Olivier Ertzscheid*, enseignant-chercheur et blogueur renommé, explique pourquoi le système des revues scientifiques – depuis l’évaluation par les pairs jusqu’aux abonnements exorbitants – va à l’encontre du travail scientifique et de sa diffusion au plus grand nombre.
Enseignant-chercheur, je ne publie plus que vraiment très occasionnellement dans des revues scientifiques. Et ce pour plusieurs raisons.
Monde de dingue
D’abord le modèle économique de l’oligopole (voire du quasi monopole dans le cas des SHS), qui gère aujourd’hui la diffusion des connaissances au travers de revues, est celui d’une prédation atteignant des niveaux de cynisme (et de rente) de plus en plus hallucinants.
A tel point que de plus en plus d’universités préfèrent carrément renoncer à l’ensemble de leurs abonnements chez Springer ou Elsevier. La dernière en date est celle de Montréal.
Cette situation est hallucinante et ubuesque :
Hallucinante tant les tarifs d’Elsevier (ou de Springer) et les modalités d’accès proposées relèvent du grand banditisme et de l’extorsion de fonds.
Ubuesque car nous sommes dans une situation où des universités doivent renoncer, j’ai bien dit renoncer, à accéder à des revues scientifiques. Monde de dingue.
Un peu comme si des agriculteurs devaient renoncer à certaines graines et semences du fait des pratiques de certaines firmes agro-alimentaires. Monde de dingue au carré.
D’autant qu’on sait que dans ce choix extrêmement délicat effectué par l’université de Montréal, l’existence de Sci-Hub, (site « illégal » dont je vous reparlerai un peu plus tard dans ce billet), pourrait avoir largement pesé dans la balance.
Parce que c’est ahurissant mais c’est ainsi, pour faire de la recherche scientifique aujourd’hui en France (et ailleurs dans le monde), il faut nécessairement passer par des bibliothèques clandestines (Shadows Libraries).
Ensuite les « éditeurs » desdites revues ont arrêté depuis bien longtemps de produire le travail éditorial qui justifiait le coût et l’intérêt desdites revues : ils se contentent le plus souvent d’apposer leur « marque », toutes les vérifications scientifiques (sur le fond) sont effectuées gratuitement par d’autres chercheurs, et les auteurs eux-mêmes se coltinent l’application de feuilles de style la plupart du temps imbitables.
Un système totalement biaisé
Alors bien sûr vous allez me dire que l’intérêt des publications scientifiques dans des revues c’est que des « pairs », d’autres universitaires, vérifient que l’on ne raconte pas de bêtises. Et moi je vais vous répondre en un mot comme en 100 : B-U-L-L-S-H-I-T. Total Bullshit. Hashtag Total Bullshit même.
Bien sûr que l’évaluation par les pairs c’est important. Sauf que même à l’époque où je publiais encore régulièrement dans des revues soumises à l’évaluation par les pairs, (et en l’occurrence « soumises » n’est pas un vain mot), ladite évaluation de mes pairs se résumait neuf fois sur dix à m’indiquer :
Que je n’avais pas, ou insuffisamment, cité les travaux de tel ou tel mandarin (ou de l’évaluateur lui-même…).
Que c’était très intéressant mais que le terme « jargon 1 » prenait insuffisamment en compte les travaux se rapportant au terme « Jargon 2 ». Jamais, je dis bien jamais aucun débat scientifique, aucune idée neuve, aucune confrontation d’idée, juste une relecture tiédasse.
Que ce serait mieux si je changeais cette virgule par un point-virgule.
Mais nonobstant, c’est vrai que la vraie évaluation par les pairs c’est important. Sauf que JAMAIS AUCUN CHERCHEUR NE S’AMUSERA A PUBLIER DES CONNERIES juste pour voir si ses pairs s’en rendront compte ou pas.
Parce que, d’abord, en général, les chercheurs sont plutôt des gens instruits, relativement compétents, et relativement soucieux de contribuer à l’avancée des connaissances.
Et aussi parce que SI TU PUBLIES UN ARTICLE AVEC DES CONNERIES SCIENTIFIQUES OU DES METHODOLOGIES FOIREUSES ben tu te fais immédiatement aligner et ta carrière est finie. Sauf bien sûr si c’est pour faire une blague ; -)
Des revues lues par personne
Alors soyons clair, nul n’est heureusement infaillible et, à moi aussi, il m’est arrivé de publier des articles sur mon blog de chercheur contenant sinon des conneries, en tout cas quelques inexactitudes ou imprécisions.
Lesquelles m’ont été immédiatement signalées de manière tout à fait constructive par les lecteurs dudit blog, qui sont loin d’être tous des scientifiques-chercheurs-universitaires.
Bref le syndrome Wikipédia. Oui il y a des erreurs dans Wikipédia, mais non il n’y en a pas plus que dans les encyclopédies classiques, et oui, à la différence des encyclopédies classiques, elles sont presque immédiatement signalées et corrigées.
Parce que ces putains de revues scientifiques ne sont lues par personne !
Ai-je besoin de développer ? Des milliards (oui oui) d’euros de budget par an versés à quelques grands groupes que je n’ose même plus qualifier « d’éditoriaux » et un lectorat proportionnellement équivalent à celui du bulletin paroissial de Mouilleron Le Captif (au demeurant charmante bourgade de Vendée avec un patronyme trop choupinou).
Montage déononçant Elsevier
Ça n’est pas notre métier
Celle qui surclasse toutes les autres. La vraie raison c’est que notre putain de métier n’est pas d’écrire des articles scientifiques et de remplir des dossiers de demande de subvention qui nous seront refusés plus de trois fois sur quatre (chiffres officiels de l’AERES).
Notre putain de métier c’est d’enseigner, de produire des connaissances scientifiques permettant de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ET DE PARTAGER CES PUTAINS DE CONNAISSANCES AVEC LES GENS. Pas JUSTE avec nos gentils étudiants ou JUSTE avec nos charmants collègues, AVEC LES GENS.
Notre putain de métier ce n’est pas d’attendre deux putains d’années que d’improbables pairs qui auraient par ailleurs bien mieux à faire – de la recherche ou des cours – aient bien constaté que nous n’écrivions pas n’importe quoi pour nous donner, au bout de deux ans, la permission de voir nos écrits diffusés avec un niveau de confidentialité qui rendrait jaloux les banques suisses et avec un coût d’accès qui … rendrait aussi jaloux les banques suisses.
Parce qu’il y’a ceux qui ont un pistolet chargé, et ceux qui creusent
Et que ceux qui creusent, on les connaît. A commencer par les présidents d’université auxquels j’avais déjà par le passé témoigné de toute mon admiration pour le côté visionnaire de leur immobilisme.
Sans oublier bien sûr tous mes charmants collègues qui, à force de « c’est trop compliqué », « j’ai pas le temps », et autres « c’est pas la priorité » ou « les éditeurs de revues ne veulent pas », ne déposent même pas la version auteur de leurs articles dans des archives ouvertes, et qui mettent donc une hallucinante énergie mortifère à creuser leur propre tombe (ça c’est leur problème) mais hélas, aussi et surtout, la tombe de la diffusion des connaissances et de l’accès aux savoirs.
Parce que tant qu’il y aura des couilles éditoriales en or, y’aura des lames d’Open Access en acier
Je vous avais déjà parlé d’Alexandra Elbakyan. S’il y avait un Panthéon des militants de l’accès aux connaissances scientifiques (et du courage scientifique du même coup), elle siègerait aux côtés d’Aaron Swartz.
Cette femme a créé le site Sci-Hub qui est tout simplement à l’heure actuelle la plus grosse bibliothèque scientifique clandestine du Web, plus de 50 millions d’articles scientifiques, et dont la controverse qu’il suscite ne va pas assez loin.
Bien sûr Elsevier lui colle un procès, bien sûr diverses manipulations plus ou moins légales tentent de faire disparaître ce site, qui heureusement, résiste et résiste encore. Pour s’y connecter actuellement, si l’adresse sci-hub.cc ne répond pas, tentez sci-hub.ac ou carrément l’IP 31.184.194.81 : -)
Open Access Guerilla Manifesto
Parce que ces requins du grand banditisme éditorial sont partout et qu’ils ont bien compris d’où venait le danger. A tel point que l’on apprenait il y a quelques jours qu’Elsevier ,(encore…), avait réussi à racheter une archive ouverte en sciences sociales (et pas l’une des moindres… SSRN). Carrément.
Alors figurez-vous que y’a pas que Martin Luther King qui fait des rêves. Moi aussi j’ai fait un rêve.
J’ai rêvé que les acteurs publics de la recherche publique (l’Etat, les universités, les présidents d’université, les enseignants-chercheurs, les bibliothèques universitaires) lisaient, adhéraient et appliquaient à la lettre le manifeste pour une guerilla de l’Open Access d’Aaron Swartz.
J’ai rêvé que plus un centime d’argent public ne soit versé à ces escrocs mais que la totalité dudit argent public soit consacré à développer, construire et soutenir des initiatives comme Sci-Hub ou toute autre forme d’archive ouverte ou de libre accès, que ces initiatives soient légales ou illégales.
J’ai rêvé que des gens qui disposent majoritairement d’un bac+8 soient capables de comprendre et d’entendre que le fruit de leur travail (de recherche), que leur rôle dans la société (faire avancer les connaissances et mettre ces connaissances à disposition du public), que tout cela était non seulement menacé, mais en train d’être entièrement détruit depuis déjà des dizaines d’années par un système devenu totalement dingue et atteignant un niveau de cynisme ahurissant et piloté par quelques grands groupes qui osent encore se dire « éditoriaux » quand la réalité de leurs pratiques les constitue en autant de mafias.
J’ai rêvé que des gens qui disposent d’un bac+8, d’un salaire confortable, et d’un temps de cerveau disponible non-entièrement dédié à Coca-Cola, soient capables d’entendre et de comprendre que pour des populations entières sur cette planète, que pour des millions de personnes souffrantes, malades, exploitées ou tout simplement… curieuses, la privatisation des connaissances était littéralement, je dis bien littéralement, mortifère.
Et comme depuis plus de 15 ans que je fais ce rêve, je me suis réveillé avec une putain de gueule de bois, à peine atténuée par la récente médaille d’or de l’innovation attribuée à Marin Dacos.
Bon et là vous vous dites : « ok il est énervé », « ok c’est réjouissant », mais « ok il exagère »
Parce que vous me connaissez hein. Pondéré. Pas sanguin pour deux sous. Raisonnable au-delà des attendus du devoir de réserve. La faconde de la grande muette à moi tout seul. Donc devinette.
Qui a écrit :
« Les éditeurs et les scientifiques insistent sur l’importance cruciale de l’évaluation par les pairs. Nous la dépeignons au public comme si c’était un processus quasi-sacré qui aide à faire de la science notre accès le plus objectif à la vérité. Mais nous savons que le système d’évaluation par les pairs est biaisé, injuste, non fiable, incomplet, facilement truqué, souvent insultant, souvent ignare, parfois bête, et souvent erroné. »
« Nous avons peu de données quant à l’efficacité réelle du processus, mais nous avons la preuve de ses défauts. En plus d’être peu efficace pour la détection de défauts graves et presque inutile pour la détection des fraudes, il est lent, coûteux, distrait le chercheur de son laboratoire, est très subjectif, tient de la loterie, et peut facilement abuser.
Vous soumettez une étude pour un journal. Elle entre dans un système qui est en fait une boîte noire, puis une réponse plus ou moins justifiée sort à l’autre extrémité. La boîte noire est comme la roulette, et les profits et pertes peuvent être grands. Pour un universitaire, une publication dans un journal important comme Nature ou Cell équivaut à toucher le jackpot. »
Un marxiste léniniste ? Non, Richard Smith du Journal of Royal Society of Medicine.
Qui a écrit : qu’il n’enverrait plus jamais d’articles à des revues comme « Nature, Science ou Cell dans la mesure où ces revues à comité de relecture faussent le processus scientifique, et constituent une tyrannie qui doit être brisée. »
Du coup, je me sens un peu moins seul, et pas uniquement du fait de ma schizophrénie. Donc non, je ne publierai plus jamais dans des « revues scientifiques », (et s’il m’arrive de le faire une ou deux fois à titre exceptionnel pour des gens que j’estime intellectuellement ou amicalement, la version intégrale – pas juste la version « auteur » – sera toujours disponible sur ce blog et dans une ou plusieurs archives ouvertes). Et s’il faut pour cela être dans « l’illégalité », j’y serai plutôt deux fois qu’une, et ce ne sera pas la première fois…
Je ne publierai plus jamais dans des revues scientifiques qui ne me permettent pas de mettre simultanément en libre accès le résultat de ma recherche. Et j’espère sincèrement que nous serons de plus en plus nombreux à le faire.
Dix ans de perdus ?
Il y a à peine plus de dix ans, le 15 mars 2005 très précisément, un autre universitaire avait pris un tel engagement. Celui de « ne plus jamais publier dans des revues scientifiques qui ne me permette pas au minimum les libertés d’une licence Creative Commons Attribution NonCommercial. »
Ce type, c’était Lawrence Lessig. Sur son blog. Lawrence Lessig. Le même qui, lors de l’enterrement d’Aaron Swartz après son suicide, prononçait avec une immense peine ces quelques mots, le 12 Janvier 2013 :
« Mais quiconque affirme qu’il y a de l’argent à faire avec un stock d’articles scientifiques est soit un idiot, soit un menteur. »
Dix ans plus tard je vais m’autoriser à aller un peu plus loin : quiconque affirme aujourd’hui qu’en acceptant de publier dans des revues scientifiques sans systématiquement déposer son texte dans une archive ouverte et/ou avec une licence d’attribution non-commerciale, ignore, ou feint d’ignorer, sa part de responsabilité dans la situation catastrophique de privatisation de la connaissance que mettent en œuvre quelques grands groupes éditoriaux à l’échelle de la planète. Celui-là est à la fois un idiot, un menteur et surtout un irresponsable.
Alors je ne publierai plus jamais d’articles dans des revues scientifiques. Et je continuerai de m’opposer, de manière légale ou illégale, à toute forme de privatisation de la connaissance. Et vous ?
Source Rue 89, 19/05/2016
Olivier Ertzscheid*, enseignant chercheur en Sciences de l’information et de la communication a initialement publié cet engagement sur son excellent blog affordance.info.
Corne d’abondance pour les uns, cauchemar pour les autres, ces sites peuvent contenir jusqu’à un million de textes piratés.
Ces sites sont discrets. Pour y accéder il faut connaître leur nom car ils n’apparaissent pas dans les résultats de recherche. Les adresses s’échangent entre amis, collègues et passionnés.
En anglais, on les appelle joliment des « bibliothèques de l’ombre », des « shadow libraries ». Corne d’abondance pour certains, cauchemar des ayants droit, ce sont des sites web où l’on trouve des milliers et des milliers de livres numériques sous toutes leurs formes – des PDF, des ebooks, des epubs.
Les pirates lambdas
Illégal, le téléchargement de contenus protégés par le droit d’auteur est malgré tout entré dans nos vies numériques quotidiennes.
Dans celles de Paul et Sergio par exemple. Deux hommes gentils, globalement respectueux des lois. Sauf du droit d’auteur. Paul, prof d’allemand en prépa à Toulouse, explique :
« Je pirate pour le travail, parce que j’ai souvent besoin de comparer des versions allemandes et françaises du même texte. Les textes sont difficiles à trouver et ils coûtent cher. »
Sergio, thésard en lettres, dit pirater régulièrement sur Sci-Hub :
« C’est surtout pour des bouquins universitaires, souvent vraiment trop cher ou carrément indisponibles pour achat, et difficilement consultables dans des bibliothèques. Et je n’aime pas aller en bibliothèque et n’en ai pas toujours l’occasion. »
Et donc il cherche dans les bibliothèques clandestines du Web.
« Sur Sci-Hub ou Bookfi, par exemple. Eux changent souvent d’adresse, mais on peut les trouver en faisant des recherches sur Google. »
Ces deux sites sont déjà assez connus. Pour ne pas attirer d’ennuis aux autres initiatives évoquées dans cet article ainsi qu’aux personnes qui ont bien voulu témoigner, nous avons pris la décision de changer certains noms.
Les débuts russes
Si Paul et Sergio peuvent trouver autant de merveilles à lire, c’est en partie grâce aux Russes. Dans les années 1990, les universitaires et chercheurs, échaudés par les décennies de censure soviétique mais aussi rompus aux pratiques du marché noir des livres et à l’auto-publication clandestine avec les samizdats, universitaires et chercheurs ont mis en ligne des articles et des textes, sur des réseaux privés.
Lib.ru, créé en 1994, et toujours visible en ligne, est l’un des sites alors les plus connus. Mais il est maintenu par une seule personne, un Russe appelé Maxim Moshkov.
Mais la centralisation rend les sites vulnérables : si la personne qui maintient le site se lasse, ou que son serveur est attaqué, c’est tout le site qui disparaît.
Gigapédia, modèle décentralisé
Les bibliothèques en ligne de la génération suivante passent donc à un modèle plus souple, décentralisé. Gigapédia, qui est vers 2009-2010 la plus grande de ces bibliothèques pirates et la plus fréquentée, est ainsi maintenue par des Irlandais, sur des domaines enregistrés en Italie et dans le pays insulaire de Niue et des serveurs en Allemagne et en Ukraine.
Pour donner une idée de son activité, Gigapedia aurait à son apogée accueilli plus de 400 000 livres et, selon un rapport de l’association américaine des éditeurs, International Publishers Association (IPA), gagné « environ 8 millions d’euros de revenus, provenant de la publicité, des dons et des comptes premium ».
Mais le site est victime de son succès. L’IPA l’attaque, et les administrateurs du site sont identifiés grâce à des factures PayPal. Le site est fermé, réjouissant les éditeurs et laissant dans son sillage des internautes au cœur brisé. Lawrence Liang, chercheur chinois installé en Inde, se souvient de la « peine collective » :
« Library.nu, initialement Gigapedia, avait soudain réalisé le rêve de la bibliothèque universelle. Quand la bibliothèque a fermé, en février 2012, elle comptait près d’un million de livres et près d’un demi-million d’utilisateurs actifs. La fermeture du site a bouleversé des bibliophiles du monde entier.
Ce que fut pour le monde l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, on peut se le figurer en voyant la peine collective que représenta la fermeture de library.nu. »
Les bibliothèques pirates ont tiré des leçons de la chute de leurs prédécesseurs : elles évitent la publicité (les gens qui m’en parlent les nomment d’ailleurs par des périphrases « le site russe », « un site argentin ») et, surtout, essaient au maximum de décentraliser leur architecture.
« Aleph » : 1,2 million de documents
« Aleph », (pseudonyme choisi par des chercheurs qui l’étudient), est aujourd’hui l’une des plus importantes de ces bibliothèques clandestines. Selon des chercheurs américains, le site et ses miroirs reçoivent près d’un million de visiteurs uniques par jour. Et son budget annuel est d’environ… 1 900 dollars.
« Aleph » est complètement décentralisée. N’importe qui peut non seulement télécharger les livres mais aussi la base de données du site ainsi que le code de son serveur. Ce qui signifie que n’importe qui peut créer des « sites miroir » un peu partout sur le Web, et que le site devient donc extrêmement difficile à supprimer de la Toile, selon le principe de l’hydre.
Le chercheur Balázs Bodó, de l’université d’Amsterdam, qui a étudié « Aleph » pendant deux ans, estime qu’il s’y trouvait en 2014 environ 1,2 million de documents et que les gens y mettaient en ligne environ 20 000 documents par mois.
Il fait deux observations sur les contenus qu’on trouve sur le site :
Les deux tiers des contenus disponibles sur « Aleph » sont introuvables sur Kindle et Amazon. Ce qui signifie que ce sont des ouvrages impossibles, ou du moins très difficiles, à trouver légalement.
Les contenus les plus piratés sont : de la grammaire anglaise, de la linguistique, de la philosophie et des mathématiques. Les contenus les moins piratés sont des titres de fiction anglo-saxonnes.
En d’autres termes, les gens qui utilisent « Aleph » viennent chercher du savoir et pas du divertissement. Comme le soulignent les chercheurs qui travaillent sur la question, l’idée d’avoir « des divertissements gratuits » n’est pas le cœur de la motivation des pirates.
« Inégalités d’accès au savoir »
Beaucoup considèrent les bibliothèques clandestines comme un élément essentiel pour redresser les inégalités d’accès au savoir entre pays du Nord et du Sud.
« Quand j’étais étudiante à l’université du Kazakhstan, je n’avais accès à aucun article de recherche. J’avais besoin de ces articles pour mon projet de recherche. Un paiement de 32 dollars est tout simplement délirant quand vous avez besoin de survoler ou lire des dizaines ou des centaines de ces articles pour votre recherche.
J’ai obtenu ces articles en les piratant. Plus tard, j’ai découvert qu’il y avait de très nombreux chercheurs (non pas des étudiants, mais des chercheurs universitaires) exactement comme moi, spécialement dans les pays en développement. »
La Kazakhe Alexandra Elbakyanexplique ainsi à un juge américain pourquoi elle a fini par créer Sci-Hub, l’une des plus grandes bibliothèques clandestines du monde – plébiscitée par les étudiants et chercheurs et honnie par les éditeurs.
Beaucoup considèrent que les bibliothèques clandestines sont des éléments essentiels pour lutter contre les inégalités d’accès au savoir dans les pays en voie de développement, où les bibliothèques sont souvent rares, mal dotées et les textes récents longtemps indisponibles.
Pour eux les bibliothèques pirates sont essentielles, comme l’expliquait ce commentateur sur le site spécialisé
TorrentFreak, à la disparition de Gigapédia :
« J’habite en Macédoine (dans les Balkans), un pays où le salaire moyen tourne autour de 200 euros, et je suis étudiant, en Master d’Infocom. […] Là d’où je viens, la bibliothèque publique il ne faut même pas y penser. […] Nos bibliothèques sont tellement pauvres, on y trouve surtout des éditions qui ont 30 ans ou plus et qui ne parlent jamais de la communication ou d’autres champs scientifiques contemporains.
Mes profs ne font pas mystère d’utiliser des sites comme library.nu […] Pour un pays comme la Macédoine et pour la région des Balkans en général, C’EST UNE VERITABLE APOCALYPSE. J’ai vraiment l’impression qu’on est à deux doigts du Moyen-Age aujourd’hui. »
Sci-Hub, attaqué par les éditeurs, a rouvert et existe toujours. Sa fondatrice affirme qu’elle n’a jamais reçu de plainte des auteurs ou des chercheurs – seulement de l’éditeur Elsevier. Le site contourne d’ailleurs les protections installés par les éditeurs grâce à des mots de passe donnés par des chercheurs.
Le libre accès aux connaissances
Certains voient donc ces bibliothèques comme le fer de lance d’un mouvement plus large contre la privatisation du savoir et pour le libre accès aux connaissances.
« Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le Web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès. »
Peu de temps après, Swartz devenait une figure de martyr du libre accès aux connaissance : poursuivi en 2011 par le FBI pour avoir téléchargé des milliers d’articles universitaires protégés sur la base JSTOR et accusé d’avoir voulu les diffuser, il s’est suicidé avant le début de son procès.
Pas un vol, une libération ?
Mais l’idée d’un droit des lecteurs, d’un droit à la connaissance où le « piratage » est une réaction légitime face aux appropriations du savoir, est restée. Le « vol » devient alors de la « libération de contenus ».
En France, le collectif SavoirsCom1, qui milite depuis longtemps pour les « communs de la connaissance », estime que :
« La notion de vol n’a pas de sens concernant des objets immatériels, comme les articles scientifiques, qui constituent des biens non-rivaux pouvant être copiés et diffusés sans coût. »
Ils rappellent que les risques de la contrefaçon sont « disproportionnés » : trois ans de prison et 300 000 euros d’amende, soit autant qu’un homicide involontaire – et soulignent que l’accès libre aux résultats de la recherche bénéficie à tout le monde, pas seulement aux chercheurs :
« Les abonnements aux bases de données d’articles ont le gros défaut d’exclure les simples citoyens de l’accès aux résultats de la recherche. Or avec le développement de la science citoyenne, c’est devenu aussi un véritable enjeu. »
Les conservateurs amoureux
Mais certains « pirates » sont tout simplement des amoureux. Il suffit de lire les commentaires postés sur les sites, pour s’en apercevoir. Ainsi, sur un site américain, on peut tomber sur des échanges émerveillés, où des internautes remercient quelqu’un qui vient de mettre en ligne des éditions rares, allant de la philosophie antique à la poésie moderne. L’un d’eux s’exclame :
« C’est comme passer une petite porte et se retrouver devant un immense paysage, avec des montagnes, des rivières et même des villes scintillant dans le lointain. Je pourrais passer le restant de mes jours à contempler ces merveilles (…) La seule réponse appropriée semble être le silence velouté de Dieu. Merci. »
Car c’est une des dernières fonctions de ces bibliothèques : elles servent aussi à héberger des textes rares, difficilement trouvables ailleurs, qui disparaissent des rayons des librairies et des bibliothèques. C’est pourquoi certains chercheurs considèrent « le piratage de livre comme une forme de préservation des livres en pair à pair ».
« Pirate honteux »
Mais beaucoup d’autres piratent avec moins de lyrisme ou de détermination idéologique, un peu gênés aux entournures.
Ainsi Paul, le prof de Toulouse, se dit
« pirate honteux ». Depuis que son site de prédilection (argentin) a fermé, il s’est, en partie, tourné vers l’offre légale des éditeurs, qui permettent souvent de consulter les premiers chapitres sur leurs sites. Tout en continuant de pirater.
« Je me donne bonne conscience en me disant que je fais ça pour mon métier. Mais dans l’Education nationale, il y a une vraie hypocrisie concernant le droit d’auteur. On est très incités à utiliser les TIC et on finit toujours par utiliser des matériaux protégés. »
Sergio aussi évoque le piratage comme une solution provisoire en l’absence d’offre légale intéressante.
« Je me demande pourquoi il n’y a pas une sorte de flatrate pour tous les bouquins du monde online (comme Apple music pour la musique) – Je serais le premier à remplacer mon abonnement BNF par une somme fixe payée pour l’accès intégral online, ou à payer des sommes plus petites pour l’accès ponctuel à des livres spécifiques. »
Selon l’économiste Françoise Benhamou, le piratage est un phénomène qui existe dans les zones d’entre-deux, quand l’offre légale n’est pas encore suffisamment développée ou suffisamment intéressante pour que les gens se tournent réellement vers elle.
Les « bibliothèques de l’ombre » sont peut-être alors un phénomène transitoire, marqueur d’une époque où l’industrie culturelle n’a pas encore trouvé le bon modèle pour s’adapter à l’évolution radicale du monde du partage des connaissances et des œuvres.
Comme le dit Balázs Bodó :
« Ces bibliothèques clandestines ne sont pas près de disparaître. Elles sont inévitables, elles ont déjà un énorme impact un peu partout dans le monde, chez nous aussi. La seule question est : sommes-nous prêts pour ce défi ou pas ? »
Corne d’abondance pour les uns, cauchemar pour les autres, ces sites peuvent contenir jusqu’à un million de textes piratés.
Voici un texte visionnaire d’un authentique dissident, connu pour ses engagements et sa radicalité, le philosophe Cornelius Castoriadis, publié dans le Monde Diplomatique suite à un entretien dans l’émission Là-bas si j’y suis, sur France Inter, il y a plus de 15 ans.
Ce qui caractérise le monde contemporain ce sont, bien sûr, les crises, les contradictions, les oppositions, les fractures, mais ce qui me frappe surtout, c’est l’insignifiance. Prenons la querelle entre la droite et la gauche. Elle a perdu son sens. Les uns et les autres disent la même chose. Depuis 1983, les socialistes français ont fait une politique, puis M. Balladur a fait la même politique ; les socialistes sont revenus, ils ont fait, avec Pierre Bérégovoy, la même politique ; M. Balladur est revenu, il a fait la même politique ; M. Chirac a gagné l’élection de 1995 en disant : « Je vais faire autre chose » et il a fait la même politique.
Les responsables politiques sont impuissants. La seule chose qu’ils peuvent faire, c’est suivre le courant, c’est-à-dire appliquer la politique ultralibérale à la mode. Les socialistes n’ont pas fait autre chose, une fois revenus au pouvoir. Ce ne sont pas des politiques, mais des politiciens au sens de micropoliticiens. Des gens qui chassent les suffrages par n’importe quel moyen. Ils n’ont aucun programme. Leur but est de rester au pouvoir ou de revenir au pouvoir, et pour cela ils sont capables de tout.
Il y a un lien intrinsèque entre cette espèce de nullité de la politique, ce devenir nul de la politique et cette insignifiance dans les autres domaines, dans les arts, dans la philosophie ou dans la littérature. C’est cela l’esprit du temps. Tout conspire à étendre l’insignifiance.
La politique est un métier bizarre. Parce qu’elle présuppose deux capacités qui n’ont aucun rapport intrinsèque. La première, c’est d’accéder au pouvoir. Si on n’accède pas au pouvoir, on peut avoir les meilleures idées du monde, cela ne sert à rien ; ce qui implique donc un art de l’accession au pouvoir. La seconde capacité, c’est, une fois qu’on est au pouvoir, de savoir gouverner.
Rien ne garantit que quelqu’un qui sache gouverner sache pour autant accéder au pouvoir. Dans la monarchie absolue, pour accéder au pouvoir il fallait flatter le roi, être dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour. Aujourd’hui dans notre « pseudo- démocratie », accéder au pouvoir signifie être télégénique, flairer l’opinion publique.
Je dis « pseudo-démocratie » parce que j’ai toujours pensé que la démocratie dite représentative n’est pas une vraie démocratie. Jean-Jacques Rousseau le disait déjà : les Anglais croient qu’ils sont libres parce qu’ils élisent des représentants tous les cinq ans, mais ils sont libres un jour pendant cinq ans, le jour de l’élection, c’est tout. Non pas que l’élection soit pipée, non pas qu’on triche dans les urnes. Elle est pipée parce que les options sont définies d’avance. Personne n’a demandé au peuple sur quoi il veut voter. On lui dit : « Votez pour ou contre Maastricht ». Mais qui a fait Maastricht ? Ce n’est pas le peuple qui a élaboré ce traité.
Il y a la merveilleuse phrase d’Aristote : « Qui est citoyen ? Est citoyen quelqu’un qui est capable de gouverner et d’être gouverné. » Il y a des millions de citoyens en France. Pourquoi ne seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que toute la vie politique vise précisément à le leur désapprendre, à les convaincre qu’il y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y a donc une contre-éducation politique. Alors que les gens devraient s’habituer à exercer toutes sortes de responsabilités et à prendre des initiatives, ils s’habituent à suivre ou à voter pour des options que d’autres leur présentent. Et comme les gens sont loin d’être idiots, le résultat, c’est qu’ils y croient de moins en moins et qu’ils deviennent cyniques.
Dans les sociétés modernes, depuis les révolutions américaine (1776) et française (1789) jusqu’à la seconde guerre mondiale (1945) environ, il y avait un conflit social et politique vivant. Les gens s’opposaient, manifestaient pour des causes politiques. Les ouvriers faisaient grève, et pas toujours pour de petits intérêts corporatistes. Il y avait de grandes questions qui concernaient tous les salariés. Ces luttes ont marqué ces deux derniers siècles.
On observe un recul de l’activité des gens. C’est un cercle vicieux. Plus les gens se retirent de l’activité, plus quelques bureaucrates, politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : « Je prends l’initiative parce que les gens ne font rien. » Et plus ils dominent, plus les gens se disent : « C’est pas la peine de s’en mêler, il y en a assez qui s’en occupent, et puis, de toute façon, on n’y peut rien. »
La seconde raison, liée à la première, c’est la dissolution des grandes idéologies politiques, soit révolutionnaires, soit réformistes, qui voulaient vraiment changer des choses dans la société. Pour mille et une raisons, ces idéologies ont été déconsidérées, ont cessé de correspondre aux aspirations, à la situation de la société, à l’expérience historique. Il y a eu cet énorme événement qu’est l’effondrement de l’URSS en 1991 et du communisme. Une seule personne, parmi les politiciens – pour ne pas dire les politicards – de gauche, a-t-elle vraiment réfléchi sur ce qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est- il passé et qui en a, comme on dit bêtement, tiré des leçons ? Alors qu’une évolution de ce type, d’abord dans sa première phase – l’accession à la monstruosité, le totalitarisme, le Goulag, etc. – et ensuite dans l’effondrement, méritait une réflexion très approfondie et une conclusion sur ce qu’un mouvement qui veut changer la société peut faire, doit faire, ne doit pas faire, ne peut pas faire. Rien !
Et que font beaucoup d’intellectuels ? Ils ont ressorti le libéralisme pur et dur du début du XIXe siècle, qu’on avait combattu pendant cent cinquante ans, et qui aurait conduit la société à la catastrophe. Parce que, finalement, le vieux Marx n’avait pas entièrement tort. Si le capitalisme avait été laissé à lui-même, il se serait effondré cent fois. Il y aurait eu une crise de surproduction tous les ans. Pourquoi ne s’est-il pas effondré ? Parce que les travailleurs ont lutté, ont imposé des augmentations de salaire, ont créé d’énormes marchés de consommation interne. Ils ont imposé des réductions du temps de travail, ce qui a absorbé tout le chômage technologique. On s’étonne maintenant qu’il y ait du chômage. Mais depuis 1940 le temps de travail n’a pas diminué.
Les libéraux nous disent : « Il faut faire confiance au marché. » Mais les économistes académiques eux-mêmes ont réfuté cela dès les années 30. Ces économistes n’étaient pas des révolutionnaires, ni des marxistes ! Ils ont montré que tout ce que racontent les libéraux sur les vertus du marché, qui garantirait la meilleure allocation possible des ressources, la distribution des revenus la plus équitable, ce sont des aberrations ! Tout cela a été démontré. Mais il y a cette grande offensive économico- politique des couches gouvernantes et dominantes qu’on peut symboliser par les noms de M. Reagan et de Mme Thatcher, et même de François Mitterrand ! Il a dit : « Bon, vous avez assez rigolé. Maintenant, on va vous licencier », on va éliminer la « mauvaise graisse », comme avait dit M. Juppé ! « Et puis vous verrez que le marché, à la longue, vous garantit le bien-être. » A la longue. En attendant, il y a 12,5 % de chômage officiel en France !
La crise n’est pas une fatalité
On a parlé d’une sorte de terrorisme de la pensée unique, c’est-à-dire une non-pensée. Elle est unique en ce sens qu’elle est la première pensée qui soit une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à laquelle nul n’ose s’opposer. Qu’était l’idéologie libérale à sa grande époque ? Vers 1850, c’était une grande idéologie parce qu’on croyait au progrès. Ces libéraux-là pensaient qu’avec le progrès il y aurait élévation du bien-être économique. Même quand on ne s’enrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait vers moins de travail, vers des travaux moins pénibles : c’était le grand thème de l’époque. Benjamin Constant le dit : « Les ouvriers ne peuvent pas voter parce qu’ils sont abrutis par l’industrie [il le dit carrément, les gens étaient honnêtes à l’époque !], donc il faut un suffrage censitaire. »
Par la suite, le temps de travail a diminué, il y a eu l’alphabétisation, l’éducation, des espèces de Lumières qui ne sont plus les Lumières subversives du XVIIIe siècle mais des Lumières qui se diffusent tout de même dans la société. La science se développe, l’humanité s’humanise, les sociétés se civilisent et petit à petit on arrivera à une société où il n’y aura pratiquement plus d’exploitation, où cette démocratie représentative tendra à devenir une vraie démocratie.
Mais cela n’a pas marché ! Donc les gens ne croient plus à cette idée. Aujourd’hui ce qui domine, c’est la résignation ; même chez les représentants du libéralisme. Quel est le grand argument, en ce moment ? « C’est peut-être mauvais mais l’autre terme de l’alternative était pire. » Et c’est vrai que cela a glacé pas mal les gens. Ils se disent : « Si on bouge trop, on va vers un nouveau Goulag. » Voilà ce qu’il y a derrière cet épuisement idéologique et on n’en sortira que si vraiment il y a une résurgence d’une critique puissante du système. Et une renaissance de l’activité des gens, d’une participation des gens.
Çà et là, on commence quand même à comprendre que la « crise » n’est pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, « s’adapter » sous peine d’archaïsme. On sent frémir un regain d’activité civique. Alors se pose le problème du rôle des citoyens et de la compétence de chacun pour exercer les droits et les devoirs démocratiques dans le but – douce et belle utopie – de sortir du conformisme généralisé.
Pour en sortir, faut-il s’inspirer de la démocratie athénienne ? Qui élisait-on à Athènes ? On n’élisait pas les magistrats. Ils étaient désignés par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous, un citoyen, c’est celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné. Tout le monde est capable de gouverner, donc on tire au sort. La politique n’est pas une affaire de spécialiste. Il n’y a pas de science de la politique. Il y a une opinion, la doxa des Grecs, il n’y a pas d’épistémè (1).
L’idée selon laquelle il n’y a pas de spécialiste de la politique et que les opinions se valent est la seule justification raisonnable du principe majoritaire. Donc, chez les Grecs, le peuple décide et les magistrats sont tirés au sort ou désignés par rotation. Pour les activités spécialisées – construction des chantiers navals, des temples, conduite de la guerre -, il faut des spécialistes. Ceux-là, on les élit. C’est cela, l’élection. Election veut dire « choix des meilleurs ». Là intervient l’éducation du peuple. On fait une première élection, on se trompe, on constate que, par exemple, Périclès est un déplorable stratège, eh bien on ne le réélit pas ou on le révoque.
Mais il faut que la doxa soit cultivée. Et comment une doxa concernant le gouvernement peut-elle être cultivée ? En gouvernant. Donc la démocratie – c’est important – est une affaire d’éducation des citoyens, ce qui n’existe pas du tout aujourd’hui.
Récemment, un magazine a publié une statistique indiquant que 60 % des députés, en France, avouent ne rien comprendre à l’économie. Des députés qui décident tout le temps ! En vérité, ces députés, comme les ministres, sont asservis à leurs techniciens. Ils ont leurs experts, mais ils ont aussi des préjugés ou des préférences. Si vous suivez de près le fonctionnement d’un gouvernement, d’une grande bureaucratie, vous voyez que ceux qui dirigent se fient aux experts, mais choisissent parmi eux ceux qui partagent leurs opinions. C’est un jeu complètement stupide et c’est ainsi que nous sommes gouvernés.
Les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens de participer aux affaires. Alors que la meilleure éducation en politique, c’est la participation active, ce qui implique une transformation des institutions qui permette et incite à cette participation.
L’éducation devrait être beaucoup plus axée vers la chose commune. Il faudrait comprendre les mécanismes de l’économie, de la société, de la politique, etc. Les enfants s’ennuient en apprenant l’histoire alors que c’est passionnant. Il faudrait enseigner une véritable anatomie de la société contemporaine, comment elle est, comment elle fonctionne. Apprendre à se défendre des croyances, des idéologies.
Aristote a dit : « L’homme est un animal qui désire le savoir. » C’est faux. L’homme est un animal qui désire la croyance, qui désire la certitude d’une croyance, d’où l’emprise des religions, des idéologies politiques. Dans le mouvement ouvrier, au départ, il y avait une attitude très critique. Prenez le deuxième couplet de L’Internationale, le chant de la Commune : « Il n’est pas de Sauveur suprême, ni Dieu – exit la religion – ni César, ni tribun » – exit Lénine !
Aujourd’hui, même si une frange cherche toujours la foi, les gens sont devenus beaucoup plus critiques. C’est très important. La scientologie, les sectes, ou le fondamentalisme, c’est dans d’autres pays, pas chez nous, pas tellement. Les gens sont devenus beaucoup plus sceptiques. Ce qui les inhibe aussi pour agir.
Périclès dans le discours aux Athéniens dit : « Nous sommes les seuls chez qui la réflexion n’inhibe pas l’action. » C’est admirable ! Il ajoute : « Les autres, ou bien ils ne réfléchissent pas et ils sont téméraires, ils commettent des absurdités, ou bien, en réfléchissant, ils arrivent à ne rien faire parce qu’ils se disent, il y a le discours et il y a le discours contraire. » Actuellement, on traverse une phase d’inhibition, c’est sûr. Chat échaudé craint l’eau froide. Il ne faut pas de grands discours, il faut des discours vrais.
De toute façon il y a un irréductible désir. Si vous prenez les sociétés archaïques ou les sociétés traditionnelles, il n’y a pas un irréductible désir, un désir tel qu’il est transformé par la socialisation. Ces sociétés sont des sociétés de répétition. On dit par exemple : « Tu prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femme dans ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera une transgression. Tu auras un statut social, ce sera ça et pas autre chose. »
Or, aujourd’hui, il y a une libération dans tous les sens du terme par rapport aux contraintes de la socialisation des individus. On est entré dans une époque d’illimitation dans tous les domaines, et c’est en cela que nous avons le désir d’infini. Cette libération est en un sens une grande conquête. Il n’est pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi – et c’est un très grand thème – apprendre à s’autolimiter, individuellement et collectivement. La société capitaliste est une société qui court à l’abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer.
Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote – une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire- là.
La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. La liberté, c’est l’activité. Et la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est- à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. C’est cela le grand problème de la démocratie et de l’individualisme.
À l’inverse du processus constituant que propose l’appel publié par Libération – car c’est bien de cela qu’il s’agit –, nous entendons amorcer une destitution pan par pan de tous les aspects de l’existence présente. Ces dernières années nous ont assez prouvé qu’il se trouve, pour cela, des alliés en tout lieu. Il y a à ramener sur terre et reprendre en main tout ce à quoi nos vies sont suspendues, et qui tend sans cesse à nous échapper. Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.
« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! »
Rapide comme l’éclair, lundimatin a décidé de prolonger cette invitation en offrant quelques pièces au débat. À n’en pas douter, la déréliction générale de la gauche amènera tout un chacun à adhérer à cette nouvelle théorie de la destitution, cependant, reconnaissons que le concept est encore bien flou et que certains éclaircissements sont de rigueur. À cette fin, nous avons décidé de publier cette intervention inédite de Giorgio Agamben. À l’été 2013, sur la plateau de Millevaches, était organisé un « séminaire » intitulé : Défaire l’Occident. Environ 500 participants avaient discuté une semaine durant du cours du monde et souvent même de son effondrement. Il s’agissait de clarifier théoriquement un certain nombre de points problématiques pour la jeunesse d’aujourd’hui : l’amour, la démocratie, l’économie, la magie, la cybernétique, etc.
Un certain nombre d’intellectuels de renom y prirent part comme Eva Illouz, Xavier Papaïs, Jacques Fradin, Franco Piperno et bien d’autres.
Le titre des réflexions que je vais partager avec vous serait « pour ou vers une théorie de la puissance destituante ».
Avant d’en venir à ce problème, je crois qu’il me faut un peu revenir en arrière, pour interroger l’itinéraire qui m’avait amené à poser ce problème.
Si je devais me poser à moi-même la question : qu’est-ce que j’ai voulu faire quand j’ai entrepris cette espèce de longue archéologie du politique qui se met sous le titre Homo sacer ?
Je crois qu’il ne s’agissait pas pour moi de corriger ou de réviser, de critiquer des concepts ou des institutions de la politique occidentale ; ça peut être important, mais mon but était plutôt celui de déplacer les lieux même du politique, et pour cela, avant tout, d’en dévoiler les lieux et l’enjeu véritable.
Je vais aller très vite pour résumer ces points.
Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans la politique occidentale, c’est quelque chose comme une opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à inclure la vie dans le système par son exclusion. Et là, le concept d’exception était utile.
« Exception » signifie étymologiquement prendre quelque chose au-dehors, c’est-à-dire exclure quelque chose et l’inclure par son exclusion même. Il me semble que l’opération originaire du politique est de cet ordre-là et la vie est quelque chose de non politique, d’impolitique qui doit être exclu de la cité, du politique et par cette exclusion elle va être inclue et politisée.
C’est une impression complexe et étrange, c’est-à-dire que la vie n’est pas politique en elle-même mais elle va être politisée. Il faut qu’elle soit politisée et de cette façon elle va devenir le fondement même du système.
Vous voyez là qu’on peut dire que, dès le début, la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même. Voilà, ça veut dire que le lieu du politique est quand même la vie mais à travers une opération de division, d’exclusion, d’articulation, d’inclusion etc.
Donc le politique c’est quand même la vie capturée sous une certaine modalité. Je vais essayer de définir cette structure d’exception.
Ce qui m’était apparu, c’est que par cette opération, la vie est divisée d’elle-même et elle se présente sous la forme de la vie nue, c’est à dire d’une vie qui est séparée de sa forme. Mais la stratégie il me semble, est toujours la même, on retrouve cette stratégie partout : par exemple, j’avais essayé de l’éclaircir chez Aristote.
Aristote ne va jamais définir la vie et depuis toujours c’est comme ça et même aujourd’hui. La vie n’est jamais définie mais par contre ce qui n’est pas défini est divisé et articulé, vous savez bien : vie végétative, vie sensible, vie des relations. On ne sait pas ce qu’est la vie mais on sait très bien la diviser, et comme vous savez, par la technique aujourd’hui même, produire cette division, réaliser cette division.
C’est dans ce sens que dans le premier volume du livre, je disais que l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir est justement cette articulation de la vie, cette production de la vie nue en tant qu’élément politique originaire. Parce que ce qui résulte de cette opération finalement, c’est la production de cette étrange chose qu’il ne faut pas du tout confondre avec la vie naturelle.
La vie nue n’est pas du tout la vie naturelle, c’est la vie en tant qu’elle a été divisée et incluse de cette façon dans le système.
Là, on peut essayer de montrer aussi d’autres aspects de cette opération plus étroitement liés à l’histoire de la politique. Par exemple, les travaux sur le rôle de la guerre civile dans cette perspective dans la Grèce ancienne, dans l’Athènes classique. Christian Meier et d’autres historiens ont montré qu’au Ve siècle en Grèce, il se passe une chose très singulière : on assiste à une tout autre façon de définir l’appartenance sociale des individus.
Jusqu’à ce moment-là, cet historien montre que l’inclusion dans la cité, dans la polis, se faisait par des états et des conditions sociales. Il y avait des nobles, des membres de communautés cultuelles, des marchands, des paysans, des riches. Et donc l’inclusion était définie par cette pluralité des conditions.
Ce qui se passe au Ve siècle, c’est l’apparition du concept de citoyenneté comme le concept qui va définir l’appartenance sociale des individus à la ville. Il appelle ça une politisation, c’est à dire que par ce concept de citoyenneté que nous avons (malheureusement) hérité de la Grèce classique, la vie politique va se définir par la condition et le statut pas seulement formel ou juridique mais qui définit l’action même du citoyen. C’est à dire que le critère du politique va être la citoyenneté et la polis, la cité va se définir par la condition, l’action, le statut des citoyens.
C’est une chose qui nous apparaît tout à fait claire, même triviale, mais c’est à ce moment-là que ce concept est apparu en tant que seuil de politisation de la vie. C’est-à-dire que la vie des citoyens va s’inscrire dans la cité par ce concept qui est donc un seuil, qui définit un seuil de politisation.
La polis, la cité devient donc un domaine qui définit la condition des citoyens en tant que clairement opposé et distingué de la maison. Polis et oïkos : la maison (qui définit la condition de la vie du règne de la nécessité, de la vie reproductive etc.) est clairement, par le concept de citoyenneté, séparée de la cité. Et là, c’est un point important, on retrouve cette même division dont j’avais parlé avant entre la vie naturelle, la zôè et le bios, la vie politique. Là on le retrouve par l’opposition de la maison, la famille, l’oïkos, l’économie et la polis, le politique.
Mais vous voyez que si je parle d’un seuil de politisation, c’est que vraiment le politique apparaît dans cette dimension comme un champ de tension défini par des pôles opposés, la zôè (la vie naturelle) et le bios (la vie politique) ; la maison (l’oïkos) et la polis (la cité). Ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est un champ de tension entre ces deux pôles.
Et là, on voit bien le rôle que la guerre civile va jouer dans ce champ de tension. Là j’étais parti des recherches de Nicole Loraux sur la guerre civile, stasis, à Athènes. Loraux dit que la guerre civile est une guerre dans la famille, c’est une guerre dont le lieu originaire est justement la maison, la famille, une guerre entre frères ou entre fils et pères, etc. Mais ce qui m’est apparu en prolongeant ces recherches, c’est que la guerre civile fonctionne en Grèce, et notamment à Athènes, comme un seuil qui va définir ce champ de force dont les deux pôles extrêmes sont la famille, la maison et la cité.
Et en traversant cette espèce de seuil, ce qui n’est pas politique se politise et ce qui est politique se dépolitise. C’est seulement si on voit la guerre civile dans cette perspective qu’on comprend des choses qui nous apparaîtraient étranges. Comme la loi de Solon qui dit que si, quand il y a une guerre civile, un citoyen ne prend pas les armes pour un des deux partis, il est infâme, il est exclu des droits politiques. Cette chose nous apparaît bizarre et chez Platon, on trouve des tas de discours du même ordre.
La guerre civile c’est le moment où les frères deviennent ennemis et l’ennemi devient frère donc de la confusion entre ces deux champs (la maison et la cité, la zôè et la polis). On a un seuil entre les deux et en le traversant il y a une politisation de la vie ou une dépolitisation de la cité.
Ça ne veut pas dire que les grecs considéraient que la stasis, la guerre civile, était quelque chose de bien, mais ils voyaient en elle justement une espèce de seuil de politisation : un cas extrême où ce qui n’est pas politique va devenir politique et ce qui est politique va s’indéterminer dans la maison.
Voilà, à la base de ma recherche, il y avait cette espèce d’hypothèse que le politique était un champ de tension entre ces deux pôles et qu’entre les deux, il y a des seuils qu’il faut traverser. Donc ça c’était le premier déplacement quand je disais un déplacement du lieu du politique, c’était une sorte de première étape dans ce déplacement.
Il y avait aussi après d’autres aspects qui s’étaient révélés tout à fait importants pour moi : la politique dans notre tradition de la philosophie politique a toujours été définie au fond sur des concepts qui sont la production et la praxis, la production et l’action. On a toujours pensé : il y a du politique là où il y a poiesis, production et praxis, action. Et encore chez Hannah Arendt c’est comme ça, les concepts fondamentaux restent ces deux-là.
Là aussi, il me semblait nécessaire d’opérer un déplacement et les deux concepts qui me sont apparus à la place comme tout à fait importants pour définir une nouvelle idée du politique ce sont au contraire (des concepts que je vais nommer rapidement) : d’une part l’usage et de l’autre quelque chose qu’en français on pourrait traduire par désœuvrement à condition de l’entendre au sens actif, c’est à dire une action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose.
Je vais très vite vous dire quelque chose sur ces deux concepts qui me paraissent importants.
D’abord le concept d’usage. J’avais rencontré ce concept depuis longtemps dans beaucoup de domaines mais tout à coup, c’était en lisant la Politique d’Aristote. Vous savez qu’au début de la Politique d’Aristote, il y a cette chose quand même assez étrange : le traité sur la politique commence par un petit traité sur l’esclavage, les 30 premières pages de la politique d’Aristote sont un traité sur l’esclavage, sur la relation maître/esclave.
Mais ce qui avait attiré mon attention c’est que dans ce contexte, donc avant de définir l’objet du politique, Aristote définit l’esclave comme un Homme, un être humain (il ne fait pas de doute pour Aristote que l’esclave est un être humain) dont l’œuvre propre (ergon en grec) est l’usage du corps. Il n’explique pas cela et en effet les historiens ne s’y sont pas arrêtés mais ça me semblait très intéressant.
Qu’est que ça veut dire « usage du corps » ? J’ai donc un peu travaillé, d’abord pour comprendre d’un point de vue sémantique, immédiat et je suis tombé sur ce fait linguistique que les verbes grecs et latins que nous traduisons par user, utiliser, faire usage (kresteï en grec et uti en latin) n’ont pas de signification propre. Ce sont des verbes qui tirent leur signification du mot qui les suit, qui n’est pas à l’accusatif mais au datif ou au génitif. J’ai pris des exemples très simples parce que c’est important.
Par exemple : le grec kresteï theon, littéralement faire usage du dieu mais la signification exacte c’est consulter un oracle, kresteï nostou, faire usage du retour qui signifie éprouver de la nostalgie, kresteï symphora, faire usage du malheur qui veut dire être malheureux, kresteï polei, faire usage de la cité veut dire participer à la vie politique, agir politiquement, kresteï gynaïki, faire usage d’une femme qui veut dire faire l’amour avec une femme et kresteï keïri, faire usage de la main qui est donner un coup de poing.
Et en latin c’est la même chose, on voit qu’il n’a pas de signification propre mais la reçoit par son complément (qui n’est pas à l’accusatif mais au datif). On se donne à cette chose, si on se donne à cette chose, on en fait usage.
On voit bien une chose qu’il ne faut jamais oublier : les analyses grammaticales sont des analyses philosophiques et métaphysiques même. On ne peut pas comprendre une chose si on ne comprend pas que la grammaire contient en elle-même toute une métaphysique qui s’est cristallisée dans le langage.
Il y a des analyses de ce très grand linguiste qu’est Benveniste qui montrent que les verbes de ce genre sont des verbes qu’on a classifié dans la grammaire comme des moyens, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni actifs ni passifs. Et donc là, Benveniste essaye d’éclaircir la signification de ces verbes qui ne sont ni actifs ni passifs. Il dit que, tandis que normalement (par exemple dans l’actif), le procès, l’action, sont extérieurs au sujet et qu’il y a un sujet actif qui agit au-dehors de lui-même, dans ces verbes-là, les moyens, le verbe, indiquent un processus qui a lieu dans le sujet.
C’est-à-dire que le sujet est intérieur au processus. Le grec gignomaï ou le latin nascor (naître) ou bien morior (mourir), ou bien patior (souffrir), etc. Ce sont des verbes où le sujet est intérieur à l’action et l’action est intérieure au sujet, indétermination absolue non seulement entre actif et passif mais aussi entre sujet et objet.
Benveniste essaye de définir encore mieux et à un moment il donne cette définition qui était pour moi très éclairante. Il s’agit, dit-il, chaque fois de situer le sujet par rapport au processus selon qu’il est extérieur, comme dans l’actif, ou intérieur, et de qualifier l’agent selon que dans l’actif il effectue une action et que dans les moyens il effectue en s’affectant. C’est-à-dire en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même.
Cette formule de « il effectue en s’affectant » est très importante pour moi. On voit bien qu’avec ces moyens donc ce n’est ni actif/passif, ni sujet, ni objet, on pourrait dire que par exemple le verbe kresteï, faire usage, exprime la relation qu’on a avec soi, l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec autre. Faire usage du retour (éprouver de la nostalgie) : c’est l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec le retour.
Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.
Et donc si on revient à cette idée de l’usage du corps qui est devenue pour moi très importante pour définir le politique, on pourrait imaginer cette expression kresteï somatos, faire usage du corps, et cela voudrait dire l’affection que l’on reçoit en tant qu’on a un rapport avec des corps. A mon avis, c’est la vie en tant que lieu véritable du politique. S’il y avait un sujet du politique, ce serait celui qui est affecté par sa relation avec des corps.
C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.
Le deuxième concept était celui du désœuvrement : il faut l’entendre comme s’il existait un verbe actif œuvrer ou ouvrer (qui existait en ancien français). Désœuvrer serait donc rendre inopérant, désactiver une œuvre. Ce n’est pas du tout une inertie, ne rien faire (ce qui est aussi important) mais par contre une forme encore d’action, de praxis ou d’œuvre, une opération qui consiste à désœuvrer les œuvres.
Ce que je voulais faire entendre par cela, c’est que d’abord, il y a un passage dans l’Ethique d’Aristote qui m’a toujours semblé important, où Aristote essaye de définir la Science politique (episteme politike) en tant qu’elle a son but dans le bonheur etc. Et à ce moment-là, il pose une question qui lui apparait quand même absurde mais qu’il pose très sérieusement.
Il dit au sujet du concept d’œuvre (ergon, qui définit l’activité propre, le but propre, l’énergie propre de chaque être) : on parle d’œuvre pour les menuisiers. Pour les joueurs de flûte, il y a bien sûr une œuvre (jouer de la flûte), pour les sculpteurs aussi (faire des statues) mais est ce qu’il y a une œuvre pour l’homme en tant que tel comme on le définit pour les menuisiers, sculpteurs, chanteurs, architectes etc ?
Et à ce moment, il dit : ou bien doit-on penser que l’homme en tant que tel est argos ? C’est-à-dire sans ergon : désoeuvré, sans œuvre. Est-ce que l’homme en tant que tel n’a pas un ergon propre, une œuvre propre, un but propre, une vocation propre, une définition possible, etc ? Bien sûr, Aristote pose cette question mais la laisse tomber, parce que lui par contre a une réponse. Il va dire que l’ergon de l’homme, c’est l’activité selon le logos, etc.
Mais moi par contre, j’avais été frappé par cette possibilité et je m’intéressais plutôt à cette chose qu’il avait posé comme une hypothèse un peu étrange, c’est-à-dire l’idée que par contre il faut le prendre au sérieux, que l’homme est un être qui manque d’un ergon propre.
L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre, mais justement il me semblait que c’est cela qui peut permettre de définir pourquoi il y a de la politique.
Si l’homme avait un ergon propre prédéterminé par la nature, la biologie, le destin, il me semble qu’il n’y aurait ni éthique ni politique possible parce qu’on ne devrait qu’exécuter des tâches. L’action la plus misérable que l’homme puisse faire : exécuter des tâches.
Voilà, j’avais essayé de définir ce concept. Le désœuvrement d’abord n’est pas une suspension de l’activité mais une forme particulière d’activité et deuxièmement, j’avais immédiatement vu que dans l’histoire de la pensée occidentale, c’était justement un problème qu’on n’avait jamais posé.
L’idée de toute inactivité, l’idée, surtout dans le monde moderne à partir du christianisme par exemple, que Dieu puisse être un être oisif est quelque chose qui répugne les théologiens. Dieu non seulement a créé le monde mais ne cesse de le créer et ne cesse d’agir, ne cesse de le gouverner, la création est continue et l’idée qu’un dieu puisse être inactif ou désœuvré et une chose monstrueuse pour les théologiens et je crois que toute la tradition de la modernité se fonde sur le refoulement du désœuvrement.
Un des lieux où ce problème a été pensé, c’est le problème de la fête. C’est un des lieux où dans notre tradition, on essaye de donner une place au désœuvrement.
Et dans notre société moderne, c’est un peu calqué sur le concept du shabbat, c’est-à-dire la suspension de l’activité. La fête consisterait à suspendre l’activité, ce serait donc une suspension provisoire des activités productives. On voit que en même temps c’est un problème perçu mais en même temps qui est bien limité, dans des limites qui excluent, qui rendent impossibles de le penser véritablement.
Mais si on réfléchit à la fête même, on voit bien que ce n’est pas du tout la définition de la fête, la suspension du travail, parce que dans la fête, même si dans le shabbat toute activité productive est interdite, on fait des choses : on fait des repas et dans les fêtes on s’échange des dons.
On fait des choses mais toutes les choses qu’on fait sont soustraites à leur économie propre, sont destituées de leur économie propre. C’est-à-dire que si on mange ce n’est pas pour se nourrir mais être ensemble, faire l’expérience d’une festivité, si on s’habille ce n’est pas pour se protéger du froid, c’est là aussi pour autre chose, pour un autre usage et surtout si on s’échange des choses ou des dons, ce n’est pas par un échange économique.
La fête est définie non pas simplement par une action mais par un genre particulier d’opération. C’est-à-dire que les activités humaines sont soustraites à leur économie propre et par cela ouvertes à un autre usage possible.
Les folklores sont remplis de ces choses, la fête des morts dans le folklore sicilien, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons, dans Halloween. Dans Halloween, les enfants sont les morts qui réapparaissent et prennent ou volent même les choses qui sont dans une certaine économie et en les soustrayant à l’économie, on les ouvre à cette chose qu’on appelle l’étrenne, le cadeau, etc.
Donc c’était pour vous montrer tout simplement qu’on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage.
Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.
Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant.
Et les masques c’est la même chose. Que sont les masques si ce n’est une neutralisation du visage ? Le masque va rendre inopérant le visage, va désœuvrer le visage, mais en cela, il en montre ou en expose quelque chose même de plus vrai.
Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage.
Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.
Là c’est quelque chose qui fait partie presque anthropologiquement de la condition humaine.
Par exemple la bouche est une partie de l’appareil digestif de l’homme, c’est même le premier élément du système digestif. Que fait l’homme ? L’homme détourne la bouche de cette fonction pour en faire le lieu du langage. Et donc toutes les dents qui servent à mâcher vont servir à faire les dentales, etc.
Vous voyez, l’homme marche par désœuvrement même des fonctions biologiques. Même les fonctions biologiques du corps sont ouvertes à un autre usage. Le baiser c’est la même chose, il prend cet élément digestif et en fait un autre usage.
Donc le désœuvrement est une activité propre de l’homme qui consiste à désœuvrer les œuvres économique, biologique, religieuses, juridiques sans simplement les abolir. Le langage n’est pas aboli. Qu’est-ce que ça pourrait être un désœuvrement de la loi ? On va le voir, la loi n’est pas simplement abolie mais soustraite à son horrible économie et on peut en faire peut-être un autre usage.
Et là je peux enfin en venir à mon problème de la puissance destituante.
Parce que si on met au centre de la politique non plus la poiesis et la praxis, c’est-à-dire la production et l’action mais l’usage et le désœuvrement, alors tout change dans la stratégie politique.
Notre tradition a hérité ce concept de pouvoir constituant de la Révolution française. Mais ici, on doit penser quelque chose comme une puissance destituante. Parce que justement le pouvoir constituant est solidaire de ce mécanisme qui va faire que tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué.
C’est ce qu’on a toujours vu, les révolutions se passent comme ça : on a une violence qui va constituer les droits, un nouveau droit, et après on aura un nouveau pouvoir constitué qui va se mettre en place. Tandis que si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué qui a été, comme vous le savez, la tragédie de la Révolution.
C’est ça qui s’est passé et on le voit partout même maintenant, par exemple dans la révolution du Printemps arabe. Immédiatement, on a fait des assemblées constituantes et ça a été suivi par quelque chose de pire que ce qu’il y avait avant. Et le nouveau pouvoir constitué qui s’est mis en place par ce mécanisme diabolique du pouvoir constituant devient un pouvoir constitué.
Donc à mon avis ce sont des concepts qu’il faut avoir le courage d’abandonner : en finir avec le pouvoir constituant. Negri ne serait pas d’accord mais il faut penser un pouvoir ou plutôt une puissance qui ait la force de rester destituante.
Ça nous engage à élaborer une tout autre stratégie. Par exemple, si on pense une violence, cette violence doit être purement destituante. Il faut faire attention, si c’est une violence qui va constituer un nouveau droit, on a perdu.
Donc il faut penser les concepts de révolution, d’insurrection, d’une toute autre façon ce qui n’est pas facile.
Là je voulais donc uniquement quelques repères. C’est tout un travail à faire que vous devez faire aussi, que j’ai essayé de faire moi aussi. Mais pour l’instant, comme c’est un travail en cours, je voulais uniquement vous donner quelques éléments du moment où il me semble que dans notre tradition, on a essayé de penser cela.
La première chose qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’essai de Walter Benjamin sur la critique de la violence. C’est un essai qui, si on le lit dans cette perspective, a vraiment cela au centre.
Dans cet essai, Benjamin essaye de penser ce qu’il appelle « une violence pure », c’est-à-dire une violence qui ne va jamais poser un nouveau droit. C’est-à-dire une violence qui serait capable de briser ce qu’il appelle « la dialectique entre la violence qui pose les droits et la violence qui les conserve ». Notre système politique, ce qu’on avait appelé avant le pouvoir constituant, le pouvoir constitué, c’est ça.
Notre système politique se fonde sur cette idée. Par exemple quand il y a des révolutions, des changements, on a une violence qui fonde un nouveau droit et immédiatement après, cela se traduit dans une violence qui va le conserver.
Et Benjamin dit que c’est ce mécanisme qu’il faut briser et donc il essaye dans ce texte de penser ce qu’il va appeler une « violence pure », une violence divine, peut-importe. Et il va le définir justement comme une violence qui va entsetzen (il emploie le verbe allemand) : qui va déposer le droit, sans fonder un nouveau droit.
C’est-à-dire une violence qui brise son rapport avec le droit. Il essaye de trouver des exemples dans la mythologie grecque et surtout dans l’idée de Sorel de grève générale prolétaire. Il y voit une forme de violence pure dans le sens où elle ne va pas constituer de droit, elle n’est pas dirigée à obtenir et constituer un nouveau droit. C’est une violence qui reste purement destitutive par rapport au droit existant.
C’est un exemple qui me semble important parce qu’il a bien vu justement que le problème c’est de briser ce rapport.
Un autre exemple qui me vient à l’esprit c’est ce que Paul (l’apôtre) essaye de faire dans ses lettres. C’est-à-dire qu’il va définir les rapports entre le Messie et la Torah (la loi juive) par le verbe grec katargeïn qui veut dire rendre argos, rendre inopérant, désactiver.
Ce qu’il dit en fait, c’est : nous sommes des juifs et bien sûr on ne va pas détruire la loi, on ne va pas détruire la Torah, mais on va la rendre inopérante, argos, la désœuvrer.
Et donc le Messie n’est pas quelqu’un qui simplement abolit la loi, c’est quelqu’un qui la désœuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vraiment son problème : penser un rapport à la loi qui, sans tout simplement la nier, l’éliminer, nie le fait qu’on doit exécuter des commandements, tout autre rapport à la loi.
C’est un trait du messianisme juif qui va jusqu’aux formes qu’il a pris au XVIIe siècle dans le sens que l’accomplissement de la loi est sa transgression, comme dit Sabbataï Tsevi. Donc dans le messianisme il y avait ce problème : penser un rapport à la loi qui ne soit pas son exécution, son application.
C’est très intéressant : est-il possible de penser un rapport à la loi qui la désactive, qui la rende inopérante en tant que commandement et en permet un autre usage ? C’est ce que c’était au début pour Paul et qui après est devenu le christianisme, qui a complètement trahi cette chose.
Mais il y a une chose par exemple qui peut être utile dans cette perspective. Paul a dit une chose à un certain moment pour comprendre ce que pourrait être ce rapport à la loi qui ne l’exécute pas sans l’abolir. Il dit, pour exprimer la condition messianique, que la condition maintenant c’est que ceux qui ont une femme comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent une maison comme s’ils ne la possédaient pas etc.
Par exemple, tu es né dans une certaine condition sociale, tu es esclave, fais-en usage. Et il emploie cette expression du verbe kresteï.
C’est-à-dire que le problème n’est pas tout simplement : je suis esclave et je vais devenir libre, d’abord fais-en usage. Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition.
Ce n’étaient que des exemples, je ne suis pas en train de dire que c’est ça qu’il faut faire, c’était juste pour vous montrer que dans certains moments de notre tradition de pensée on a quand même ce problème.
Et là, c’est une chose qui me semble aussi importante, il me semble que c’est cette puissance destituante que la pensée du XXe siècle a essayé de penser, sans y réussir vraiment.
Ce qu’Heidegger pense comme destruction de la tradition, ce que Schürmann pense comme déconstruction de l’arché, ce que Foucault pense comme archéologie philosophique, c’est-à-dire remonter à un certain arché, un certain a priori historique et essayer de le neutraliser.
Il me semble que ce sont des essais qui vont dans cette direction (et c’est ce que moi-même j’ai essayé de faire) sans peut-être vraiment y arriver. Mais c’est cela, c’est la destitution des œuvres du pouvoir, pas simplement l’abolition.
C’est quelque chose d’évidemment très difficile parce qu’aussi on ne peut pas la réaliser uniquement par une praxis. C’est-à-dire que le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce-que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie.
Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ne n’est par cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.
Vous voyez pourquoi c’est difficile puisqu’il ne s’agit pas de telle action, on va faire ci, on va faire ça. Ça ne suffit pas. Il faut d’abord constituer une forme-de-vie.
Et là on peut revenir à pourquoi il est si difficile de faire cela. Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir quelque chose ?
Benjamin dit une fois que la véritable anarchie est l’anarchie de l’ordre bourgeois et dans le film Salo de Pasolini, il y a un fasciste qui dit à un moment que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir. C’est quelque chose qu’il faut prendre à la lettre.
Donc le pouvoir marche par capture de l’anarchie, le pouvoir qu’on a en face n’est fonction que parce qu’il a reçu, inclus (toujours ce processus de l’exclusion incluante) l’anarchie.
Même chose avec l’anomie, c’est évident avec l’état d’exception : notre pouvoir marche en étant capable d’inclure, de capturer l’anomie. L’état d’exception est une absence de loi tout simplement, mais une absence de loi qui va devenir intérieure au pouvoir, à la loi.
C’est cela qui est compliqué. On ne peut pas accéder à l’anarchie, on ne peut pas accéder à l’anomie. Et on pourrait continuer, notre pouvoir dit démocratique se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre.
Voilà, mais c’est justement cela qui rend si compliqué l’essai d’accéder à l’anarchie, d’accéder à l’anomie. On ne peut pas y accéder immédiatement parce que d’abord il faut désactiver, désœuvrer, destituer l’anarchie du pouvoir.
C’est-à-dire que la véritable anarchie n’est rien d’autre que la destitution de l’anarchie du pouvoir. Et c’est pour ça qu’on ne peut pas la penser parce que si on essaye de penser l’anarchie, on a en face ce que le pouvoir en a fait, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous, le désordre…
Si on essaye de penser l’anomie, on a cette chose absurde : le manque de loi, le chaos où chacun fait ce qu’il veut. Mais c’est faux, ça c’est l’image que la capture de l‘anarchie, la capture de l’anomie, nous laissent en face. Si d’abord on arrive à désactiver l’anarchie et l’anomie capturées par le pouvoir, peut-être alors que la véritable anarchie peut réapparaître.
C’est pour ça que des travaux comme ceux des anthropologues Clastres et Sigrist sont importants. Ils montrent très clairement que ce n’est pas du tout vrai. Si on regarde les sociétés primitives, on voit l’anarchie mais ce n’est pas du tout ce que notre tradition politique nous présente. Par exemple, dans le livre de Sigrist, il emploie la formule « anarchie contrôlée ». C’est pour dire que c’est une absence de pouvoir mais pas du tout la guerre de tous contre tous, le chaos, ce sont des formes différentes. C’est aussi ce qu’Illich a essayé de penser par ce concept de « vernaculaire ». Ce n’est pas l’anarchie que l’on croit.
C’est cette chose-là qui me semblait importante : on ne pourra pas accéder à une véritable pensée de l’anarchie si on ne neutralise pas d’abord l’anarchie que le pouvoir contient en son centre.
Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.
J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme.
C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.
Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : « 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. »
Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. Mais aussi je voudrais m’arrêter sur le dernier point : le concept du comment.
Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.
Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique.
Mais là, je crois qu’il faut encore poursuivre, éclaircir. La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.
Et là vous voyez que c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.).
Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.
Divin n’est pas l’être en soi mais son « ou bien », son sive, ses modifications. Je ne sais pas si on pourrait dire : le fait de se « naturer » dans ce mode, naître dans ce mode.
Donc vous voyez la différence, toutes les critiques qu’on a fait au panthéisme dans le sens que c’est absurde de penser que être = mode, Dieu = nature, c’est faux. Ce n’est pas ça : Dieu se modalise, c’est la modalisation, la modification qui est importante. Dieu, le divin n’est que ce processus de modification.
Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela.
Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel.
Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.
Bon, et je crois que j’en ai même trop dit.
Une chose qu’on avait discutée l’autre soir : tout cela implique aussi qu’il y a un autre concept politique dans notre tradition qu’il faut repenser. C’est celui d’organisation. Parce que vous comprenez que si la définition d’une forme-de-vie que je donne est correcte, la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?
Et donc à mon avis le problème de l’organisation politique est l’un des problèmes majeurs de notre tradition politique et il faut le repenser.
Laurence Engel, actuellement médiatrice du livre, a été nommée à la tête de la Bibliothèque nationale de France pour succéder à Bruno Racine. Laurence Engel a été précédemment conseillère de Catherine Tasca, directrice des affaires culturelles de la Mairie de Paris et directrice du cabinet d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture. Laurence Engel, 49 ans, est la première femme nommée à la tête de la BnF, plus important établissement culturel de l’hexagone. Nommée pour un mandat de cinq ans, elle succède à Bruno Racine. Largement pressentie pour ce poste, Laurence Engel a parcouru toute sa carrière dans l’administration de la culture jusqu’à son dernier poste de « Médiatrice du livre ».
Elargissement des publics et enjeu numérique
La nomination d’un nouveau président de la BnF était particulièrement attendue alors que Bruno Racine a officiellement quitté ses fonctions le 1er avril. Il s’agit d’ailleurs de l’une des premières nominations depuis l’arrivée d’Audrey Azoulay à la Culture, en février. « Première femme nommée à ce poste, Laurence Engel aura pour mission première de proposer une politique des publics ambitieuse, à la fois attentive aux étudiants et chercheurs français et étrangers, mais aussi résolument tournée vers une population plus jeune et parfois éloignée de la culture », souligne le communiqué du ministère de la Culture annonçant son arrivée à la tête de la BnF.
Autre défi que devra poursuivre Laurence Engel à la tête de la Bnf : le numérique. La présidente, poursuit le communiqué, devra définir « les grandes lignes d’une stratégie numérique audacieuse, poursuivant le déploiement de la Bibliothèque numérique Gallica, portée par Bruno Racine ces dernières années et qui lui vautaujourd’hui le statut de première bibliothèque numérique francophone dans le monde ».
Normalienne, diplômée de Sciences Po, énarque, conseillère maître à la Cour des comptes, Laurence Engel a déjà été directrice du cabinet de Jérôme Clément, président d’Arte et de La Cinquième quand elle entre au ministère de la Culture en 2000 comme conseillère de Catherine Tasca sur l’audiovisuel et le cinéma. Devenue conseillère pour la culture auprès de Bertrand Delanoë, elle prend la tête des Affaires Culturelles de la Ville de Paris à partir de 2008.
Ancienne directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti
Avec l’arrivée de François Hollande aux affaires, Laurence Engel devient directrice du cabinet d’Aurélie Filippetti ministre de la Culture. Un poste qui lui est presque « naturellement » attribué compte tenu de son parcours, mais qu’on a vite fait d’associer, dans les médias, à l’arrivée à l’Elysée de son compagnon Aquilino Morelle, comme conseiller de François Hollande. Et son départ, en 2014, à celui du conseiller du président, alors que Laurence Engel affirme l’avoir elle-même décidé et programmé.
Depuis cette date, Laurence Engel était présidente du conseil d’administration de l’Institut national d’Histoire de l’Art, présidente de la commission financière de l’AFP et surtout « Médiatrice du livre », autorité administrative indépendante chargée de la conciliation des litiges portant sur l’application de la législation autour du livre et de l’édition, et notamment au prix du livre.