Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon était l’invité de la Librairie Sauramps hier à Montpellier. Il a évoqué son dernier essai : « Pour la sociolo- gie » qui porte réponse au procès fait aux sciences sociales qu’a relayé Manuel Valls.
La mise en évidence des inégalités économiques, scolaires et culturelles sont des réalités qui fâchent. Suffisamment, pour intenter un procès aux sciences sociales et à la sociologie en particulier. Dans votre dernier ouvrage : Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse, vous revenez sur les fondamentaux. D’où part votre motivation ?
Le point de départ est lié à l’ouvrage Malaise dans l’inculture, paru en 2015. Son auteur, Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, puis directeur de France Inter, s’en prend au « sociologisme » mais l’on se rend compte à la lecture, que c’est bien contre la sociologie et ses adeptes dans le monde des sciences sociales qu’il part en guerre, enl es accusant tout à la fois de justifier ou d’excuser la délinquance, les troubles à l’ordre public, le terrorisme… Dans un mélange de méconnaissance et de résistance, ces motivations reposent sur une vision conformiste et libérale assez classique de l’individu selon laquelle celui-ci œuvre dans son propre intérêt, et la somme de ces actions concoure à l’intérêt général.
Votre ouvrage se veut très accessible.
Habituellement, j’écris des livres plutôt savants. Pour la circonstance, j’ai ressenti le besoin d’écrire de manière accessible. J’ai essayé de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste le travail des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie qui prend en compte les dimensions relationnelles. On ne pense pas un individu indépendamment des relations avec l’ensemble des éléments composant le tout dans lequel il s’inscrit. De même, nos actions sont liées au groupe, elles n’en sont pas isolées.
A propos de l’analyse relationnelle, vous citez Marx. Lorsqu’il défend que les détenteurs des moyens de production s’approprient la richesse produite par les ouvriers, il démontre aussi que les riches n’existent pas indépendamment des pauvres. Cette charge des détenteurs de privilèges ou de pouvoirs ne cherche t-elle pas à réfuter l’analyse des structures en terme de classes sociales dans une société de plus en plus inégalitaire ? Quelles sont les autres interdépendances qui se font jour ?
On voit bien que la question des différences de classes est quelque chose qui les entête beaucoup. Mais l’interdépendance n’existe pas qu’entre les riches et les pauvres. Elle existe entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants… Il est difficile de penser un « eux » indépendamment d’un « nous » parce qu’il se trouve que ce «eux» est en lien avec nous.
Cette interdépendance vaut au sein d’une société donnée, et il en va de même au sein des différentes nations qui coexistent sur terre. Le problème n’est pas, de préserver un mode de vie français en le figeant dans certaines représentations. Il est international. Cette manière de penser de façon relationnelle la réalité sociale à des échelles très différentes, interroge la politique étrangère de la France, comme elle peut interroger la politique coloniale, des Belges ou des Européens. D’une manière comme une autre, cela met en cause des politiques parce que penser en terme de relations interdépendantes n’isole pas totalement un « ennemi » sans aucun lien avec nous. Le recul que permettent les sciences sociales permet de ne pas foncer bille en tête comme le fait notre premier ministre.
Après avoir déclaré en avoir assez « de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », Manuel Valls a rétropédalé. Cela vous satisfait-il ?
Il est revenu de manière extrêmement confuse sur ses propos . Je les ai relevés pour prendre conscience de la confusion cérébrale du Premier ministre : « Bien sûr il faut chercher à comprendre » dit-il, à propos de la plongée dans la radicalisation djihadiste. « Ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication », ajoute-t-il. Je dois dire qu’il atteint là, un degré qui m’échappe.
Dans le contexte actuel caractérisé par une montée de la violence économique, sociale, psychologique, environnemental, ne mettez- vous pas le doigt sur la violence politique ?
Le virilisme politique est très présent avec des formules toujours plus dures, plus intransigeantes. Nous sommes en présence de personnes qui occupent le terrain, pour des raisons électoralistes et qui nous disent un peu : « N’ayez pas peur, papa est là.» C’est un rappel de l’autorité, mais est-ce efficace ? On ne voit pas très bien quel dispositif sécuritaire empêcherait quelqu’un de se faire sauter.
Quel regard portez-vous sur la sociologie de la radicalisation et des travaux comme ceux de Farhad Khosrokhavar ?
Je n’ai pas d’avis sur le travail de Farhad Khosrokhavar que je ne connais pas assez. Je me méfie du terme radicalisation. Il y a des jeunes qui se sont convertis en quinze jours. Je suis aussi distant avec des gens comme Michel Onfray qui vous dise : J’ai lu les textes du Coran, il y a un problème de violence. D’abord parce que la plupart des croyants ne lisent pas les textes, et que l’argument n’est pas solide. On trouve dans la Bible aussi des textes d’une extrême violence.
Les critiques portées ne résultent-elles pas d’une incompréhension, notamment dans la différence entre comprendre et juger ?
On prête des intentions aux sciences sociales qu’elles n’ont pas. Le scientifique étudie ce qui est et n’a pas à apprécier si ce qui est «bien»ou«mal». Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » Editions La Découverte 2016, 13,5 euros
Grand plongeon dans le Pigeonniers, « Disneyland après la bombe » quelque part en région parisienne, 322 appartements pour 1 200 habitants. On y rêve, on s’y amuse, et on regarde le monde d’à coté sans illusion aucune. Quand l’office HLM et la mairie décident de raser les barres de béton pour « améliorer l’habitat » ceux qui y vivent refusent. C’est le début de la révolte. Fabrication de la guerre civile (Seuil) est le troisième roman de Charles Robinson. 600 pages au milieu d’un grand carrefour où les destins fiévreux se croisent dans tous les sens et se conjuguent sans calcul. « Les jeunes maintenant, ils ont la conscience politique d’un poulet rincé à la Javel. » L’auteur écrit dans une langue au phrasé qui fait mouche et dessine avec précision le monde décentré de la banlieue celui de la périphérie dont le coeur bat si fort qu’il va faire boum. Si la question est de savoir quand exactement, on peut répondre que cela a déjà commencé… Un roman majeur pour naviguer et comprendre les cités sans juger.
Bertrand Badie Dans cet essai tranchant, Bertrand Badie rompt avec les explications paresseuses ou consensuelles. Il nous rappelle que nous ne sommes plus seuls au monde, qu’il est temps de se départir des catégories mentales de la Guerre froide et de cesser de traiter tous ceux qui contestent notre vision de l’ordre international comme des « déviants » ou des « barbares ». Il interpelle la diplomatie des États occidentaux, qui veulent continuer à régenter le monde à contresens de l’histoire, et en particulier celle d’une France qui trop souvent oscille entre arrogance, indécision et ambiguïté.
Le jeu de la puissance est grippé. L’ordre international ne peut plus être régulé par un petit club d’oligarques qui excluent les plus faibles, méconnaissent les exigences de sociétés et ignorent les demandes de justice qui émergent d’un monde nouveau où les acteurs sont plus nombreux, plus divers et plus rétifs aux disciplines arbitraires.
Nous ne sommes plus seuls au monde « Un autre regard sur l’« ordre international » La Découverte 9,99 euros
Rodrigo Garcia : « Je suis profondément athée mais je pense que Dieu existe pour nous emmerder» Photo Marc Ginot
Deux ans après sa nomination à la direction du Centre dramatique national de Montpellier, l’auteur-metteur en scène hispano-argentin inscrit une ligne artistique qui renouvelle le paysage et les publics.
Réputé provocateur, Rodrigo Garcia considère aujourd’hui les controverses autour de son projet comme naturelles. Il évoque les fondements de son travail artistique qui bouscule la tradition du théâtre français, particulièrement «texto-centré», pour introduire une coexistence de formes et de pratiques qui se déploient sur le plateau. Un espace dans lequel l’esprit du spectateur serait l’ultime atelier dramatique.
A la mi-parcours de votre mission à la tête du CDN de Montpellier, on observe votre projet de manière contrastée. Le bon côté d’avoir nommé un artiste à cette fonction, c’est qu’il est contraint de rester fidèle à sa vision, contrairement à un directeur culturel qui sera par nature, plus poreux aux demandes de l’institution…
Cette porosité que vous évoquez est importante. Je dois tenir compte des attentes et en même temps, il m’est impossible de renoncer à mes idées. Je dois trouver un équilibre avec çà. Je ne peux pas être autiste. Ou du moins, je peux l’être dans ma création, mais pas dans ma programmation. Mes choix artistiques peuvent paraître radicaux si on les compare aux autres. Moi, je n’ai pas ce sentiment. La majorité de ce qui est programmé dans les CDN est radicalement conservateur, dans ce contexte, ma propre radicalité ouvre une fenêtre pour l’expression plurielle.
Quelle place occupe l’écriture dans votre quotidien ?
Je suis attentif à ce qui se passe, aux artistes. Mon écriture est liée à la littérature du corps qui n’est pas toujours ce que l’on croit qu’il est. Le corps et le texte sont sujets à d’infinis avatars. Dans la pièce de Marija Ferlin donnée ce soir *, on voit bien comment le chorégraphe est imprégné de la matière textuel.
Pouvez-vous évoquer la nature du jeu que vous entretenez avec vos comédiens, et l’importance qu’ils occupent pour monter le texte à la scène ? Ce ne sont plus vraiment des interprètes mais des créateurs…
Je connais mes comédiens depuis longtemps. Nous sommes ensemble depuis quinze ans. Cela facilite les choses et ça les complique aussi, parce qu’à un moment ma difficulté est de savoir comment je vais les surprendre. Je cherche à conserver une partie secrète. Lorsque nous travaillons, personne ne sait comment les choses vont finir ni où nous allons arriver. C’est un processus organique. J’injecte dans les corps et les corps absorbent, assimilent. Au fil des représentations le texte et la pièce prennent de l’épaisseur. Dans ma dernière création 4, en deux mois tout a changé alors que techniquement rien n’a bougé.
Le statut du texte se transforme sur le plateau…
Le texte est un problème fondamental du théâtre. Parce qu’il faut que les comédiens s’approprient des mots qui ne sont pas les leurs. Je rêve d’un théâtre complètement libéré. Ce ne serait sans doute pas la meilleure des choses… a minima, il faut que les comédiens soient d’accord. On travaille à tâtons.
Revendiquez-vous, comme Pasolini, le statut d’amateur ?
Amateur… Oui, ou plutôt chercheur. Pour moi, le mot professionnel est horrible. Cela signifie que tu détiens la règle. Moi je veux déconstruire pour découvrir ce que l’on peut faire avec nos limites. Et pourtant, je me répète. D’une pièce à l’autre les éléments sont les mêmes, je m’en rend compte avec le temps. C’est fatiguant de faire la même pièce depuis 27 ans.
Quand vous dites « Je ne supporte pas que l’on parle au public » cela lui confère de fait, une place active. Quelle rôle lui accordez-vous ?
Si vous m’aviez demandé cela avant la première de 4, je vous aurais répondu que cette place n’est pas majeure. Mais maintenant, j’ai conscience que cette place est très importante. La pièce provoque beaucoup de réactions auxquelles je n’avais pas pensé. Freud ou Lacan me diraient « tu le savais. Tu montres la folie .» Mais cela relève totalement de l’inconscient chez moi, comme la manière dont on vit sa vie quotidienne. Il y a des moments où les réactions des gens t’énervent. Parce que c’est toi qui t’exposes et que tu as peur. C’est normal. Le paradoxe c’est que quand les comédiens jouent mal, tu existes parce que c’est ton travail qui est en cause et quand ils sont dedans, tu ne sers plus à rien et tu disparais.
Vous n’attachez pas d’importance à la mise en scène de vos textes. Quel rapport entretenez-vous avec la notion d’oeuvre ?
Ce qui est écrit dans le livre m’appartient. La littérature est un récit de la pièce. Un metteur en scène qui travaille avec mon texte, pour moi, c’est un peu comme s’il le récupérait dans une poubelle. C’est étrange, mais je n’ai aucune curiosité pour les pièces auxquelles cela peut donner lieu.
Quel regard portez-vous sur cette première expérience à la tête du CDN de Montpellier ?
C’est une chose très importante dans ma vie. En tant qu’artiste on se regarde souvent soi-même. Cette fonction m’a ouvert à la société. Je regarde les autres artistes d’une autre façon. Je suis très attentif à la valeur de l’accueil. J’ai dans l’idée que cela relève de ma responsabilité. Pour moi, c’est une leçon d’humanité. Je suis heureux de voir les autres bien, et cela me fait plaisir. Au début ce n’était pas facile. Maintenant, je suis plus tranquille. J’accepte la controverse autour de mon projet et la conçois comme une chose naturelle.
Vous êtes vous fixé des perspectives d’ici 2017 ?
Rien de formel, je n’ai pas d’objectif précis. Je veux continuer à faire des propositions en relation avec les acteurs et les publics. Je conçois l’évolution dans un rapport dialectique.
Faire du théâtre au présent, est-ce travailler dans l’incertitude ?
Faire du théâtre aujourd’hui, c’est trouver la matière et l’envie de vivre joyeusement dans un monde détestable et difficile. Je suis profondément athée mais je pense que Dieu existe pour nous emmerder. Grâce à ces problèmes, je fais le théâtre que je fais.
«Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Samedi, le Premier ministre a exprimé, une nouvelle fois, sa défiance envers l’analyse sociale et culturelle de la violence terroriste. Une accusation qui passe mal auprès des intellectuels.
En matière de terrorisme, Manuel Valls ferait-il un déni de savoir ?? Voilà trois fois qu’il s’en prend à tous ceux, sociologues et chercheurs, qui tentent de comprendre les violences contemporaines. Samedi, lors de la commémoration de l’attaque contre l’Hyper Cacher, le Premier ministre a de nouveau rejeté toute tentative d’explication à la fabrique de jihadistes. «Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille? ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Au Sénat, le 26 novembre, il avait déjà porté la charge : «J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé.» Et la veille, le 25 novembre, devant les députés ?: «Aucune excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique et culturelle.»
Pourquoi ce rejet? ? Ces déclarations s’inscrivent dans une remise en cause bien plus large de la sociologie qui, à force de chercher des explications, donnerait des excuses aux contrevenants à l’ordre social. Aujourd’hui, il s’agit de jihadisme, hier, de délinquance. Cette dénonciation du «sociologisme» était un discours plutôt porté par la droite jusqu’ici. Manuel Valls innove sur ce terrain – ?soutenu par des journalistes comme Philippe Val (dans Malaise dans l’inculture, Grasset, 2015)? – quitte à se couper encore un peu plus avec les intellectuels de gauche. En 2015, il les sommait de donner de la voix contre le Front national ; aujourd’hui, il répète leur inutilité. Face à un Valls multirécidiviste, la colère monte. «Il n’y a que la sociologie qui peut expliquer pourquoi la France est gouvernée par un PM [Premier ministre, ndlr] si médiocre. Mais ce n’est pas une excuse», tweetait dimanche l’historien des images André Gunthert. Même le pondéré Marcel Gauchet, historien et philosophe, juge«particulièrement regrettable» la phrase de Valls. «Pour bien combattre un adversaire, a-t-il rappelé lundi à la matinale de France Inter, il faut le connaître. C’est le moyen de mobiliser les esprits et de donner une efficacité à l’action publique.»
Mais sur le fond, la sociologie se confond-elle vraiment avec la culture de l’excuse? ? Comprendre n’est ni excuser ni déresponsabiliser, rappelle le sociologue Bernard Lahire dans un essai qui vient de paraître (lire ci-dessous). Le propre de la recherche est de mettre à jour les déterminismes sociaux et replacer l’individu dans des interactions aussi fortes que souterraines. La sociologie n’a donc pas pour but de juger ou de rendre irresponsable, c’est à la justice d’effectuer ce travail. Pourquoi alors une telle hargne contre l’analyse sociologique ?? «En fait, écrit Lahire, la sociologie vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable.» Or, Valls, dans sa rénovation du socialisme, souhaite promouvoir un être responsable. En dénonçant la culture de l’excuse, il souscrit à cette vision libérale de l’individu.
Au sein d’une autre gauche pourtant, certains revendiquent le mot. «Excuser, c’est un beau programme, estime le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie (dans Juger?: l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Il prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies.» Un mot qu’il veut revaloriser dans les pratiques juridiques. «Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique? ? Ne serait-ce pas une conquête de la raison sur les pulsions répressives et de jugement??» (lire ci-dessous).
Plus largement, l’attitude de Valls serait symptomatique d’un déni de tout savoir sur la compréhension de la violence. «Ce qui s’est passé ressemble à une opération de non-penser de grande envergure, explique le philosophe Alain Badiou à Libération. De toute évidence, les pouvoirs ont intérêt à bloquer la chose dans son caractère incompréhensible.»
A l’inverse de Valls, on pourrait reprocher aux sociologues de ne pas assez expliquer. Les accusations répétées contre cette discipline sont peut-être aussi le reflet d’une déception. Celle d’une sociologie privilégiant les études qualitatives et l’enquête de terrain au détriment du chiffre et d’une vision globale de la société – ?voire du travail avec les politiques. Quatre sociologues réagissent aux propos du Premier ministre.
Bernard Lahire : « Il rompt avec l’esprit des Lumières »
«Déclaration après déclaration, Manuel Valls manifeste un rejet public très net de toute explication des attentats de 2015. Il ramène toute explication à une forme de justification ou d’excuse. Pire, il laisse penser qu’existerait une complicité entre ceux qui s’efforcent d’expliquer et ceux qui commettent des actes terroristes. Il fait odieusement porter un lourd soupçon sur tous ceux qui ont pour métier d’étudier le monde social. Ce discours est problématique à trois égards.
«Tout d’abord, le Premier ministre, comme tous ceux qui manient l’expression « culture de l’excuse », confond explication et justification. Il accuse les sciences sociales d’excuser, montrant par là son ignorance. Tout le monde trouverait ridicule de dire qu’en étudiant les phénomènes climatiques, les chercheurs se rendent complices des tempêtes meurtrières. C’est pourtant bien le type de propos que tient Manuel Valls au sujet des explications scientifiques sur le monde social. Non, comprendre ou expliquer n’est pas excuser. Nous ne sommes ni des procureurs, ni des avocats de la défense, ni des juges, mais des chercheurs, et notre métier consiste à rendre raison, de la façon la plus rigoureuse et la plus empiriquement fondée, de ce qui se passe dans le monde social.
«Ensuite, le Premier ministre préfère marteler un discours « guerrier », qui met en scène une fermeté un peu puérile censée rassurer tout le monde (mais qui ne fait qu’entretenir les peurs), plutôt que de prendre le recul nécessaire à la bonne gestion des affaires humaines. En faisant de la surenchère verbale pour clamer l’intransigeance du gouvernement, il prouve la montée dans l’espace public des discours d’autorité et des thématiques sécuritaires. Il devient ainsi une sorte de superministre de l’Intérieur. Il se cantonne dans un registre affectif au lieu de tenir un discours de raison, fondée sur une connaissance des réalités en jeu.
«Enfin, il rompt avec l’esprit des Lumières, qui est pourtant au fondement de notre système scolaire, de l’école primaire à l’université ?: doit-on demander aux professeurs d’histoire et de géographie, de sciences économiques et sociales ou de philosophie de cesser de mettre en question les évidences, de cesser d’argumenter, d’expliquer et de transmettre les connaissances accumulées sur la société? ? A écouter certains de nos responsables politiques, on pourrait en déduire qu’une démocratie a besoin de policiers, de militaires, d’entrepreneurs et de professeurs de morale mais en aucun cas de savants. Ceux qui sont censés nous gouverner ont bien du mal à se gouverner eux-mêmes. Du calme et de la raison ?: voilà ce dont nous aurions besoin.»
Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue «culture de l’excuse», La Découverte, janvier 2016.
Farhad Khosrokhavar : «Il flatte une opinion publique blessée»
«La position de Manuel Valls sur les excuses sociologiques du terrorisme est indigne. Le Premier ministre semble oublier que la sociologie, en regardant à la loupe les trajectoires de jihadistes, peut donner des clés de compréhension et donc des pistes pour en sortir. J’ai travaillé pendant plus de vingt ans sur les phénomènes de radicalisation, ce sont des sujets complexes qui ne peuvent être balayés d’un revers de main. Expliquer ne veut pas dire justifier. Mais dire l’état d’esprit de ces acteurs, c’est donner un sens et rendre intelligible le phénomène.
«Contextualiser permet de combattre les différentes formes de radicalisation et d’examiner de quelle façon la société peut y parer. Plus que jamais, on devrait donc analyser plutôt que d’abandonner ces phénomènes à des impensés. Comprendre, c’est précisément restituer, pénétrer l’intentionnalité des acteurs. Empathie ne veut pas dire sympathie. Dire qu’expliquer, c’est en partie excuser équivaut à dire qu’il ne faut surtout pas chercher à comprendre. C’est faire des jihadistes des bêtes féroces, ou alors des fous. Cette seconde hypothèse existe en partie. J’ai d’ailleurs souligné les fragilités mentales de certains. Pour les autres, il ne reste que la première, celle des bêtes féroces, qui consiste à souligner leur inhumanité et dire «on les tue». D’ailleurs,à la suite à la récente attaque dans un commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris, personne ne s’est interrogé sur la mort de l’assaillant.
«Finalement, il n’est pas vraiment question de sociologie. Le Premier ministre cherche à prendre des positions électoralement rentables comme il le fait avec la déchéance de la nationalité. Il tente de flatter une opinion publique blessée, en plein désarroi. La réalité demeure qu’il existe en Europe une armée de réserve jihadiste dont les acteurs sont des jeunes Européens souffrant d’exclusion sociale ou ayant grandi en banlieues. Pour la neutraliser sur le long terme, la mort ou la prison ne suffiront pas. Il faudra la neutraliser par des mesures socio-économiques, faire sortir du ghetto ces jeunes et inventer un nouveau mode d’urbanisme et de socialisation. Et pour cela, mobiliser l’ensemble des sciences sociales.»
Avec David Bénichou et Philippe Migaux, Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, Plon, 2015.
Nilüfer Göle : « Il franchit une nouvelle étape dans le débat sur l’islam »
«En accusant la sociologie de propager une culture de l’excuse, Manuel Valls franchit une nouvelle étape dans le débat autour de l’islam. Cette dynamique est une régression intellectuelle qui va de pair avec une politique basée sur la construction d’ennemis. En 2002 déjà, Oriana Fallaci, journaliste italienne de renom, appelait à ignorer « le chant » des intellectuels et leur prétendue tolérance pour pouvoir librement et courageusement exprimer la rage contre l’islam. Depuis, la rhétorique anti–intellectuelle ne cesse de se propager, trouvant d’autres porte-parole aussi bien à droite et à gauche, et ce dans toute l’Europe.
«En érigeant la liberté d’expression comme une arme dans la bataille contre l’islam, un appel à l’intransigeance gagne du terrain. A chaque étape, les tabous tombent les uns après les autres, on cherche à se libérer de la culpabilité du passé colonial, on annonce la fin du multiculturalisme, on refuse l’appellation raciste, et on ridiculise la pensée bienveillante, «politiquement correcte». C’est la sociologie, accusée d’être porteuse de cette culture de l’excuse, qui entraverait la fermeté des politiques publiques.
«Certes, on ne peut pas expliquer des actes de violence par les seuls facteurs d’inégalités et d’exclusion. Ce serait bien trop superficiel. Mais il est tout aussi paradoxal d’ignorer que c’est par les enquêtes sociologiques que nous comprenons comment l’islam, les musulmans « ordinaires » comme les « jihadistes », font partie des sociétés européennes. Le confort des frontières qui séparent les citoyens de « souche » de ceux issus de l’immigration a disparu. Les attaques terroristes en témoignent d’une manière violente et tragique. Les débats sur la présence des musulmans, la visibilité des signes religieux dans la vie de la cité en sont aussi la preuve. Le souhait de ne pas faire l’amalgame entre les différents musulmans n’a plus vraiment cours depuis le 13 Novembre. Vouloir juxtaposer une communauté monolithique de la nation avec la société, qui est de plus en plus constituée de citoyens aux multiples appartenances, est pourtant une nostalgie du passé républicain. Le désir d’adhérer à l’identité nationale et d’expulser ceux qui ne font pas corps avec la nation et ses valeurs conduit à une impasse politique. Plus que jamais, la sociologie peut nous aider à comprendre la possibilité de faire lien et de faire cité.»
Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.
Geoffroy de Lagasnerie : « Excuser, c’est un beau programme de gauche »
«Je revendique totalement le mot « excuse ». C’est un beau mot. Dans le débat rituel sur « explication », « compréhension » et « excuse », les deux attitudes qui s’affrontent me paraissent problématiques et me gênent beaucoup. Celle qui nie, comme Manuel Valls, la pertinence même de la sociologie : le déterminisme n’existerait pas, les individus seraient responsables de leurs actes. Cette position a au moins le mérite de la cohérence. Elle sent bien que le savoir sociologique met en crise les fondements du système de la responsabilité individuelle, du jugement et de la répression ; mais comme elle veut donc laisser intact ce système, elle doit nier la pertinence de la vision sociologique du monde.
«La deuxième position me paraît la plus étrange et incohérente. C’est celle de nombreux sociologues ou chercheurs en sciences sociales qui font un usage dépolitisant de leur pratique et leur savoir, et qui affirment ainsi que la tâche de connaître les phénomènes – qui relèverait de la « connaissance » – ne doit pas être confondue une prise de position critique sur les institutions – qui relève de l’engagement –, ou que comprendre un système relèverait de la science quand la responsabilité relèverait du droit, en sorte que nous aurions affaire ici à deux mondes différents. Expliquer ne serait pas excuser. Comment peut-on à ce point désamorcer la portée critique de la sociologie ?
«Je pense qu’il faut récupérer le mot d’excuse. On cède trop facilement aux offensives de la pensée réactionnaire ou conservatrice. Excuser, c’est un beau programme de gauche. Oui, c’est un beau mot « excuser », qui prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies, les cadres dans lesquels ils vivent, etc. Il faut revaloriser ce mot dans la culture juridique et politique. C’est d’autant plus légitime que le droit prévoit déjà des excuses – ce qui montre à quel point des deux côtés, le débat se fonde sur une ignorance du fonctionnement du droit contemporain.
«On peut penser à « l’excuse de minorité » pour les enfants, mais aussi à l’irresponsabilité pénale pour les malades mentaux. Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique ? J’ai assisté à de nombreux procès d’assises pour mon dernier livre. A plusieurs d’entre eux, les accusés étaient des SDF : ils boivent, ils se battent, l’un d’entre eux tombe et meurt. Je pourrais très bien comprendre qu’on déclare ce SDF irresponsable de ces coups mortels, ou qu’on atténue sa responsabilité, en raison de la façon dont son geste fut prescrit et engendré par la situation dans laquelle il s’est trouvé pris. Ne serait-ce pas une conquête de la raison sociologique et politique sur les pulsions répressives et de jugement ?»
Juger, l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, janvier 2016
Foi, amour, espérance, Collectif La carte blanche en mars au Théâtre Jean Vilar
Politique de la ville. Frantz Delplanque, le directeur du théâtre Jean-Vilar, définit les axes de son projet culturel et artistique au cœur duquel il développe la citoyenneté à la Paillade à Montpellier.
Le théâtre Jean-Vilar change en même temps qu’il poursuit sur sa lancée toujours éclectique et ouverte aux compagnies régionales. Le passage en régie municipale directe en 2011 et la nomination de Frantz Delplanque ont marqué une transition dans la destinée du lieu, implanté à Montpellier dans le quartier de la Paillade. En ce début 2016, le directeur entreprend sa seconde saison avec détermination et lucidité. Comme si les inondations de l’automne 2014, ayant conduit à une interruption temporaire de la saison, avaient été mises à profit pour mûrir le projet. « Ce théâtre est un outil de développement culturel formidable. Nous sommes pleinement soutenus par la Ville mais nous avons les coudées franches, et gardons une entière autonomie artistique », indique le directeur.
Si l’implantation dans un quartier en difficulté a toujours été une donnée assumée par le théâtre à travers une approche volontaire de l’action culturelle notamment en direction des scolaires, l’environnement semble aujourd’hui véritablement au coeur du projet de Frantz Delplanque. Le contexte social économique et culturel hexagonal et le positionnement du maire Philippe Saurel en faveur d’une citoyenneté renouvelée balise plus que jamais la destinée d’un projet qui doit faire sens auprès des habitants du quartier.
« Je suis à la recherche d’une pertinence artistique et parallèlement, notre projet met en oeuvre une série d’actions pilotes qui consolide le lien avec le quartier. Parce que le seul fait d’être un lieu de diffusion ne suffit pas, assure Frantz Delplanque. Le théâtre mène depuis deux ans des projets participatifs favorisant une approche de la culture par les pratiques artistiques et les rencontres avec les artistes. »
Le directeur Frantz Delplanque.
Le bar rénové du théâtre propose une alternative à la grande salle de spectacle dont le taux d’occupation ne descend pas en dessous de 85%. Cette année, l’association Condamnés à réussir y programme des soirées rap. Des « boeufs?» géants entre habitants musiciens s’y déroulent autour d’un repas organisé par l’association Musiques sans frontières, Les goûteurs de texte associent, en partenariat avec La Baignoire, 10 habitants (pas nécessairement des lecteurs) lors d’un repas, au choix de 3 lectures spectacles ensuite programmées au bar.
« Quand il y a une déchirure ce n’est pas l’afflux de moyens qui permet de réparer mais une série de petits points solides aux bons endroits. Je continue à penser que l’on peut réparer, faire reculer le racisme qui n’a pas les racines qu’on lui prête », soutient Frantz Delplanque.
Au fur et à mesure de ces rendez-vous progresse la connaissance mutuelle. L’importance sociale de la culture qui passe aussi par les échanges oraux s’affirme, comme le fait que les textes peuvent être décodés à plusieurs niveaux de signification, y compris celui des implications inconscientes. Cette réflexion sur le sens aboutit à l’élaboration d’une méthode placée sous le signe de l’action culturelle, qui tient compte aussi bien de la forme que du contenu et du contexte.
Par ailleurs, le théâtre poursuit sa programmation diversifiée largement axée sur la création. « Là aussi, la prise en compte de l’environnement particulièrement rude pour les compagnies impose que le théâtre de la ville maintienne son attention aux artistes qui font de la région un territoire de production, porteur d’identité et de diversité », souligne le directeur qui leur consacre 50% de sa programmation en maintenant une exigence de qualité.
Le théâtre Jean-Vilar devient un fédérateur de talents artistiques, qui donne sens à la politique culturelle publique. Il a besoin de moyens et de temps.
JMDH
Repère
Implanté dans l’ancien domaine viticole du Mas de la Paillade, Jean-Vilar a ouvert ses portes en 1994 sous l’impulsion de Georges Frêche qui dote le quartier Mosson d’un vrai théâtre en confiant le projet à Luc Braemer. Le maire de Montpellier de l’époque donne le la?: « Je ne veux pas un théâtre vide et occupez-vous des compagnies de Montpellier.» Issu de l’éducation populaire, le directeur gardera ce cap durant vingt ans. Théâtre, cirque, chanson, danse, jeune public, l’éclectisme devient la marque de fabrique de Jean-Vilar qui laisse ses portes largement ouvertes aux artistes locaux qui composent 50% de la programmation. Après vingt ans d’existence, le théâtre affiche un taux de remplissage de plus de 80%. Le discret Luc Braemer part à le retraite serein. Mission accomplie.