L’écrasante responsabilité de la gauche dans la victoire de Donald Trump

« Il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour [la gauche] qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes » (Photo: les leaders et chefs de gouvernement socialistes européens réunis  à Paris en 1999). JACK GUEZ / AFP

« Il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour [la gauche] qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes » (Photo: les leaders et chefs de gouvernement socialistes européens réunis à Paris en 1999). JACK GUEZ / AFP

Le sociologue Dominique Méda revient à juste titre sur les raisons pour lesquelles la gauche de gouvernement ne devrait pas trop se réjouir du report escompté des voix vers son camp après la victoire de Trump. Il ne s’agit plus de tirer une nouvelle fois les marrons du feux sans rien faire, mais d’assumer et de donner des gages concrets de courage et de responsabilité politique.

Par Dominique Méda, sociologue, professeure des universités

Pourquoi les gauches se font-elles tailler des croupières presque partout dans le monde par des partis qui prétendent mettre au cœur de leurs préoccupations les oubliés, les invisibles, les damnés de la mondialisation, les sans-grade, les déclassés ?

L’énigme semble complète : pourquoi les pauvres et les ouvriers ont-ils voté pour un milliardaire qui ne s’est donné que la peine de naître – un don conséquent de son père lors de son entrée dans la vie adulte lui ayant permis de construire son empire – et non pour la candidate démocrate ?

Pourquoi presque un tiers des Français qui vont voter aux prochaines élections présidentielles, dont de nombreux électeurs issus des classes populaires, s’apprêtent-ils, selon les sondages, à apporter leur suffrage non pas à la gauche, mais à une candidate, Marine le Pen, dont le répertoire idéologique était il y a encore peu aux antipodes de l’anticapitalisme et de la lutte des classes ?

Pourquoi les gauches se font-elles tailler des croupières presque partout dans le monde par des partis qui prétendent mettre au cœur de leurs préoccupations les oubliés, les invisibles, les damnés de la mondialisation, les sans-grade, les déclassés ?

Les droits que nous pensions définitivement acquis

Cela s’explique en grande partie par le fait que la gauche a tout simplement renoncé à mener une politique de gauche et que, dès lors, il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour elle qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes.

Aurions-nous vu le Front national (FN) changer radicalement de fond idéologique, s’intéresser à la classe ouvrière, à la valeur du travail, à la faiblesse des salaires, aux régions ruinées par le départ des usines, à la difficulté de boucler les fins de mois, à la mondialisation, si la gauche avait été fidèle à son héritage idéologique, on n’ose dire à ses valeurs ?

Les victimes de la globalisation, ceux qui ont perdu leur emploi ou se trouvent dans des zones de relégation seraient-ils autant tentés par le discours de Marine Le Pen si la gauche avait continué à défendre l’égalité, l’augmentation des salaires, le développement de l’Etat-providence, la coopération, la réduction du temps de travail, le partage ?

A l’évidence, non. A l’évidence nous n’en serions pas là, à trembler pour la paix et le maintien de droits que nous pensions pourtant définitivement acquis, si, en 1983, au lieu d’accepter de se soumettre à une Europe qui ne parvenait pas à devenir politique, la gauche au pouvoir avait continué à défendre l’intérêt du paradigme keynésien.

Nous n’en serions pas là si, en 1985-1986, la gauche n’avait pas cédé aux sirènes de la libre circulation des capitaux et de l’ouverture des marchés financiers dont même le Fonds monétaire international (FMI) reconnaît aujourd’hui qu’ils sont en train de détruire nos sociétés ; nous n’en serions pas là si la gauche française n’avait pas, année après année, accepté les uns après les autres les renoncements à l’héritage de gauche.

Augmentation insupportable du chômage

Souvenons-nous : la fameuse équité promue en 1994 par le rapport Minc encensé par la gauche ; l’orthodoxie budgétaire pleinement revendiquée par l’actuel Président de la République et qui a conduit à une augmentation insupportable du chômage ; l’abandon dans lequel la gauche a laissé les banlieues depuis trente ans tout en prétendant s’en occuper ; l’obsession de l’équilibre comptable érigé en dogme et objet de la plus grande fierté pendant qu’une partie du pays crève ; le désintérêt complet pour les conditions de travail dont la dégradation saute pourtant tous les jours aux yeux ; le glissement progressif de la gauche vers la condamnation de l’assistanat ; l’incompréhension totale à l’endroit du « Moustachu » (Philippe Martinez), considéré dans les plus hautes sphères de l’Etat comme le Diable ; le refus d’obliger les entreprises mères à assumer la responsabilité des actes de leurs filiales ; la soumission au pouvoir des banques…

Et surtout, la conversion complète – parfaitement mise en évidence dès 1994 dans le livre remarquable de Bruno Jobert et Bruno Théret, Le Tournant néolibéral – des soi-disant élites à l’ensemble du bagage théorique néoclassique, et à ses prêtres, qui nous proposent depuis des années des baisses du smic (alors que le moindre de leur « ménage » leur rapporte un smic en quelques heures), des contrats uniques, des licenciements plus rapides, un démantèlement complet des protections du travail, une baisse des allocations-chômage et des minima sociaux pour que les paresseux reviennent plus vite au travail, et tout cela en des termes trompeurs (qu’on se souvienne de la fameuse « sécurisation »).

Des élites converties au discours que l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) asséné depuis les années 1980 ; des élites de gauche, y compris Obama, qui préfèrent conserver auprès d’eux des économistes champions de la dérégulation (comme Larry Summers) tant la discipline économique semble aujourd’hui dépolitisée.

Soupçon généralisé sur les chômeurs

Souvenons-nous : la trahison de Bill Clinton qui, en 1992, assène qu’il faut « To end welfare as we know it » (« en finir avec l’Etat-providence tel que nous le connaissons ») et met en place, en 1996, une réforme qui pousse les allocataires de minima sociaux à reprendre le travail à n’importe quel prix, plongeant dans la misère ceux qui n’en sont pas capables.

Souvenons-nous : le coup de tonnerre qu’a constitué le Manifeste Blair-Schröder de 1999 dans lequel les deux dirigeants « de gauche » en appellent à en finir avec cette « vieille » gauche, dopée aux dépenses publiques, incapable de croire à l’entreprise et à la compétitivité.

Souvenons-nous des réformes du chancelier allemand Gerhard Schröder, le soupçon généralisé sur les chômeurs qui refuseraient, par pure paresse, de reprendre des emplois (qui n’existent pas), la fusion de l’allocation-chômage et de l’allocation d’assistance, la politique du « bâton » comme si ceux qui avaient perdu leur emploi et ne parvenaient pas en en retrouver un le faisaient exprès. Et, pendant ce temps, l’explosion des inégalités, les fortunes aussi colossales que rapidement acquises, la consommation ostentatoire, la finance folle.

Presque partout, parvenue au pouvoir, la gauche a adopté le paradigme néolibéral, souvent pour montrer qu’elle était capable d’être une aussi bonne gestionnaire que la droite, souvent aussi parce qu’il aurait fallu renverser la table pour mettre en œuvre une autre politique.

Une Europe n’ayant pour seul idéal que le marché

Chaque époque est singulière. Lors du premier septennat de François Mitterrand, peut-être ne savions-nous pas, ne pouvions-nous pas imaginer, qu’une Europe si mal née, une Europe incapable de s’unir sur des accords politiques, une Europe n’ayant pour seul idéal que le marché, ne pourrait pas survivre.

Mais en 2012, les choses étaient bien différentes. Il aurait fallu, au lieu de vouloir à tout prix exercer le pouvoir, sauvegarder au contraire, comme ce qu’il y a de plus précieux, les valeurs de la gauche. Même au risque d’être moqués, au risque d’être considérés comme de mauvais élèves en économie, comme de piètres gestionnaires, il fallait conserver contre vents et marées comme unique boussole la recherche absolue de l’égalité, l’attention pour les ouvriers, les déclassés, les ségrégués, les oubliés, les dominés, les banlieues, les petits salaires, les privés d’emploi et défendre en conséquence le service public, la solidarité, la redistribution.

Il aurait mieux valu ne pas exercer le pouvoir et conserver intact l’espoir de changer un jour la situation plutôt que de l’exercer en singeant la droite, en récupérant l’héritage, les manières de faire, les comportements, l’idéologie de la droite, ce qui conduit aujourd’hui nos concitoyens abandonnés à se jeter dans les bras des seuls qu’ils n’ont pas encore essayés.

Tant que la gauche n’aura pas renoué avec ses principes fondamentaux, ses (improbables) succès électoraux seront autant de victoires à la Pyrrhus, faisant le lit de la droite et de l’extrême droite.

Dominique Méda

Soure Le Monde Idée 13/11/2016

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«On pensait que la science nous avait débarrassé de la croyance. Elle nous revient armée et assassine»

carrPar Jean-Yves Nau

Jean-Claude Carrière, 85 ans, a déjà eu plusieurs vies. Historien, traducteur, écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène… Il résume ses innombrables facettes sous l’appellation de «conteur». Il vient de publier deux ouvrages majeurs inspirés par le «califat» de l’État islamique. Retour sur les résonances entre la situation contemporaine et les expériences passées, entre croyance, guerre et paix.

Vos deux derniers ouvrages, Croyance et La Paix donnent l’impression que vous avez désormais adopté la position du sage. D’où nous écrivez-vous aujourd’hui? Est-ce bien cela?

Jean-Claude Carrière: Surtout pas! (rires). Non, je fais ici appel à ma formation d’historien. J’ai fait Normale sup et suis devenu historien. Là, je suis en terrain sûr. À dire vrai, je pense continuellement à l’histoire. Je réfléchis à la manière dont tel ou tel événement peut s’y inscrire. J’analyse: comment recevons-nous cet événement de notre présent? Comment le racontons-nous et comment sera-t-il demain raconté ?

Et puis je suis un homme de spectacle et la dramaturgie me passionne. C’est ce que j’aborde dans La Paix, cette paix durant laquelle il ne se passe rien, que pouvons-nous en dire aujourd’hui? Dans les œuvres littéraires, romanesques, théâtrales, il y a toujours un conflit, toujours une querelle, toujours une hostilité voire une guerre. Dans la tragédie, bien sûr, mais aussi la comédie. Avec, bien évidemment, au départ, l’épopée. Mais si tout cela est mis de côté, alors que peut-on encore raconter ?

Toutes les grandes épopées, à commencer par l’Iliade et le Mahabharata, tournent autour d’un très grand conflit meurtrier. Tout se passe comme si, dès l’origine, nous avions besoin de ce conflit. Peter Brook est même allé jusqu’à poser la question de savoir si le Mahabharata n’était pas une seule et longue question: qu’est-ce qu’un conflit, qu’est ce qu’une guerre? Y a-t-il au fond dans la nature humaine une part innée de violence? Je me garde bien de répondre à cette vieille question qui me dépasse.

La clef est peut-être dans les progrès de la génétique?

Pour l’heure, personne, à mon sens, n’y a jamais répondu, ni la génétique ni les généticiens. J’ai consulté des spécialistes, ils affirment que dans la préhistoire humaine, les lésions les plus anciennes retrouvées sur les plus vieux os des plus vieux squelettes sont les conséquences d’accidents, pas d’agressions. Est-ce dire que nous sommes nés en paix? Est ce le nombre qui nous a rendus violents? Est-ce Jean-Jacques Rousseau qui aurait finalement raison quand il voit dans l’instauration de la propriété la source de tous nos maux?

À vous lire, on prend conscience que les espaces de paix sont des exceptions dans l’histoire.

Oui. La paix la plus longue fut en définitive la Pax Romana. Je parle beaucoup de cette période que je connais assez bien. Au IIe siècle après J.-C., à l’apogée de la puissance romaine, il y eut le règne d’Antonin le Pieux, dont personne ne parle jamais. Il y eut alors, pendant un quart de siècle, une paix absolument totale, impériale, sans la moindre révolte –et ce depuis l’Écosse jusqu’à la Jordanie.

Vous me direz que nous vivons en paix, en Europe, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est à voir. Et qu’appelle-t-on la paix? Nous avons nommé pacification la Guerre d’Algérie. La guerre d’Indochine ne fut pas vraiment perçue comme une de nos guerres et il en fut de même pour la dislocation de la Yougoslavie.

Notre gouvernement nous dit que nous sommes en guerre, mais dans les faits nous sommes en paix. Nous sommes des soldats sans armes. La «paix» est un mot rayonnant autant que mystérieux. En avançant dans la rédaction de mes ouvrages, j’ai pris conscience que même après la mort nous ne sommes pas en paix: «Requiescat in pace»  (Qu’il/elle repose en paix). Pas de repos éternel assuré… toujours le risque des diables fourchus. C’est comme si aucun territoire ne pouvait échapper aux violences et aux conflits. Et quand nous allons dans les autres mondes, c’est pour la Guerre des étoiles, jamais pour la paix.

On assiste toutefois en Occident au développement de forts courants, thérapeutiques ou pas, visant à l’apaisement individuel, via la méditation, la respiration, les retraites…

De fait, il y a peut-être là une vraie différence entre Orient et Occident. Jésus n’a jamais dit qu’il venait apporter la paix, il a dit très exactement le contraire: «Je ne suis pas venu là apporter la paix mais l’épée… Je suis venu apporter le feu sur la Terre.» Toutes les religions occidentales, y compris l’islam, ont toujours apporté le feu et le sang. Le bouddhisme qui n’est évidemment pas une religion –il n’y a pas de Dieu créateur dans le bouddhisme– dit que sans la paix intérieure, il est inutile d’en chercher une autre à l’extérieur. Ceci m’a beaucoup frappé. Ce n’est pas le cas de l’hindouisme qui génère pléthore de conflits. L’un des problèmes actuel est celui des conversions. L’actuel Premier ministre indien est un hindouiste intégriste et intransigeant. Faut-il, pour survivre, que les Indiens chrétiens et musulmans se convertissent pour pouvoir survivre? Voilà une vraie question d’aujourd’hui et non des ténèbres du passé.

Quelle articulation faites-vous entre les croyances et la paix?

En ma qualité d’athée non polémiste, je me suis toujours intéressé à l’histoire des religions. D’ailleurs, seuls les athées peuvent parler des religions de manière calme, paisible et neutre. Résumons: les religions ne nous disent évidemment rien sur les Dieux qui n’existent pas. Mais elles nous disent beaucoup sur nous-mêmes, sur ce que nous avons cherché à mettre dans d’autres personnages que ceux que nous sommes, sur d’autres entités, sur d’autres dimensions, dans d’autres fééries.

Figurez-vous qu’avec La Voie Lactée de Luis Buñuel,  je suis devenu un spécialiste des hérésies de la religion chrétienne. J’ai même été jusqu’à donné des conférences dans de grands séminaires. J’ai classé ces hérésies en fonction des six grands mystères de la religion chrétienne. Et tout cela à été publié dans la revue Études. C’est dire si je ne peux pas être suspecté de côtoyer le Malin. La Controverse de Valladolid tourne aussi autour de ces questions.

Aussi ai-je été très frappé par l’annonce de la création d’un califat islamique. J’y ai aussitôt vu un phénomène que nous n’avions pas vu depuis trois siècles.

Quel phénomène?

Mais tout simplement la religion prise comme un flambeau de guerre. Nous n’avions pas vu ça depuis les Camisards. Tout à coup un groupe humain décide, au nom de la religion, qu’on va tuer les incroyants, les infidèles. Ni Napoléon, cette fausse gloire par excellence, ni Hitler ni (à plus forte raison) Staline n’ont eu besoin d’invoquer la religion comme drapeau.

Et là, avec le califat, des gens veulent et viennent nous tuer non pas pour ce que nous faisons, mais pour ce que nous sommes. C’est ainsi que j’en suis venu à me pencher sur la notion de croyance en sachant bien que la suite concernerait la guerre et la paix. Mes deux livres se répondent, n’en font qu’un.

Quand on lance une aventure guerrière pour conquérir le bien des autres, pour conquérir leur terre, leurs butins, (voire leur femme comme avec les Sabines), cela peut à la rigueur se comprendre. Cela pourrait vous arriver à vous comme à moi. Mais se battre pour l’imaginaire d’un autre, se tuer et s’entretuer pour une croyance… Voilà qui est pour moi le phénomène le plus mystérieux du comportement humain. Résumons: parce que je sais que j’ai inventé tel ou tel dieu, j’en arrive à croire à sa réalité. Vous voyez cette torsion de l’esprit: je crois à cette irréalité que je sais avoir inventé. Je finis par y croire.

Que des milliers d’individus soient allés marcher sur Rome pour se faire manger par les fauves dans la certitude d’aller au paradis chrétien. Quel étonnement… Les bras m’en tombent.

Y-a-t-il eu des exceptions, des espaces de temps où les croyances ne nourrissaient pas de violence?

Très peu. Au IIe siècle après Jésus-Christ, tout est pacifique, tous les Dieux sont admis dans l’Empire romain. On trouve même, à Rome, un temple élevé aux dieux inconnus… S’ils passent par là, ils ont un temple, sont les bienvenus. Tout alors va très bien, on peut adorer les dieux égyptiens, les dieux grecs et romains, et le chrétien. Deux siècles plus tard, Théodose Ier décide que la religion de l’Empire romain sera le christianisme et uniquement le christianisme. Tous les peuples, de l’Écosse à la Jordanie devront croire à l’acte de foi chrétien. Sinon, c’est la mort. Or, c’est très précisément à partir de ce moment là que commence la décadence de l’Empire romain. Ceci est tout particulièrement intéressant pour nous aujourd’hui, c’est quand on tente d’unifier à tout prix que l’on déchire. Nous avions rêvé avec Buñuel Bunuel de faire un film. Nous aurions été en Égypte, vers le Soudan. Là, une famille s’occupe d’un temple vieux de 4.000 ans. Soudain quelqu’un  arrive et dit :

-«C’est fini, vous devez renoncer, un nouveau dieu est arrivé, le vrai Dieu.
-Qui est-ce?
-C’est un Juif.
-Un  juif? Qu’est-ce?»

L’un d’entre eux va alors jusqu’à Alexandrie pour se renseigner sur ce vrai Dieu. Nous avions à nouveau prévu une scène très intéressante de discussion sur le thème Controverse de Valladolid. Puis l’homme rentrait chez lui et déclarait: «C’est un ordre impérial, nous devons nous y soumettre.» La famille creusait alors le désert, couchaient dans le sable les différentes statues, rendaient un dernier hommage, célébraient un dernier culte, recouvraient le tout de sable… Dans l’attente des siècles et des archéologues. Voilà encore un film que nous n’avons jamais fait, il aurait coûté beaucoup trop cher.

Vous avez beaucoup de projets de films de ce type restés dans les cartons?

Quelques-uns. Je me souviens d’astronautes aventureux qui se perdaient dans l’espace. Leur vaisseau spatial égaré va se poser sur une planète inconnue, quelque part très loin dans l’univers. Ils ouvrent et à leur grande surprise, l’air est respirable, un peu comme sur la Terre. Le paysage est désertique, presque sec. Soudain ils entendent des cris, ils avancent, monte sur une colline, regardent, voient alors une ville, une foule, un chemin qui monte et, en tête de cette foule, un homme qui porte une croix. Alors les astronautes crient: «Non… Surtout pas ça. De grâce. Vous êtes fous. Vous ne savez pas ce que vous faites.»

À lire Croyance et La Paix, on a la perception d’un double mouvement de balancier: la régression des croyances correspondant à la progression de la quête scientifique, de la raison, des Lumières. Que s’est-il passé pour que ce mouvement commence à s’inverser?

Plus précisément, nous avons un moment cru que la quête de la connaissance nous débarrasserait de telle ou telle croyance, cette «certitude sans preuve». Voire même nous débarrasserait de toutes. Or, nous prenons soudain conscience que ce n’est nullement le cas: elles sont toujours là, toujours avec nous. Et ce qui est vraiment nouveau, pour nous, c’est que cette croyance revient armée –armée et assassine. Trois siècles d’absence et, soudain, le retour: une guerre qui prend la religion comme étendard. Les progrès de la science ne nous ont pas protégé contre le retour de la guerre des croyances.

Où est la faille de la cuirasse? En quoi la quête de la connaissance n’a-t-elle pas permis de prévenir ce retour?

Je dis, précisément, que personne ne peut nous le dire, nous l’expliquer. C’est la grande question. Est-ce temporaire? Est-ce que cela va durer? Pour l’heure, nous en sommes réduit à observer les réactions, violentes et militaires, qui consiste à exterminer ces croyants-là par d’autres croyants –c’est ce qui se passe par exemple actuellement à Mossoul.

Les combats de Mossoul ne sont donc pas ceux de la raison contre la religion?

Non. Ce serait plutôt le contraire. On peut le dire autrement. Nous rêvons encore à Condorcet et à l’hypothèse selon laquelle les progrès des connaissances scientifiques entraîneraient automatiquement un progrès de l’esprit humain. Eh bien, c’est faux. Ou en tout cas pas partout dans le monde. Ce que nous appelions autrefois les superstitions n’a pas disparu. Bien au contraire. Elles reviennent et elles sont redoutables.

Les croyances, qui sont par définition irréelles, veulent soudains s’imposer par des moyens concrets: les armes. Personne ne peut l’expliquer. On connaît les explications et les théories traditionnelles: le désir de surnaturel, l’absence du merveilleux, la persistance de l’enfance. Non, rien ne fonctionne aujourd’hui. Comme d’autres j’arrive à une impasse, à un trou noir, quelque chose qu’on n’explique pas.

Ce n’est pas, du point de vue de la connaissance, particulièrement rassurant? 

Je ne vous le fait pas dire. Il faut pour autant ne pas oublier le passé. La Révolution française, par exemple, a eu un impact considérable sur nos institutions, sur nos lois, sur nos manières de vivre. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais pas pour tout le monde. Et après ce que nous observons dans le monde musulman, nous voyons que le monde chrétien commence lui-aussi à se radicaliser. C’est là un échange de mauvais procédés.

Est-ce dire que vous faites une croix sur notre universalisme?

Je n’y ai jamais vraiment cru, pour tout dire, à cet universalisme. Je suis plutôt partisan de la diversité. J’insiste: la paix de l’Empire romain n’a duré que parce que les empereurs acceptaient tous les cultes.

Et que penser de Freud quand il assurait à Jung que l’Occident était menacé par l’occultisme?

Freud, ici, est allé trop loin. L’occultisme n’a certes pas disparu mais il n’a jamais pesé sur la marche du monde. L’appel à des forces occultes, la sorcellerie etc. sont des phénomènes anecdotiques. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des phénomènes d’une toute autre ampleur…

Pour finir, votre travail vous conduira-t-il à formuler des conseils aux responsables politiques qui semblent perdre prise sur le réel?

Je ne suis en rien compétent. Je me bornerai à souligner le vrai problème, selon moi, de la politique. Nous l’avions observé quand, avec Wajda, nous écrivions notre Danton. Avec la Révolution française, des hommes, pour la première fois, étaient élus, étaient légitimes pour faire des lois universelles. Ce fut la seule fois dans l’histoire du monde. Déjà, à cet instant-là, des personnes comme Danton, Desmoulins, Robespierre et tant d’autres se sentaient investis d’un pouvoir parfaitement légitime. Des lits de camp avaient été installés dans les couloirs de la Convention sur lesquels ils ne dormaient que quelques heures de temps en temps tellement ils étaient persuadés d’être dans l’urgence et la bonne direction. Or, déjà à ce moment-là, ils doutent de la légitimité de leur pouvoir. Des lettres de Danton en témoignent. Ils sentent que quelque chose leur échappe dans le comportement du peuple –ce peuple dont ils se réclament et dont ils veulent le bien.

C’est sur la notion même de pouvoir sur laquelle il nous faudrait, aujourd’hui réfléchir. Qu’est-ce qu’un pouvoir politique? On dit par exemple que le quinquennat de François Hollande est un désastre. Du strict point de vue économique ce n’est pas vrai. Si c’était un film on parlerait de miscast… des gaffes en série, des erreurs, de la pluie à répétion… Et, pour l’heure les émissions télévisées qui précèdent les élections des primaires ne sont rien d’autre qu’un défilé chez le producteur. Voilà pour le spectacle. Reste la question aujourd’hui centrale: où est passé le pouvoir politique ?

Source Slate 11/11/2016

Voir aussi : Rubrique Livres, rubrique Histoire, rubrique Science, rubrique Religion,

Fucking Tuesday

imagesUne sélection d’articles parus dans la presse française et anglo-saxonne pour comprendre et prolonger la réflexion.

 

LEçON POLITIQUE.

Viser l’intérêt premier de l’électeur même si tout ce que vous dites est contradictoire

No, Trump voters were not irrational 

Source The Washington Post

 

 

Trump, le châtiment

Défaite du néolibéralisme « de gauche »

Commencée il y a dix-huit mois, l’élection présidentielle s’est conclue après les dizaines de scrutins des primaires, deux conventions à grand spectacle dans des États industriellement sinistrés, des dizaines de milliers de spots de publicité politique et plusieurs milliards de dollars, par un match entre deux Américains richissimes, l’un et l’autre résidents de New York et détestés par la majorité de la population. C’est finalement le candidat républicain honni par les médias, les élites de Washington et même les caciques de « son » propre parti, qui l’a emporté. Celui qui a le moins dépensé et que tout le monde donnait perdant.

Durant cette interminable campagne, l’attention des commentateurs s’est souvent portée sur les provocations racistes et sexistes du futur président des États-Unis, ses scandales, ses excès, Mme Hillary Clinton étant présentée par contraste comme la candidate formée depuis toujours pour hériter de la Maison Blanche en même temps qu’elle briserait, raisonnablement, le « plafond de verre ». Mais rassurer l’establishment et séduire les électeurs ne sont pas des exercices toujours compatibles…

D’aucuns analysent déjà les résultats d’hier comme une preuve de la régression de l’Amérique dans le nationalisme, le « populisme », le racisme, le machisme : le vote républicain serait principalement déterminé par un rejet de l’immigration, un désir de repli, une volonté de revenir sur les conquêtes progressistes des cinquante dernières années. Or si M. Trump l’a emporté, en réalisant apparemment de meilleurs scores chez les Noirs et les Latinos que son prédécesseur Willard Mitt Romney, c’est avant tout parce que les démocrates se sont révélés incapables de conserver en 2016 l’appui des électeurs que M. Barack Obama avait su convaincre en 2008 et en 2012, en Floride ou dans les États de la « Rust Belt ».

La victoire de M. Trump, c’est donc avant tout la défaite du néolibéralisme « de gauche » incarné par Mme Clinton : son culte des diplômes et des experts, sa passion pour l’innovation et les milliardaires de la Silicon Valley, sa morgue sociale et intellectuelle. L’instrument du châtiment est redoutable. Mais la leçon sera-t-elle retenue ailleurs ?

Source Le Monde Diplomatique 09/11/2016

 

 

 

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Les électeurs blancs et riches ont donné la victoire à Donald Trump

Le résultat des élections américaines est loin d’être une simple  révolte  des Blancs les plus pauvres laissés pour compte par la mondialisation. Les sondages de sortie des urnes laissent apparaître que la victoire de Trump s’appuie aussi pour bonne part sur la classe moyenne blanche instruite et la classe aisée.

White and wealthy voters gave victory to Donald Trump, exit polls show

Source The Gardian

 

 

Le New York Times le reconnaît ce matin  : ses équipes n’ont pas pris la mesure de ce qui se passai

« Les journalistes n’ont pas remis en question les chiffres des sondages quand ceux-ci confirmaient ce que leur disait leur instinct : que Trump n’arriverait jamais, jamais, à la Maison Blanche, et de loin. Ils ont décrits les partisans de Trump qui croyaient à la victoire comme totalement déconnectés de la réalité. Mais c’étaient eux qui avaient tort. »

 

Source New York Times 10/11/2016

 

 

La démocratie après les faits (divers)

Depuis le Brexit et la campagne Trump, la presse anglo-saxonne s’interroge profondément sur le statut des faits dans les démocraties contemporaines.

La campagne pro-Brexit a été menée avec des arguments factuellement faux, aussi faux qu’environ 70 % des arguments de Trump selon les fact-checkers.

De plus en plus d’analystes avancent que nous sommes entrés, en grande partie avec les réseaux sociaux, dans une ère « post-faits », où les faits ne comptent pas, la vérité est une donnée annexe, et seuls pèsent dans la balance le spectacle et l’émotion.

Cela s’explique par, entre autres,

  • la montée de populismes centrés sur des individus charismatiques jouant sur l’émotion,
  •  le rôle des réseaux sociaux et des « chambres d’écho » ce phénomène qui fait que les filtres algorithmiques ont tendance à montrer des contenus homogènes à ceux des utilisateurs. Plusieurs voix dénoncent depuis longtemps ce filtrage algorithmique qui éclate le public en « bulles », et selon certains, menace la sphère publique démocratique telle qu’on la connaît,
  • la crise du secteur des médias, qui privilégient les titres sensationnels assurés de faire cliquer, et les contenus viraux.

C’est, selon de nombreux analystes, une des clés du succès de Trump. Il a été le spécialiste des contenus qui polarisent et qu’on adore ou qu’on déteste. Dans les deux cas, ils sont partagés sur les réseaux sociaux, par ses partisans et ses adversaires, puis repris à la télé. Tout ce cycle de viralité produit énormément d’argent, et de publicité pour Trump, qui a déboursé pour sa campagne bien moins qu’un Jeb Bush, par exemple.

Face à cela, le fact-checking est de moins en moins efficace.

source Washington Post.

Dans ce monde, les sentiments comptent plus que les faits et les chiffres valent comme indicateurs de ces sentiments (que ressentent les électeurs ?) non comme marqueurs de la vérité,  « L’époque de la politique post-faits ».

Source New York Times

 

 

Dans ce contexte, comment encore s’accorder sur des faits partagés, sur l’existence de vérités communes, sociales, économiques, environnementales ?

C’est ce que se demandait cet été la rédactrice en chef du Guardian cet été dans un long article désabusé. « Le statut de la vérité chute  », écrivait-elle.

La logique des réseaux sociaux a avalé tout le reste, dit-elle, et imposé une culture de la viralité et de l’équivalence, où tout contenu s’équivaut comme potentiellement doté d’une mesure de vérité, variable selon ses opinions.

Et le secteur qui était chargé d’informer le public est moribond :

« Nous sommes en train de vivre un bouleversement fondamental dans les values du journalisme : une transition vers le consumérisme. Au lieu de renforcer les liens sociaux, ou de créer un public informé, l’idée que l’information est un bien public et une nécessité en démocratie, il suscite des gangs, qui répandent des rumeurs qui les confortent comme des traînées de poudre,renforcent les opinions prééxistantes et s’auto-entraînent dans un univers d’opinions partagées plutôt que de faits établis. »

Source Le Guardian 12/07/2016

 

 

DANS LE MONDE

 

 

L’élection de Donald Trump va être un séisme pour le monde

Le candidat républicain a fondé sa campagne sur la promesse de « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Quelles conséquences pour le reste du monde

Si le vote pour le Brexit, le 23 juin, a été un séisme pour l’Union européenne, l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, première puissance militaire, est un séisme pour le monde.

Le candidat républicain a fondé sa campagne sur la promesse de « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Cette grandeur, cependant, ne s’entend pas par la projection de la puissance américaine à l’extérieur, mais plutôt sur une priorité donnée au retour du bien-être et de la prospérité des Américains chez eux. Le pays « est en ruines », dit M. Trump, il faut commencer par le reconstruire. Pour le reste du monde, cela donne un signal de repli et d’isolationnisme.

On sait, en réalité, assez peu de chose sur le programme concret de Donald Trump en politique étrangère car ses conseillers dans ce domaine sont peu connus ; l’establishment washingtonien et le petit monde des think tanks spécialisés dans les relations internationales, qui conseillent habituellement les candidats en politique étrangère, se sont tenus à distance de lui et de ses vues peu orthodoxes. Mais M. Trump a régulièrement émis quelques idées maîtresses qui donnent un canevas de ce que pourrait être sa diplomatie.

Vis-à-vis de l’Europe, Donald Trump, qui a soutenu le vote en faveur du Brexit en critiquant l’Union européenne, considère qu’il appartient aux Européens de se prendre en charge et surtout de financer leur défense, plutôt que de s’abriter sous le parapluie américain. Ainsi l’OTAN ne peut fonctionner, et les Etats-Unis venir au secours d’un allié dans l’éventualité d’une attaque, que si les Etats européens augmentent leurs budgets de défense.

Placer « les intérêts américains en premier »

Donald Trump est critique de l’interventionnisme américain à l’étranger et du cycle d’opérations militaires lancé par l’administration George W. Bush. Il est, dans ce sens, anti-néo-conservateur. Le président Obama lui-même avait promis de « ramener les troupes à la maison », mais la réalité du Moyen-Orient l’a contraint à maintenir ou à lancer un certain nombre d’opérations. M. Trump se veut plus radical, tout en souhaitant augmenter la taille de l’armée américaine : pour la coalition internationale (dont la France) actuellement engagée aux côtés des États-Unis, en particulier sur le théâtre irakien et syrien, c’est une nouvelle donne. Violemment hostile aux « djihadistes », qu’il accuse Hillary Clinton d’avoir engendrés, il a promis de les « mettre KO » – mais n’a pas précisé comment.

« Nous nous entendrons avec tous les pays qui veulent s’entendre avec nous » : dans son discours de victoire, mercredi matin, le président-élu Trump a voulu se montrer conciliant, tout en précisant qu’il placerait « les intérêts américains en premier ». Un grand point d’interrogation concerne les relations avec la Russie, qui se sont gravement détériorées depuis un an. Donald Trump a, à plusieurs reprises, chanté les louanges de Vladimir Poutine, qu’il considère comme « un meilleur leader que Barack Obama », et les services de renseignement américains ont accusé la Russie d’être derrière le piratage des comptes e-mail qui ont embarrassé le camp de Hillary Clinton pendant la campagne. Mais les deux hommes ne se connaissent pas personnellement, et le président russe s’est abstenu de souhaiter publiquement la victoire du candidat républicain. Comme Vladimir Poutine, Donald Trump est sensible aux rapports de force. Sa fascination pour l’homme à poigne de Moscou ira-t-elle jusqu’à accepter certaines de ses visées sur le voisinage de la Russie (Ukraine, Géorgie) et le Moyen-Orient, voire l’idée d’un deuxième Yalta auquel aspirerait M. Poutine ? Le candidat républicain est resté très évasif sur ces questions. Mais on peut parier qu’il s’entourera de vieux routiers de la guerre froide, qui vont retrouver quelques éléments familiers dans le paysage actuel et ne seront pas disposés à brader les intérêts américains en Europe.

Donald Trump veut dénoncer l’accord de Paris sur le réchauffement climatique : le fera-t-il ? Un autre axe de sa campagne a porté sur le rejet de la mondialisation et des accords de commerce international, accusés d’avoir détruit l’emploi aux États-Unis. L’une des grandes bénéficiaires de cette mondialisation, la Chine, est donc dans son viseur. Il veut instaurer des barrières tarifaires sur les produits chinois, il rejette l’accord de libre-échange avec l’Asie TPP (Partenariat Transpacifique) et a proposé de renégocier l’accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique conclu par Bill Clinton. Il ne s’est pas prononcé sur les tensions en mer de Chine méridionale. Sur ces très gros dossiers, cruciaux pour les Etats-Unis, il va avoir affaire à un autre homme fort, le président Xi Jinping.

Autre conséquence d’une victoire Trump : elle confortera les mouvements et leaders populistes du monde entier, de l’Europe à l’Asie. Cela aura forcément un impact sur les relations internationales.

Enfin, les institutions américaines accordent plus de latitude au président en politique étrangère qu’en politique intérieure, où les « checks and balances » servent de garde-fous. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour le reste du monde. Mais on peut aussi imaginer que la réalité et le pragmatisme amèneront le président Trump à tempérer certaines de ses vues, comme cela a été le cas pour Ronald Reagan, et que les élites républicaines de politique étrangère, après leurs réticences initiales, le rejoindront une fois au pouvoir. La période de transition, au cours de laquelle il va former sa future équipe d’ici au 20 janvier, va fournir à cet égard des indications anxieusement attendues dans le monde entier.

Sylvie Kauffmann

Source Le Monde 09/11/2016

 

 

Au Proche-Orient, Donald Trump attendu sur le dossier syrien

Le républicain semble être plutôt favorable au régime de Bachar Al-Assad, tout en rejetant l’accord nucléaire iranien.

Le Proche-Orient s’est réveillé mercredi 9 novembre sous le choc de la victoire de Donald Trump. Alors qu’Hillary Clinton, forte de ses quatre années à la tête du département d’Etat, garantissait une forme de continuité diplomatique, l’inexpérience en politique étrangère du nouveau président et son penchant pour l’autoritarisme sont lourds d’incertitudes pour la région. « Les Etats-Unis ne peuvent plus se poser en champion de la morale », a tranché sur Facebook Sultan Sooud Al-Qassemi, un célèbre commentateur des Emirats arabes unis.

C’est sur le dossier syrien que le nouveau président est évidemment le plus attendu. Durant la campagne, le candidat républicain s’était signalé par des positions plutôt favorables au régime Assad, ou du moins à son allié russe, au point de contredire publiquement son colistier, Mike Pence, qui avait appelé à « l’usage de la force militaire » contre les autorités syriennes.

« Je n’aime pas Assad. Mais Assad fait la guerre à l’Etat islamique. La Russie fait la guerre à l’Etat islamique. Et l’Iran fait la guerre à l’Etat islamique », avait déclaré M. Trump, lors du second débat télévisé avec Hillary Clinton, avant de moquer l’intention de son adversaire, en cas de victoire, d’accroître le soutien de Washington à l’opposition syrienne : « Elle veut se battre pour les rebelles. Il y a seulement un problème. On ne sait même pas qui sont les rebelles. »

Mercredi matin, avant le bouclage de cette édition, Damas n’avait pas réagi au triomphe de M. Trump. Nul doute cependant que la chute d’Hillary Clinton ravit le président syrien, Bachar Al-Assad, qui voit ainsi disparaître l’une de ses bêtes noires.

  • Crainte et attentisme dans le Golfe

Dans le Golfe, une forme d’attentisme mêlée de crainte prévaut. Une vidéo du vainqueur déclarant que les Etats du Golfe ne seraient rien sans le soutien des Etats-Unis et qu’il entend les faire payer pour reconstruire la Syrie a été retweeté des milliers de fois en l’espace d’une heure.

L’inquiétude suscitée dans les palais de la péninsule par ce genre de déclarations, la rhétorique antimusulmans et l’isolationnisme revendiqué du nouveau président est cependant tempérée par un intérêt non dissimulé pour son opposition marquée à l’accord sur le nucléaire iranien conclu par Barack Obama, « l’accord le plus stupide de l’histoire », selon M. Trump.

  • Première réaction prudente en Iran

« Prévoir ce que sera sa politique étrangère au Moyen-Orient est la chose la plus difficile qui soit, affirme le journaliste saoudien Jamal Kashoggi. Il est contre l’Iran, mais il soutient Poutine en Syrie, ce qui le range du côté de l’Iran. »

La première réaction de Téhéran est prudente. « L’Iran est prêt pour tout changement », a déclaré le porte-parole de l’Organisation de l’énergie atomique, Behrouz Kamalvandi, à l’agence semi-officielle Tasnim.

Lire aussi :   En Iran, Hillary Clinton est perçue comme « la candidate la moins pire »

  • Sentiments mêlés en Israël

Israël, de son côté, accueille la victoire de Donald Trump avec des sentiments mêlés. Son entourage est connu pour être très pro-israélien, mais le candidat a charrié dans son sillage des forces suprémacistes et antisémites. Il s’est constamment opposé à l’accord sur le nucléaire iranien, mais sans expliquer ce qu’il en ferait, une fois élu. En outre, va-t-il marquer une rupture explosive en déménageant l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem ? Il en a fait la promesse, à plusieurs reprises.

Mais auparavant, Donald Trump avait envoyé des signaux incohérents. En février, par exemple, il avait expliqué qu’il voulait être « une sorte de gars neutre » dans la recherche d’une solution au conflit israélo-palestinien. Une expression qui avait inquiété les officiels israéliens.

En mars, il avait dit qu’Israël, comme d’autres pays, « payera » pour l’aide militaire américaine, alors qu’un nouvel accord sur dix ans, d’un montant de 38 milliards de dollars, vient d’être conclu entre les deux partenaires. Depuis, il a multiplié les signaux amicaux à l’égard d’Israël. En mai, Sheldon Adelson, magnat des casinos aux Etats-Unis et soutien indéfectible de Benyamin Nétanyahou, s’était décidé à appuyer sa candidature.

Par Ghazal Golshiri (Téhéran, correspondance), Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant) et Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)

Source : Le Monde 09/11/2016

 

LES APPUIS

 

Le phénomène Trump s’explique aussi par l’histoire du parti républicain, indique un article du Times Literary Supplement. Il est l’aboutissement d’un long conflit entre deux tendances, qui remontent à sa formation  :

  • d’un côté les «  Yankees  », anciens aristocrates et barons industriels militants de l’abolition de l’esclavage et plutôt internationalistes,
  • et de l’autre «  les cowboys  », les nouveaux riches ayant fait fortune dans l’industrie du pétrole, l’aérospatiale et la défense, et le commerce, largement plus conservateurs.

La radicalité de Trump s’explique aussi par le changement de composition du parti démocrate. Celui-ci s’est opéré dans les années 1960. Auparavant, une partie des Démocrates du Sud ne votaient ainsi parce que c’était un Républicain, Abraham Lincoln, qui avait aboli l’esclavage. Cet électorat a basculé lorsque les Démocrates ont signé le Civil Rights Act, qui mettait fin à la ségrégation de fait dans les Etats du Sud.

« Quand la droite et la gauche étaient présents dans les deux partis, l’art du compromis était l’essence même de la politique. »

Mais une fois que tous les tenants d’une droite dure (radicaux, religieux et très largement Blancs) se sont retrouvés dans le même parti, « le fait de coopérer avec les Démocrates est devenu impensable ».

C’est cette histoire là qui a rendu possible l’émergence, puis la victoire, d’un candidat comme Trump

Source : Times Literary Supplement

 

 

Guerres culturelles et alt-right

Outre le rejet des élites (telle la ploutocratie incarnée par Clinton, comme l’écrit Slate) et de la mondialisation financière, comme l’explique La Tribune, le candidat Trump répondait aussi à de puissantes tendances culturelles chez tout une partie du peuple américain.

Sur la Vie des Idées, un autre article décrit les partisans évangélistes de Trump d’une petite ville du Midwest, Pleasant Fields. Là, le secteur industriel ne s’est pas effondré, au contraire et des emplois ont récemment été créé.

« De nombreux évangélistes soutenant Trump parmi ceux que j’ai interviewés font partie de classes sociales plutôt aisées », écrit l’auteur.

Persuadés que s’est engagée une guerre pour la sauvegarde de la civilisation chrétienne, ils votent Trump contre l’Islam et les LGBT. Pour eux, rapporte l’auteur, les musulmans sont des gens d’une autre civilisation, qui maltraitent leurs femmes et veulent partout faire régner la charia. Quant aux LGBT, ils incarnent un relativisme moral qui est la fin de l’Amérique.

« Tandis que la proportion de chrétiens évangéliques blancs dans la population américaine décroît, leur sentiment d’appartenance et leur attachement à la nation demeurent très fort.

Ils continueront ainsi de se battre pour leurs croyances et leurs valeurs en dépit du résultat de l’élection. »

 

source La vie des Idées

 

 

 

 

 

 

 

 

La pensée Trump l’extrême droite

Voici une enquête (en version abonnés) sur «  l’alt-right  », l’extrême-droite extrêmement active sur le Net (où, comme le rappelle le Monde, les partisans de Trump ont été particulièrement actifs) qui soutient Trump.

Ceux-ci partagent un rejet de ce qu’ils appellent

« le mensonge égalitaire, aussi bien comme fait que comme valeur, un goût pour l’ordre hiérarchique, ainsi qu’une grille de lecture raciale de la société. »

Dans cette mouvance, certains sont des «  néoréactionnaires  », libertariens purs et durs échappés de la Silicon Valley, autoritaristes convaincus que les libertés du peuple doivent être encadrés. D’autres – la plupart – sont des nationalistes blancs, qui «  rêvent tous de restaurer la grandeur de la civilisation occidentale, aujourd’hui engluée dans la médiocrité égalitariste, consumériste et multiculturelle  ». Ils sont obsédés par la question de l’identité blanche et militent pour limiter l’immigration et expulser tous les étrangers en situation illégale. Deux points qui figurent dans le programme de campagne de Trum

Source Mediapart

 

Pourquoi l’Amérique hait les intellos

Ce court article de la revue Books rappelle quelques-unes des raisons historiques et culturelles pour lesquelles l’anti-intellectualisme, sur lequel a tant surfé Donald Trump, est si fort aux Etats-Unis.

Crise des médias et le monde « post-faits »

Au lendemain d’une victoire que la plupart des grands médias et des instituts de sondage avaient déclarée impossible, les grands médias ont commencé à faire leur examen de conscience.

Source Books

 

 

Le président Trump pourra s’appuyer sur une majorité républicaine au Congrès

 

Les républicains conservent le pouvoir à la chambre des représentants du Congrès américain (« House of representatives« , ndlr), selon les projections électorale d’Associated Press.

Les républicains ont également remporté le Sénat et continueront ainsi de contrôler l’ensemble du Congrès des États-Unis, fournissant une majorité parlementaire sur laquelle le président élu Donald Trump pourra s’appuyer, selon plusieurs médias.

En contrôlant la Maison Blanche et le pouvoir législatif, les républicains auront la capacité de défaire les réformes du président Barack Obama et notamment sa controversée réforme de l’assurance-maladie baptisée « Obamacare« .

Majorité plus courte à la House of representatives

Bien que les républicains perdent un peu de poids, ils ont remporté suffisamment de sièges pour prolonger les six années consécutives dans la majorité de la chambre des représentants.

Le Grand Old Party a recueilli au moins 222 sièges, soit plus que le seuil de 218 requis pour contrôler la chambre basse, selon le New York Times. Les démocrates en comptabilisaient au moins 158 lors des dépouillements toujours en cours peu après minuit aux USA.

Les républicains disposaient de 247 sièges durant le mandat qui se termine. Ils devraient donc bénéficier d’une plus courte majorité. L’homme fort des républicains restera Paul Ryan qui a également été reconduit.

Le Sénat aux mains des républicains

La mainmise sur le Sénat, qui vient s’ajouter à celle de la Chambre des représentants, leur permettra par ailleurs d’avoir la haute main sur le processus de nomination des plus hauts responsables gouvernementaux et des juges de la Cour suprême.

La chambre haute du Congrès, qui était renouvelée mardi à un tiers (34 membres), avait basculé dans le camp républicain en 2014, restreignant considérablement la marge de manœuvre du président Obama.

Récemment, les sénateurs républicains ont ainsi bloqué le processus de confirmation d’un juge de la Cour suprême nommé par Barack Obama après le décès d’un de ses neuf membres.

Le nouveau rapport de forces au Sénat n’était pas encore connu dans l’immédiat. Jusqu’à présent, les républicains détenaient 54 sièges et les démocrates 46.

Source RTBF 09/11/2016

 

Asli Erdogan : “Je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakirköy…”

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Depuis le mois d’août dernier, l’auteure turque Asli Erdogan est incarcérée dans une prison d’Istanbul, Barkirköy. Son arrestation par les autorités turques a été condamnée par de nombreuses organisations internationales : elle reflète les méthodes antidémocratiques utilisées par le gouvernement turc du président Recep Tayyip Erdogan depuis le coup d’État manqué de juillet 2016.

 

Asli Erdogan a été déférée au tribunal le 19 août sur la base de trois chefs d’accusation : « propagande en faveur d’une organisation terroriste », « appartenance à une organisation terroriste », « incitation au désordre ». Son soutien à la communauté kurde et son appel à la reconnaissance de la responsabilité turque dans le génocide arménien auraient fait d’elle une cible prioritaire des purges mises en place par Erdogan depuis le coup d’État manqué de juillet dernier.

 

La situation d’Asli Ergodan est d’autant plus préoccupante qu’elle souffre d’une santé fragile. L’auteure a rédigé une lettre, « un appel d’urgence », pour sommer la communauté européenne d’agir pour la libération de ses collègues et la défense de la liberté d’expression en Turquie.

 

Nous reproduisons ci-dessous la traduction de son courrier, fournie par le site Kedistan.

ChEres amiEs, collègues, journalistes, et membres de la presse,

 

Je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakirköy, au lendemain de l’opération policière à l’encontre du journal Cumhuriyet, un des journaux les plus anciens et voix des sociaux démocrates. Actuellement plus de 10 auteurs de ce journal sont en garde à vue. Quatre personnes dont Can Dündar (ex) rédacteur en chef, sont recherchées par la police. Même moi, je suis sous le choc.

 

Ceci démontre clairement que la Turquie a décidé de ne respecter aucune de ses lois, ni le droit. En ce moment, plus de 130 journalistes sont en prison. C’est un record mondial. En deux mois, 170 journaux, magazines, radios et télés ont été fermés. Notre gouvernement actuel veut monopoliser la « vérité » et la « réalité », et toute opinion un tant soit peu différente de celle du pouvoir est réprimée avec violence : la violence policière, des jours et des nuits de garde à vue (jusqu’à 30 jours)…

 

Moi, j’ai été arrêtée seulement parce que j’étais une des conseillères d’Özgür Gündem, « journal kurde ». Malgré le fait que les conseillères, n’ont aucune responsabilité sur le journal, selon l’article n° 11 de la Loi de la presse qui le notifie clairement, je n’ai pas été emmenée encore devant un tribunal qui écoutera mon histoire.

 

Dans ce procès kafkaïen, Necmiye Alpay, scientifique linguiste de 70 ans, est également arrêtée avec moi, et jugée pour terrorisme.

 

Cette lettre est un appel d’urgence !

 

La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que le régime totalitaire en Turquie s’étendra inévitablement, également sur toute l’Europe. L’Europe est actuellement focalisée sur la « crise de réfugiés » et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous, — auteurEs, journalistes, Kurdes, AléviEs, et bien sûr les femmes — payons le prix lourd de la « crise de démocratie ».

 

L’Europe doit prendre ses responsabilités, en revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de sang versé, et qui font que « l’Europe est l’Europe » : la démocratie, les droits humains, la liberté d’opinion et d’expression…

 

Nous avons besoin de votre soutien et de solidarité. Nous vous remercions pour tout ce que vous avez fait pour nous, jusqu’à maintenant.

 

Cordialement. Asli Erdogan

1.11.2016, Bakirköy Cezaevi, C-9

Traduit du turc par Kedistan

Source : ActuaLitté 03/11/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Europe, rubrique Turquie, La crise politique turque grande menace pour les artistes, La romancière Asli Erdogan en prison, rubrique Politique, Politique culturelle, rubrique Société, citoyenneté,

La bataille de Mossoul se joue aussi à Paris

bombardement-gaza-02En France aussi, ces derniers jours, la question de l’engagement militaire à l’extérieur et sur le territoire national est à nouveau posée : participation des Rafale, des forces spéciales et artilleurs français aux opérations de reconquête de Mossoul, en Irak ; hommage national, à Nice, aux victimes de l’attentat du 14 juillet ; naissance officielle d’une « Garde nationale » dans l’Hexagone, pour soutenir les forces armées ; surenchères à droite pour conjurer le risque terroriste ; retour d’un débat, à gauche, sur la légitimité d’une opération qui mettrait en danger les populations « ici et là-bas »…

La bataille lancée pour la reprise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, présentée comme « décisive », est le fait de l’armée irakienne, appuyée par des milices kurdes, chiites, sunnites, et leurs protecteurs iraniens ou turcs. Elle a été précédée — côté coalition internationale — d’une opération au sol qui ne disait pas son nom, comprenant des milliers de soldats occidentaux.

Ainsi, par exemple, outre ses 150 instructeurs en poste à Bagdad, l’armée française déployait depuis plusieurs mois dans le secteur de Mossoul 140 éléments de ses forces spéciales, notamment auprès des combattants kurdes peshmergas, ainsi que 160 artilleurs chargés de mettre en œuvre les batteries de canons lourds Caesar.

Une telle intervention, décidée dans le secret des conseils de défense quasi hebdomadaires à l’Élysée, aurait mérité au minimum une information du Parlement, comme l’a rappelé par exemple l’ancien ministre Pierre Lellouche (du parti Les Républicains). La première déclaration officielle n’est intervenue que mercredi dernier, au Sénat, devant un hémicycle clairsemé, suivie d’un débat sans vote… et sans passion. (1).

La France avait également anticipé cette offensive sur Mossoul, en envoyant fin septembre en Méditerranée orientale — en concertation avec l’allié américain — son unique porte-avions, le Charles de Gaulle, avec son escadrille embarquée d’une vingtaine de Rafale qui ont multiplié les missions depuis le début octobre. Tout en restant très minoritaire dans la coalition, Paris a ainsi triplé les moyens de frappe de son opération Chammal au Proche-Orient, ce qui lui permettra — selon le général Vincent Desportes (francetvinfo.fr, 30 septembre) — « d’avoir un peu plus la parole au moment du règlement du conflit ».

Guerre sans images

À l’exception de ce qui reste du PCF et des organisations gauchistes, quelques rares voix s’élèvent contre l’interventionnisme militaire français. Le philosophe et essayiste Michel Onfray a relevé le défi ces dernières semaines, appelant à « faire la guerre à la guerre », pour une série de raisons exposées dans une de ses chroniques récentes sur sa nouvelle WebTV :

• Les bombardements génèrent le terrorisme, par l’enchaînement classique de répliques, vengeances, etc.

• Ils font le miel de la presse et des marchands de canon (qui possèdent, on le sait, plusieurs des médias les plus importants (2) ;

• en s’attaquant à Mossoul, puis Raqqa, en Syrie, on ne fait que déplacer le problème ;

• on fabrique des réfugiés qui débarquent sur le territoire français ou ailleurs en Europe ;

• on fait l’impasse sur les droits humains (par exemple, en coopérant et en commerçant avec l’Arabie saoudite, qui mène sa propre guerre sans principes au Yémen) ;

• on nous cache les images, les « dégâts collatéraux » (mort ou blessures de civils).

Ennemi-système

Sur ce dernier point, l’état-major fait valoir que :

• la France n’agit pas isolément, mais dans le cadre d’une coalition sous direction américaine (NDLR : dans une proportion de 5 % environ en temps normal, et de près de 20 % depuis que le porte-avions Charles de Gaulle croise en Méditerranée orientale) ;

• les sorties d’appareils français sont plus nombreuses depuis deux semaines (reconnaissance, appui aux troupes au sol, traitement de cibles programmées [assassinats ciblés], contrôle aérien, ravitaillement), mais menées selon une règle d’attribution en « time block », par jour et par secteur aérien, selon une programmation qui a peu de relation directe avec la situation du moment (3) ;

• le type de mission et d’armement varie selon les caractéristiques de la cible traitée ;

• le bilan concret d’un bombardement reste de toute façon difficile à établir, même si l’on procède toujours à des réunions d’évaluation post-frappes, et si des contacts, notamment avec des militants de certaines ONG sur le terrain (comme l’Observatoire syrien des droits de l’homme), combinés avec d’autres sources, permettent de s’en faire une idée, au moins quelques jours ou semaines plus tard ;

• l’issue d’un raid pris isolément « n’a pas de sens tactique », puisqu’il s’agit d’agir contre un ennemi-système (centres de commandement, garages, camps d’entraînement, ateliers, etc), l’objectif étant, selon le chef de la cellule de communication à l’état-major, de « déstructurer ce système ».

Règles d’engagement

Un haut-gradé de l’armée de l’air nous a par ailleurs rappelé, lors d’un point de presse récent au ministère de la défense, que les « règles d’engagement » françaises restaient très strictes, avec croisement et recroisement des sources : elles seraient « un poil plus restrictives que celles des Américains », et beaucoup plus que celles des Russes (qui ne s’interdisent pas de bombarder en zone urbaine). Cet officier assure qu’il n’a jamais eu d’écho de « bavures » d’origine française (qui auraient été signalées par une ONG ou d’autres sources) (4).

On relèvera, sur ce thème, le propos ironique récent du président russe Vladimir Poutine, accusé de « crimes contre l’humanité » pour les bombardements de ses chasseurs sur des quartiers d’Alep, en Syrie : au cours d’un conférence de presse à Goa, en Inde, le 16 octobre dernier, en marge d’un sommet sur les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), M. Poutine a dit « espérer que nos partenaires américains, et nos partenaires français aussi, agiront avec précision [dans leurs frappes sur Mossoul] et feront tout pour minimiser, ou mieux, exclure toute victime civile parmi la population civile ».

Guerre juste

Reste une vaste autre question : quelle utilité, quelle efficacité, quelle légitimité ont ces bombardements de la coalition ? Certes ils vont désormais s’amplifier, en appui aux troupes au sol, mais quid de ceux menés depuis plus de deux ans sans résultats déterminants ? Les frappes aériennes contribuent-elles à l’antiterrorisme, ou alimentent-elles au contraire le terrorisme, en raison des « dommages collatéraux » qu’elles engendrent inévitablement, du ressentiment qu’elles créent, etc. ?

Une question à laquelle s’est intéressé également Michel Onfray, décidément très porté sur le sujet, qui fait grand cas d’un livre de Howard Zinn, La Bombe, sous-titré « De l’inutilité des bombardements aériens » (réédition, récemment traduite en français, d’un ouvrage paru en 1955). L’auteur, jeune militaire, était à bord d’un des appareils de l’US Air force qui ont bombardé et détruit Royan en 1945, aux motifs d’une « guerre juste », mais sans raison militaire valable, selon lui (5). Professeur en science politique, membre de la gauche critique, auteur d’une somme sur le mouvements populaires aux États-Unis, Zinn (mort en 2010 (6)) avait également contesté dans ce livre le lancement par l’aviation américaine de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, ou la destruction de la ville de Dresde. (7)

Se référant à Jean Jaurès, regrettant l’alignement en 1990 de François Mitterrand sur George Bush père lors de la deuxième guerre d’Irak, Michel Onfray soutient que « le reniement de la tradition de la gauche pacifiste a mis les terroristes dans la rue » : la multiplication des interventions occidentales plus ou moins calamiteuses au Proche-Orient et en Afrique, sans légitimité ou utilité sinon celle de satisfaire les lobbies de l’armement ou assurer l’accès aux ressources pétrolières, a contribué, selon le philosophe, à créer un climat de ressentiment et de vengeance dans ces pays, terreau pour toutes sortes d’aventures.

Continuum défense-sécurité

Au gouvernement, on estime à l’inverse qu’il n’y a pas de connexion directe entre les frappes en Irak-Syrie et les attentats dans l’Hexagone : ce n’est pas parce qu’elle ne serait pas attaquée là-bas, entre autres par des soldats français, que l’Organisation de l’État islamique (OEI) renoncerait à frapper en France. Au contraire, le meilleur moyen de protéger la population est d’attaquer le mal à sa source, en Irak et en Syrie, comme en Libye et au Sahel.

Cependant, explique-t-on, il s’agit du « même ennemi » ici et là-bas. D’où la convergence entre la police — qui a tendance à se militariser, pour faire face à des menaces de type nouveau — et l’ armée, qui intervient de plus en plus sur le territoire national (opération Sentinelle) : une illustration du « continuum » défense-sécurité déjà pris en compte dans les deux derniers Livres blancs sur la défense.

La prochaine étape de ce processus sera vraisemblablement son extension en direction de la société civile (polices municipales, sapeurs pompiers, sécurité civile, sociétés privées de sécurité). Laquelle est déjà sur les rails, mais que ne manquera pas de mettre en œuvre, si elle arrive au pouvoir, une droite avide depuis des décennies de muscler et étendre les dispositifs de sécurité. D’ores et déjà, cette question de l’intervention des militaires dans la sécurité du territoire national aura suscité ces derniers mois un débat stratégique comme il y en a rarement eu en France, ainsi que le souligne Florent de Saint-Victor, sur le site spécialisé Mars attaque.

Vrais professionnels

C’est dans ce cadre aussi qu’il faut placer la création d’une Garde nationale, décidée le 12 octobre dernier en Conseil des ministres, « pour répondre au besoin de protection et au désir d’engagement des Français », souligne l’Élysée. Loin de constituer une armée-bis (comme elle l’est aux États-Unis, avec, dans chaque État, une garde nationale relevant du gouverneur), cette Garde nationale à la française relance et modernise les réserves des armées, de la gendarmerie et de la police, qui existent depuis toujours. Elles sont actuellement de 63 000 hommes et femmes, et devraient passer à 85 000 d’ici 2018 (40 000 pour la défense, 40 000 pour la gendarmerie, 5 000 pour la police).

Cette accélération du recrutement est donc la seule nouveauté du dispositif. Pour ce faire, des « mesures d’attractivité » ont été décidées, comme une aide de 1 000 euros à l’obtention du permis de conduire, des primes de fidélisation, un soutien aux entreprises qui « prêtent » leurs salariés pour des périodes de quelques jours à quelques semaines chaque année, etc. Le budget des réserves (qui se monte actuellement à 210 millions d’euros) a été porté à 311 millions. Un portail internet (garde-nationale.fr) a été créé.

Un secrétaire général (général d’armée ou de gendarmerie) coordonnera l’ensemble des réserves, sous ce nouveau label « Garde nationale » ; mais leur emploi sera de la compétence des chaînes de commandement des différentes forces, le ministère de la défense insistant sur le fait que les réservistes sont des vrais militaires, même s’ils sont de fait des « professionnels à temps partiel ».

L’objectif est de pouvoir déployer dans deux ans jusqu’à 9 250 réservistes chaque jour (contre 5 500 aujourd’hui), sans que soit définie, pour le moment, une éventuelle spécificité de cette Garde nationale, en terme de missions (de sécurité surtout, pour décharger Sentinelle ?), de champ d’action (le territoire national en piorité ?), de chaîne de commandement (plus autonome, avec commandement unifié ?). Pour l’heure, les plus réservés paraissent être… les réservistes actuels.

Philippe Leymarie

 

(1) La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a publié le 13 juillet dernier un rapport très complet sur les interventions extérieures de la France.

(2) Lire « Cet avion qui émerveille “Le Figaro” » et voir l’infographie « Médias français : qui possède quoi », Le Monde diplomatique, respectivement avril et juillet 2016.

(3) Sauf, bien sûr, en cas de demande d’appui feu, lorsqu’une unité au sol alliée est en difficulté.

(4) Ce qui paraît plutôt étonnant, puisque d’autres pays de la coalition, notamment les États-unis, n’y échappent pas, en dépit de l’extrême précision des tirs.

(5) Les unités de la Wehrmacht encore opérationnelles dans la région stationnaient hors de la ville ; et la capitulation paraissait inévitable. Le bombardement de Royan, en trois vagues, avait fait plus de mille morts. Le napalm y avait été utilisé pour la première fois.

(6) Lire « Howard Zinn est mort », La valise diplomatique, 28 janvier 2010.

(7) On trouvera, dans « Bombarder pour vaincre », de l’universitaire américain Robert Page ( Centre d’Etudes stratégiques aérospatiales-La Documentation française, 2011) une étude approfondie de l’exercice géopolitique de la puissance aérienne, et de la réaction des bombardés au Japon, bien sûr ; mais aussi en Corée, au Vietnam, en Allemagne ou en Irak.

Source Blog du Monde Diplomatique 22 octobre 2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Moyen-Orient, Irak, Syrie, Turquie, rubrique Politique  Politique de l’immigration, rubrique Méditerrranée, rubrique Géopolitique, Dans l’engrenage de la terreur. Cinq conflits entremêlés,