Bernard Stiegler « Nous devons rendre aux gens le temps gagné par l’automatisation »

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Face aux bouleversements induits par l’explosion des données numériques, le philosophe, qui développe ses recherches dans le cadre du groupe de réflexion Ars industrialis et de l’Institut de recherche et d’innovation, invite à repenser le travail de fond en comble. Il préconise la mise en place d’une économie contributive qui repose sur un nouveau type de production de valeur et de justice sociale.

Nous sommes rentrés dans l’ère économique du big data. Cette explosion quantitative de la donnée numérique est-elle le signe d’une nouvelle révolution industrielle ?

Bernard Stiegler Oui. Et elle est à nos portes. Une étude du cabinet Roland Berger avance que 3 millions d’emplois seront détruits en France d’ici dix ans. Mais d’autres travaux de recherche dessinent un horizon dans lequel 47 % des emplois seront automatisables aux États-Unis, 50 % en Belgique et en France au cours des vingt prochaines années. Nous sommes entrés dans la troisième vague d’automatisation de l’histoire. Au XIXe siècle, la machine-outil a permis au capitalisme de réaliser d’énormes gains de productivité en ne redistribuant les richesses produites qu’à la bourgeoisie. La deuxième est incarnée par le taylorisme et le travail à la chaîne, qui a en partie bénéficié à la classe ouvrière puisqu’il fallait que les salariés consomment les biens produits pour développer des marchés de masse. La troisième vague d’automatisation ne repose pas seulement sur les robots mais sur les données que nous produisons, notamment avec nos smartphones. Toutes ces data que nous fournissons aux plate-formes, qu’il s’agisse de Google, de banques ou de sites marchands, sont traitées dans tous les pays et de manière immédiate par des algorithmes. Leur exploitation permet par exemple à une entreprise comme Amazon de prévoir ce qu’elle va vendre et de nous inciter à acheter de façon extrêmement efficace, le tout avec très peu de personnel. De plus, l’automatisation permet à son fondateur, Jeff Bezos, de concevoir des robots très simples, capables de stocker et déstocker des marchandises de manière extrêmement rapide, sans action humaine, le tout piloté par des logiciels.

Cela signifie qu’à court terme une entreprise comme Amazon pourra se passer des salariés pour empaqueter les objets et envoyer les colis ?

Bernard Stiegler Les manutentionnaires seront en effet remplacés par des robots. La « robolution » devient maintenant accessible à un grand nombre d’entreprises. Les « humanoïdes » qui arrivent sur le marché coûtent beaucoup moins cher que les gros automates déjà en service et ont des capacités de travail très avancées. Même les PME peuvent investir.

Cette automatisation va donc à moyen terme concerner tout le monde ?

Bernard Stiegler Les camions sans chauffeur sont déjà sur des routes dans le Nevada et bientôt en Allemagne. L’intelligence artificielle va pouvoir remplacer les juristes qui font des études juridiques sur dossiers. Tous les métiers d’analyse sont touchés. Le personnel médical aussi. Un robot très performant est capable d’opérer les cancers de la prostate… Dans son Fondements de la critique de l’économie politique, Karl Marx en avait fait l’hypothèse : et si tout était automatisable ? Si rien ne change, dans certains territoires, 80 à 90 % des moins de 25 ans n’auront bientôt plus aucune perspective. Les marchés s’effondreront parce qu’il n’y aura plus de pouvoir d’achat, et avec eux, le système de protection sociale appuyé sur les cotisations. Une nouvelle société est en train de se mettre en place et elle est assez peu compatible avec celle d’aujourd’hui. Il devient urgent de tout repenser, d’élaborer un fonctionnement économique qui repose sur un nouveau type de production de valeur et de justice sociale. Je crois beaucoup à l’expérimentation. C’est pourquoi nous avons lancé un projet en lien avec Plaine Commune, communauté d’agglomération de Seine-Saint-Denis. Il s’agit, à partir d’un programme pilote sur dix ans, de créer un territoire apprenant dont les habitants ne sont plus seulement consommateurs mais prescripteurs de services numériques.

On imagine que le territoire n’a pas été choisi par hasard. Plaine Commune est à la fois riche de sa diversité, de son maillage associatif, mais abritant une population défavorisée, confrontée au chômage de masse…

Bernard Stiegler Lorsque j’ai commencé à parler de ce projet avec Patrick Braouezec, président de Plaine Commune, 38 % des jeunes de moins de 25 ans étaient au chômage en Seine-Saint-Denis. Ils sont aujourd’hui 50 %, et si nous suivons les projections, le taux pourrait atteindre entre 80 et 90 % dans dix ans. Ce problème endémique du chômage va frapper tous les pays développés sauf si on invente quelque chose de nouveau?: c’est ce que nous voulons faire à Plaine Commune. L’idée est de développer une économie contributive sur un tout autre modèle que celui d’Uber. Le temps qui va être gagné par l’automatisation, il faut le rendre aux gens, faute de quoi l’économie s’effondrera. L’économiste indien Amartya Sen a démontré, à partir de l’exemple du peuple bangladais comparé aux habitants de Harlem, que l’espérance de vie est meilleure et que l’on vit mieux dans une société où le partage des savoir-faire renforce les liens sociaux. Il parle d’indice de développement humain. Plaine Commune est un peu comme le Bangladesh : les gens y déploient une énergie remarquable. Les acteurs, entreprises et habitants ont conscience de l’urgence à inventer quelque chose de radicalement nouveau. Il s’agit d’utiliser les instruments contributifs pour développer des communs dans un projet qui favorise l’élaboration, l’échange, la transmission de savoir-vivre, de savoir-faire et de savoirs théoriques entre les jeunes générations, des associations, des entreprises, des services publics du territoire et des doctorants venus du monde entier. Les chercheurs auront pour mission de faciliter et d’accompagner ces transformations.

Ce projet se propose-t-il de remettre l’humain au centre d’une société de plus en plus robotisée ?

Bernard Stiegler La standardisation, l’élimination de la diversité et la destruction des savoirs produisent de l’entropie à haute dose, caractérisée par l’état de « désordre » d’un système. Il faut ici faire un peu de théorie. Au XIXe siècle, les physiciens ont établi que, dans la théorie de l’Univers en expansion depuis le big bang, l’énergie se dissipe irréversiblement. La loi du devenir est l’entropie. Erwin Schrödinger, un grand théoricien de la mécanique quantique (base théorique des nanotechnologies), a cependant montré que le vivant est caractérisé par sa capacité à produire de l’entropie négative, ce que l’on appelle aussi de la néguentropie. Celle-ci diffère le désordre, c’est-à-dire la mort, qui est une décomposition de la matière vivante. Les organisations sociales ont la même fonction. L’automatisation, qui est une hyperstandardisation, produit de l’entropie. Les algorithmes de Google, qui peuvent traduire les langues du monde entier en passant par l’anglais comme langue pivot, provoquent une immense entropie linguistique. L’appauvrissement du vocabulaire et la dysorthographie font régresser l’intelligence individuelle et collective en la soumettant à la loi des moyennes. A contrario, le vivant produit, à partir d’exceptions, des bifurcations impossibles à anticiper, qui sont la condition de l’évolution. Les poètes et les écrivains ont façonné les langues par leurs parlers exceptionnels. Les algorithmes, eux, effacent toutes les exceptions?: ils ne fonctionnent que par des calculs de probabilités établissant des moyennes. L’automatisation brute produit un désordre généralisé – mental autant qu’environnemental – qui ruine l’économie. Dans l’économie de demain, l’automatisation peut être au contraire mise au service de la production de néguentropie. Elle doit pour cela permettre la valorisation des exceptions en développant la capacitation collective de chacun pour en faire du commun.

Le bouleversement que vous décrivez fait considérablement évoluer la notion de travail. Sommes-nous face à un effacement de l’organisation de l’emploi autour de la notion de salariat ?

Bernard Stiegler Dans l’emploi d’aujourd’hui, le travailleur est dépossédé de son savoir-faire. Il doit suivre une méthode et s’en remettre à un logiciel – jusqu’au jour où, la tâche étant devenue automatisable, l’employé est licencié. Le travail est au contraire une activité au cours de laquelle le travailleur enrichit la tâche, exerce son savoir en le différenciant, et apporte sans cesse du nouveau à la société. Ce travail-là produit de la néguentropie, c’est-à-dire, aussi, de la valeur, et il n’est pas automatisable parce qu’il consiste au contraire à désautomatiser des routines. L’automatisation en cours doit redistribuer une partie des gains de productivité en vue de financer un temps de capacitation de tout un chacun au sein d’une économie contributive permettant de valoriser les savoirs de chacun. C’est pour cela que nous préconisons l’adoption d’un revenu contributif, ce qui n’est pas la même chose que le revenu universel.

Justement, l’idée a d’autant plus de mal à faire son chemin qu’elle recouvre des définitions très différentes…

Bernard Stiegler Le revenu dit aussi « de base » est un filet de sécurité. Le revenu contributif est au croisement du modèle des intermittents du spectacle et des pratiques du logiciel libre. Il recouvrera des niveaux de rémunération variés en fonction des périodes salariées et de leurs niveaux de salaires. Le travail de demain va être intermittent. Des périodes salariées vont alterner avec des périodes d’acquisition, de développement et de partage des savoirs. Le droit au revenu contributif sera « rechargeable » à la condition d’effectuer un nombre d’heures salariées. En cas de problème, le revenu minimum d’existence pourra le compléter – un système de protection sociale étant attaché à l’ensemble. L’expérience que nous menons avec Plaine Commune comprend l’expérimentation d’un revenu contributif qui doit bénéficier aux plus jeunes, dont les montants pourraient augmenter avec l’âge et où l’allocation contributive hors période salariée représenterait un pourcentage sur le modèle de l’allocation chômage des intermittents. Les bénéficiaires seraient invités à « s’encapaciter », c’est-à-dire à augmenter leurs savoirs, par des études aussi bien que par leurs expériences professionnelles. Ils seraient invités à partager leurs savoirs avec la communauté territoriale. Tout cela appelle une nouvelle intelligence collective, capable de mobiliser des savoirs formels et théoriques avancés, et c’est pourquoi, avec les doctorants, il s’agit de développer une recherche contributive associant les habitants du territoire et les jeunes. L’objectif consiste à élaborer une économie contributive fondée sur la production de néguentropie.

Il reste donc des périodes d’emplois salariés dans votre système. Quelle est la différence entre un travail contributif et un petit job précaire ?

Bernard Stiegler L’emploi de standardiste chez TF1 payée comme intermittente du spectacle est juste précarisée aux frais des Assedic. Le travail contributif doit être défini par des critères précis. On ne peut cependant pas répondre à une telle question a priori, sinon par le principe formel que j’ai énoncé, qui est la production de néguentropie, c’est-à-dire de savoir-vivre, de savoir-faire et de savoirs formels. Les thèses de nos doctorants ont pour but d’instruire ces questions en étroite collaboration avec les travaux conduits à Villetaneuse par l’équipe de Benjamin Coriat sur l’économie des communs. Nous nous inspirerons de l’expérience de l’architecte Patrick Bouchain, qui a montré comment mettre des projets de rénovation urbaine au service de politiques économiques contributives – où les habitants, acteurs directs de la rénovation, peuvent être rémunérés en parts sociales de l’habitat. Il existe des possibilités de développement de l’économie contributive dans l’associatif, le coopératif, l’économie sociale et solidaire, les services publics tout aussi bien que dans l’industrie, où les nouveaux modes de production vont faire apparaître de nouveaux métiers, qui seront intermittents.

Avez-vous idée de comment financer cette radicale transformation du système de production ?

Bernard Stiegler Il faut qu’une part des gains de productivité issus de l’automatisation soit redistribuée. La taxation des milliers de milliards d’euros qui transitent sur des marchés purement spéculatifs pourrait être investie dans des projets réellement profitables, durables et justes, sans oublier la lutte contre l’évasion fiscale. Les crédits de la formation professionnelle – 38 milliards d’euros par an – devraient participer au financement de l’économie contributive, tout comme nombre d’exonérations de charges sociales ou fiscales qui pourraient être réorientées dans ce but. Elles représentent 80 milliards d’euros. Il y a vraiment de quoi financer.

Pierric Marissal et Paule Masson

Source L’Humanité 17/06/ 2016

Lettre d’adieu de Françoise Sagan

 

francoise sagan[1]Françoise Sagan, célèbre à 18 ans à peine pour Bonjour tristesse, surnommée « le charmant petit monstre », et dépeignant la jeunesse bourgeoise et désabusée, était aussi désillusionnée que son œuvre. Ce ton unique, qui fit sa célébrité dans le monde entier, innerve cette lettre d’adieu à un amant inconnu, où elle évoque leur passé, et le vain héritage qu’elle lui laissera.

 

Puisque nous ne nous aimons plus, puisque tu ne m’aimes plus en tout cas, je dois prendre des dispositions pour les funérailles de notre amour. Après cette longue nuit, chuchotante, et étincelante, et sombre que fut notre amour, arrive enfin le jour de ta liberté.

C’est alors que moi, restant seule propriétaire de cet amour sans raison, sans but et sans conséquence, comme tout amour digne de ce nom, moi propriétaire cupide, hélas, qui avais placé cet amour en viager – le croyant éternel puisque te croyant amoureux -, c’est alors que je décide, n’étant saine ni de corps ni d’esprit, et fière de ne pas l’être, je te lègue :

Le café où nous nous sommes rencontrés. Il y avait Richard avec moi et Jean avec toi, ou le contraire. Au coin de la rue d’Assas et de la rue de Seine, nous nous sommes vus, évalués et plu. Tu m’as dit : « Je vous connais sans vous connaître. Pourquoi riez-vous ? » Et je te répondis que je riais de cette phrase idiote. Après, tu me regardais, l’air penché ; et mystérieux, croyais-tu. Que vous êtes bêtes, vous, les hommes, et attendrissants à force ! […]

Ils partirent, Richard et Jean, nous laissant là. Tu pris ma main ou je pris la tienne. Je ne sais pas la suite. L’amour, c’est tellement ordinaire. Je passe sur la nuit.

Beau, tu étais beau,

Derrière toi bougeait le rideau

Fleuri de la maison de passe

Tu me disais « Pourquoi pas avant ? Pourquoi jusque-là ? Pourquoi ce vent ? »

Passons. Il faut passer ; j’ai tant de choses à te léguer. La première maison, ce n’était rien. Nous n’habitions nulle part, nous habitions la nuit. A force d’amour, de cris et d’insomnies, nous devenions phosphorescents de corps, exsangues. Je devenais femme vestale. Des cigarettes abandonnées brûlaient doucement, comme moi, dans la nuit, sans s’éteindre. Tiens, je te lègue ça : un de ces mégots si longs, si écrasés, si significatifs. Te voilà bien loti : un café triste et un mégot. Je cherche des traces et je trouve des symboles. Je te hais. Comme toi, à l’époque, par moments, tu me haïssais. […]

Jaloux, oui, tu l’étais. Je te donne les lettres que tu as lues en douce, que tu n’as pas voulu détruire, par orgueil, par virilité, par bêtise, et que tu savais être là. Et moi, qui savais que tu savais, je n’osais plus, non plus, les jeter. Il y a un instant de l’amour, inévitable, où le pur instinct le plus pur devient mélodramatique ; et nous étions si convenables… Convenables, quel blasphème ! Convenables, que dis-je. Je n’en peux plus de tous tes airs d’homme. J’aimais l’enfant en toi, et le mâle et le vieillard possible. Pas cette figurine. […]

Et puis l’imaginaire. Tu te rappelles ce dessin que nous avions tracé ensemble, un soir triste, sur un double papier et sans nous consulter ? C’était le même. Oh oui, je te le jure, nous nous sommes aimés. Deux lits de fer sur une plage. Deux têtes, l’une couleur de paille, l’autre, de fer. Deux corps au-dessus de la mer interdite léchant les pieds du lit. Tu avais acheté un pick-up. J’ignore quel disque tu y mettais. Moi, mon seul air, mon grand air, c’était ta voix, ta voix disant, « je t’aime ». Toi, tu avais dû prévoir du Mozart. Les hommes stylisent volontiers tandis que leurs femmes hurlent silencieusement à la lune. A ce sujet, tu avais oublié le soleil sur ton dessin ; jaune poussif, jaune poussin, jaune possédé, il éclairait le mien de ses rayons trop crus.

Tant que j’y suis, je te lègue ces mots embrouillés, confus, mortels, grâce auxquels tu m’expliquais tes absences. Je te lègue les « Rendez-vous d’affaires, démarches indispensables, contretemps fâcheux ». Ah, si tu savais, si tu avais su à quel point ces contre-temps s’appelaient « contre-amour », et ces démarches « férocités ». Je te lègue aussi les « Tu ne t’es pas ennuyée ? », les « Je suis désolé » qui suivaient ces contretemps. Oui, je m’étais ennuyée, non, j’étais plus que désolée. Je feignais de dormir. Je te lègue les draps où tu te réfugiais si soucieux, toi si bohème, de ne pas les secouer. Tu dormais. J’attendais que tu dormes pour ouvrir mes paupières. Le jour cru de mon amour m’obligeait à de silencieux incendies, des plaies, des escarres d’insomnie. Non, je ne te lègue pas ces aubes maladroites, rythmées par des cils clos du même effroi. Je te lègue, puisque tu es un homme, les honteux bandages dont tu entouras mes poignets, le soir où je jouai à mourir. Tu penchais la tête, tu tremblais, tu disais « Le sang est rouge à tes poignets, et tes bras sont raides. Il faudrait te reposer, et puis que l’on s’aide. » C’était un cri sincère ou pas, mais un cri ne veut rien dire de plus qu’un sourire. Il y a des sourires si las qu’ils vous feraient gémir et des cris comme des coups.

Et puis, mon amour, je crois qu’il me reste à te léguer ces mots si lourds d’électricité. Tu me disais « Tu ne dors pas, tu veilles, tu ne peux pas rêver. Le sommeil est un miel qu’on ne peut refuser. Tout cela n’est qu’un rôle. Je veux te voir dormir. » Tu avais raison, tu étais raisonnable, moi pas. Mais qui a raison, là, dans ce domaine ? Je te laisse la raison, la justification, la morale, la fin de notre histoire, son explication. Pour moi, il n’y en a pas, il n’y a jamais eu d’explication au fait terrifiant que je t’aime. Ni, non plus, pas du tout, mais pas du tout à ce que cela prenne fin. Et nous y sommes…

Ah, j’oubliais les coquillages. Tu te souviens de ces coquillages ? Parce que tu m’en voulais ; de quoi ? De cette plaie ouverte qui était notre passion, comme je t’en voulais moi-même. Nous nous étions jetés alors sur ces coquillages lugubres dont nous avions couvert nos oreilles pour ne plus nous entendre, pour ne plus entendre, en fait, le ressac de la mer, le ressac de l’amour et nos voix trop haut perchées tentant de surmonter le vent. Ces coquillages, donc, sont restés là, sur place, ou rejetés par nos mains puissantes et périssables lorsque nous avons admis ensemble, à force de nous voir devenus aveugles, sourds-muets et tristes, qu’ils étaient ridicules. Je te lègue ces coquillages. Ils sont sur la plage, ils t’attendent. C’est un beau cadeau que je te fais là. J’irai bien moi-même sur cette plage où il plut tant, où nous nous plûmes si peu, où rien n’allait plus.

Je ne te lègue plus rien. Tu le sais, il n’y a rien d’autre à léguer, rien de compréhensible, rien d’humain ; surtout rien d’humain, parce que moi, je t’aime encore, mais cela, je ne te le lègue pas. Je te le promets : je ne veux pas te revoir.

Source ; Des lettres

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Entretien avec Laurent Mauduit autour de son livre « Main basse sur l’Information »

 Laurent Mauduit a été chef du service économique de Libération puis directeur adjoint de la rédaction du Monde. Cofondateur de Mediapart,

Laurent Mauduit a été chef du service économique de Libération puis directeur adjoint de la rédaction du Monde. Cofondateur de Mediapart,

Entretien
Laurent Mauduit  est un écrivain et journaliste d’investigation spécialisé dans les affaires économiques, et la politique économique et sociale. Il travaille pour le journal en ligne Mediapart dont il est l’un des cofondateurs. Il évoque son dernier livre Main basse sur l’information (éditions DonQuichotte).

Ce livre, est le premier que vous consacrez à la presse, est-ce lié à un fait déclencheur particulier, ou vouliez-vous aborder plus généralement le lien entre le sort de la presse et celui de la démocratie ?
J’ai écrit périodiquement sur différents acteurs de la presse, comme Bolloré , Niel ou Drahi  pour Mediapart.  Comme beaucoup de journalistes qui ont traversé le milieu de la presse parisienne, j’avais aussi beaucoup de choses en mémoire. Nous assistons à une normalisation économique et éditoriale sans précédent liée à la mainmise des puissances d’argent sur la presse. On constate depuis quatre cinq ans une accélération conséquente du naufrage. J’ai gardé la conviction d’un journaliste, selon laquelle l’histoire fondatrice de la presse est intimement liée à l’histoire de la démocratie. Il y a eu, à la Libération, une refonte de la démocratie et de la presse initiée par le CNR.  Les dirigeants du Conseil national de la Résistance souhaitaient une presse indépendante pour barrer la reprise en main des collabos et pour en finir avec la presse affairiste de l’entre-deux-guerres notamment du patronat, c’est à dire du Comité des forges.

Aujourd’hui ces mêmes « puissances d’argent » ont repris la main. A la veille des élections présidentielle et législatives, j’ai pensé qu’il était important d’alerter les citoyens. Ce livre a une fonction d’alerte. On a tous intérêt à défendre une presse libre et démocratique.

A quoi tient cette accélération ?
Si l’on se réfère à l’époque de la fondation du Monde par Hubert Beuve-Méry, ce que l’on a vécu dans les deux dernières décennies, est une succession d’abandons et une régression démocratique. Depuis cinq ans  nous sommes témoins d’un véritable séisme correspondant à l’abandon définitif des principes du CNR.

Aux commandes de l’empire Vivendi, Vincent Bolloré vient de mettre au pas Canal + sans le moindre souci de l’indépendance éditoriale des équipes. Après avoir spéculé sur les fréquences publiques de la TNT, il instaure le népotisme comme mode de gouvernance avec des conséquences sociales accablantes. Canal + qui joue un rôle majeur dans le financement du cinéma intègre le géant de la communication Vivendi et du divertissement avec Havas, auquel s’ajoutent l’institut de sondage CSA et le site Daylymotion.

La boulimie de Drahi, symbole des excès de la finance folle, est tout aussi préoccupante. Le financier possède Libé,  le groupe l’Express et 49% de NextRadioTV (BFM-TvV, BFM-Business, RMC) et il applique la même violence sociale que chez SFR. Cela ne s’arrête pas à ces deux exemples, toute la presse ou presque connaît le même sort.

Vous avez vous-même goûté à cette violence sociale au Monde ?
Le Monde a été mon journal pendant treize ans. Ce quotidien était la propriété des journalistes. Il a vécu une normalisation économique avec l’entrée du groupe Lagardère en 2005 puis une normalisation éditoriale, avec la remise en cause de la place de l’investigation et la promotion de la pensée unique néolibérale.

A l’époque, Alain Minc, le président du conseil de surveillance, poussait à la roue pour que Lagardère entre au capital. Je suis un des seuls à avoir voté contre. Je me trouvais en position minoritaire  ce qui fait partie du jeu que j’acceptais. J’ai néanmoins poursuivi mon travail de journaliste d’investigation. Mon départ fin  2006,  fait suite à la censure dont j’ai fait l’objet.

En 2010, l’arrivée du trio Bergé, Niel, Pigasse qui s’octroient 60% du capital du Monde marque la fin de l’indépendance de la rédaction. Dans la bataille pour la prise de contrôle, vous relatez le rôle trouble d’un certain Macron ?
En effet le trio ne parvient à ses fins qu’au terme d’une violente confrontation avec le groupe de  Claude Perdiel qui avait les faveurs d’Alain Minc et de son mentor Nicolas Sarkozy. Macron, à l’époque associé gérant de la banque Rothschild, est venu voir la bouche en coeur la société des rédacteurs en proposant ses services pour les conseillers en tant que citoyen bénévole. J’apporte la preuve dans mon livre qu’il travaillait pour le camp adverse.

Concernant la politique menée en direction de la presse faites-vous une distinction entre les années Sarkozy et Hollande ?
Je vois une petite différence, à mon sens assez minime. Sarko entre dans la famille du bonapartisme. Il  incarne le monarque républicain auprès duquel vont se presser les obligés du Palais que symbolise  le dîner au Fouquet’s.

Cela est moins vrai sous Hollande mais ce qui se passe n’est pas moins grave. Non seulement les règles anti-concentration n’ont pas été renforcées mais la loi n’a pas été respectée notamment quand Drahi a absorbé BFMTV et RMC en dépit de la loi relative à la liberté de communication. De même, peut on s’étonner de la nomination de Guillaume Zeller,  petit-fils d’un général félon de la guerre d’Algérie adoubé par  l’extrême droite catholique, à la direction de l’information du groupe Canal + qui bénéficie d’une fréquence attribuée par le CSA. Hollande n’a rien fait pour empêcher le séisme. Il n’a pas engagé les grandes réformes nécessaires.

A l’AFP comme à Radio France ou à France Télévisions le service public semble attaqué de toutes parts…
On aurait pu espérer que la presse publique conserve une certaine déontologie mais le présidentialisme qui convoque les journalistes au palais entraîne la presse publique dans une spirale de dépendance. Par ailleurs, le règne des doctrinaires libéraux sévit partout dans l’espace public. L’économie est une science sociale dont la richesse dépend de la pluralité des échanges. Il est dommageable pour la démocratie que le service public ne s’ouvre pas à ce type de débat.

La question de la concentration des médias se pose aussi en région avec des implications en termes politique, économique et démocratique…
On assiste en région à un phénomène de concentration inquiétant. A l’Est, le Crédit Mutuel dispose d’un monopole sur un quart du territoire. C’est un rouleau compresseur qui a absorbé des journaux concurrents en supprimant  des centaines d’emplois. Après avoir été condamné à rembourser 404 M d’euros Tapie est toujours à la tête de La Provence. La Dépêche et Midi Libre sont entre les mains d’un ministre en exercice. Ce qui est tout à fait choquant. La richesse de la presse, c’est la richesse de son pluralisme.

Quelles pistes préconisez-vous pour sortir de ce marasme quasi général ?
Quand à la fin du XIXe apparaît l’électricité, la France connaît une révolution technologique et industrielle qui se traduit par l’irruption de l’imprimerie et des rotatives. Cela donne lieu à la loi sur la presse de 1881. Ce que nous connaissons avec la révolution numérique relève de la même logique. Internet bouleverse beaucoup de choses. Pour les citoyens c’est un outil de transparence publique.

Il est temps de refonder totalement cette loi sur la presse afin de garantir le droit de savoir des citoyens à l’heure du numérique. La politique publique taillée pour favoriser les puissances de l’argent sape le pluralisme de la presse et menace le droit d’être informé librement des citoyens. La puissance publique pourrait envisager de créer des sociétés citoyennes de presse en inventant un statut qui les préserve de tout type de rachat.

 Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 08/10/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Livres, Essais, rubrique Médias, rubrique Rencontre,

« La philosophie doit instaurer une rupture avec l’ordre établi »

Alain Guyard. photo JMDI

Alain Guyard. photo JMDI

Entretien
Après 20 ans passés à enseigner la philosophie à l’Espiguette dans les lycées,  Alain Guyard  porte sa parole  librement, hors des carcans académiques et sur les écrans.

Tel Diogène qui invectivait les gens au cœur de l’espace public, mais aussi en philosophe « forain », toujours sur les routes, il mène un combat pacifique mais pas inoffensif : faire circuler la culture philosophique dans des lieux inattendus, de manière non conventionnelle, et auprès de simples citoyens – paysans, infirmières, détenus, mais aussi des gens de tout bord et de tout milieu ! Le réalisateur Yohan Laffort l’accompagne au fil de ses pérégrinations philosophiques, revigorantes, décalées et parfois subversives mais accessibles à tous. La philosophie vagabonde amorce une réflexion sur les thèmes philosophiques chers à Alain Guyard, réflexion nourrie de ses interventions, et qui prend corps tout au long du film qui sort aujourd’hui.

Alain Guyard est philosophe forain. En plein champ, en prison ou au fond d’une grotte, il met la philosophie dans tous ses états et la ramène à sa dimension charnelle et subversive, au plus près des citoyens. Cette philosophie buissonnière nous aide à comprendre notre rapport au monde et à autrui pour tenter d’agir et d’assumer notre humaine condition. Et la pensée peut enfin vagabonder.

Quelle différence faites-vous entre enseigner et vagabonder ?
En vagabondant, je n’ai plus de copies à corriger, mais la rançon de la gloire, c’est qu’à chaque fois que je m’expose à un public, je me fais corriger. Pour des raisons techniques, on ne le voit pas dans le film, mais le public me prend régulièrement à partie, et je dois justifier les philosophes, ce qui n’est pas une sinécure…

Vous incarnez l’alliance du corps et de l’esprit tout en maintenant les ressorts du désir. Comment faites-vous alors, lorsque vous devez défendre l’idée d’un philosophe si elle n’est pas vôtre ?
Je reste dans le jeu. Je ne m’expulse pas du système, c’est une forme de théâtralisation. Je joue au philosophe que j’incarne. La règle c’est de tenir jusqu’au bout comme si l’idée était mienne. Mais le public n’est pas dupe. Il est conscient de mon rôle. Cela désacralise le rapport à la philosophie. Je suis un peu le bonimenteur, je laisse respirer.

Vous qui êtes plutôt un homme de scène, quel regard vous a renvoyé le film de Yohan Laffort ?  
C’est enrichissant d’avoir le point de vue de Yohan.  Cela flatte évidemment mon narcissisme de me voir comme ça sur grand écran (rire). Cette mise à  distance, tournée avec beaucoup de sensibilité et délicatesse  permet de souligner et de révéler des choses sur lesquelles je n’étais pas attentif dans l’action. Le film a agi comme un révélateur.  J’ai réalisé, par exemple, à quel point ma pratique philosophique était articulée à des territoires géographiques et sociaux. Comment elle se détourne d’une image de la philosophie souvent considérée comme une science hors sol, comme si le fait de parler, de philosopher, pouvait se passer d’espace. Ce qui n’est pas vrai.

Les territoires géographiques que vous arpentez sont plutôt ruraux. Y trouve-t-on une appétence plus développée qu’en milieu urbain pour vivre avec philosophie ?
Le milieu urbain regorge d’offres culturelles qui ne répondent pas à un vrai désir. Le public entre souvent dans la consommation de cette offre ce qui ne permet pas de travailler son désir. L’essentiel de mes interventions et de mes déplacements s’effectue en fonction de sollicitations. Je trouve important que cela résulte d’une volonté.

Dans les rencontres philosophiques où les cafés philo, on se retrouve fréquemment dans un entre soi entre personnes cultivées. Il s’agit de rajouter du capital symbolique au capital qui existe déjà. Dans ces cas, la philosophie creuse le fossé social.

Le film documentaire vous suit dans des territoires sociaux, marqués par la précarité ou proche de situations ultimes et souligne une forte qualité de réception dans ces milieux considérés comme éloignés des questions philosophiques…
Les personnes, en marge, pour le dire vite, sont proches de leur existence. Elles vivent avec des questions urgentes qui les taraudent. Évoquer la question du bien et du mal dans un café philo bobo parisien et le faire, en milieu carcéral, en s’adressant à un type qui va sortir dans quinze jours après avoir tiré quinze ans, n’a pas la même résonance.
J’ai choisi d’user de mon expérience philosophale dans un rapport radical à l’existence. Je partage la définition de la philosophie de Jankélévitch pour qui la philosophie, c’est l’insolence. Elle ne peut pas être consensuelle. Elle doit instaurer un rapport de rupture avec l’ordre établi qui peut se décliner sous la forme de la rupture sociale.

Dans le film on vous voit citer Nietzsche pour penser autrement notre rapport à la morale mais aussi Épicure, Lucrèce… Le recours au matérialisme gréco-latin ferait-il équilibre à la mortifère théologisation politique du monde contemporain ?
Y a-t-il encore du politique ? Hannah Arendt porte une contribution précieuse sur la nature du pouvoir en rappelant que tout n’est pas politique. Elle évoque « l’éclipse du politique » lors de certaines périodes de l’histoire. La politique de l’action sans fin, le discours de gestion qui se généralise signifient que nous vivons cette éclipse du politique. Un candidat potentiel comme Macron, ancien banquier, qui jaillit comme ça de rien, démontre qu’on ne pense plus la politique en terme de fin et donc qu’on ne pense plus la politique. La philosophie pré théologique passe par une parole commune qui touche à la question des fins. Elle est subversive. Les gens ne sont plus dupes, si on leur répond seulement en termes de moyens. Nietzsche disait que les révolutions avancent à pas de colombes.

Recueillli par Jean-Marie Dinh

«La philosophie vagabonde»   (1h38 min) de Yohan Laffort.

Source : La Marseillaise 05/10/2016

Voir aussi : Rubrique Cinéma, rubrique Philosophie, rubrique Education, rubrique Rencontre,

Actoral 16

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Festival international des arts et des écritures contemporaines
propose de découvrir chaque automne à Marseille,
à travers le travail d’une cinquantaine d’artistes, la
richesse et la diversité des écritures d’aujourd’hui.
La 16eme édition se déroule actuellement
à Marseille jusqu’au 15 octobre

Notre époque aime les frontières. Elle aime cloisonner, simplifier,
rétrécir. Elle aime ce qui est facile à définir, facile à nommer, facile à
ranger. Elle aime nommer les incompatibilités : si c’est noir ce n’est pas
blanc, si c’est dehors ce n’est pas dedans, si tu es toi tu n’es pas l’autre.
Comme si le réel ne pouvait être défini que par ses bords, par la surface
qui l’oppose à ce qu’il n’est pas.
Mais ce que notre époque préfère entre tout, c’est l’identité. Son petit
plaisir, celui qui la fait vibrer et saliver, c’est la division en groupes,
sous-groupes et sous-sous-groupes, jusqu’à obtenir quelque chose
d’unique et d’absolument seul. L’individu, indivisible car isolé du reste,
défini par une liste sans fin de critères identitaires. Tu es celui qui aime
les chats mais pas les chiens, celui qui est né ici et pas là bas, tu crois
en cela et le reste t’est infâme, tu es moral à ta manière, tes goûts te
portent à tel endroit et tout le reste tu n’aimes pas, ça ne t’intéresse pas
car tu es comme ça, c’est cela que tu es.
Etonnant comme on se laisse enfermer par des limites imaginaires. Car
les frontières sont des concepts théoriques, qui n’engagent que ceux qui
y croient. Et dans le domaine de l’art, justement,
Hubert Colas n’y a
jamais cru.
Pour la 16ème fois cette année, il nous prouve l’inadéquation
des limites que l’on pose parfois entre les pratiques plastiques et
scéniques, musicales et écrites. Alors pour moi, qui ai tendance à
confondre scène et atelier, ma gauche de ma droite, c’est un immense
honneur que d’être invité à parrainer le Festival actoral.
Cette année encore, nous nous acharnerons à piétiner les limites.
Marseille, cette vieille transformiste folle qui a passé les siècles à se
réinventer, invite notre époque à la grande partouze. Elle y goûtera
enfin au plaisir des mélanges, allongée sur le dos, offerte entièrement
à la curiosité. Elle verra le musée s’accoupler au théâtre, la techno à la
philo, la science-fiction à la tragédie grecque. Les teuffeurs se mêleront
aux chercheurs, aux islamistes gays, aux chiens et aux chats, sous l’œil
bienveillant d’un Hubert Colas sévère et exigeant, déguisé en panda.
Les frontières sont ouvertes, passez quand vous voulez.
Théo Mercier
Voir aussi : Rubrique Festival, La révolution par l’écriture, Théâtre,  rubrique Livre Littérature française, rubrique Danse,