « méritant » ou « gentil ». Augmenter les notes de ses poulains, c’est bien compréhensible, cela pourrait même sembler louable, à ceci près que favoriser ses élèves, c’est défavoriser tous les autres élèves du bassin [de Gennevilliers, ndlr]. Pour le chef, c’est tout bénef’ :
c’est bon pour la réputation de l’établissement – souvent des collèges où l’on envoie plus de 50% des effectifs en lycée professionnel, autant que les filières soient reconnues, donc ;
c’est bon pour l’ambiance générale : les élèves sont satisfaits et ont le sentiment d’avoir été bien pris en main.
Dans quelques établissements du bassin de Gennevilliers, la pratique est courante, on encourage même, parfois, les enseignants à pratiquer la « double notation » : si un élève est décidé à aller en lycée professionnel, on augmente systématiquement sa note de plusieurs points. Au moment de rentrer toutes les notes, seuls les élèves des établissements où se pratique la bonne cuisine – celle où les notes obtenues au cours de l’année n’ont plus de valeur – ont donc une chance élevée d’obtenir leur premier vœu. Injuste, mais que ne ferait-on pas pour préserver la paix sociale ?
On sait bien que le contrôle continu, peu coûteux, tend à s’étendre de plus en plus, sous le fallacieux prétexte que les examens seraient « trop stressants ». Mais le contrôle continu ouvre la porte à bien des dérives. Et pour cause, pas facile de rendre un 3/20 à un gaillard de troisième qui se destine au lycée professionnel, dans une matière importante pour son vœu. D’une façon ou d’une autre, le contrôle continu n’est pas une solution : on ne peut pas être juge et partie.
Des solutions existent pourtant : pourquoi ne pas étendre les entretiens à toutes les filières professionnelles ? Pourquoi pas, même, pratiquer un examen, qui porterait sur les matières générales vues au collège, en rapport avec la spécialité demandée ? Si le lycée professionnel a si mauvaise presse, c’est peut-être aussi parce que le recrutement se fait n’importe comment. On peut toujours rêver d’un lycée professionnel d’élite, avec des élèves motivés, qui auraient vraiment gagné leur place, parce qu’ils la voulaient, profondément.
Témoignage d’une professeure de lettres, enseignant dans les Hauts-de-Seine. Elle a tenu à préserver son anonymat, mais vous pouvez la suivre sur Twitter : @Prof_de _cefran. L’orientation des élèves de troisième se décide actuellement. Un quart des 650 000 élèves qui passaient leur bac en 2012 sont en filière pro.
La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF, « Le lien social », 2012.
Le système éducatif a connu des transformations très profondes ces trente dernières années, en lien notamment avec les politiques visant à mener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat mais aussi avec les transformations du système productif. Les promesses de démocratisation scolaire ont fait long feu. Non seulement la majorité des enfants appartenant aux classes populaires continue d’être orientée, au sortir du collège, vers l’enseignement professionnel, mais ces réformes n’ont en rien remis en cause la division entre filières générales et professionnelles, renforçant au contraire la domination symbolique des premières sur les secondes.
L’enseignement professionnel constitue ainsi un cas privilégié pour étudier l’évolution de l’emprise des hiérarchies scolaires, ainsi que les modalités selon lesquelles les jeunes d’origine populaire s’approprient leurs destins scolaires et sociaux. Comment s’opèrent leur orientation scolaire et leur socialisation aux rôles subalternes qu’ils seront amenés à jouer dans la division sociale du travail ? Comment s’y prennent-ils pour aménager leur condition présente ? Quels clivages internes aux classes populaires l’étude de l’enseignement professionnel permet-elle de révéler ?
À propos de : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF
Aujourd’hui comme hier, l’enseignement professionnel légitime une domination de classe fondée sur l’échec d’une grande partie des enfants d’origine populaire dans une école conçue et organisée pour ceux des classes moyennes et supérieures. Tout en confirmant cette relégation, Ugo Palheta met aussi au jour les tactiques, défensives et offensives, des classes populaires face à cet ordre imposé.
Recensé : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Le lien social, PUF, Paris, 2012. 374 p., 27 €.
« La difficulté, lorsqu’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de bourgeois obtiennent des boulots de bourgeois, est de savoir pourquoi les autres les laissent faire. La difficulté, lorsque l’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de la classe ouvrière obtiennent des boulots d’ouvriers, est de savoir pourquoi ils se laissent faire. » Posées en exergue de l’ouvrage, ces deux phrases du sociologue britannique Paul Willis, plantent le décor théorique et politique des questions que se pose aujourd’hui Ugo Palheta à propos de l’enseignement professionnel en France. Plaçant son étude sous l’égide de la domination, il rappelle à bon droit que ce sont bien des conflits et des concurrences entre groupes sociaux qui se jouent au sein de l’enceinte scolaire, des rapports de force et de sens, qui relèvent de la lutte de classes. Fût-elle symbolique, la domination scolaire reste une forme de violence dont l’exercice ne va pas sans rencontrer des obstacles ou des résistances. Les plus dominés du champ scolaire ne se laissent pas nécessairement imposer l’image d’eux-mêmes que tend à leur assigner le fonctionnement ordinaire de cette grande gare de triage qu’est devenue l’école. L’enjeu final est bien la place qu’on occupera dans la hiérarchie sociale ainsi que le sens que cette place donnera à son existence tout au long de la vie.
Pris en étau entre le champ scolaire et le champ économique, l’enseignement professionnel dispose d’une faible autonomie. L’essentiel de son recrutement est le résultat d’une orientation négative : les élèves qu’il accueille sont là parce qu’on les a jugés incapables de suivre l’enseignement long débouchant sur des baccalauréats, généraux ou technologiques. La sélection scolaire est, aujourd’hui comme hier, une sélection sociale. Ces filières recrutent des élèves majoritairement issus des classes populaires. L’analyse minutieuse de trois cohortes d’élèves respectivement entrés en sixième en 1980, 1989 et 1995 met cruellement en évidence le caractère implacable et constant de cette sélection. Les données sont bonnes et la méthode statistique retenue pour les exploiter est la meilleure possible parce qu’elle neutralise les effets de structure et permet des comparaisons au fil du temps : Le tableau est accablant. Le collège divise et divise durablement. L’étanchéité des ordres d’enseignement tend même à croitre d’un panel à l’autre. La proportion d’élèves orientés dans l’enseignement professionnel court accédant après un Cap ou un Bep aux filières technologiques ou générales au niveau de la seconde ne cesse de diminuer au fil des ans.
Le constat objectif ainsi établi, la question est alors d’identifier les sens qu’attribuent à ces filières, lycée professionnel ou apprentissage, celles et ceux qui les fréquentent. D’analyser le sens que prennent pour les élèves concernés les contraintes sociales et scolaires qu’ils subissent, mais aussi de repérer les tactiques qui leur permettent d’infléchir ces contraintes. Si, vue d’en haut, c’est-à-dire, du point de vue de la logique de fonctionnement du système scolaire, leur présence en ces lieux est bel et bien le produit d’une sélection par l’échec, il s’en faut de beaucoup que tous les élèves adhèrent à cette vision négative d’une relégation. La réalité est plus complexe, elle est aussi contradictoire.
La tradition est longue des sociologues qui depuis les années 60 ont étudié de près ce segment du système scolaire français : Claude Grignon, Lucie Tanguy, Catherine Agulhon, Guy Brucy, Vincent Troger, Henri Eckert, Gilles Moreau aujourd’hui [1] et beaucoup d’autres encore. Leurs travaux, parfaitement connus de l’auteur, sont mobilisés à bon escient pour mesurer des évolutions ou des constantes, apporter des éclairages nouveaux ou complémentaires à l’analyse menée par l’auteur. Cet appel permanent au savoir accumulé par d’autres depuis un demi-siècle confère au livre le statut d’une véritable somme et démontre à qui en douterait encore le caractère cumulatif des connaissances produites dans le cadre de la sociologie des systèmes d’enseignements au sens le plus large du terme. D’autant qu’Ugo Palheta traite dans le même ouvrage des deux branches de l’enseignement professionnel, celle des lycées et celle de l’apprentissage, qui font souvent l’objet d’études séparées. Les envisager ensemble, en soulignant leurs différences et leurs points communs, constitue un apport majeur à l’analyse. Cette dimension historique et comparative présente aussi le grand intérêt de mettre en lumière une transformation majeure des filières de l’enseignement professionnel. Ce dernier a longtemps été structuré par les objectifs qui lui ont été assignés au sortir de la seconde guerre mondiale par les trois acteurs principaux qui ont présidé à sa mise en place, État, organisations ouvrières et patronat : la formation des ouvriers. La désindustrialisation de notre pays, l’effondrement de la classe ouvrière en tant qu’acteur majeur sur la scène politique et syndicale, la montée du tertiaire ont profondément changé l’esprit de cet enseignement tout en le désorganisant. Les débouchés ouvriers qu’assurait l’industrie à cette filière d’enseignement, la socialisation progressive au monde ouvrier et à ses valeurs qu’assurait la présence dans les lycées professionnels d’anciens ouvriers devenus professeurs, ont progressivement disparu du paysage. L’enseignement professionnel s’est ainsi vu arracher l’épine dorsale qui lui donnait son unité et sa cohérence. Il s’est morcelé et segmenté.
Ces mécanismes de différenciation sociale et scolaire des différentes filières professionnelles au début des années 2000 font l’objet d’une analyse fine et percutante. La population issue d’une première sélection à l’issue du collège se révèle, elle aussi, fortement divisée. L’apprentissage d’un côté, les lycées professionnels de l’autre, mais au sein de ces derniers des spécialités qui diffèrent fortement par leur recrutement et les possibilités d’insertion sur le marché du travail. Le niveau général des qualifications s’est élevé mais la structure des écarts entre spécialités s’est maintenue et parfois même creusée. Métiers du bâtiment et de l’alimentation recrutent en apprentissage les garçons qui sont le moins souvent à l’heure à l’entrée en sixième. Ceux de l’électricité et de l’électronique, de la mécanique de l’administration et de la distribution recrutent en revanche, en lycée professionnel, les garçons qui accusent le moins de retard à l’entrée en sixième. Un clivage du même ordre s’observe chez les filles. Les plus en retard d’entre elles entrent en apprentissage dans les services aux collectivités et dans l’hôtellerie-restaurants, les moins en retard dans des lycées professionnels formant aux métiers du secrétariat, de la comptabilité, de soins à la personne et du sanitaire et social. Le niveau scolaire n’ayant cessé de s’élever au cours des trente dernières années, les titulaires d’un Cap ou d’un Bep sont aujourd’hui concurrencés pour les emplois industriels qualifiés par les titulaires de bacs pros et, à un moindre degré, par les BTS.
On comprend alors pourquoi et comment les sens attribués par les élèves concernés aux formations qu’ils suivent sont aussi divers et contradictoires. Il convient, pour les identifier, de se frayer un chemin étroit entre les deux écueils qui menacent une telle démarche : l’hypothèse d’un consentement des élèves à la conscience de leur relégation qui se traduirait par un sentiment d’échec permanent ; mais aussi, écueil inverse, la mise en œuvre par les élèves de stratégies conscientes de résistance aux valeurs et aux règles de fonctionnement du système scolaire, par exemple la manifestation d’une culture anti-école structurée. Loin de succomber aux tentations de ces deux sirènes, Ugo Palheta maintient un cap exigeant en s’appuyant sur plusieurs enquêtes qu’il a menées lui-même auprès de plusieurs catégories d’élèves. C’est la partie la plus originale de l’ouvrage et l’analyse est menée de main de maître.
Se défiant d’une analyse menée, au nom de la relégation, en termes de manques, d’absences et de déficits, l’auteur prend aussi grand soin de ne pas céder à l’illusion d’une homogénéité des classes populaires. Enquêtant par entretiens parmi des élèves suivant une formation de niveau Bep aux « métiers de la production mécanique informatisée » (MPMI), puis chez des apprentis du bâtiment, et enfin auprès d’élèves suivant des formations administratives, Ugo Palheta élabore progressivement l’hypothèse d’une homologie entre l’espace des filières professionnelles et l’espace des habitus populaires. Une fraction non négligeable des jeunes issus des classes populaires se démarquent nettement d’une idéologie du salut social par le mérite scolaire, sans pour autant la contester en tant que telle. De sorte qu’il est préférable de substituer au concept de stratégie celui, plus modeste, de tactique, comme nous y invite Michel de Certeau [2]. Ce concept est plus adapté aux faibles marges de manœuvre laissées par le caractère implacable de l’orientation aux enfants d’origine populaire se retrouvant dans l’une des filières de l’enseignement professionnel. Ils sont ainsi condamnés à jouer sur le terrain de l’adversaire et selon les règles fixées par l’adversaire. Mais ils jouent. Ils peuvent profiter des occasions pour tirer des avantages de leur situation. Leurs marges de liberté ne sont pas nulles. Cette analyse est très convaincante. Elle renouvelle par beaucoup d’aspects la sociologie des classes populaires en ouvrant une voie escarpée mais originale entre le misérabilisme dominant (les classes populaires se définiraient uniquement par des manques et des carences) et l’idéologie d’une contre-culture structurée qui se manifesterait par des résistances organisées à l’inculcation scolaire entendue comme l’imposition de la culture bourgeoise
La dernière partie du livre est consacrée à la façon dont s’articulent les rapports de classe, de genre et de race dans l’enseignement professionnel. Les rapports de domination entre garçons et filles, Blancs et non-Blancs (terminologie discutable mais dûment justifiée dans une note) s’y reproduisent ici comme ailleurs au profit des garçons et des enfants autochtones, mais sous des formes singulières du fait qu’il s’agit déjà d’une filière d’enseignement dominée. Largement dominés dans l’ensemble de la société, les filles d’un côté, et les enfants d’immigrés de l’autre partagent, dans l’enseignement professionnel, un trait qui les distingue fortement des garçons et des « Blancs ». Ils, elle s’orientent — ou sont orienté-e-s — très majoritairement vers des filières tertiaires qui conduisent à des emplois situés dans l’administration ou les services. Cette orientation est souvent vécue comme un moyen d’échapper au statut d’ouvrier et aux pénibilités physiques associées à la condition ouvrière, (les taux de chômage y sont d’ailleurs plus faibles), mais aussi de pouvoir rejoindre, à plus ou moins brève échéance, la filière longue de l’enseignement général. C’est-à-dire de redevenir des élèves « normaux ».
Il s’en faut pourtant de beaucoup que les filles et les enfants d’immigrés aient destins liés, à taux de chômage ou de sous-emploi égal. Soucieux de mettre à distance le stigmate attaché au travail manuel que leurs pères ont vécu sous la forme la plus éprouvante physiquement, les élèves originaires du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne s’engagent vers des filières aux débouchés professionnels plus incertains que leurs camarades autochtones qui visent à exercer des métiers de l’industrie ou de l’artisanat. Lorsqu’ils ne trouvent pas de travail, ils vivent d’autant plus douloureusement la contradiction entre la triste réalité et l’espoir d’une ascension sociale inhérente au fait de suivre des matières plus générales et intellectuelles. Pour les filles, la déception est toujours moindre du fait que, chez les garçons comme chez les filles fréquentant l’enseignement professionnel, le stéréotypes de genre sont profondément intériorisés. Il est normal et naturel que les garçons réussissent mieux que les filles !!!!
Au total, un livre très riche, longuement médité, qui repose sur une base de données considérable. Il ajoute une pierre nouvelle à un édifice qui a commencé à s’édifier dans les années 70. Mais, ce faisant, c’est tout l’édifice qu’il reconstruit dès lors qu’il se place du point de vue du ou des sens que les élèves donnent à leur parcours. Une exigence théorique forte l’anime de bout en bout qui permet de déborder les frontières d’une stricte sociologie de l’enseignement professionnel. Ce dernier a toujours constitué un objet de réflexion particulièrement fécond pour les sociologues parce que situé à mi-chemin entre le monde scolaire et celui de l’entreprise, il informe sur les deux mondes et surtout, sur les conflits de classe qui s’y jouent. La prise en compte de la dimension historique est ici particulièrement éclairante. Les deux mondes ont connu des bouleversements considérables, mais leurs relations se sont peu modifiées. Les rapports de classe ont la peau dure.
Un oubli regrettable
par Vincent Troger
Ce compte-rendu élogieux souligne à juste titre la qualité du travail de Palheta, tant du point de vue méthodologique que du point de vue de l’appareil théorique. L’analyse très fine des hiérarchies internes de l’enseignement professionnel, et donc des mécanismes de distinction qui clivent ses publics en fonction des spécialités plus ou moins scolairement et socialement rentables qu’ils réussissent à investir est notamment tout à fait pertinente.
Il est cependant regrettable que Palheta ne se réfère jamais, ni au fil de son texte, ni dans sa bibliographie, au travail antérieur d’Aziz Jellab, publié en 2008 aux presses universitaires du Mirail et intitulé Sociologie de l’enseignement professionnel. Même si le livre de Jellab ne s’inscrit pas aussi rigoureusement que celui de Palheta dans l’héritage de la sociologie de la reproduction, il n’en est pas moins tout à fait sérieux. Il s’appuie sur un mise en perspective historique tout aussi complète que celle de Palheta, et surtout il met déjà bien en évidence les clivages internes propres au public des LP, notamment en termes de stéréotypes de genre, ce qui constitue un des passages forts du livre de Palheta.
On peut sans doute objecter à Jellab un corpus statistique et un appareil théorique moins puissant que celui de Palheta, mais cela ne justifie en rien une occultation aussi totale d’un travail tout à fait respectable, qui offre des pistes d’interprétation sans doute en partie différentes, mais également pertinentes. Compte tenu de l’exhaustivité de la bibliographie mobilisée par Ugo Palheta, il est difficile d’imaginer qu’il ait pu ignorer le travail d’Aziz Jellab.
Vincent Troger est maître de conférences, IUFM de l’université de Nantes.
Ivan Renar, né en 1937, Sénateur honoraire, préside l’Ecole Supérieure d’Art du Nord-Pas de Calais / Dunkerque-Tourcoing depuis septembre 2011. Il est intervenu devant les étudiants de l’école, les 3 et 11 avril 2013, à Tourcoing et Dunkerque, sur le thème de la politique culturelle dont il fut toujours un ardent promoteur.
En ce début de siècle tourmenté où « personne ne saitplus parler à la foule et quel but lui donner et que lui diredemain » comme disait le poète Louis ARAGON
et par ces temps de barbarie ordinaire, où l’on a parfois l’impression de tâter l’avenir avec une canne blanche, avec ces « terrifiants pépins de la réalité », dont parlait le Jacques PREVERT de notre enfance, comment ne pas percevoir à quel point l’art et la culture sont déterminants pour construire nos vies.
Aux militants du partage, du Beau, du Sensible, de l’Emotion et de l’Imaginaire, que vous êtes ou que vous serez, je n’ai pas besoin de dire que la culture, n’est ni un luxe, ni un superflu, elle est de première nécessité.
Dans un monde où l’on assiste à l’offensive de l’ « argent absolu », comme on disait monarchie absolue, l’enjeu de la culture, de la création artistique, comme de l’enseignement artistique, c’est bien d’éclairer la richesse des hommes et des femmes. Et l’homme est notre patrimoine le plus précieux.
Investir dans la culture, comme dans toute la « matière grise », est donc une décision éminemment politique au meilleur sens du terme : la politique qui fait qu’on assume son destin au lieu de le subir. C’est pourquoi, la puissance publique à tous les niveaux se doit de faire preuve de courage, à la création, mais aussi dans son action à l’égard des publics afin que tous, et chacun, puissent trouver dans l’art et la culture les moyens d’épanouissement personnel mais aussi l’émancipation citoyenne.
J’aime à citer l’auteur et metteur en scène Jean-Luc LAGARCE trop tôt disparu :
« Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’Art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, la fainéantise inavouée, le recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même »
Au-delà des débats sur la définition de la culture, il est indiscutable qu’elle agit sur le réel, la relation à autrui, innove le rapport social et cimente les raisons du « vivre-ensemble » et de l’en-commun des hommes. Pour autant, je ne confonds pas art et culture. Comme disait Jean-Luc GODART : « la culture, c’est la règle, l’art : l’exception » !
En ce qui me concerne, si j’avais un message à délivrer aujourd’hui, ce serait : n’ayons pas peur de la création, du neuf, de l’invention, de l’imagination. Les artistes travaillent avec des mains d’avenir !
Je pense à ces mots vibrants de Guillaume Apollinaire qui en une phrase nous fait comprendre toute la merveilleuse profondeur de la création contemporaine : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe ».
Il faut replacer la culture au centre de la vie, au cœur de la cité, car quand le capitalisme invente l’homme-jetable, quand tout va mal, l’art et la culture permettent aux hommes et aux femmes de rester debout, de continuer à inventer demain quand l’avenir semble interdit. L’Art, ça change la vie ! Et en cette période de crise profonde, on ne rappellera jamais assez que le temps de l’art, c’est la longue durée et que dans les Re-naissances, les artistes, les créateurs jouent un rôle fondamental.
Comment ne pas voir que les œuvres des artistes, qu’ils soient poètes, acteurs, danseurs, chanteurs, peintres ou musiciens, sont à la fois le reflet et le projet de cette époque tourmentée, de ce monde en transition, d’un monde qui marche sur la tête et qu’ils contribuent à remettre sur pieds. Comme le disait si bien le chanteur Jacques BREL : « L’artiste est celui qui a mal aux autres ».
La culture doit être vue sous l’angle du développement humain. Elle transmet aux descendants tout ce que l’hérédité ne fait pas. Elle n’est donc pas une pièce rapportée, un ornement, une décoration que l’on porte à la boutonnière. Il n’y a pas de citoyenneté sans accès aux savoirs, sans partage des connaissances, sans émergence des capacités à créer du symbolique. Elle est aussi un élément déterminant pour humaniser la mondialisation libérale qui uniformise l’imaginaire, abolit les singularités, standardise la pensée.
Et c’est parce que la culture est aussi nécessaire à l’’homme que le travail, la nourriture, le logement, la santé, qu’elle est une dimension capitale de l’intervention publique.
C’est pourquoi je l’avoue, je suis de parti pris. Une pétition de principe m’a toujours guidé, inspirée de la philosophie des Lumières, la même inspiration qui faisait stipuler dans le préambule de la Constitution de l’An I, jamais appliquée ! « Le pain et l’’éducation sont les deux premiers besoins du peuple ». Le pain à notre époque, c’est bien entendu l’emploi et l’éducation : la formation et la culture.
On ne rappellera jamais assez que la culture est un droit et un droit fondamental : elle apporte les outils critiques indispensables du libre arbitre.
Le préambule de la constitution de 1946 repris dans celle de 1958 affirme : « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, la formation et à la culture » ; La République, décentralisée depuis la réforme de la Constitution, fait que l’Etat, comme l’ensemble des collectivités, portent la responsabilité conjointe de l’application de ce principe. Et la culture n’est pas une compétence comme une autre. Comme pour les droits de l’homme, elle est de la responsabilité de tous et de chacun, et de chaque niveau de collectivités. C’est le partage même de cette responsabilité qui a permis le succès de la décentralisation culturelle et la vitalité impressionnante de la vie culturelle de notre pays, malgré les coups portés ces dernières années.
En cette période de crise financière, économique et sociale majeure, c’est trop souvent le budget de la culture qu’on sacrifie. « On pousse à de bien maigres économies pour de bien grands dégâts ! » comme le disait Victor HUGO ;
Reconnaître le rôle de la culture dans la société reste bien un combat ! A ceux qui déclarent qu’il y a trop de théâtres, de compagnies, d’orchestre, de musées, etc… pour trop peu de public, je réponds : imagine-t-on quelqu’un trouvant qu’il y a trop de suffrage universel parce qu’il y aurait trop d’abstentions ?
L’art et la culture se portent bien à condition qu’on les sauve !
Pourquoi ne pas nous appuyer résolument sur le rapport de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, qui montre combien la seule prise en compte du Produit intérieur brut, de la productivité, le culte de l’argent, du chiffre et de la performance n’ont pas beaucoup de sens pour évaluer la richesse et le bien-être d’un pays. Par contre les services publics, le niveau d’éducation, les critères sociaux et environnementaux, la culture et le lien social qu’elle génère, constituent de véritables richesses essentielles à la qualité de la vie et du vivre ensemble ! Voilà qui pourrait ouvrir des perspectives. Même si ce rapport est hélas abandonné à la critique rongeuse des souris.
Et plus que jamais l’art et la culture pour tous restent une urgence et une priorité. C’est pourquoi il est indispensable d’en faire une grande cause nationale, européenne et mondiale. Qu’on le veuille ou pas, ce sont les idées qui mènent le monde.
Le non partage de l’art, c’est comme une bombe « antipersonnel », ça fait des mutilations terribles ! L’inégalité face aux richesses de l’esprit devrait être éradiquée de la même façon que, dans notre histoire, a été mis fin à l’esclavage. Comme le disait Condorcet, « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant » ! L’art est le champ de tous les possibles. Or même si les salles de spectacles sont pleines, si on fait la queue pour certaines expositions dans les musées, la démocratisation et la démocratie culturelle demeurent un grand défi.
Je m’explique :Roger PLANCHON disait que les ouvriers ne vont dans les théâtres que pour les construire. Il ne proposait pas pour autant de fermer les théâtres, mais il posait là, il y a plus de quarante ans, le grand problème de la ségrégation sociale dans le domaine de la culture. La plaie reste ouverte. Si l’on veut vraiment s’attaquer aux inégalités culturelles, il faut évidemment commencer par s’attaquer aux inégalités sociales et économiques qui ne font que s’accentuer.
Certains s’appuient sur la persistance des inégalités culturelles pour mettre en cause la démocratisation culturelle lui reprochant d’être un échec. Le terme même de démocratisation semble être devenu un « gros mot ». Les crédits dévolus à l’action culturelle sont en baisse constante. Et « la culture pour chacun » qui exacerbe l’individualisme essaye de se substituer à la « culture pour tous ». On n’arrête pas de forger de nouvelles armes contre le collectif. Plutôt que la culture du « chacun pour soi », cultivons l’option d’autrui ! N’opposons pas, mais réconcilions culture populaire et culture savante, culture de masse et culture cultivée. Plus que jamais nous devons renouer avec l’éducation populaire ! C’est le non-partage qui crée le non-public. Si le Ministère de la culture a fait marche arrière sur cette mise en avant de la « culture pour chacun » et évoque dorénavant la culture pour tous et la culture partagée, les crédits affectés à cette mission n’en sont pas moins en baisse.
Les associations culturelles sont sommées de faire toujours plus avec moins. Et l’innovation technique dissimule trop souvent une culture au rabais. Une visite virtuelle de musée sur Internet ne remplacera jamais la confrontation directe avec l’œuvre vivante, plastique, patrimoniale ou monumentale ! Pour autant il faut tout faire pour que toutes les familles puissent avoir accès à Internet et également accès aux outils critiques pour s’approprier les nouvelles technologies, sans en être dupe. En quelque sorte comme le disait malicieusement Jean VILAR / « Eau, gaz, électricité et culture à tous les étages »
L’Art disait Pablo Picasso, c’est comme le chinois : ça s’apprend. Et nous devons lutter contre tous les analphabétismes. Et c’est mépriser le peuple que de croire qu’il n’a pas soif de culture, de savoir, de découverte.
Et nous vivons hélas dans une société qui fait plutôt la guerre aux pauvres au lieu de faire la guerre à la pauvreté ! Je veux évoquer devant vous ces exclus, que certains artisans de la société multi-vitesse osent appeler « hommes à part », « hommes dépréciés ». A leur égard, les pouvoirs publics agissent le plus souvent à partir de leur malheur et non du mal, c’est-à-dire qu’ils soignent le pauvre dans l’homme et non l’homme dans le pauvre.
Tout exclu est alors « victimisé », l’exclusion n’a pas de cause, pas de responsabilité identifiée ; elle est « fatalisée »… Et l’exclusion se banalise et parfois l’indifférence s’installe… et l’on ne propose que des réponses « a minima » : une allocation, un emploi précaire, un savoir et une culture au rabais.
Or le droit, comme le respect, ne se divise pas. Et vous savez bien que le monde du peu se satisfait finalement de la démocratie du petit : un petit peu de sous, un petit peu de bonheur, un petit peu d’égalité, un petit peu de liberté ! Un RMI/RSA de vie quoi !
Et je ne parle là que de l’aspect « monnaie ». L’exclusion, c’est aussi la mise à l’écart de l’échange social, de l’échange symbolique sans lequel la vie n’est plus la vie.
De ce point de vue, la place de l’Art, dans la lutte contre l’exclusion, toutes les exclusions est à plus d’un titre essentiel parce que l’Art est le champ de tous les possibles et de toutes les différences. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant doit avoir une « piste d’envol » ! C’est pourquoi, je dis Non ! et résolument Non ! à une culture de deuxième classe !
Et l’enjeu de la culture pour tous est l’enjeu de la démocratie tout court. Plus que jamais, face à la montée des intégrismes religieux, politiques, idéologiques ou nationalistes, nous avons à lutter contre tous les analphabétismes. Apprendre l’art comme on apprend à lire et à compter. L’art n’a pas à être optionnel si on souhaite n’en éloigner personne. C’est à l’épreuve du feu qu’on se brûle, c’est à l’épreuve de l’art qu’on en suscite le désir. D’où l’importance de la place de l’art et des artistes à l’école, dès le plus jeune âge. Comme le formule si bien le philosophe Edgar MORIN : « la culture, c’est ce qui relie les savoirs et les féconde ». Elle est indispensable pour comprendre le monde mais aussi développer l’esprit critique et forger son libre-arbitre.
L’œuvre ne rencontre pas mécaniquement son public. L’accès à la culture aujourd’hui devrait marcher sur deux pieds : l’école (de la maternelle à l’université) et le service public de la télévision. Pour réussir la démocratisation de la culture, il est nécessaire d’intervenir sur ces deux vecteurs.
Pour l’école, ne faut-il pas modifier en profondeur et durablement une réalité qui a trop perduré d’une éducation artistique minimisée et marginale, pour ne pas dire en souffrance en dépit de son importance dans le développement des potentialités de la personne comme l’ont confirmé toutes les études ? Soyons « élitaires pour tous » comme le préconisait avec chaleur Antoine VITEZ ! Le service public de la culture doit enfin pouvoir s’appuyer sur le service public de l’éducation et réciproquement ! C’est une question de justice sociale, de solidarité, d’égalité des citoyens et de respect du droit à la culture pour tous. Or, l’éducation artistique et culturelle est perçue comme secondaire et se trouve condamnée à ne constituer que la variable d’ajustement des politiques éducatives, alors qu’elle est au centre de la vie, de l’humain.
En ce qui concerne la télévision, il n’est pas besoin de faire la démonstration qu’elle pourrait être un outil pédagogique capital d’accès à la culture et aux savoirs et générer une formidable appétence. Tout le monde la regarde et de plus en plus longtemps. En se spécialisant, les chaînes ont contribué à fabriquer des ghettos. Pire : les magazines culturels de plus en plus rares sont relégués à des heures tardives, les sujets culturels ont quasiment disparus des journaux télévisés, pourtant le rendez-vous le plus fréquenté du petit écran.
Enfin, nous assistons à une véritable colonisation du culturel par le marché qui menace la liberté de création artistique et son indispensable pluralisme. Et ne nous y trompons pas, la course effrénée à l’audience est synonyme de censure. L’art n’existe pas pour faire l’unanimité. Au contraire et c’est aussi l’une de ses raisons d’être, il invite au débat, à la confrontation, suscite un espace de partage qui s’oppose à la fusion « uniformisante » et s’enrichit des diversités et du pluralisme.
La question, qui en fait est fondamentale, cruciale : la société en 2013 est-elle prête à accueillir l’art contemporain, se l’approprier, s’en faire une force de réflexion pour tous quelle que soit sa situation géographique ou sociale ?
C’est pourquoi, je n’accepte pas qu’on nous dise que la culture coûte cher. Certains experts, certains comptables supérieurs, arrogants et glacés nous parlent toujours du coût de la culture, mais se gardent bien de se poser la question du coût de l’absence de culture. On le voit dans nos quartiers en difficulté.
Il y a ceux qui disent qu’ils aiment l’art, la culture, les artistes et dans le même temps, ils leur coupent les vivres. Cela nous renvoie à Jacques PREVERT, dont vous connaissez l’insolence et l’impertinence, qui sont d’ailleurs des valeurs de la démocratie qui disait à la femme aimée : « Tu dis que tu aimes les fleurs et tu leur coupes la queue, alors quand tu dis que tu m’aimes, j’ai un peu peur »
Face à la mondialisation libérale, comment ne pas voir que la diversité culturelle est de plus en plus menacée par les lois du marché, d’un marché « sans conscience ni miséricorde » pour reprendre l’expression du Prix Nobel Octavio PAZ.
Nous avons aujourd’hui une impression de choix, mais l’abondance de l’offre ne signifie pas pour autant « diversité ». Et il n’est pas de diversité sans politique de la diversité.
C’est fondamental, car la diversité culturelle est un véritable patrimoine commun de l’humanité aussi nécessaire pour le genre humain que la biodiversité dans l’ordre du vivant. Sa défense est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne. Elle est un élément déterminant pour humaniser la mondialisation.
L’art et la culture sont le socle pour mieux construire le monde de demain. L’art, la création, l’imaginaire, l’émotion n’ont pas de frontières. Face à la mondialisation libérale qui désespère les hommes et les femmes, je plaide pour une « mondialité » en forme d’échanges dont la loi ne serait plus « le profit le plus profitable » mais les « équilibres du donner-recevoir ». La planète est devenue un gros village et il est essentiel aujourd’hui à la fois d’ « Agir dans son lieu, et de Penser avec le monde ! ». Le destin des peuples est désormais inextricablement lié comme en témoigne les effets néfastes de la crise financière ou les conséquences du réchauffement climatique qui frappent tout le monde sur tous les continents.
En un mot, l’art et la culture sont plus que jamais de véritables enjeux de civilisation et la condition même de notre civilisation. Face au communautarisme, au repli identitaire, l’art ne nous rappelle-t-il pas en permanence que nous faisons partie d’une communauté qui s’appelle l’Humanité ?
Le XXIème siècle a été à la fois celui de tous les tourments, de tous les espoirs et idéaux bien souvent bafoués, de toutes les tempêtes et de toutes les aspirations, où le meilleur de l’homme a côtoyé les pires horreurs.
Le XXIème siècle a débuté en portant les mêmes contradictions. Les artistes ont contribué à maintenir debout un monde qui a beaucoup titubé. Ils aident, parfois « avec une vitalité désespérée » pour reprendre la belle expression du poète et cinéaste italien Pasolini, les hommes à se dépasser.
La culture et les arts sont des armes de construction massive !
Il faudra bien un jour sortir de la démarche trop répandue, qu’il est fatal qu’il soit fatal que la culture soit toujours traitée après, que ce soit au niveau local, national ou européen, avec son budget timbre-poste ou plutôt confetti alors qu’elle est au centre de la vie, qu’elle est la réponse de civilisation aux difficultés et aux crises. Pour reprendre André Malraux, « l’art est le plus court chemin qui mène de l’homme vers l’homme ».
Et l’intelligence est la première ressource de notre planète qui l’oublie trop souvent.
Les artistes nous disent en permanence que la création est une mémoire en avant.
Et heureusement qu’ils sont là les artistes, les créateurs, dans leur diversité. Ils nous aident à vivre, à aimer, à ne pas mépriser les rêves, à poser la seule question qui vaille : dans quel monde voulons-nous vivre demain ? Ils nous rappellent également que le bonheur reste une idée neuve.
Je vous remercie et souhaite vous avoir apporté de nouvelles raisons de construire, non pas le meilleur des mondes qui débouche sur le totalitarisme, mais un monde meilleur. Et c’est déjà pas mal.»
Le politologue franco-libanais Antoine Sfeir, est le directeur fondateur des Cahiers de l’Orient. Il est l’auteur de » L’islam contre l’islam L’interminable guerre des sunnites et des chiites « .
Dans votre dernier essai, vous décryptez le monde arabe à travers la fracture chiites/ sunnites. Qu’apporte cet éclairage et pourquoi est-il si peu mis en avant ?
C’est un prisme de lecture qui devient incontournable parce qu’il donne des clés essentielles de compréhension. La question de la désinformation est liée au recul de la culture générale. Tout commence à l’école dans le rapport que nous avons avec les autres.
Comment masque-t-on son ignorance ?
En mettant en exergue les lieux communs. Nous sommes actuellement en guerre au Mali. Sommes-nous informés ? On nous inonde d’images martiales et d’interventions diverses
mais on ne dit rien sur les véritables enjeux, sur la culture des populations concernées, sur leurs composantes politiques économiques, sociologiques…
Au-delà de la dimension historique que vous abordez dans l’ouvrage, quelles sont les traits philosophiques à distinguer entre ces deux grands courants de l’islam ?
Dans le sunnisme, l’effort d’interprétation des textes sacrés s’est arrêté depuis le XI e siècle. Ce courant considère que la révélation est close avec la parole du prophète Mahomet. Tandis que les chiites poursuivent l’interprétation de manière permanente à travers les imams en attendant le retour de Mahdi, l’imam caché.
Le sunnisme se considère comme un aboutissement. Tout recul est impossible. Le changement d’apostolat peut être sanctionné par la peine de mort. Je tire mon chapeau aux musulmans sunnites qui font leur propres interprétations. Autrement dit l’alliance de l’Occident avec les sunnites wahhabites depuis 1945 est une erreur stratégique.
En 1979, la révolution iranienne réveille la fracture entre chiites et sunnites que vous qualifiez aujourd’hui de guerre mondiale…
Avec l’émergence de la République islamique iranienne, les chiites trouvent leur «Vatican». Après avoir été longuement opprimés, ils relèvent la tête. Afghanistan,Pakistan, Turquie, Inde, Irak, Syrie, Koweît, Bahreïn, Iran, Chine… sont autant de pays où s’affrontent
les sunnites et les chiites, sans parler des luttes entre les quatre grands courants sunnites.
L’antagonisme s’est rallumé en Afghanistan, berceau de la montée en puissance de Ben Laden. Dans ce conflit mondial l’Occident à du mal à donner des leçons. Il a toujours instrumentalisé les parties à son profit, et l’histoire se répète.
Quelle alternative voyez-vous à Bachar El-Assad ?
Tout le monde prédit la chute du régime syrien mais cette optique n’est pas vraiment d’actualité. Ayant été enlevé et torturé sur ordre de son père, je suis le premier à la souhaiter mais deux ans après l’ouverture des combats, on constate une relative passivité de la communauté internationale. Assad conserve des partisans au sein de la population et des alliés de poids comme la Russie, la Chine et l’Iran.
La reconnaissance de la Palestine en tant qu’Etat observateur de l’ONU n’empêche pas l’étouffement économique de Gaza…
C’est vrai, Israël poursuit la colonisation et fait blocus sur l’économie. Mais aujourd’hui, la stratégie palestinienne est de dire : Si nous ne parvenons pas à développer notre Etat, nous demandons la nationalité israélienne et les projections de Gaza et de la Cijordanie
indiquent que les Palestiniens seront les plus nombreux.
Vous ne donnez aucun crédit à la thèse d’une intervention armée en Iran…
C’est une affabulation. Il n’y a que Netanyhaou pour y penser. Avez-vous déjà vu Israël annoncer à l’avance qu’elle allait frapper ? J’ai croisé il y a peu un dirigeant israélien dans l’antichambre du président Ahmadinejad. Alors que je m’étonnais de sa présence, il m’a répondu: que croyez-vous, il n’y a pas une journée depuis 1979 où le contact ait été rompu…
Netanyhaou est isolé et Israël n’est plus dans le cours de l’histoire. Appuyé par Bagdad, Damas, Tyr, l’Iran est devenu pour la première fois, une vraie puissance méditerranéenne.
C’est un cadeau du ciel et des Etats-Unis. L’indépendance énergétique des Etats-Unis liée au gaz de schistes modifie en profondeur la stratégie américaine au Proche-Orient.
L’alliance historique avec les sunnites pourrait-elle s’inverser au profit des Chiites ?
Difficile de le dire, ce retrait prévisible à l’horizon 2015/2016 pourrait aboutir au démantèlement de l’Arabie Saoudite comme cela s’est passé en Syrie ou au Liban. Cette indépendance pourrait amener les Américains à mettre en place une stratégie reposant sur de petites entités alliées comme Israël, l’Iran, la Turquie…
Le retrait américain laisse la France et L’UE face à la problématique ?
Vue des pays arabes l’UE n’existe pas au-delà du guichet de subventions. C’est une vrai question, saura- t-elle bâtir une architecture de diplomatie et de sécurité ou continuera-t-elle à utiliser la diplomatie du chéquier ?
Où va la France au Mali ?
Au départ, François Holande faisait entendre à tout le monde qu’il n’irait pas. Il a attendu que l’ensemble de ses alliés se déclarent favorables à l’intervention française pour prendre sa décision. Il a même réussi à convaincre Bouteflika qui a suivi face à l’unanimité.
L’objectif déclaré est de libérer le Nord du Mali. Y arrivera-t-il ?
Cela reste une question. Car il ne s’agit pas de répéter ce qui s’est passé en Lybie : libérer, tuer, s’en aller. Il faut accompagner le Mali qui doit parvenir à la sédentarisation
des Touaregs et leur donner les moyens de se défendre.
Nous sommes encore loin du cahier des charges qui suppose la mise en oeuvre d’un plan Marshall pour tous les pays du Sahel.
Anne Fraisse, la présidence de l’Université Paul Valéry a toujours eu le courage de ses opinions. Ce qui suppose de s’exposer aux critiques des autres qui ont fusé de toutes parts à l’occasion de la piteuse et illusoire tentative de fusion des trois universités montpelliéraines. Il s’agissait de faire des affaires, de figurer en haut de l’affiche où de bénéficier d’hypothétiques crédits d’Etats, sans s’interroger un instant sur les conséquences de cette implication. Le modèle proposé de ce nouveau système d’enseignement supérieur bafoue les principes de la République. Et il poursuit son chemin… Un jour où l’autre l’honneur reviendra à ceux qui résistent se plait-on à penser sans être sûr de rien…