Louis Renault et la “fabrication de chars pour la Wehrmacht”

Louis Renault présente un prototype à Hitler et Göring à Berlin en 1938 (sic) [...] Louis Renault fabriqua des chars pour la Wehrmacht. Renault sera nationalisé à la Libération.

Louis Renault présente un prototype à Hitler et Göring à Berlin en 1938 (sic) […] Louis Renault fabriqua des chars pour la Wehrmacht. Renault sera nationalisé à la Libération.

La justice peut-elle revoir l’histoire ? Impossible, s’insurge Annie Lacroix-Riz, spécialiste de la collaboration économique pendant la guerre, face à la tentative des héritiers Renault de réhabiliter la mémoire de leur grand-père. Décodage.

Le 13 juillet 2010, la Cour d’Appel de Limoges a condamné le Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane à payer 2 000 euros de dédommagements à deux petits-enfants de Louis Renault et exigé que fût retirée de l’exposition permanente une photo de l’industriel, entouré d’Hitler et Göring, au salon de l’auto de Berlin de 1939, avec cette légende :

Un dossier du Monde Magazine1, du JT de France 2 le 2 mars 2011, a donné un écho approbateur à cette décision judiciaire. Ainsi se précise une vaste entreprise de réhabilitation de Louis Renault, et avec lui, du haut patronat français sous l’Occupation, relancée depuis quinze ans par plusieurs historiens ou publicistes qui ont préféré les témoignages postérieurs à l’Occupation aux archives des années 1940-1944. Qu’en est-il ?

Le Renault d’avant-guerre

 

Louis Renault finança les Croix de Feu du colonel de la Rocque puis la Cagoule. Il prôna l’« entente » franco-allemande entre gens de bonne volonté, Hitler en tête, et combattit systématiquement l’effort de guerre qui l’avait tant enrichi durant la Première Guerre mondiale.

Il clamait désormais qu’on ne pouvait plus gagner d’argent qu’en fabriquant des véhicules de tourisme2: « les programmes de guerre ne correspondaient pas aux possibilités de nos usines», écrivit-il à Daladier en novembre 19393. Il s’entretint longuement avec Hitler le 21 février 1935 à la Chancellerie du Reich, et lui déclara : « Une guerre économique entre la France et l’Allemagne n’aurait d’avantages que pour l’Angleterre et l’Amérique4. »

Il le rencontra à nouveau en 1938 et en février 1939, et son enthousiasme pro-hitlérien grandit encore.

Louis Renault s’était entouré d’adjoints de confiance qui œuvrèrent directement à la liquidation de la République via la défaite :

  • le baron Charles Petiet, chef de ses aciéries (UCPMI), trésorier de la CGPF (ancêtre du MEDEF), organisateur de l’émeute fasciste du 6 février 1934
  • le cagoulard René de Peyrecave, « administrateur-directeur » depuis 1934 de la société anonyme des usines Renault (SAUR)
  • François Lehideux, neveu de Renault, administrateur directeur de la SAUR dès 1930, administrateur-délégué en 1934, spécifiquement chargé de la lutte antisyndicale et anticommuniste, qui conduisit en personne aux côtés du préfet de police Roger Langeron en novembre 1938 la répression militaire baptisée « évacuation » des grévistes de Renault-Billancourt accusés de « rébellion ».

En mars 1941, la section économique de l’administration militaire en France (Militärbefehlshaber in Frankreich, MBF), dirigée par le Dr Michel (section Wi), dans un de ses nombreux éloges de Lehideux (L.), reconnut les éminents services politiques rendus : « Pendant la guerre et aussi déjà depuis 1938 une propagande germanophile avait été conduite dans les syndicats ouvriers [traduction : jaunes] fondés par L. (sic) et surtout parmi les travailleurs des usines Renault5. »

Le Renault de l’Occupation

La réparation des chars pour la Wehrmacht acquise le 1er août 1940.

Louis Renault, discuta avec les Allemands depuis le début de juillet 1940 « sur la question de la réparation des chars ». Le 1er août, il signifia son acceptation formelle, étayée par une lettre « remise à la fin [d’une] conférence » commune, de réparer les chars pour la Wehrmacht « dès le 2 août ».

La réunion du dimanche 4 août à l’Hôtel Majestic, entre six Allemands, dont le chef de la division économique du MBF, et le trio français Lehideux, Petiet, Grandjean, fit le point. Son procès-verbal atteste de façon irréfutable qu’entre les 1er et 4 août 1940, Louis Renault et la direction de la SAUR agréèrent définitivement l’exigence allemande de réparation des chars pour usage allemand ; et que Lehideux, requit des Allemands « la direction allemande » de ces travaux6, seule apte à soustraire la direction française à ses responsabilités. Ainsi naquit la thèse de la « réquisition » allemande, née d’une demande française, astuce juridique si utile après la Libération.

Le 1er octobre 1940, Lehideux fut nommé « directeur responsable du comité d’organisation de l’industrie automobile » (COA) et Petiet « chef du comité d’organisation du cycle »7.

Lehideux resta sous l’Occupation, comme Peyrecave, membre du « conseil d’administration » de la SAUR dont « M. Renault », son président, continuait à détenir « une très grosse part majoritaire ». Peyrecave, « directeur général par délégation des usines Renault, » fut à l’été 1940 nommé à la commission d’armistice et affecté aux commandes allemandes à l’industrie française8.

Dès novembre 1940 Lehideux, administrateur de Renault et chef du COA, et le général von Schell, sous-secrétaire d’État et « plénipotentiaire chargé de l’automobile » (Generalbevollmächtigten für das Kraftfahrwesen, GBK), fondèrent à Berlin le « comité européen de l’automobile », cartel franco-germano-italien sous direction allemande. Louis Renault n’avait cessé depuis son entretien avec Hitler de 1935 d’appeler de ses vœux la constitution d’un « cartel européen ».

Renault et les « chars pour les Allemand »

 

 

e MBF se félicita dès le début de 1941 (et jusqu’au terme de l’Occupation) du succès des « négociations avec l’industrie allemande » de Lehideux et de son équipe du COA riche en hauts cadres de Renault. Au printemps 1941, les informateurs des services de renseignements gaullistes décrivaient des usines tournant à plein régime, requéraient des bombardements industriels pour paralyser l’appareil de guerre allemand et indiquaient les délais du prochain assaut (contre l’URSS) : « les commandes deva[ie]nt être prêtes pour le 15 juin ».

En mars, « Renault voitures de tourisme, camions, tanks » fut recensé en tête d’une liste d’entreprises « travaillant pour les Allemands »9. Une note sur l’« Industrie de guerre » d’avril 1941 exposa avec précision « que les Établissements Renault à Billancourt produis[ai]ent actuellement une série de petits tanks Renault ». Fin avril, « les Allemands [étaient] très contents du tank Renault ».La correspondance, abondante, est totalement antagonique avec les arrêtés de cours de justice de 2010 ou de 1949, et il en fut ainsi jusqu’à la Libération : en juin-juillet 1944, Renault s’imposait la firme championne « des usines souterraines » (pour surmonter les effets des bombardements) édifiées dans des « carrières aménagées à Carrières-sous-Bois (entre Maisons-Laffitte et Saint-Germain) ».

C’est le contribuable français qui dut assumer le coût des bombardements industriels – remboursés par Vichy – charge qui s’ajoutait depuis 1942 à la gigantesque contribution des frais d’occupation et du clearing10.

« La justice [n’est pas habilitée à] révise[r] les années noires »

 

Camions, tanks, moteurs d’avions, avions, bombes incendiaires, canons anti-chars, etc., toutes les pièces possibles de l’armement furent construites par Renault pour le Reich. Pour oser réduire la production de guerre à celle des tanks ou pour prétendre que Renault – comme le reste de l’industrie française – a subi, en 1940, la torture des « réquisitions » allemandes, il faut s’être dispensé de dépouiller les montagnes d’archives consultables aujourd’hui, ou avoir travesti leur sens.

Le dossier factuel des responsabilités de Louis Renault, actionnaire très majoritaire de la SAUR, et de ses collaborateurs de haut rang dans le sort de la France et dans la durée de la guerre, est accablant.

Des héritiers manifestement ulcérés que tant de pairs de Louis Renault aient pu transmettre à leurs descendants, sans encombre ou après révision judiciaire, d’énormes biens, qu’avaient encore arrondis les années 1940-1944, et les milieux économiques et politiques dirigeants, qui usent, jusqu’ici unilatéralement, de la presse écrite et audio-visuelle, prétendent faire enterrer les vérités qui se dégagent des archives, françaises et allemandes, de l’Occupation et en entraver l’accès à la population.

La Haute-Cour, comme les autres cours, traita « à chaud » les cas qui lui étaient soumis. Dès l’été 1945, elle limita à la collaboration (art. 89 et suivants du code pénal) la procédure Pétain, dont l’instruction, aujourd’hui accessible, établissait formellement la trahison (art. 75 et suivants du Code pénal), passible alors de la peine de mort. Depuis l’été 1945, les « archives [dites] de Berlin » furent, par milliers de pièces, transférées à Paris11, balayant définitivement les « mémoires de défense » et propos flatteurs des témoins à décharge.

L’appareil judiciaire français les ensevelit, lui qui avait prêté serment à Pétain (à l’exception d’un unique héros, Paul Didier) et avait été lourdement impliqué dans le soutien au régime, acceptant ou sollicitant de Vichy, parfois dès l’été 1940, des missions répressives, notamment antisémites et antiparlementaires : Me Isorni, défenseur de Pétain, le rappela avec férocité au président du tribunal, Paul Mongibeaux, et au procureur général Mornet12.

L’historien n’a pas le droit de réclamer aujourd’hui devant les tribunaux réparation pour les décisions politiques de la justice d’hier de classement des affaires de trahison et de collaboration ; mais il a celui d’établir, sur la base des sources originales consultables, les faits qu’ont largement écartés les arrêts de l’après-Libération.
Les magistrats ne sont pas habilités à se retrancher devant les arrêts pris par leurs prédécesseurs pour prohiber de facto l’exercice indépendant du « travail historique ». Ils n’ont pas à dire l’histoire ni à interdire aux historiens de la faire en toute indépendance et aux associations de résistance de la diffuser.

Le texte complet de cet article a été publié sur Politique Actu

Crédits Photo via Wikimedia Commons Raboe001 [cc-by-sa] ;

  1. du 8 janvier 2011 [?]
  2. Gilbert Hatry, Louis Renault, patron absolu, Paris, Éditions JCM, 1990, p. 352 ; l’hagiographie de Chadeau l’admettait, Louis Renault, passim, surtout chapitre 5, sur 1936-1938 [?]
  3. Archives Renault, carton 18. Lettre communiquée par  un membre de la société d’histoire du groupe Renault » à Michel Certano, qui m’en a fourni copie [?]
  4. Patrick Fridenson, « Première rencontre entre Louis Renault et Hitler », Renault-Histoire, juin 1999, pp. 8-18. [?]
  5. Note Wi II/193/41, mars 1941, AJ 40, 774, fonds du MBF dits de l’Hôtel Majestic, , AN. [?]
  6. PV de l’entretien du 4 août 1940, « Affaire Renault. Scellé 21 », 3 W 217, AN. [?]
  7. organismes créés par décret du 16 août sur le modèle allemand des Reichsgruppen, qui permirent entre autres de drainer la quasi-totalité des matières premières et des produits finis français vers le Reich [?]
  8. Note PP « sur la société des usines Renault et ses dirigeants », 6 juin 1942, BA 2135, Renault, APP, et litanie des fonds Barnaud, AN, F 37, et des fonds Lehideux de la Haute-Cour (217-234). [?]
  9. Note de X, place Maubert, Paris, 1er avril 1941, Londres 1939-1945, 300, Situation et opinion en France, dossier général, juin 1940-juillet 1941, MAE. [?]
  10. Rapport final du Wi V/2, AJ 40, 820, AN. Frais d’occupation et clearing, Industriels. [?]
  11. Correspondance entre chefs allemands en France (Paris et Vichy) et Berlin, AN, 3 W 347 à 358. [?]
  12. Lacroix-Riz, épilogues Choix et Munich, et « Les grandes banques françaises de la collaboration à l’épuration, 1940-1950 », revue d’histoire de la deuxième guerre mondiale, 1986, « I. La collaboration bancaire», n° 141, p. 3-44; « II. La non-épuration bancaire 1944-1950 », n° 142, p. 81-101. [?]

Source Owni 10/03/2011

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Idées de cadeaux pour méditer.

1540-1Jeunesse littérature. Contes de Luda de par Murielle Bloch, illustration Violaine Le Roy. Hors série Gallimard de 8 à 10 ans


La joie par les histoires

Quand c’était ? Il y a longtemps, quand même ! Il y avait un chien qui vivait dans la taïga. Vivait tout seul, sans personne. Bon… Bon ? Non, pas bon du tout. Vivre seul, c’est mauvais. On s’ennuie à vivre seul. Voilà le chien qui s’ennuie, qui s’en va chercher un ami…»

Luda avait cette façon bien à elle de raconter, profonde, vraie, jamais sophistiquée, ce désir de savoir, de trouver les pourquoi et les comment de toutes choses, d’où qu’elles viennent : de l’Afrique à l’Asie centrale, du Grand Nord à l’Orient extrême. Une merveilleuse initiation pour Muriel Bloch, qui nous présente ici les contes de son amie Luda.

Tous ? Impossible : elle en a écrit tellement et de si différents, mais les plus beaux tout simplement ! « C’est comme ça et pas autrement ». Luda offre l’occasion d’en découvrir plus sur l’imaginaire et le folklore russes. Cet ouvrage est une magnifique entrée en la matière. Les contes de Luda viennent souvent de loin et ce qui la guidait, c’était le désir de savoir. « C’est comme la forêt, plus on va et plus il y en a », disait-elle.

Contes de Luda Ed Gallimard, 195 x 255 mm, cartonné, 18 euros.

Roman noir. «True confessions».

Polar culte

9782021163018On se doit de célébrer dignement le retour de John Gregory Dunne. La collection Seuil Policiers à la bonne idée de rééditer True confessions de John Gregory Dunne dans lequel le romancier, journaliste et critique fait allusion à la célèbre affaire du Dahlia Noir en mettant en lumière, toutes les névroses de la ville de Los Angeles dans les années 40. Avec une longueur d’avance sur James Ellroy qui reconnaît du reste cette paternité.
Le corps d’une jeune femme est retrouvé en deux morceaux qui obsèdent les enquêteurs. On confie l’affaire à l’Irlando-Américain Tom Spellacy, inspecteur du LAPD. Au fil de l’enquête, il découvre que son frère prêtre, Desmond, qui brigue activement l’épiscopat, fréquente un gangster qui aurait connu la victime… Fleuron du roman noir, True Confessions fait partie de ces ouvrages emblématiques qui ont émancipé le genre policier de la caste secondaire dans laquelle il a été bien trop souvent relégué.

Le Seuil Policier 480 p 22,5 euros.

 

Poésie. Bernard Noël « La comédie intime »

Sexuel et mental

Editions  Plon 432 p 22.5 euros

Editions Plon 432 p 22.5 euros

La Comédie intime regroupe huit monologues écrits par Bernard Noël entre 1973 et 2015 ainsi que Les premiers mots. La Comédie intime est la Comédie humaine de Bernard Noël, une confrontation avec le langage où il se fait non pas le secrétaire de la société mais le porte-plume des voix qui travaillent en lui, qui le constituent comme sujet de l’écriture, comme TU. Construit en cours de route, La Comédie intime met en scène des personnages qui deviennent des types : ces personnages se nomment je, tu, il, elle, on, nous, vous, ils. Cet ensemble de personnages pronominaux s’accompagne d’autres, aux noms propres, cités ou non : Gramsci, Anna Magnani, Bataille, Mallarmé… et tous forment le « personnel ». Ces monologues des pronoms sont une façon de réfléchir par la fiction, à la place de la personne, de l’intime dans la langue. Le monologue du nous a été adapté au théâtre cet automne par Charles Tordjman, accueilli en résidence à SortieOuest.

Théâtre. Bettencourt toujours…

Michel Vivaner

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Théâtre national populaire, Villeurbanne

« Bettencourt Boulevard ou une histoire de France», le texte de Michel Vivaner a reçu le Grand Prix de littérature dramatique 2015.

« J’ai été sous le charme de cette affaire depuis le début et j’ai accumulé tout ce que je pouvais lire dessus. Mais j’avais le sentiment que je ne pourrais pas écrire une pièce sur le sujet, d’une part parce que je ne m’en sentais pas capable, d’autre part parce que la matière était trop énorme, trop abondante, trop intéressante. Finalement, l’idée a fait son chemin, et j’ai écrit cette pièce. Elle est née de la mémoire que j’avais de l’affaire. Je ne suis pas retourné à mes sources, sauf, parfois, pour vérifier un élément ou une citation. Dès le départ, je me suis senti libre de ne pas suivre…», confiait Michel Vinaver au Monde à la sortie du texte à découvrir aux éditions L’Arche. La pièce vient d’être montée par Christian Schiaretti au TNT de Villeurbanne avant la reprise à La colline.

Michel Vivaner Bettencourt Boulevard ou une histoire de France Ed L’Arche 13 euros.

Source : La Marseillaise 24/12/2015

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Afrique de l’Ouest : la boucle ferroviaire de Bolloré est-elle en train de dérailler ?

En août, une concession de construction et d'exploitation a été signée entre le Bénin, le Niger et le groupe Bolloré. © Erwann Benezet/MAXAPP
La justice béninoise a ordonné l’arrêt des travaux du chemin de fer ouest-africain réalisé par Bolloré et une procédure arbitrale internationale a été lancée. Derrière cette offensive, deux groupes qui s’estiment lésés.

Le risque planait sur la boucle ferroviaire que le groupe Bolloré construit en Afrique de l’Ouest. En moins de deux semaines, il a pris forme. Le 5 novembre, l’avocat parisien Jean-Georges Betto a envoyé à la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale, le plus important tribunal arbitral au monde, une demande d’ouverture d’une procédure contre le Bénin et le Niger pour le compte de son client, le bureau d’étude français Geftarail, et de sa filiale basée au Niger, Africarail. « L’objectif est clair : faire stopper les travaux car leur poursuite aggrave le préjudice », explique un proche.

Deux semaines plus tard, le 19 novembre, la cour d’appel de Cotonou imposait, dans le cadre d’une procédure lancée par le groupe Petrolin de Samuel Dossou-Aworet, « la cessation par Bolloré Africa Logistics de tous travaux entrepris sur le site de l’OCBN [Organisation commune Bénin-Niger des chemins de fer et des transports] à Cotonou » et ordonnait « tant à l’État béninois qu’à Bolloré Africa Logistics de s’abstenir de tous travaux sur les composantes du projet « Épine dorsale » [programme de développement des infrastructures du Bénin] également ».

Droits

Geftarail comme Samuel Dossou-Aworet revendiquent des droits sur le chantier de construction et de rénovation de la ligne de chemin de fer reliant les capitales béninoise et nigérienne.

Lancé en avril 2014 par le groupe Bolloré sans la moindre autorisation juridique, celui-ci a depuis été formalisé par une concession en bonne et due forme, signée le 13 août 2015 par les deux États africains et le groupe français.

Mais Geftarail met en avant un protocole d’accord signé en janvier 1999 avec le Bénin, le Niger et le Burkina, rejoints en août 2000 par le Togo. Ce document lui donne notamment, selon le préambule des statuts de la société concessionnaire Africarail, créée en 2002 par les États concernés et Geftarail, le « droit de construire et d’exploiter les ouvrages d’art et les infrastructures ferroviaires sur l’axe Kaya (Burkina) – Niamey (Niger) – Parakou (Bénin) – Aného (Togo) – Ouidah (Bénin) ».

Samuel Dossou, de son côté, estime détenir également des droits sur la ligne développée par le groupe Bolloré, à la fois via le programme « Épine dorsale » mais aussi via une notification d’attribution provisoire de concession accordée (en 2010) par le Bénin et le Niger dans le cadre de la privatisation de l’OCBN.

Côté nigérien, près de 140 kilomètres de rail ont été construits

Retournement brutal

Joint par Jeune Afrique, Ange Mancini, conseiller de Vincent Bolloré, a réagi à la sentence de la cour d’appel de Cotonou en concédant que le groupe français « arrêtera les travaux dès que la décision nous aura été signifiée ».

Chargé du dossier de la boucle ferroviaire, il explique : « nous n’allons pas nous mettre en situation de risque juridique », même si « nous sommes surpris par ce retournement brutal, avec un arrêt qui dit l’exact inverse de ce qui avait été dit en première instance, un an plus tôt ».

Côté nigérien, près de 140 kilomètres de rail ont été construits. Mais l’OCBN appartenant à la fois au Bénin et au Niger, difficile de penser que cette partie-là du chantier ne sera pas également affectée. Niamey, Cotonou, Bolloré et leurs conseils ont-ils sous-estimé le risque juridique entourant les négociations ?

« Non, nous étions conscients de ces dossiers », explique Amadou Boubacar Cissé, ministre du Plan du Niger jusqu’en septembre dernier, impliqué de longue date dans le projet de boucle ferroviaire. « Mais la conclusion était que cela n’affecterait pas la mise en œuvre du projet », explique celui qui est désormais dans l’opposition et qui dénonçait encore récemment sur le site de Jeune Afrique les accords « déséquilibrés » signés avec Bolloré.

Dossier vide

Les deux États africains ont été accompagnés juridiquement par un prestigieux cabinet international, grâce à un financement de la Facilité africaine de soutien juridique (ALSF) de la Banque africaine de développement. Et Hogan Lovells n’a jamais semblé très inquiet. « Ils ont longtemps pensé que Michel Bosio, l’expert ferroviaire fondateur de Geftarail, n’irait pas jusqu’à l’arbitrage, considérant que son dossier juridique était vide et que les États lui avaient simplement demandé de réaliser une étude de projet et un accompagnement dans le montage financier », explique une source bien informée.

« Le cas Dossou les a davantage inquiétés, mais ils ont tout de même jugé que l’adjudication provisoire dont disposait l’homme d’affaires béninois pouvait légalement être cassée à tout moment et que le projet « Épine dorsale » était un contrat léonin. »

Samuel Dossou-Aworet a entamé sa procédure au Bénin dès début 2014. À ses côtés, l’avocat parisien Stéphane Brabant, rejoint depuis peu par William Bourdon, a travaillé à une conciliation (qui a échoué).

Ayant pour principal objectif, selon ses conseils, la qualité de la réalisation de la boucle ferroviaire, Michel Bosio a quant à lui longtemps privilégié la discussion, avant d’entamer, via son ami Michel Rocard une bataille médiatique en septembre dernier. « Bolloré a trop joué la carte politique, celle des présidents, estime un familier du dossier. Cela se retourne aujourd’hui contre lui. » Toutefois, le groupe s’est en partie couvert. « Tout ce qui est antérieur à la concession de 2015, les États se sont engagés à en faire leur affaire », rappelle Ange Mancini.

Compliquée

Pour le groupe français, la situation semble toutefois très compliquée. Selon Reuters, il a mandaté des banques pour travailler sur une introduction en Bourse de son réseau ferroviaire en Afrique, avec l’objectif de lever une partie des 2,5 milliards d’euros nécessaires au chantier. Mais les décisions de la cour d’appel de Cotonou et la procédure d’arbitrage en cours devraient lui compliquer la tâche, les autorités de surveillance des marchés étant peu enclines à accorder des visas alors que des doutes juridiques subsistent.

Par ailleurs, si le groupe français a signé en août une concession allant de Cotonou à Niamey, la partie allant de Niamey au Burkina Faso n’est toujours pas attribuée et fait partie du périmètre réclamé par Geftarail. Enfin, la concession des chemins de fer détenue par Bolloré via sa filiale Sitarail en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso n’a toujours pas été renouvelée.

« Samuel Dossou comme Michel Bosio ne souhaitent pas que le groupe Bolloré soit exclu du projet, il y a donc une marge de négociation possible », estime un avocat. Ange Mancini répète que la porte reste ouverte : « Vingt pour cent de la société concessionnaire doivent être attribués à des nationaux, nous prendrons les noms qui nous seront soumis par les États. » Pas certain que cela suffise à calmer les tensions.


Samuel Dosso-Aworet, du pétrole aux infrastructures

L’homme d’affaires béninois de 71 ans vient de remporter une bataille judiciaire contre Bolloré. Si c’est dans le négoce du pétrole, notamment au Gabon, que ce proche de l’ancien président Omar Bongo Ondimba a fait fortune, il est aujourd’hui davantage consultant et investisseur.

Son groupe Petrolin, présent dans treize pays africains, revendique un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard de dollars en 2013 (726 millions d’euros), et se diversifie dans les infrastructures.

Source Jeune Afrique 09/12/2015
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Bernard Tapie est ruiné, la Sarkozie est en danger

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La cour d’appel de Paris a condamné Bernard Tapie à rembourser les 404 millions d’euros qu’il avait touchés à la suite de l’arbitrage frauduleux dans l’affaire de la revente d’Adidas au Crédit lyonnais. L’homme d’affaires, qui peut encore se pourvoir en cassation, se retrouve donc ruiné, même si l’État va devoir batailler pour récupérer l’argent. Dans le même temps, l’enquête pénale, qui est sur le point d’être bouclée, menace plusieurs proches de Nicolas Sarkozy.
Après de si nombreux rebondissements, qui ont défrayé la chronique politique pendant plus de vingt ans, on finissait par désespérer que le scandale Tapie connaisse un jour son épilogue. Et pourtant si ! L’arrêt que la cour d’appel de Paris a rendu ce jeudi 3 décembre atteste que cette interminable histoire approche enfin de son dénouement judiciaire.
Et ce dénouement risque d’avoir d’immenses répercussions. Pour Bernard Tapie lui-même, puisque dans cette procédure civile, il vient de tout perdre et va donc devoir rendre le magot indûment perçu, à l’issue d’un arbitrage frauduleux. Mais aussi pour de nombreux proches de Nicolas Sarkozy, qui risquent dans le volet pénal de l’affaire d’être très bientôt rattrapés par la justice.
Après avoir été si longtemps entravée, la justice a effectivement recommencé à faire normalement son office. Le signe le plus manifeste est cet arrêt que la cour d’appel de Paris a rendu, jeudi 3 décembre. Un arrêt majeur, qui clôt, ou presque, vingt ans de procédures entre Bernard Tapie et le Consortium de réalisation (CDR, la structure publique de défaisance qui a repris en 1995 les actifs pourris de l’ex-Crédit lyonnais) au sujet de la vente d’Adidas. Il le clôt sans la moindre ambiguïté possible : contrairement à ce qu’il a toujours argué, Bernard Tapie n’a jamais été lésé par l’ex-banque publique (lire Affaire Tapie: les preuves du mensonge et Le Crédit lyonnais n’a jamais berné Tapie: la preuve!).
Pour quiconque s’est intéressé à l’affaire, ce constat ne faisait guère de doute. Et dans son for intérieur, Bernard Tapie le savait lui-même. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a cherché à suspendre le cours de la justice ordinaire pour essayer d’obtenir que le dossier Adidas-Crédit lyonnais soit départagé par un arbitrage. Lequel arbitrage s’est avéré frauduleux et a donc été annulé le 17 février dernier par cette même cour d’appel de Paris (lire Affaire Tapie: l’arbitrage frauduleux est annulé).
Rejugeant enfin sur le fond le litige commercial, la cour d’appel a rendu un arrêt qui donne radicalement tort à Bernard Tapie et raison au CDR, c’est-à-dire en fait à l’État. Bernard Tapie est condamné à rembourser les 405 millions d’euros qu’il avait touchés à la suite de l’arbitrage frauduleux.
La cour d’appel a jugé que le Crédit lyonnais et ses filiales qui sont intervenues dans la vente d’Adidas, survenue en février 1993, c’est-à-dire la Société de banques occidentales (SDBO) et Clinvest, n’ont pas commis les fautes qui leur étaient reprochées par Bernard Tapie, pour la bonne et simple raison que Bernard Tapie avait sur Adidas exactement les mêmes informations que sa banque.
C’est donc tout le mensonge de Bernard Tapie qui s’effondre, puisque depuis vingt ans, il ne cesse de proclamer que le Crédit lyonnais lui a menti, en vendant pour son compte Adidas à un prix faible (2,085 milliards de francs), avant d’organiser une revente aussitôt, le même jour, à plus de 4 milliards de francs, revente qui lui aurait été cachée, la banque et des fonds offshore empochant au passage une formidable plus-value et s’enrichissant sur son dos.
Cette contre-vérité, peu l’ont dénoncé. Dans de nombreuses enquêtes, Mediapart a établi que la thèse de Bernard Tapie contrevenait aux faits, tels qu’ils s’étaient réellement déroulés (lire en particulier Affaire Tapie: les preuves du mensonge), mais nous avons été peu nombreux, dans la presse, à enquêter sur ce mensonge originel. Et même la justice a failli être abusée. Il faut en effet se souvenir qu’en octobre 2005, la même cour d’appel de Paris avait alloué un dédommagement de 145 millions d’euros à Bernard Tapie, somme portée à plus de 404 millions d’euros par les arbitres en juillet 2008, lors de l’arbitrage frauduleux.
La seule faute, vénielle, qu’impute la cour d’appel au Crédit lyonnais est d’avoir organisé une visite quasi publique de l’hôtel particulier des époux Tapie, en 1994, au moment de leur mise en faillite. Faute qui justifie, selon l’arrêt, une indemnisation au titre du préjudice moral de seulement… 1 euro, à comparer aux 45 millions d’euros alloués au titre de ce même préjudice moral par les arbitres.
Du même coup, la cour d’appel condamne Bernard Tapie à rembourser l’intégralité des sommes perçues lors de l’arbitrage, soit les 240 millions d’euros au titre du préjudice matériel, les 45 millions d’euros au titre du préjudice moral, le tout majoré des intérêts. Au total, Bernard Tapie va donc devoir rembourser la somme fabuleuse de « 404 623 082,54 euros, versée en exécution de la sentence arbitrale rétractée, ainsi que les coûts de la procédure d’arbitrage », plus les intérêts de retard depuis que la sentence a été prononcée, c’est à dire depuis 2008. Bernard Tapie est donc totalement ruiné. Il va même se trouver incapable de tout rembourser!
Pour le CDR, la structure d’Etat qui a hérité des actifs pourris du Lyonnais (dont le contentieux Tapie), la victoire est totale. « Nous avons démontré que la banque a toujours été loyale (envers Tapie) et a au contraire rendu un grand service à celui qui était à l’époque ministre de la ville en exercice. L’arrêt vient démontrer qu’il a été informé de tout. Cela vient demystifier cette légende à la robin des bois qu’il répète depuis vingt ans, selon laquelle il aurait été volé par son banquier », se félicite l’un des avocats du CDR, Jean-Pierre Martel.
Dans un communiqué transmis à Reuters, l’un des avocats de Tapie, Emmanuel Gaillard, a dénoncé au contraire un « déni de justice pur et simple ». « La décision qui vient d’être rendue est invraisemblable, aussi bien en droit qu’en fait », s’est-il indigné. Me Gaillard a ajouté qu’il étudie « toutes les voies de droit disponibles afin que la justice dans cette affaire, enfin, prévale ».
L’instruction judiciaire est presque finie
En clair, les avocats de Tapie vont très probablement se pourvoir en cassation. Mais ce n’est pas suspensif. Du coup, Bernard Tapie va devoir rembourser à l’État l’argent de l’arbitrage, qui est exigible dès ce jeudi. « J’ai cru voir dans des déclarations publiques de M. Tapie qu’il rembourserait s’il était condamné. S’il ne le fait pas, nous mettrons en œuvre toutes les dispositions que nous offre la loi », a indiqué l’avocat du CDR, Me Martel.
Vu la pugnacité de Tapie, le recouvrement risque bien de virer au bras de fer. « C’est une situation inédite et extrêmement compliquée. À mon avis, c’est reparti pour des années », confie un proche du dossier. « Les procédures de recouvrement sont complexes, pleines d’incidents et d’embûches quand on a un payeur récalcitrant », reconnaît Me Martel.
Le problème, c’est que Tapie n’a pas la totalité de l’argent. La cour d’appel l’a en effet condamné à rembourser les 404 millions d’euros issus de l’arbitrage, les frais d’arbitrage (1 million), mais aussi les intérêts depuis le prononcé de la sentence en 2008. Les avocats du CDR ne les ont pas encore chiffrés, mais il y en a, selon une estimation de Mediapart, pour environ 40 millions d’euros. Toute petite consolation, l’État va devoir lui rembourser les 11 millions d’impôts qu’il avait payés sur l’arbitrage (lire notre enquête sur ce second scandale ici). La facture finale pour Tapie devrait donc s’élever aux alentours de 440 millions d’euros, soit davantage que ce qu’il a perçu.
Selon les calculs de Mediapart, l’homme d’affaires avait en effet touché, en net, environ 260 millions d’euros sur les 404 de l’arbitrage. Il a aussi récupéré au passage la propriété de son hôtel particulier parisien de la rue des Saint-Pères, évalué entre 45 et 70 millions d’euros. Il disposait donc, fin 2008, d’une fortune totale estimée entre 305 et 330 millions d’euros, insuffisante pour rembourser l’État.
D’autant plus qu’il n’est pas du tout certain que sept ans plus tard, Tapie dispose toujours d’une telle somme. Il a en effet beaucoup flambé, achetant maisons, appartements, yacht (finalement revendu pour racheter le journal La Provence), jet privé et autres. Or, il a acquis la plupart de ces trophées bling-bling à crédit, ce qui a généré de gros frais financiers, sans compter les dépenses d’entretien. On ignore aussi combien il a flambé en dépenses courantes entre 2008 et 2013, date à laquelle les juges d’instruction en charge de l’enquête pénale sur l’arbitrage ont placé sous saisie judiciaire la grande majorité de ses avoirs et de ses comptes bancaires.
Grâce aux documents sur le patrimoine de Tapie versés au dossier judiciaire, auquel Mediapart a eu accès, nous avons pu réaliser une estimation de sa fortune. Une estimation forcément imparfaite, Tapie ayant réparti ses avoirs entre une multitude de comptes et sociétés offshore, disséminés entre la Belgique, Singapour, Hong Kong, le Luxembourg, la Grande-Bretagne et Monaco.
Selon nos informations, les juges ont saisi 72 millions d’euros de liquidités sur plusieurs comptes en banques et contrats d’assurance-vie. Il possède un plantureux patrimoine immobilier (hôtels particuliers à Paris et à Neuilly, domaine du Moulin de Breuil en Seine-et-Marne, villa Mandala à Saint-Tropez, plusieurs appartements), estimé entre 116 et 144 millions d’euros. Il y a aussi son jet privé Bombardier à 14 millions, qu’il a mis en vente. Et enfin ses actifs dans la presse, bien plus difficiles à estimer vu la médiocre santé économique de se secteur. Il a en tout cas investi environ 40 millions dans la Provence. Et il a financé le projet de reprise des salariés de Nice Matin à hauteur de 8 millions d’euros, gagés sur des immeubles du journal.
Au final, selon notre estimation, forcément imprécise (nous n’avons pas connaissance de tous ses avoirs), la fortune actuelle de Tapie s’élèverait entre 245 et 280 millions d’euros, sans tenir compte de ses dettes éventuelles. Il va donc se retrouver dans le rouge, incapable de rembourser la totalité de ce qu’il doit à l’Etat.
Reste aussi à savoir si l’Etat va déclencher immédiatement des procédures pour exiger le recouvrement de son du. « On ne va pas être totolement transparent (sur la stratégie de recouvrement de l’Etat, ndlr), car on a en face des gens qui prennent toutes les possibilités qu’ils imaginent pour se soustraire à leurs obligations », a indiqué l’avocat du CDR, Me Martel, lors d’une conférence de presse téléphonique. Il a toutefois souligné que Tapie risquait gros s’il ne se montrait pas coopératif. En cas de non paiement, une pénalité de 5% par an, plus le taux légal, s’ajoutera à la condamnation. Cela représenterait, au taux actuel, environ 2 millions d’euros par mois!
L’Etat pourra en tout cas demander de récupérer les actifs placés sous séquestre par les juges d’instruction dans le cadre de la procédure pénale sur l’arbitrage. Il y en a pour 120 millions d’euros, constitués essentiellement de liquidités (72 millions) et de la villa de Saint-Tropez (un peu moins de 50 millions). « Les mesures de sauvegarde pris par les juges d’instruction sont faites pour empêcher que les biens s’en aillent. Mais les juges peuvent décider de lever la saisie si cela permet d’indemniser la victime », souligne Me Martel. La tâche s’annonce plus délicate pour les avoirs situés à l’étranger, ou détenus via des sociétés étrangères.
Quoiqu’il en soit, le constat ne souffre guère de discussion : dans la procédure civile, Bernard Tapie a essuyé un échec cinglant, qu’un éventuel pourvoi devant la Cour de cassation a toutes les chances de confirmer. En somme, la justice qui avait été court-circuitée, et même bafouée, lors du recours à cet arbitrage frauduleux, a enfin retrouvé son recours normal. Avec près de sept ans de retard, justice a donc été dite.
En tout cas au civil. Car désormais, c’est la procédure pénale qui va retenir toutes les attentions. Et cette fois, cela risque d’être d’autant plus spectaculaire que Bernard Tapie peut entraîner dans sa chute de nombreux hiérarques de la Sarkozie. Peut-être pas tous ceux qui s’étaient approchés du dossier mais beaucoup d’entre eux…
L’instruction judiciaire qui a commencé en septembre 2012, arrive en effet bientôt à son terme. On commence donc à pressentir ce que pourrait être l’épilogue judiciaire du volet pénal. Un épilogue qui devrait permettre à la justice de sanctionner ceux qui ont organisé et participé à l’arbitrage frauduleux. Mais pas forcément ceux qui ont commandité cet arbitrage truqué – ou du moins pas tous. Ni ceux – on ne sait pas encore ce que la justice entend faire dans ce cas – qui ont très fortement allégé les impôts dus par Bernard Tapie après l’arbitrage.
Pour mesurer la tournure que prend ce volet pénal du scandale Tapie, il existe un document précieux : il s’agit du réquisitoire du procureur général près la cour de cassation, Jean-Claude Marin, concernant Christine Lagarde, mise en examen devant la Cour de justice de la République pour « détournement de fonds publics par négligence d’une personne dépositaire de l’autorité publique » (Lire Affaire Tapie : le procureur général Marin Absout Christine Lagarde). Si comme à son habitude, le magistrat se révèle très accommodant avec les justiciables les plus puissants et a donc requis un non lieu pour l’ancienne ministre des finances, devenue directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), il résume tout de même dans son réquisitoire tous les indices que la justice a accumulés de la fraude et les charges qui pèsent sur tous les autres protagonistes de l’affaire. Et ces charges sont accablantes pour beaucoup d’entre eux.
Dans ce réquisitoire, tous ceux qui ont participé à l’arbitrage frauduleux sont les premiers mis en cause. Dans le lot, il y a d’abord Bernard Tapie lui-même, qui a été mis en examen le 26 juin 2013 « pour escroquerie en bande organisée pour avoir, en employant des manœuvres frauduleuses, en l’espèce en participant à un simulacre d’arbitrage dans le contentieux qui l’opposait au consortium de réalisation, trompé le CDR, I’EPFR et l’Etat, pour les déterminer à payer à ses sociétés et à lui même une somme d’environ 403 millions d’euros, avec cette circonstance que les faits ont été commis en bande organisée ». Sous la tutelle de Bercy, l’Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR) est l’actionnaire à 100% du CDR, l’adversaire de Bernard Tapie dans la procédure civile.
Il y a encore son avocat, Me Maurice Lantourne qui, lui aussi, a été « mis en examen le 28 juin 2013 pour escroquerie en bande organisée ». Il lui est « plus particulièrement reproché d’avoir altéré frauduleusement le processus d’arbitrage, notamment lors de deux moments : – lors des discussions relatives à la désignation des arbitres en septembre 2007 en manœuvrant pour obtenir la désignation conjointe en qualité d’arbitre de M. Estoup qu’il savait acquis à la cause de M. Tapie, pour avoir déjà fourni à ce dernier des prestations dans ce dossier (…) ; – en octobre et novembre 2008, en manœuvrant pour inciter le CDR à s’abstenir d’exercer un recours en récusation contre M. Estoup » alors qu’une facture avait été découverte, établissant des liens anciens entre lui et l’arbitre.
Mis en examen sous la même incrimination, l’arbitre Pierre Estoup est également mis en cause. « Au titre de l’escroquerie en bande organisée, il lui est reproché d’avoir, en employant des manœuvres frauduleuses, en l’espèce en participant à un simulacre d’arbitrage » ; « au titre du faux, il lui est reproché d’avoir altéré frauduleusement la vérité d’un écrit (…), en l’espèce en signant une déclaration d’indépendance mensongère » ; (…) Au titre de la complicité de détournement de fonds publics par particulier, il lui est reproché d’avoir, alors qu’il était membre du tribunal arbitral, été complice par aide ou assistance, en en facilitant la préparation ou la consommation, du détournement par M. Tapie de fonds publics ».
Egalement mis en cause, il y a aussi Jean-François Rocchi, l’ex-président du CDR, mis en examen pour les mêmes motifs. Le réquisitoire rappelle les charges retenues contre lui. « Les faits qui lui sont plus particulièrement reprochés au titre de l’escroquerie en bande organisée sont d’avoir entamé les négociations relatives à la procédure d’arbitrage dès le début d’année 2007 sans avoir reçu mandat du conseil d’administration du CDR et sans l’en informer, d’avoir participé à des réunions au secrétariat général de la présidence de la République au sujet de l’arbitrage et à des discussions occultes avec les adversaires du CDR sans en aviser les conseils d’administration du CDR et de I’EPFR (…). Au titre de l’usage abusif des pouvoirs sociaux, il lui est reproché d’avoir entamé les négociations relatives à la procédure d’arbitrage dès le début d’année 2007 sans avoir reçu mandat du conseil d’administration du CDR et sans l’en informer, d’avoir participé à des réunions au secrétariat général de la présidence de la République au sujet de l’arbitrage et à des discussions occultes avec les adversaires du CDR, et ce sans en aviser le conseil d’administration du CDR et de l’EPFR (…) Au titre de la complicité de détournement de fonds publics par particulier, il lui est reproché d’avoir, alors qu’il était président du CDR, été complice par aide ou assistance, en en facilitant la préparation ou la consommation, du détournement par M. Tapie de fonds publics détenus par I’EPFR, en l’espèce la somme d’environ 403 millions d’euros octroyée indûment par le tribunal arbitral à M. Tapie ».
Très lourdes charges contre Stéphane Richard
Avec lui, c’est donc un premier fidèle de la Sarkozie qui est ainsi mis en cause, puisque Jean-François Rocchi est un proche de Claude Guéant. C’est l’un de ceux qui a fidèlement mis en œuvre les instructions qu’il recevait de l’Elysée, pour lancer cet arbitrage, et même dès avant que Nicolas Sarkozy ne remporte l’élection présidentielle de 2007.
Le président de l’EPFR, Bernard Scemama, a lui aussi été mis en examen pour escroquerie en bande organisée. Il lui est en particulier reproché d’avoir accepter de « jouer lors des conseils d’administration du CDR, le rôle d’administrateur éclairé, indépendant et dûment mandaté par le conseil d’administration de I’EPFR, ce qu’il n’était pas, et notamment en dissimulant qu’il exécutait directement les instructions de M. Richard ». Son sort judiciaire est donc lié aux autres, mais il apparaît comme un comparse dans l’histoire.
Et puis il y a enfin le dernier de la bande organisée, Stéphane Richard, l’actuel patron d’Orange. C’est sans doute la principale surprise de ce réquisitoire. Celui-ci fait apparaître un nombre de charges beaucoup plus élevé que ce que l’on pouvait croire contre l’ancien bras droit de Christine Lagarde.
Pêle-mêle, il lui est ainsi fait grief d’avoir dissimulé « à sa ministre de tutelle, décisionnaire, des éléments essentiels du dossier, notamment des notes de I ‘Agence des participations de l’Etat (APE) déconseillant de manière réitérée et constante le recours à l’arbitrage » ; d’avoir participé « à des réunions au secrétariat général de la présidence de la République au sujet de l’arbitrage et à des discussions occultes avec les adversaires du CDR, à l’insu de la ministre,de l’APE et des conseils d’administration du CDR et de l’EPFR » ; d’avoir donné « sans droit et à l’insu de la ministre, des instructions auprésident du CDR, société de droit privé, ainsi qu’au président de l’EPFR » ; d’avoir rédigé «sans informer sa ministre de tutelle , en concertation avec Jean-François Rocchi, une fausse instruction ministérielle adressée au président de l’EPFR du 23 octobre 2007 et en acceptant par note du 9 novembre 2007 adressée à Jean-François Rocchi la proposition de constitution d’une franchise de paiement, en violation de la condition posée par le conseil d’administration de I’EPFR le 10 octobre 2007 ».
Avec Stéphane Richard, c’est donc une deuxième personnalité du clan Sarkozy qui est mise en cause. Ami personnel de l’ancien chef de l’Etat qu’il a fait travailler comme avocat du temps où il dirigeait le pôle immobilier de la Générale des eaux, Stéphane Richard est venu à sa demande comme directeur de cabinet à Bercy, d’abord auprès de Jean-Louis Borloo, puis auprès de Christine Lagarde. En quelque sorte, il était « l’œil » de Nicolas Sarkozy au sein de la puissante citadelle de Bercy. L’ancien chef de l’Etat sera donc éclaboussé par la mise en cause dans cette affaire de son ami, qui était au ministère des finances en service commandé.
En somme, ceux qui sont, dans l’immédiat, les plus vivement mis en cause, sont les personnalités qui sont soupçonnées d’avoir organisé ou profité de la mascarade de l’arbitrage. Ce qui est déjà embarrassant pour l’ancien chef de l’Etat parce que ce sont des fidèles qui sont dès à présent mis en cause et qui ont de bonnes chances d’être un jour ou l’autre renvoyés devant un tribunal correctionnel.
Mais, il y a plus grave encore pour lui. Car il n’est pas certain que la liste des personnalités rattrapées par la justice s’arrête là. Pendant très longtemps, on a, certes, pu craindre que l’affaire n’aille pas plus loin, et que les juges – même s’ils ont déjà fait un travail d’enquête d’une extrême qualité, en appui avec la Brigade financière – n’aient pas forcément le courage ou les moyens de remonter la chaîne des responsabilités.
Cette impression n’est aujourd’hui toujours pas totalement dissipée. La meilleure des illustrations, c’est que dans l’immédiat, Claude Guéant qui, de l’Elysée, a organisé les premières réunions qui ont lancé l’arbitrage, n’a pour l’heure été placé, le 14 octobre dernier, que sous le statut de témoin assisté. Et l’on conviendra que c’est pour le moins paradoxal : il est fait grief à Stéphane Richard d’avoir participé à des réunions à l’Elysée dans le bureau de Claude Guéant, mais ce dernier bénéficie toujours d’un statut judiciaire plus accommodant. Un statut d’autant plus étonnant qu’il s’est, en outre, comme Stéphane Richard, très fortement impliqué dans les tractations secrètes qui ont réduit à presque rien les impôts dus par Bernard Tapie au lendemain de l’arbitrage.
La messe pourtant n’est peut-être pas totalement dite. Car les juges d’instruction ont encore le loisir de modifier le statut juridique sous lequel ils ont placé certaines des personnalités qu’ils ont entendues. Ce qui serait le signe de leur volonté de ne pas sanctionner que les fraudeurs à l’arbitrage, mais aussi… les commanditaires de la fraude.
Le sort judiciaire qui sera, pour finir, réservé à Claude Guéant ne sera pas le seul test de la détermination des magistrats instructeurs à remonter cette chaîne des responsabilités. Il y a aussi celui qui sera réservé, par exemple, à l’avocat Gilles August, pour l’instant placé, lui aussi, sous le statut de témoin assisté. Ami proche de Stéphane Richard, et avocat en cours dans les milieux de la Sarkozie comme de certains cénacles de gauche (il a été le conseil notamment de Jérôme Cahuzac), il a joué un rôle majeur dans les préparatifs secrets de l’arbitrage, avec Jean-François Rocchi, dès les premiers mois de 2007, c’est-à-dire avant même la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle.
En quelque sorte, il est encore trop tôt pour mesurer si la justice cherchera vraiment à percer le cœur du mystère de toute l’affaire, qui renvoie perpétuellement à la même question : mais quel est donc le secret qui lie Bernard Tapie à Nicolas Sarkozy ? Et pourquoi donc les plus proches collaborateurs de ce dernier se sont-ils impliqués dans un tel scandale ?
Au registre des incertitudes sur les suites judiciaires, il faut encore en citer deux autres. En premier lieu, il y a un second volet du scandale, celui qui a trait aux impôts minorés de Bernard Tapie qui n’a connu aucune suite judiciaire. Comme la récente enquête de Mediapart l’a établi (Lire Comment Woerth a fait un cadeau de 58 millions à Tapie), l’ancien ministre du budget, Eric Woerth a joué un rôle majeur pour tordre le bras de l’administration fiscale de sorte que Bernard Tapie ne paie presque pas d’impôt. Et, pour l’heure, la justice ne s’est pas intéressée à cette autre affaire. Mais la question est sans doute toujours en suspens : la gravité des faits mis au jour ne justifient-ils pas que la Cour de justice de la République (CJR) en soit saisie ?
Et puis, il y a le sort encore incertain de Christine Lagarde. Incertain, car si le procureur général Jean-Claude Marin souhaite un non lieu en sa faveur – avec des arguments prenant souvent de fortes libertés avec les faits-, il n’est pas certain du tout que la commission d’instruction de cette même CJR suive ce réquisitoire. Peut-être l’actuelle directrice générale du FMI sera-t-elle finalement renvoyée devant cette juridiction d’exception, seule habilitée à juger les ministres pour des faits commis lorsqu’ils étaient en exercice.
A ces incertitudes près, il faut tout de même savoir lire le premier enseignement de cet arrêt, rendu ce jeudi 3 décembre, par la cour d’appel de Paris : si longtemps malmené, l’Etat de droit a repris la main ! Et la justice, enfin, un cours (presque) normal…
Laurent Mauduit et Yann Philippin
Source : Médiapart03/12/2015
Voir aussi : Rubrique Politique, Affaires, rubrique Société, Justice,

« VatiLeaks » : la justice vaticane enquête sur deux journalistes italiens

Le Vatican a annoncé, mercredi 11 novembre, l’ouverture d’une enquête sur la possible complicité de deux journalistes italiens « dans le délit de divulgation de nouvelles et de documents confidentiels ». TONY GENTILE / REUTERS

Le Vatican a annoncé, mercredi 11 novembre, l’ouverture d’une enquête sur la possible complicité de deux journalistes italiens « dans le délit de divulgation de nouvelles et de documents confidentiels ». TONY GENTILE / REUTERS

Nouvelle secousse place Saint-Pierre. Le Vatican a annoncé, mercredi 11 novembre, l’ouverture d’une enquête sur la possible complicité de deux journalistes italiens « dans le délit de divulgation de nouvelles et de documents confidentiels », et examine d’autres complicités éventuelles.

Les deux journalistes, Gianluigi Nuzzi et Emiliano Fittipaldi, ont publié la semaine dernière deux livres, Chemin de croix (Flammarion) et Avarizzia (non traduit), jetant une lumière crue sur l’administration du Saint-Siège. Ils s’appuient sur des fuites de documents à l’intérieur du petit Etat, provenant nécessairement du proche entourage du pape. Les deux auteurs y décrivent également la mauvaise gestion et les dérives financières constatées par les équipes nommées par François.

Dans Chemin de croix, dont Le Monde a publié de larges extraits, Gianluigi Nuzzi, journaliste du Corriere della sera et auteur de Sa Sainteté et Vatican SA, dresse effectivement le tableau d’un Etat à la dérive, agité par un violent affrontement entre le pape, aidé d’une petite équipe d’ecclésiastiques et de laïques, et une administration vaticane jalouse de ses prérogatives, assise sur ses petits secrets et ses grands privilèges.

Le souvenir de 2012

A la fin d’octobre, le Saint-Siège a annoncé l’arrestation par la gendarmerie du Vatican, le 2 novembre, d’un prêtre espagnol, Vallejo Balda, et d’une experte des réseaux sociaux, Francesca Chaouqui, dans le cadre d’une enquête pour soustraction et divulgation d’informations et de documents confidentiels. Mme Chaouqui a été libérée en raison de sa collaboration avec la justice.

A Rome, cette double arrestation a fait resurgir le souvenir des VatiLeaks, tels qu’avaient été appelées, en 2012, les fuites, dans la presse, de documents confidentiels volés dans le bureau du pape par son majordome. Des faits qui avaient assombri les derniers mois du pontificat de Benoît XVI.

Dimanche, le pape François a pris à témoin les fidèles rassemblés place Saint-Pierre, à Rome, pour répondre à cet épisode :

« Je veux vous assurer que ce triste événement ne me détourne certainement pas du travail de réforme que nous effectuons avec mes collaborateurs et avec le soutien de vous tous. »

Source : Le Monde.fr avec AFP 11/11/2015
Lire Les extraits de « Chemin de croix », de Gianluigi Nuzzi

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Vatican, rubrique Politique, Affaires, rubrique Société, Religion, rubrique LivresEst-ce Dieu qui guide cette main ?, Essais,