Philippe Bataille : « Le procès Bonnemaison est celui de la confiance en la médecine »

5a9faf8abe7639bfc60d88615524976f_LLe sociologue Philippe Bataille figure parmi les 60 témoins, dont l’ancien ministre Jean Leonetti, pionnier de la loi sur la fin de vie, cités au procès aux Assises à Pau du Dr Nicolas Bonnemaison, accusé d’avoir donné la mort à sept malades. Ce spécialiste de l’éthique du soin analyse les problématiques de ce procès qui doit se poursuivre jusqu’au 27 juin.
Vous êtes appelé par la défense à comparaître le 19 juin. Pour quelles raisons avez-vous signé la pétition en faveur du docteur Nicolas Bonnemaison ?
Je crains qu’il soit dans une situation somme toute banale faisant que des médecins se retrouvent dans les services d’urgence face à des patients qu’ils ne connaissent pas forcément et qui ont commencé des processus agoniques, dont les effets sont connus par tous, les équipes, les familles et parfois par les malades s’ils sont encore conscients. Il est très classique alors qu’il y ait la possibilité d’aider ces patients à mourir.
En quoi cette affaire interroge-t-elle notre société ?
Elle l’interroge par rapport au décalage qu’il y a entre la loi qui est au service des Français et celle de 2005 dite Leonetti. Cette loi sur la fin de vie en fait n’aborde pas ces questions, ou du moins ne leur offre aucune issue. Nous avons bien aujourd’hui un problème sociologique entre l’état des mœurs et la réalité des pratiques. Les moyens mis en œuvre dans des services qui pourraient être adaptés à l’accompagnement sont dérisoires. Face à l’évolution des mentalités, il y a ce retard considérable des dispositions législatives. François Hollande candidat à la Présidentielle en 2012, avait d’ailleurs formulé la proposition 21. Cette promesse était très engagée, notamment au niveau du programme, sur sa capacité à pouvoir retoucher ou refondre la loi Leonetti.
Ce procès est-il le procès d’un homme, celui de l’euthanasie, de la médecine ou de cette législation inadaptée ? 
C’est le procès de la confiance en la médecine. Les situations dont on parle sont des situations qui engagent un médecin, une équipe et qu’il faut appréhender en ayant des protocoles. Tout cela devra être revu. Mais une fois que l’on a dit cela, que fait-on ? Le vide législatif ne permet pas au médecin d’accompagner les malades. Et de fait, les patients perdent confiance en la manière dont peuvent se dérouler leurs derniers jours. On compte plus de 2000 suicides par an pour des raisons de maladie ou de handicap sans issue. De la même manière, on voit se développer le suicide de couples âgés en proie à des inquiétudes profondes. Celles de devoir abandonner l’autre alors qu’il y a un engagement, une parole conjugale et amoureuse. On n’a alors pas envie de voir partir l’autre dans les mains d’une médecine qui ne sait pas s’arrêter. Cette situation existe car aujourd’hui rien ne permet de réaliser une aide active à mourir alors que les processus agoniques ont commencé. On sait depuis des années que la loi Leonetti  ne répond pas aux besoins. Tout le monde le dit. Y compris les déplacements de l’ex-ministre pour venir expliquer sa loi jusque dans un procès d’assises le démontrent.
Dans votre dernier ouvrage « A la vie, à la mort : Euthanasie, le grand malentendu », vous avez mené une enquête au sein d’unités de soins palliatifs. Quelle est la réalité de la fin de vie au sein de ces services ? 

Elle est contrastée. On a des situations d’accompagnement avec l’idéal de retrouver à la fin de la maladie, à la fin de l’âge, souvent les deux combinés, une mort naturelle que l’on peut proposer à des patients lorsqu’ils se présentent assez tôt dans ces unités de soins palliatifs. Ils vont y passer entre deux et trois semaines avant que la mort ne les emporte. Eventuellement, les derniers jours, ils disposeront d’un sédatif, pour être dans un état d’inconscience au moment de mourir. On aimerait tous tendre vers ce schéma : une mort douce précédée de quelques jours soulagé de toute souffrance. C’est ce que l’on offre, et même si cela existe pour certains, en vérité, cela ne marche pas. J’ai vu dans des services de soins palliatifs des patients arriver assez tôt pour bénéficier d’une telle prise en charge mais qui finissent par demander à leurs proches de ne plus venir les voir. Après deux, voire trois adieux à la famille, la situation perdure et devient profondément inconfortable, jusqu’au moment où surgit un épisode aigu et qu’effectivement la mort les emporte ou qu’une sédation leur soit proposée. On rencontre dans ces services des histoires magnifiques, des accompagnements extraordinaires d’une humanité débordante et en même temps, des patients à qui cela ne correspond pas. Soit parce qu’ils sont fatigués d’y rester aussi longtemps, soit parce qu’ils n’y accèdent pas. Ce qui représente la grande majorité. Et ce n’est pas seulement une question de moyens, d’égalité des territoires, de rareté des services ou des lits. C’est aussi en raison du refus de ces services eux-mêmes d’accueillir des patients au seuil de la mort. L’activité palliative veut offrir un accompagnement long vers une mort naturelle alors que les Français dénoncent et craignent l’agonie.

Quelles sont les pistes à explorer pour parvenir à supporter les contradictions ou du moins une grande partie d’entre elles que nourrit cette problématique ?
Il faut sortir de l’imaginaire fou de la représentation sociale qui dessert la médecine. S’extraire de cette idée qu’il est impératif de protéger les malades de l’acharnement thérapeutique. Les médecins ne sont pas là non plus pour tuer des patients. C’est d’ailleurs un des éléments qui pèsent sur le procès Bonnemaison : on a attrapé un médecin qui pratique des euthanasies clandestines. Or, cela ne correspond en rien à la réalité. Les médecins font ce qu’ils peuvent au mieux et bien souvent en s’engageant personnellement dans leur conduite médicale. Il y a d’une part cette idée que la médecine est dangereuse et de l’autre, celle selon laquelle les individus réclament la mort. Soit le médecin tue, soit le patient veut se faire tuer. Il est quand même assez incroyable de construire des lois sur des représentations sociales fausses et décalées des réalités. La loi Leonetti est une loi de l’interdit. Elle tend à pénaliser toute aide médicale à mourir qu’un médecin pratiquerait. Or je crois qu’on a besoin de cette aide médicale à mourir dans des conditions qui doivent être celles de la collégialité. Comme cela se fait déjà d’ailleurs. Mais cette demande d’abréger des souffrances doit être entendue.
Que la possibilité de permettre à un patient de s’éteindre au moment où il pense qu’il est arrivé à l’extrême de ses limites soit validée par ceux qui sont engagés dans l’acte soignant.
Clairement, c’est autoriser le geste létal ?
Oui. Ou en tout cas, une injection qui soit capable d’emporter un patient lorsque nous sommes dans des situations où le processus agonique a débuté.
La communauté médicale est-elle prête à l’accomplir ?
La loi Leonetti prévoit d’arrêter un acharnement thérapeutique qui va entraîner la mort. Ce dispositif autorise une intention médicale de faire mourir en retirant des éléments artificiels ou qui sont absolument nécessaires à la vie. Mais il est impératif de rentrer dans la reconnaissance de l’intention de mourir, dans la capacité de la médecine à faire mourir en certaines circonstances. Lorsque l’on est éloigné de la mort, on est effectivement dans des situations d’euthanasie interdites, à l’exception de la suspension de l’hydratation et de l’alimentation. En revanche, lorsque l’on est au seuil de la mort, je ne pense pas que l’on puisse parler d’euthanasie. C’est bien d’une aide médicale à partir dont il s’agit. Alors certains déclarent que l’on n’a pas besoin de ce moment d’assistance puisqu’il faut passer par les services de soins palliatifs. Mais tout le monde ne le souhaite pas.
Pensez-vous qu’il est nécessaire de rendre obligatoire les directives anticipées (*) ?
On peut toujours améliorer ce dispositif encore faut-il qu’il soit respecté ! Et puis, il n’est pas évident également que les gens aient envie de les rédiger. Le plus important est de rétablir la confiance entre les Français et leurs médecins, en arrêtant d’accuser ces derniers de l’intention de faire mourir et de faire une loi qui rappelle cet interdit. De la même manière qu’il faut entendre le patient. Faisons en sorte que l’on puisse s’arrêter sur chacun des cas.
D’où la nécessité de légiférer… 
Aujourd’hui, il est affirmé une intention politique de faire un pas qui sortirait la France de l’impasse totale dans laquelle elle se trouve puisque tout y est interdit. Cependant, ce pas serait retenu au sens politique du terme, par la menace de la Manif pour Tous et la mobilisation des relais catholiques. Je n’y crois pas. L’Assemblée nationale et le Sénat sont très décidés sur cette question. Alors est-ce que cette activité parlementaire, qui devrait arriver dans un terme assez court, sera un saut qualitatif majeur faisant que le pays puisse s’ouvrir à ces questions en entendant les situations telles qu’elles se passent quotidiennement au sein de l’hôpital français ? Je le souhaite. L’écho sur le procès Bonnemaison est assez intéressant : le monde médical vient de comprendre que la loi Leonetti pouvait aussi se retourner contre lui.
Pour quelles raisons la fin de vie est-elle encore un sujet tabou ?
Il existe plusieurs raisons à cela. Il y a d’une part l’influence du catholicisme sur certaines spécialités médicales, dont les soins palliatifs. Et d’autre part subsiste encore un interdit moral  : un héritage européen qui est le procès de Nuremberg et le procès fait à la médecine moderne dans son engagement dans la Shoah et le nazisme. Nuremberg a redéfini l’éthique médicale et a consolidé l’interdit de tuer. Cet héritage très fort renvoie soit à une espèce de valeur morale que la médecine doit faire sienne, soit à l’interdit produit d’une période historique dramatique qui est retravaillé par l’argument moral. Cependant, la médecine a évolué en faisant reculer toutes les frontières, y compris celles de la mort. La traduction heureuse de cela est le vieillissement de la population et cette possibilité d’arriver de manière consciente à certaines extrémités de son corps ou des traitements. Sans oublier enfin l’évolution sociologique sur le rapport au corps. Les patients voient qu’ils avancent vers la mort en raison de l’âge, de la maladie ou du handicap parfois évolutif. Et ils possèdent une capacité de nommer, de rechercher les dimensions personnelles avec ceux qui les entourent ou ceux qui les soignent. Et les malades et les proches expriment désormais le besoin de faire avancer la loi. L’objectif étant que la relation de confiance entre le patient et son médecin puisse faire en sorte que ce dernier ne se sente pas isolé, surveillé et accusé s’il a accompagné son patient dans les derniers moments de sa vie.
La situation actuelle est devenue intenable. Soit l’offre de soins palliatifs est inexistante. Soit elle ne répond pas aux appels des malades. Soit, enfin, elle ne correspond pas à ce que celui qui a lutté tant et tant veut à la toute fin de sa vie. Et là, les directives anticipées ont leur place. Mais nous devons revenir à cette relation particulière entre un médecin et un patient, encore plus lorsque le malade se trouve en extrême vulnérabilité et qu’il dépend totalement de l’autre, qu’il s’agisse de vivre ou de mourir.
C’est une façon de replacer le malade au cœur du débat…
Oui mais je n’oppose pas les droits de l’un contre les droits de l’autre. Les situations évoquées à travers le procès Bonnemaison sont des situations qu’on a largement le temps d’anticiper. Des milliers de personnes meurent dans des camions de pompiers au cours de leur transport. Lorsque les urgentistes sont appelés dans les Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), il est déjà trop tard. On arrive à des cas extrêmes qui font que la médecine elle-même est choquée, brutalisée et amenée à avoir des conduites si elles dérogent à la loi finissent par criminaliser le médecin. Je trouve catastrophique de voir évoluer à la fois les progrès, le confort, une capacité d’aller assez loin dans les traitements tout en gardant une certaine lucidité et en fin de vie une catastrophe totale. Un vide, un désarroi, une incompréhension et dans certains cas où les situations d’attente de la mort se prolongent, de la cruauté.
Entretien réalisé par Sandrine Guidon
Source La Marseillaise 17/06/2014
Philippe Bataille est directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales et directeur du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS), associé au CNRS. Dans le cadre de son enseignement à l’EHESS, il dirige un séminaire intitulé « Sociologie du sujet vulnérable » où il questionne l’éthique du soin et interroge les normes professionnelles à l’œuvre dans le champ sanitaire. Il est membre du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. Il est l’auteur de « À la vie, à la mort. Euthanasie : le grand malentendu » (Autrement « Haut et Fort ». 
(*) « Toute personne majeure peut, si elle le souhaite, faire une déclaration écrite, a?n de préciser ses souhaits quant à sa ?n de vie, prévoyant ainsi l’hypothèse où elle ne serait pas à ce moment-là, en capacité d’exprimer sa volonté ».
REPERES
Ce procès qui s’est ouvert mercredi dernier à Pau, intervient en plein débat sur l’opportunité d’une réforme de la loi Leonetti du 22 avril 2005, relative aux droits des malades et à la fin de vie. François Hollande promet depuis la campagne présidentielle de 2012 une nouvelle loi pour « compléter, améliorer » le texte. Il s’est toujours abstenu de prononcer le mot euthanasie (ou suicide assisté) et a appelé à un accord « large », « sans polémique, sans division » sur cette épineuse question. Il n’y a pas de calendrier précis pour le projet de loi mais il pourrait voir le jour d’ici la fin de l’année.
L’association Alliance Vita, proche de la Manif pour tous, a prévenu que « si le gouvernement prend le risque de bouleverser l’équilibre de la loi Leonetti » sur la fin de vie, il y aura « une vaste mobilisation unitaire dans la rue ».
L’affaire divise aussi le corps médical et une pétition en faveur de Nicolas Bonnemaison a recueilli 60.000 signatures. Selon une étude récente de l’Institut national d’études démographiques (INED), il y aurait chaque année en France quelque 3.000 cas d’euthanasie. En Belgique, où l’euthanasie est autorisée depuis 2002, 1.800 personnes ont opté pour cette fin de vie en 2013. Elles ont été 4.000 en 2012 au Pays-Bas, où la loi a été votée en 2001.

« Les intermittents, seuls précaires à même de se faire entendre »

467679424_640Le sociologue Mathieu Grégoire nous invite à changer de regard sur ce mouvement qui sort de l’ombre 1,7 million de salariés précaires, touts secteurs confondus. Interview.

Les intermittents ne désarment pas. Malgré la nomination d’un médiateur par le gouvernement, ils multiplient actions et blocages pour défendre leur statut. Ceci, avec un sentiment de légitimité d’autant plus fort qu’ils se sentent investis d’une mission : représenter le 1,7 million de travailleurs précaires que nous comptons aujourd’hui, qui, comme les chômeurs, n’ont jamais voix au chapitre.

Une idée que leur a soufflé Mathieu Grégoire, sociologue du travail spécialiste des intermittents du spectacle. Ce jeune maître de conférences à la fac d’Amiens et chercheur au Curap (Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie) leur a consacré sa thèse de doctorat puis un livre (1).

Le Medef, la plupart des syndicats et nombre de salariés voient les intermittents comme des privilégiés. Que leur répondez-vous ?

– Les professionnels du spectacle ne sont pas des privilégiés, et encore moins des saltimbanques qui « profitent » du système comme on l’entend parfois. Simplement, ils bénéficient d’un mode d’indemnisation chômage adapté à leurs métiers où les contrats de travail ne durent parfois qu’une journée.

Mais cela ne signifie pas que l’assurance chômage soit plus généreuse avec eux. Ainsi, que se passerait-il si l’on faisait basculer des chômeurs « classiques » dans ce régime soit disant privilégié ? On ferait d’importantes économies car les critères pour toucher des indemnités y sont plus stricts et celles-ci ne sont pas versées jusqu’à  2 ou 3 ans comme dans le régime général, conçu pour les salariés sortants d’un CDI ou d’un CDD. D’ailleurs, les intermittents représentent 3,5% des indemnisés pour 3,4% des dépenses. Bref, ils ne coûtent pas plus cher que les autres.

Mais pourquoi les salariés devraient-ils être solidaires de ceux qui font le choix risqué et difficile d’une carrière artistique ?

– Cette logique « du risque », c’est celle des assurances privées : elles n’assurent pas votre prêt immobilier ou bien demandent plus cher parce que vous souffrez d’une maladie chronique ou ne présentez pas assez de garanties. La philosophie de notre système de protection sociale, né du Conseil national de la Résistance veut qu’on ne fasse pas payer davantage ceux qui risquent d’avantage de tomber malades, d’avoir des enfants ou encore ont un travail instable.

Et puis, faudrait-il « punir » tous ceux qui ont choisi un métier de vocation et l’exercent dans des conditions difficiles ? Ainsi, doit-on exclure de l’assurance chômage les chercheurs non titulaires, les journalistes pigistes, payés à l’article ? On se trouve dans cette situation paradoxale où l’on voudrait sanctionner les seuls précaires bénéficiant d’une garantie adaptée.

Comment expliquez-vous ce malentendu ?

– L’emploi est devenu une religion partagée par tous les partis. Ils promettent sans vraiment y croire le plein-emploi à des électeurs qui n’y croient pas non plus. Avec une fuite en avant vers l’emploi « à tout prix ». Avec le pacte de responsabilité, on va consacrer 10 milliards d’euros à l’exonération de cotisations patronales dans l’espoir de créer 190.000 postes, soit plus de 50.000 euros par hypothétique emploi. Cela n’a pas grand sens.

Pendant ce temps, le chômage continue d’augmenter, principalement sous la forme d’une « activité réduite ». Depuis 1996 le nombre de demandeurs d’emploi qui travaillent une partie du temps dans le mois est passé de 500.000 à 1,7 million. Beaucoup ne touchent aucune indemnité. On serait bien inspiré de voir dans le régime des intermittents, seuls précaires à même de faire entendre leur voix, non un problème mais l’esquisse d’une solution, d’une flexisécurité assurant un salaire continu aux salariés à l’emploi discontinu.

Propos recueillis par Véronique Radier

Source : Le Nouvel Observateur 12/06/2014

(1) « Les intermittents du spectacle, enjeux d’un siècle de luttes », éditions La Dispute 2013.

Voir aussi : Actualité nationale, Lettre de Rodrigo Garcia, Rubrique Festival, rubrique Société Mouvement sociaux, rubrique Sciences Humaines,

La politique de François Hollande, une menace pour l’Europe

150572-vad-roms-une2-jpg_55098

Pour le président de la République, qui s’exprime dans les colonnes du Monde à l’occasion du 8 mai,  »l’Europe, c’est la paix ». Il invite les Français, à l’approche des élections du 25 mai, à partager sa foi dans l’Union : qui pourrait préférer la guerre ? Cet européen fervent entend ainsi conjurer les tentations nationalistes ou souverainistes, soit la sortie de l’euro et le protectionnisme. Et si la plus grande menace qui pèse en France sur l’idéal européen, c’était plutôt, paradoxalement, la politique de François Hollande lui-même ? Car la fin de la Deuxième guerre mondiale, ce n’est pas seulement la paix ; c’est aussi la victoire contre le nazisme – soit un espoir démocratique (du moins en métropole). Or, en faisant désespérer de la politique, la politique actuelle sape les fondements mêmes de la démocratie.

DÉSESPÉRER DE LA POLITIQUE

Certes, le président célèbre  »le plus vaste ensemble d’États démocratiques et la plus grande économie du monde » ; mais le problème actuel, n’est-ce pas justement la tension entre démocratie et marché ? Le néolibéralisme produit des inégalités croissantes que les socialistes au pouvoir, loin de combattre, contribuent encore à creuser. C’est favoriser l’avènement d’une oligarchie. Mais il y a plus : si la démocratie est fragilisée, c’est parce que le ralliement enthousiaste de François Hollande au néolibéralisme, avec l’austérité imposée au plus grand nombre et le pacte de responsabilité offert aux patrons, efface toute différence avec son prédécesseur.  »Hollande dit souvent », confie un ancien conseiller ministériel à Mediapart,  »qu’il faut faire la même politique que Nicolas Sarkozy, mais en douceur… » Il faut bien parler d’un sarkozysme à visage humain.
On se souvient du slogan de campagne de François Hollande :  »Le changement, c’est maintenant ». Une fois élu, opter pour la continuité, c’est vider le suffrage de toute signification. Les électeurs en concluent qu’il n’est pas de différence entre la majorité et l’opposition : dès lors, à quoi bon voter ? C’est encourager l’abstention, surtout dans les classes populaires – d’où, de facto, un suffrage censitaire.

C’est aussi donner raison au Front national qui dénonce sans relâche l’UMPS. D’ailleurs, les récentes élections municipales ont confirmé le mépris du président pour la logique électorale, voire pour l’électorat : après le désaveu dans les urnes, tout se passe en effet comme si… rien ne s’était passé. Le président avait entendu le message, disait-on pourtant. On connaît la devise du conservatisme éclairé, selon Le guêpard :  »Pour que tout reste en l’état, il faut que tout change ». On a découvert, avec la nomination de Manuel Valls à Matignon, celle du socialisme néolibéral selon François Hollande :  »Le changement, c’est ne rien changer ».

Sans doute le chef de l’État, dans sa tribune, évite-t-il de reprendre le mantra de Margaret Thatcher :  »Il n’y a pas d’alternative ! » Aussi déclare-t-il :  »il n’y a pas qu’une seule Europe possible. » Il aura cependant bien du mal à convaincre que celle qu’il promeut  »met fin à l’austérité aveugle », ou  »encadre la finance avec la supervision des banques ». Nul ne doute effectivement que  »c’est une Europe qui protège ses frontières », mais qui peut croire à l’inverse que c’est  »en préservant la liberté de se déplacer et en garantissant le respect du droit d’asile » ? De fait, l’Europe forteresse qui coûte la vie à des dizaines de milliers de migrants dans la Méditerranée est la négation de l’Europe qui prétendait en finir avec les murs en 1989.

UN PÉRIL MANIFESTE POUR LA DÉMOCRATIE

Pour la démocratie, le péril est manifeste. Le chef de l’État vient de nommer un Premier ministre cité à comparaître devant le tribunal correctionnel le 5 juin pour provocation à la discrimination et à la haine raciales, en raison de propos tenus en 2013. Il répétait en particulier :  »Les Roms ont vocation à retourner en Roumanie ou en Bulgarie ». Or le porte-parole de son gouvernement, Stéphane Le Foll, en reprend la substance : les Roms, a-t-il déclaré sur RTL le 15 avril, « il faut chercher à les faire retourner d’où ils viennent, en Roumanie ou en Bulgarie, et éviter qu’il y en ait qui reviennent ou qui viennent ». La continuité avec Brice Hortefeux, Éric Besson et Claude Guéant est claire2. Qu’en est-il donc de la liberté de circuler ? Oui aux hommes d’affaires roumains, non aux Roms misérables ?

Et qu’en est-il des leçons du 8 mai ? En 2010, Viviane Reding, commissaire européenne aux Droits de l’homme, s’indignait de la politique française à l’égard des Roms, quand  »des personnes sont renvoyées d’un État membre juste parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Deuxième Guerre mondiale. » Elle découvrait alors une circulaire que le gouvernement français avait cachée à l’Europe. Aujourd’hui, c’est, à la suite du Premier ministre, le porte-parole du gouvernement qui s’exprime ouvertement. Et le pire est sans doute qu’on n’entend plus protester – comme le faisait l’opposition à l’époque du discours de Grenoble, à commencer par Manuel Valls :  »on désigne des populations à la vindicte ». Même l’Europe est désormais silencieuse.

Le président de la République peut bien, en invoquant la crise, tenter de justifier ses choix économiques en affirmant qu’ils n’en sont pas. Mais il sera plus difficile de faire croire que, pour gérer 18 000 habitants de bidonvilles, on n’a pas d’autre choix que de les repousser sans fin, d’un pont d’autoroute à une décharge publique. Quelle est la rationalité de la persécution des Roms ? Auraient-ils  »vocation » à être les boucs-émissaires du néolibéralisme ? Et cette politique de la race serait-elle l’envers d’une politique économique que François Hollande emprunte à Nicolas Sarkozy, au risque de tuer la démocratie dont il se veut l’ardent défenseur ?

Les europhiles néolibéraux font aujourd’hui le jeu des nationalistes europhobes. Avec de tels amis, l’Europe démocratique n’a pas besoin d’ennemis.

Eric Fassin (Sociologue)

Source : Le Monde 09 05 2014

Voir aussi : Rubrique Politique, Fin de l’indétermination démocratiqueUn plan d’austérité injuste, dangereux et illégitime, rubrique UE, Un rapport accablant sur l’activité de la troïka, rubrique Société, Les Roms ont dû intégrer la mobilité, pour s’adapter au rejet”,

Et si l’abstention était un signe de vitalité politique ?

 Anne Muxel. © ABRAHAM/NECO/SIPA

Entretien. La sociologue Anne Muxel revient sur l’abstention record aux dernières élections municipales. Elle y voit un signe d’exigence de la part des citoyens. Et surtout de la jeunesse.

L’abstention a battu des records aux dernières élections municipales. 37,8% au second tour, contre 34,8 en 2008. Et même 41% dans les villes de plus de 10 000 habitants. Que signifie cette désaffection pour les urnes ? Usure de notre démocratie ou signe paradoxal de vitalité politique ? Entretien avec Anne Muxel, sociologue, directrice de recherche au CNRS (Cevipof-Sciences-Po), spécialiste des comportements électoraux.

Comment analysez-vous ce record d’abstention ?

Si l’on s’en tient aux élections municipales, le taux d’abstention que nous venons de constater est effectivement le plus élevé de la Ve République. En 45 ans, au premier tour, il a augmenté de 11 points. Mais il faut replacer ces chiffres dans un contexte plus général. L’augmentation de l’abstention est un mouvement de long terme, amorcé à la fin des années 1980, qui concerne l’ensemble des élections. L’abstention est de plus en plus utilisée par les Français pour exprimer leur mécontentement ou le fait qu’ils ne se reconnaissent pas dans l’offre politique qui leur est proposée. Elle s’inscrit dans un contexte durable de défiance à l’égard de la politique.

La dernière vague du Baromètre de confiance politique du Cevipof, publiée en janvier dernier, a montré que 60% des Français ne font confiance ni à la droite, ni à la gauche pour gouverner. Les dernières élections municipales traduisent ainsi le divorce qui s’est installé dans le paysage politique français entre les citoyens et leurs représentants. D’un point de vue conjoncturel, les récentes affaires politico-judiciaires, la forte impopularité de l’exécutif, la désillusion des électeurs de gauche par rapport aux promesses du candidat Hollande en 2012, ont sans doute encore renforcé ce mouvement de fond.

Qui sont les abstentionnistes ?

Ils se répartissent en deux grandes catégories. Ceux qui sont « hors jeu » politiquement, qui se tiennent toujours en retrait des élections. Ces électeurs restent en dehors de la décision électorale d’abord pour des raisons d’ordre sociologique, liées aux conditions de leur insertion dans la société : appartenance aux couches populaires, faible niveau d’instruction, moindre insertion sociale. Cette catégorie est relativement stable, elle concerne à peu près le même volant d’individus d’une élection à l’autre. La seconde catégorie est différente. Ceux qui la constituent sont « dans le jeu » politique, souvent diplômés, mieux insérés socialement, ils se disent intéressés par la politique. Ceux-là utilisent l’abstention pour envoyer un message politique et ce sont eux qui contribuent, depuis une trentaine d’années, à la dynamique de l’abstention : ils font un usage alterné du vote et du non-vote et leur nombre augmente régulièrement.

Que révèle cette montée des électeurs « intermittents » ?
Un affaiblissement de la norme civique attachée au vote. Aujourd’hui celui-ci est considéré comme un droit plutôt que comme un devoir. En particulier par les jeunes générations. Et c’est le signe d’un profond renouvellement du modèle de citoyenneté. Les jeunes entrent en politique dans ce contexte de défiance à l’égard de la politique et de ses représentants, et de banalisation de l’abstention. Il est fort probable que l’intermittence du vote devienne pour eux la norme et une norme durable. De tous temps, les jeunes ont été un peu plus en retrait de la vie électorale, mais il est certain qu’affranchis du devoir de voter, ils sont plus abstentionnistes aujourd’hui que ne l’étaient leurs aînés au même âge. Ils votent par intermittence, en fonction de l’enjeu, de sa clarté, de son urgence. A l’occasion de la dernière élection présidentielle, ils étaient 30% à ne pas voter. Cette fois-ci, 56% d’entre eux ne se sont pas déplacés pour ces municipales. Et ils seront probablement encore plus nombreux aux européennes. 7 jeunes sur 10 s’étaient abstenus aux précédentes élections européennes.

Est-il vrai que, lors de ces municipales, ce sont les électeurs de gauche qui ont gonflé les chiffres de l’abstention ?

C’est exact, une enquête Ipsos montre une mobilisation différentielle entre électeurs de gauche et électeurs de droite. Les élections municipales sont des élections intermédiaires, où s’exprime un vote d’opinion plus qu’un vote d’adhésion. Le camp au pouvoir est généralement sanctionné s’il a déçu, moins en votant pour le camp adverse qu’en s’abstenant. Le même phénomène s’était produit en 2008, quand une partie de l’électorat de Nicolas Sarkozy, qui l’avait triomphalement élu à peine un an plus tôt, avait boudé les urnes.

Cette montée de l’abstention est-elle le signe d’une usure de la démocratie ou au contraire de sa vitalité ?

Gardons nous de nous en tenir à la conclusion hâtive d’un déficit démocratique, d’une apathie politique qui gagnerait l’ensemble de la population et mettrait ainsi en péril nos institutions. Dès l’instant où l’abstentionnisme demeure intermittent, où les citoyens continuent de faire un usage du vote et de l’abstention à des fins politiques, pour envoyer des messages, je considère qu’il s’agit d’un signe de vitalité, qui traduit une vigilance, une exigence de la part des citoyens. C’est le signe qu’ils veulent des résultats, qu’ils veulent que les promesses soient tenues, qu’ils sont exigeants sur l’offre politique et sur la qualité des gouvernants.

L’abstention peut ainsi être considérée comme un aiguillon démocratique. Mais il ne faudrait pas que la défiance vis-à-vis de la politique finisse par déboucher sur une coupure entre les citoyens et leurs représentants. Si la représentation politique n’a plus de légitimité, le risque serait alors grand d’une rupture du pacte démocratique lui-même. Et d’un retour à d’autres formes de régimes politiques, autoritaires, dictatoriaux. Il y a donc urgence à recrédibiliser l’action politique.

Sinon, le risque d’une régression démocratique ne peut être écarté. La montée des votes populistes, comme expression du malaise et du mécontentement, dans toute l’Europe, en donne la mesure. La dernière vague du Baromètre de confiance politique du Cevipof montre que la moitié des Français pensent que ce pourrait être une bonne solution d’avoir « à la tête de l’Etat un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections ». Dans le même temps, heureusement, une très large majorité (88%) demeure attachée au système démocratique. Mais il y a tension entre ces deux réponses antagonistes : nous sommes dans une situation critique, notre système politiques est mis à l’épreuve, et les politiques doivent en prendre conscience.

Parallèlement à la montée de l’abstention, on observe de nouvelles formes de participation à la vie politique…

Une majorité de Français souhaite qu’entrent au gouvernement des personnalités de la vie civile. Ils voudraient que leurs représentants ne soient pas seulement des professionnels de la politique. Ils s’expriment de plus en plus directement, en participant à des actions de type protestataire, des manifestations de rue, la signature de pétitions ; ils se mobilisent aussi au travers des réseaux sociaux, sur Internet. La participation à des conseils citoyens, à des assemblées délibératives consultatives a le vent en poupe. Cela montre bien qu’il n’y a pas de désinvestissement, mais au contraire des attentes fortes à l’égard de l’action politique.

Entre demande d’expression directe et nécessité d’organiser la représentation politique, nos systèmes démocratiques doivent innover et offrir de nouvelles perspectives à l’action politique comme à l’implication des citoyens. L’aggravation de l’abstention est un symptôme, sinon d’un déficit de démocratie, en tout cas d’un malaise démocratique. De nouveaux équilibres sont à trouver, de nouveaux espaces d’échanges et d’interventions entre gouvernés et gouvernants sont à instaurer. Il y a urgence à trouver comment mieux tisser les liens entre démocratie participative et démocratie représentative pour impulser le retour d’une confiance politique solide, et donc favorable au maintien et à la durabilité du pacte démocratique.

Propos recueillis par Michel Abescat

Source Télérama

Voir aussi : Rubrique PolitiqueSociété civile, rubrique Société Citoyenneté, rubrique Sciences Humaines, rubrique Science Politique,

6 clés pour comprendre comment vivent les ados sur les réseaux sociaux

Un Selfie au Soleil. Photo AFP Charly Triballeau

Un Selfie au Soleil. Photo AFP Charly Triballeau

Après dix années de travail auprès de jeunes Américains, danah boyd, blogueuse sans majuscule, chercheuse chez Microsoft Research et professeure associée à l’université de New York, publie un livre pour éclairer l’usage que les adolescents ont des réseaux sociaux.

It’s complicated : the social lives of networked teens (disponible gratuitement en anglais, en attendant une traduction en français) veut expliquer aux parents ce que font concrètement leurs enfants sur Internet, s’attachant à démonter plusieurs fantasmes et à nuancer les risques les plus couramment évoqués (cyberaddiction, perte d’identité, disparition de leur vie privée, harcèlement, mauvaises rencontres).

It’s complicated, du nom d’un statut Facebook, illustre toutes les facettes de cette vie en ligne qu’ont ces adolescents aux yeux rivés sur leur smartphone. Nous avons rencontré danah boyd à Austin (Texas), au festival « South by Southwest » consacré aux nouvelles technologies. Elle donne plusieurs pistes pour comprendre comment les ados vivent sur les réseaux sociaux.

1. Les copains d’abord

Pour danah boyd, « les réseaux sociaux sont un endroit où les jeunes peuvent se retrouver avec leurs amis. Il faut prendre ça comme un espace public dans lequel ils traînent. »

Ces « rassemblements » sur Instagram, Snapchat, Twitter et consorts, sont la conséquence, selon elle, des restrictions imposées ailleurs.

« Aux Etats-Unis, avant la généralisation des ordinateurs et d’Internet, il a progressivement été de plus en plus difficile pour les jeunes de se déplacer et de voir leurs amis. Écoles éloignées du centre-ville, restrictions sur l’argent de poche et sorties aux centres commerciaux les ont empêchés de passer du temps ensemble. Dans beaucoup de familles, la peur de l’extérieur et le danger de l’inconnu a conduit à un cloisonnement plus important. »

« Et puis, la technologie est arrivée », se souvient-elle, en s’appuyant sur son expérience personnelle :

« Dans les années 1990, je me suis rendu compte que les ordinateurs n’étaient pas que des machines mais étaient en fait peuplés d’humains qui discutaient entre eux. Cela m’a paru tout de suite beaucoup plus intéressant. J’ai pu enfin avoir une vie sociale active, à travers des forums ou ce qu’on n’appelait pas encore des blogs, et faire des rencontres qui m’ont profondément marquées. »

Le phénomène se répète aujourd’hui sur les réseaux sociaux, avec une multitude d’outils et des milliers de services qui permettent aux adolescents d’avoir plusieurs niveaux de conversations « dans l’intimité de leur téléphone », la plupart du temps avec des cercles d’amis proches. « La plupart des jeunes n’aiment pas parler avec des inconnus, malgré toutes ces technologies incroyables qui permettent de communiquer avec le monde entier, assure-t-elle. Les jeunes Américains ne sortent pas de leurs frontières. Ils s’en tiennent à leur désir fondamental d’adolescent : voir leurs amis, parler avec eux de leurs expériences et de ce qu’ils connaissent (comme la vie scolaire), tout ça à l’abri des parents. »

 

2. « Gardez votre calme »

L’utilisation frénétique des réseaux sociaux est de nature à troubler papa comme maman. Dans la préface de son livre, danah boyd raconte comment un jeune, après lui avoir expliqué sa chaîne Youtube en détail, lui a demandé si elle pouvait aller l’expliquer à ses parents. « Ma mère pense que tout ce qui se passe en ligne est mauvais. Vous semblez comprendre que ce n’est pas le cas et vous êtes une adulte. Est-ce que vous pouvez lui parler ? »

Après ses longues discussions avec les adolescents, danah boyd se permet donc de donner quelques conseils aux parents intrigués ou décontenancés.

« Faites tout ce que vous pouvez pour garder votre calme ! La tentation est grande de tout vouloir contrôler et d’imposer des restrictions très fortes aux connexions des ados. En faisant ça, vous aurez démontré que vous avez un pouvoir, mais vous n’obtiendrez pas leur confiance. De même, espionner ses enfants en permanence n’est pas la bonne solution.

Cela ne fera que créer des conflits et augmenter le stress des adolescents qui, de toute façon, trouveront des moyens de contourner cet espionnage avec des applications et des réseaux sociaux que vous ne connaissez pas encore. Il faut poser des questions, dialoguer ouvertement, plutôt que de présumer tout savoir. Il faut également créer autour d’eux un réseau d’adultes vers lesquels ils pourront se tourner en cas de problème : c’est l’une des principales missions d’un parent. »

 

3. La vie privée n’a pas disparu

« Les jeunes sont obsédés par leur vie privée. Ils veulent avoir le contrôle de leur vie sociale à tous les niveaux, assure la chercheuse. Leur préoccupation majeure est de pouvoir se construire librement, sans avoir leurs parents sur le dos. Alors ils apprennent à maîtriser les paramètres de confidentialité des services qu’ils utilisent, même s’ils sont compliqués. Ou alors, ils les détournent en se créant des faux profils avec des pseudos. »

C’est la raison pour laquelle les jeunes cherchent de nouveaux lieux de socialisation en ligne lorsque leurs parents deviennent leurs amis sur Facebook ou les suivent sur Twitter. « Ce n’est pas cool quand la famille débarque là où on traîne avec ses amis. Alors on trouve un nouvel endroit », constate-t-elle.

Dernièrement, la très forte utilisation de Snapchat a répondu à ce besoin. Mais a aussi ajouté une dimension supplémentaire, celle de l’éphémère (Snapchat permet d’envoyer des photos qui ne s’affichent que quelques secondes sur l’écran avant de disparaître). Le succès de cette application montre, selon danah boyd, que les jeunes ont conscience des risques à poster des photos ou des vidéos d’eux sur les réseaux sociaux, qui pourront ressurgir des années plus tard.

« Un monde où tout est permanent et stocké en ligne n’est pas confortable. Snapchat, ce n’est pas qu’une question d’intimité : pour les ados, c’est une manière de contrôler encore plus ce qu’ils envoient. Avec cette application, ils se concentrent sur le présent : leurs blagues et messages qu’ils s’envoient sont faites pour un instant T, pas pour l’avenir. Quand à l’envoi de photo dénudé, c’est minime. Et, ce sont souvent des adultes qui s’y sont fait prendre… »

 

4. Les « J’aime » leur font du bien

Dans un moment de leur vie où ils sont en recherche d’identité, les adolescents utilisent les réseaux sociaux car cela leur permet de se sentir importants, juge la chercheuse.

« Les jeunes partagent des phrases et des images dans l’espoir d’avoir un retour. Les “J’aime”, les retweets, toutes les interactions générées par ce qu’ils postent en ligne sont perçues comme des marques d’attention qui leur font du bien. Et il ne faut pas donner plus d’importance à un “J’aime” qu’un hochement de tête dans une conversation. »

Cette recherche d’attention peut prendre l’aspect d’un nombre incalculable de « J’aime » ou d’une course à la célébrité. « Beaucoup de jeunes sont visibles, parfois très visibles, en contrôlant des profils qui générent beaucoup de “J’aime” ou de “retweets” parce qu’ils veulent, au départ, être reconnus de leurs amis. Le nombre de followers vient en complément des nouvelles Nike, et a remplacé le blouson de cuir. »

Lire aussi La mise en scène frénétique de soi des adolescents sur Twitter

Là encore, le récent succès de Snapchat s’appuie sur ce besoin d’obtenir de l’attention – et de s’assurer que l’interlocuteur est bien présent. « Pour regarder une image sur Snapchat, il faut faire une pause pendant une dizaine de secondes [l’application nécessite d’appuyer sur l’écran de son téléphone pour que la photo s’affiche]. Le récepteur doit prendre le temps de tout arrêter pour regarder ce message éphémère. Il y a des milliers de tweets, de photos sur Instagram, personne ne peut tout lire ou tout voir dans ces flux gigantesques de données. Snapchat modifie en cela notre comportement face à Internet : on est sûr que la personne qui reçoit notre image a focalisé son attention sur cette dernière. »

 

5. Les selfies ne sont pas (que) narcissiques

Selon la chercheuse, les « selfies » (autoportraits) qui ont envahi les réseaux sociaux ne sont pas le reflet d’un nouveau narcissisme. Elle souligne que le fait de se prendre en photo soi-même n’est pas nouveau, et que la prolifération actuelle est vraisemblablement due à la facilité de réaliser ce geste avec un smartphone.

« Un selfie permet à celui qui se photographie de prendre possession d’un lieu, d’un moment et d’un contexte. Les gens cherchent simplement à célébrer l’instant en se prenant en photo. Mais c’est aussi une façon d’être présent et d’affirmer au monde qu’on est quelque part. Le but étant ensuite d’en discuter avec son entourage. »

Elle explique de la même manière le succès chez les jeunes des nombreuses applications dédiées à la retouche d’images (Instagram avec ses filtres, Vine avec son montage, Snapchat avec ses dessins, etc.).

« Plus besoin de Photoshop. Avec des smartphones qui combinent appareils photos et applications, on peut s’approprier la réalité et la partager au monde telle qu’on la voit ou avec le sens qu’on veut lui donner. Et cela permet d’éviter d’avoir à se définir avec du texte, dont tout le monde n’a pas la même maîtrise. »

 

6. Les jeunes sont des internautes comme les autres

Pour danah boyd, la vérité n’est pas complexe : « Les adolescents sont comme nous. »

« Toutes les conclusions auxquelles je parviens après mes recherches peuvent s’appliquer à d’autres catégories sociales qui ont une vie active sur Internet. Ce qui est différent pour eux est qu’ils se construisent une identité, avec bien plus de contraintes, et qu’ils recherchent une liberté qu’ils doivent conquérir face à plusieurs représentants de l’autorité, à la différence des adultes qui l’ont déjà obtenue. Ils utilisent pour ça d’une manière très inventive les outils numériques à leur disposition. Les adultes qui doivent subir des contraintes dans leur vie de tous les jours le font de la même manière. »

Alexandre Léchenet et Michaël Szadkowski (Austin, envoyés spéciaux)

Source Le Monde 10/03/2014

« It’s complicated, the social lives of networked teens » est publié aux éditions Yale University Press en anglais, et est également disponible en format PDF sur le site de l’auteur. Une traduction française est prévue pour septembre 2014 chez C&F Éditions.

Voir aussi : Rubrique Internet, rubrique Société, Citoyenneté, Jeunesse,