Rien ne passionne les gens comme les gens. Patrick Boucheron en a fait la démonstration aux Chapiteaux du Livre avec une brillante conférence sur l’histoire et la capacité qu’elle donne à résister à la séduction du pouvoir totalitaire. Mais plus simplement encore, par sa présence en un lieu menacé.
« L’histoire ne détient pas la vérité, elle la construit en authentifiant des faits. Une fois construite il faut la défendre. » L’historien du Collège de France s’est rendu «serviable à la réflexion» ce qui n’a pas manqué de déclencher la fureur du locataire de l’Hôtel de ville.
Touché au vif par les affirmations de l’historien dans la presse sur la manière dont il s’approprie le récit national, il a rétorqué hier par un communiqué se voulant cinglant :
« Bonne nouvelle : les « intellectuels engagés » qui ont fait « l’honneur » de la France n’ont pas disparu… Ils savent toujours « résister », douillettement blottis dans leur chaire professorale. On les appelait jadis des mandarins. Ils sont aujourd’hui les gardes-chiourmes de l’ordre moral établi.»
Fermer les rangs et l’anecdote car à ce niveau d’invective on ne peut que se méprendre sur les porteurs de l’ordre moral établi.
Plus qu’un salon ou une fête du livre, les Chapiteaux s’affirment à travers l’idée portée et mise en oeuvre avec exigence par le directeur de sortieOuest Jean Varela, comme espace démocratique de discussions des idées.
Chloé Delaume Les sorcières de la République au Seuil
Roman L’écrivain performeuse Chloé Delaume est à Béziers ce dimanche pour évoquer son dernier roman « Les sorcières de la République ». Actuel, créatif et féroce, l’ouvrage paru au Seuil compte parmi les grandes gourmandises de la rentrée littéraire.
C’est au peuple de France que l’auteure s’adresse pour juger la Sibylle, icône de la liberté féminine, sacrée Marianne en 2017. « Le jour du réquisitoire est enfin arrivé. Les enfants de la Patrie contre la Tyrannie. L’État contre le Parti du Cercle, les civils contre la Sibylle. Celle qui a planifié la chute de la Ve République, égorgé sa Constitution, exécuté notre mémoire. »
Nous sommes au tribunal de Paris en 2062. Quarante cinq ans plus tôt, les citoyens victimes du marasme sociétal et économique, de la gestion calamiteuse du pays par François Hollande, de la conversion des socialistes au libéralisme de l’ineptie générale de la sphère politique… votent pour un changement profond.
Les élections présidentielle de 2017 voient la percée du parti du Cercle, une organisation radicalement antiphallocratique qui exige que les pouvoirs soient tous rendus aux femmes et les sources de leur oppression neutralisées. Ce changement radical s’opère avec la complicité des déesses de l’Olympe qui dissertent savoureusement entre elles sur la situation contemporaine.
Mais cette vivifiante expérience ne dure guère. En 2020, une amnésie collective est votée par référendum et l’égalité comme principe primitif regagne son placard pour faire place au retour du consumérisme existentiel à la papa. Le roman reconstruit se vide en remontant aux origines.
L’invocation de Lilith. Photo dr
Pièces à conviction
Le procès de la Sibylle donne l’occasion d’exhumer quelques correspondances électroniques. Comme cette pièce à conviction entre l’hellénique déesse chasseuse Artémis et JC (Jésus Christ) :
« Je sais pas comment tu fais pour leur trouver des qualités, à ces humains. En plus ils ne s’arrangent pas, avec les millénaires. Et pourtant t’arrives à tout leur pardonner. Pardonner, moi, je sais pas faire. »
Le procès remet également en lumière l’existence de Lilith, première femme créée avant l’enjôleuse et docile Eve et « première victime du complot déisto-phallocratique », tout comme il ranime l’épisode égaré par l’histoire du grand commencement, de la genèse, de Gaïa, la déesse primitive « qui sut spontanément qu’elle se pouvait nombreuse.»
Sibylle, qui ne regrette rien, assume ses actes. Elle assure elle-même sa défense en apportant des éléments de compréhension sur la prise de pouvoir ;
« Il fallait un pays où la foi fût une blessure, la déception une habitude, la notion d’avenir une boutade. Un pays en attente d’un miracle politique, qui était prêt à croire en la magie du Dire, c’est faire. »
L’humour grinçant de Chloé Delaume fait mouche avec ce roman qui use avec exigence de plusieurs registres de langage et alterne les modes narratifs. L’auteure pousse les murs de la littérature et du temps, un roman d’exofiction certes, mais qui se garde de toute facilité.
Ainsi la passionnante et édifiante histoire des sorcières se transforme en un système de pouvoir où la sorcellerie démocratique accède au statut d’intérêt public. La mythologie se projette dans le futur pour explorer le présent, et la Thégonie d’Hésiode se meut en chant poétique du XXIe siècle.
Dans cette mise en scène drôle et sérieuse, Delaume joue cruellement avec l’inconscient collectif national. Son idée d’un référendum décrétant l’amnésie générale résonne comme si Les Sorcières de la République augurait d’un présage dont il allait falloir bientôt venir à bout.
« Toujours, reste fier. Oui sois fier, peuple de France. Toi qui dois suivre son procès puisque tu vas devoir voter. Sois fier et attentif. Sois conscient que tu participes, désormais, à ta propre histoire.»
Jean-Marie Dinh
Rencontre avec Chloé Delaume aux Chapiteaux dimanche à 15h
Alienare: fiction littéraire animée
On peut découvrir une autre facette de Chloé Delaume avec le récit numérique Alienare. Une oeuvre réalisée en collaboration avec l’illustrateur et auteur de film d’animation Franck Dion. Cette fiction, entre littérature et cinéma nous plonge dans un univers post-apocalyptique aux couleurs froides. L’ergonomie est pensée pour une immersion totale grâce à des animations naturellement intégrées au récit. C’est la seconde œuvre littéraire purement numérique parue au Seuil.
L’action a lieu au XXIe siècle sur terre. L’humain est optimisé mais la matrice du monde se détraque. Sept individus sont envoyés en mission dans une zone blanche, non cartographiée. Trois femmes et quatre hommes aux capacités étonnantes. Ils forment un groupe d’élite censé répondre à toutes les situations. Ils n’ont pas choisi de travailler ensemble mais devront faire équipe pour rester en vie. Leur mission, tenue secrète?: détruire l’unité centrale avant qu’il ne soit trop tard. Nom de code: Alienare.
Romancier polarisé, Barbu, lunettes, motard, pas marchand. photo David Delaporte
Auteur Jean-Hugues Oppel, talentueux et inspiré auteur de roman noir franco-suisse, ne roule pas en Ferrari mais il vit de ses écrits. Il campe aux Chapiteaux du livres et sera à la table consacrée aux polars pour trinquer aux 30 ans de Rivages/Noir.
« Écrire c’est un métier honorable et passionnant », dit Jean-Huggues Oppel, qui fait partie des rares auteurs français figurant au catalogue Rivages/Noir aux côtés de types comme Westlake, Thompson, Hillerman ou Ellroy. « C’était en 1994, j’avais quelques idées, je suis allé pousser la porte de François Guerif, on a accroché.»
Le fondateur de la collection dénicheur de talents devenus des incontournables dans le monde du noir, est très axé sur les Américains, mais il est aussi connu pour suivre ses auteurs dans la durée. Avec Brocéliande sur Marne, Oppel obtient le Prix Mystère de la Critique en 1995. Le style rythmé et les angles d’attaque de l’auteur s’aiguisent et les bouquins s’enchaînent. « En tant qu’auteur, j’ai passé les plus belles années de ma vie dans cette maison. »
Rivages/Noir est, entre autres, célèbre pour la qualité des traductions mais Oppel comme beaucoup de romanciers français n’a pas eu la veine d’être traduit. « Le problème avec les Américains c’est qu’ils ont tout ce qu’il faut chez eux et ne s’intéressent pas à autre chose. Les Italiens et les Espagnols n’ont plus de fric. Et pour les Anglais c’est dur si l’action ne se passe pas en Dordogne. »
Autre passion commune avec Guerif, Oppel est un fan de ciné. Il a été assistant opérateur de Polansky et de Tavernier. « Avec François, qui en connaît un rayon, on fait des paris stupides, que je perds souvent mais pas toujours. »
L’auteur touche à tout aime écrire pour la jeunesse, deux ouvrages sont à paraître chez Syros. Il est aussi auteur de BD : à découvrir l’album Carton blême avec les dessins Boris Beuzelin (Rivages- Casterman-noir).
Son prochain roman adulte évoquera la spéculation. Un point vue sur la santé du roman noir ? « Quand ça va mal ca va très bien pour nous. Hélas, hélas…»
« On veut nous faire croire que l’identité est ce qui résiste à l’autre. » Photo Jérôme Bonnet
L’historien Patrick Boucheron inaugure ce soir le cycle de conférences gratuites des Chapiteaux.
Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne, Patrick Boucheron est entré au collège de France en 2015. Ce médiéviste se préoccupe de rendre audible sa discipline à travers la société d’aujourd’hui. Il aime bouleverser l’ordonnancement des disciplines, recourir à de nouveaux découpages intellectuels pour mieux percevoir le présent, quitte à déranger les traditions épistémologiques les mieux établies.
Vous ouvrez ce soir le cycle de conférences sur le thème « De l’histoire comme art de résister ». L’histoire serait un art ?
Je suis médiéviste, au Moyen-âge on entendait l’art comme une modeste technique, juste un savoir-faire qui renvoyait à un groupe social qui se reconnaissait lui-même dans ce groupe et dans ce savoir-faire. J’aime cette définition, comme l’idée de l’atelier de l’historien qui se rêve artiste. Notre matière première c’est un passé qui ne nous attend pas. Un passé à construire, qui peut inspirer un autre rapport à la vie. Un des historiens qui m’a inspiré, Georges Duby, se présentait comme un travailleur dans l’atelier.
Selon vous, qu’est-ce que résister veut dire ?
Cela n’a rien de martial, de véhément. C’est une manière modeste et obstinée d’opposer une résistance à l’air du temps, à l’arrogance du présent. On ne peut affirmer n’importe quoi si l’histoire résiste comme on pourrait le dire d’un matériau. Après bien-sûr, je ne méconnais pas ce qu’est historiquement l’histoire. Elle est née de la nécessité de célébrer le pouvoir, c’est un discours d’escorte. C’est pourquoi, ce que j’énonce reste une vision minoritaire.
Comment s’est opérée votre rencontre avec l’histoire ?
Très simplement, ce sont des enseignants qui avaient une certaine manière de dire l’histoire. Cette voix m’a entraîné et je l’ai suivi. Les livres, je les ai lus après. Je trouvais ces profs libres. Ils pratiquaient l’art de l’émancipation.
L’histoire comme libération… Comment divulguer ce message aux jeunes pour qui elle renvoie plutôt au passé ?
Tout dépend du rapport que l’on entretient avec le présent et avec la possibilité collective d’imaginer le futur. Si celui-ci nous paraît prometteur et source de progrès, de réalisation, le passé peut être une ressource de consolation. On peut avoir de l’histoire un usage nostalgique, ce qui entraîne souvent la fonction de conservation de l’histoire. On peut aussi, ce qui est assez fréquent chez les jeunes, avoir le sentiment qu’il faut faire évoluer les choses parce que le futur qui nous est promis n’est pas satisfaisant. Moi je pense qu’à chaque révolte, ce qui encourage à se révolter est un exemple. Le passé rappelle que l’on a pu sortir de certaines conditions. Nous avons actuellement des exemples d’emprunts au passé. Les jeunes pensent aujourd’hui à l’espérance communale. Faire commune, c’est faire résonner une histoire ancienne.
Dans ce rapport au temps, on touche à votre terrain de prédilection, celui de déjouer l’ordre des chronologies pour produire une intelligibilité du présent…
Oui, déjouer les chronologies et les généalogies, désarmer la question des origines qui est une notion démobilisatrice. Cette question des origines est un point d’arrêt. C’est l’endroit où commence la généalogie de l’autorité, mais aussi de la contestation qui ne vaut guère mieux. User de l’histoire pour répéter le roman de la commune ne vaut pas mieux que de répéter le roman des rois. Il n’y a pas de vérité en soi, pas de vérité absolue. Il n’y a que des vérités que l’historien doit construire pour mieux savoir les défendre, quitte à les défendre contre ses propres enthousiasmes?: il faut accepter que l’on va décevoir.
Où situez-vous les ponts entre histoire et littérature ?
Pour moi, la littérature et l’histoire sont toutes deux des sciences sociales et partagent à ce titre l’art de la description du réel. Dans le choix que j’ai fait pour le Moyen-âge, il y avait cet attrait pour les médiévistes qui sautaient les barrières avec la capacité d’être sociologues, politistes, anthropologues…
Dans votre livre « Léonard de Vinci et Machiavel »*, vous usez de cette double source, historique et littéraire…
Avec ce livre, j’ai voulu tester la frontière entre histoire et littérature. C’est un essai où j’ai tenté quelque chose qui n’a rien à voir avec le fait de bien écrire. J’avais le souci du récit et lorsque se pose la question de qui ordonnera le récit, cela devient politique. Ce livre se situe au-delà de la frontière de la confrontation, puisque l’histoire et la littérature ont été rivales pour comprendre le monde. D’une certaine manière, Balzac est un historien et Michelet est un écrivain. Cependant, éprouver les frontières ne signifie pas vouloir les abolir. Je n’écris pas pour déstabiliser. Ma génération a défendu l’histoire. Il a fallu réarmer la notion de réel pour lutter contre les négationnistes.
Ce combat semble aujourd’hui devoir se poursuivre sous de nouvelles formes...
Effectivement, quand on est enseignant, c’est important parce que cela relève de notre responsabilité. Il n’est pas simple de lutter contre la vision complotiste en argumentant et en poussant la réflexion sans jeter le bébé avec l’eau du bain, car certains complots existent.
Dans votre leçon inaugurale au Collège de France vous évoquez à propos de la théorie du pouvoir, donc au-delà de la religion, le christianisme comme une structure anthropologique englobante qui semble particulièrement d’actualité dans le monde contemporain…
Les structures englobantes sont beaucoup plus robustes qu’on ne se l’imagine et on est beaucoup plus gouvernés qu’on ne le pense. Nous avons construit certaines idées fausses sur le Moyen-âge. On dit des hommes de cette époque qu’ils étaient crédules et obéissants et qu’aujourd’hui nous sommes libres. Mais quand on va chercher des ressources dans le passé pour comprendre le présent, on les trouve plus libres et on se trouve plus dépendants.
La théologisation politique du monde occidental s’oppose-t-elle, comme le prétendent les grands leaders politiques, au fondamentalisme ?
Sur ce point, il ne faut pas tergiverser parce que l’heure est grave. L’idéologie de la séparation se répand partout. On veut nous faire croire que l’identité est ce qui résiste à l’autre. Ce qui veut se confirmer à elle-même. Etre fidèle à son identité serait être soumis à ses intolérances. Je ne veux pas polémiquer mais lorsque j’entends Wauquiez appeler à « résister » contre le prétendu afflux des réfugiés, je trouve ces propos effrayants. L’histoire nous aide à résister contre la progression des idéologies de la séparation et à dire calmement que nous sommes plus nombreux à ne pas nous sentir menacés par la différence.