Aux Etats-Unis, nouveau recul sur la protection des données personnelles

Aux Etats-Unis, nouveau recul sur la protection des données personnelles

Aux Etats-Unis, nouveau recul sur la protection des données personnelles. Clemens Bilan. AFP

Depuis octobre, de nouvelles règles imposaient aux fournisseurs d’accès à Internet de demander l’accord de leurs clients avant de vendre leurs données à des fins publicitaires. Un projet de résolution voté ce mercredi vise à les annuler.

Entre la vie privée des citoyens et les intérêts des opérateurs de télécommunications, le Sénat américain a manifestement fait son choix. Il a en effet voté, ce mercredi, un projet de résolution visant à abroger des règles adoptées en octobre dernier par la Commission fédérale des communications (FCC), durant la fin de mandat de Barack Obama. Ces nouvelles règles imposaient aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) d’obtenir l’autorisation de leurs clients avant de collecter et monnayer leurs données personnelles – notamment leur géolocalisation ou leur historique de navigation – à des fins publicitaires.

Une évolution qui avait fortement déplu aux principaux acteurs du secteur, AT&T, Comcast et Verizon, qui se sont particulièrement fait entendre sur le sujet depuis l’arrivée aux manettes de Donald Trump, et la nomination par ce dernier d’un nouveau président, Ajit Pai, à la tête de la FCC. Pour les sénateurs républicains qui ont propulsé le projet de résolution, l’obligation faite aux FAI a pour tort principal d’accorder un avantage concurrentiel à Facebook, Google ou Twitter, qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes, sur le marché publicitaire… Il s’agirait donc, selon l’expression du sénateur républicain Bill Nelson, interrogé par Reuters, de «rétablir l’équilibre de l’écosystème d’Internet». Outre sa logique très particulière d’alignement par le bas, le texte pose un autre problème : il empêcherait à l’avenir la FCC de rétablir des règles similaires.

Pour le sénateur démocrate Bill Nelson, vent debout contre le projet de résolution, les FAI américains «veulent pouvoir vendre [les données personnelles] au plus offrant sans que le consommateur le sache et y consente». Même son de cloche du côté de l’American Civil Liberties Union (Aclu), dont la conseillère législative, Neema Singh Guliani, voit dans ce vote un «sacrifice du droit à la vie privée des Américains, dans le but de protéger les profits des grandes entreprises de l’Internet». L’Aclu en appelle désormais à la Chambre des représentants pour mettre un coup d’arrêt au texte.

Amaelle Guiton

Source : Libération 23/03/2017
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L’envers du décor

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Votre télé, votre espion

Les récentes révélations sur les pratiques d’écoute de la CIA nous ouvrent les yeux sur les dangers du monde virtuel, constate Neue Zürcher Zeitung :

«Les divulgations prouvent à un vaste public ce que les experts en sécurité rabâchent depuis des années déjà : le nouveau monde numérique est extrêmement vulnérable. On sait depuis plus de deux ans que les téléviseurs connectés à Internet peuvent être autant d’espions dans notre propre salon ; le producteur Samsung l’a clairement indiqué. Mais ce genre de mises en garde passent au second plan car le désir de bénéficier de nouveaux services numériques confortables est plus fort. On ne veut pas se priver du confort de pouvoir dire à son téléviseur sur quelle chaîne passer, alors on ferme les yeux sur le fait qu’il enregistre aussi les conversations privées. … De la gamelle du chien à la balance en passant par le babyphone, on a l’impression que tout et n’importe quoi doive être interconnecté, pour peu qu’un raccordement à Internet soit possible. Mais ce que Wikileaks vient de dévoiler nous donne à voir l’envers du décor.»

Marie-Astrid Langer

Source : Neue Zürcher Zeitung (CH) 09/03/2017

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Harcèlement scolaire : l’Etat reconnu en partie responsable du suicide d’une collégienne

Nora Fraisse, la mère de Marion Fraisse, au tribunal, à Paris, le 14 novembre 2013. FRED DUFOUR / AFP

Nora Fraisse, la mère de Marion Fraisse, au tribunal, à Paris, le 14 novembre 2013. FRED DUFOUR / AFP

Les investigations ont confirmé « des infractions pénales imputables » notamment au principal du collège et à des membres de son équipe.

Victime de harcèlement dans son collège de l’Essonne, il y a quatre ans, la jeune Marion Fraisse, 13 ans, s’était donnée la mort chez elle par pendaison. Dans un jugement du 26 janvier, révélé jeudi 2 février, le tribunal administratif de Versailles a reconnu l’Etat partiellement responsable du drame. En conséquence, l’Etat a été condamné à verser 18 000 euros de dommages et intérêts à la famille de l’adolescente.

L’Etat est reconnu coupable de n’avoir pas détecté ni empêché le harcèlement de la jeune fille par certains de ses camarades de classe. Il lui est également reproché de n’avoir pas entendu les multiples appels à l’aide lancés par sa mère auprès du personnel enseignant et de la direction du collège Jean-Monnet de Briis-sous-Forges. Le tribunal considère notamment que :

« L’absence de réaction appropriée à des événements et des échanges hostiles entre élèves qui se déroulaient pour partie sur les lieux et pendant les temps scolaires caractérise un défaut d’organisation du service public de l’enseignement de nature à engager la responsabilité de l’administration ».

« Véritable désorganisation » au sein du collège

Le tribunal souligne cependant qu’une grande partie des menaces et insultes proférées à l’égard de l’adolescente ont transité par moyens électroniques, notamment sur Facebook, et donc ont échappé au contrôle du personnel éducatif, atténuant ainsi la part de responsabilité de l’administration.

Les investigations diligentées ont confirmé « des infractions pénales imputables » notamment au principal du collège et à des membres de son équipe d’encadrement, avait fait savoir l’avocat de la famille, MDavid Père, en mars 2016.

D’après Me Père, « le collège souffrait d’une véritable désorganisation, au sein de laquelle plusieurs élèves faisaient l’objet de comportements violents en toute impunité ». « Les obligations incombant aux personnels de l’éducation nationale, notamment en matière de prévention et de sécurité des élèves, n’ont pu être respectées », avait-il déploré.

Source Le Monde AFP 02/02/2017

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Le « New York Times » gagne 300 000 abonnés en trois mois

 L’application du « New York Times » consultée à Pékin le 5 janvier. L’application du « New York Times » consultée à Pékin le 5 janvier. FRED DUFOUR / AFP

L’application du « New York Times » consultée à Pékin le 5 janvier.
L’application du « New York Times » consultée à Pékin le 5 janvier. FRED DUFOUR / AFP

Le quotidien américain a vu le nombre de ses abonnements en ligne faire un bond de 19 % depuis fin septembre 2016. Sur un an, la hausse s’élève à 45,9 %.

Le New York Times a gagné quelque 296 000 abonnés en ligne sur les trois derniers mois de 2016, a-t-il annoncé jeudi 2 février, un bond considérable de 19 % depuis la fin septembre, période correspondant aux derniers mois de l’élection présidentielle américaine. A la fin de l’année 2016, le groupe de presse comptait 1,853 million d’abonnés au seul service en ligne, en hausse de 45,9 % par rapport à 2015.

Résolument tourné vers le numérique et ses supports dématérialisés, le New York Times ne communique plus séparément les chiffres d’abonnements aux seules éditions papier ou mixte (papier + Internet).

Lors d’une conférence téléphonique, le PDG, Mark Thompson, a précisé que le nombre total d’abonnés, tous supports confondus, atteignait 2,9 millions depuis la fin 2016. Il a ajouté qu’à cette date, le portefeuille d’abonnés était supérieur à 3 millions. Par comparaison, il a rappelé qu’en 1993, au plus haut de l’ère tout papier, le nombre d’abonnés n’était que de 1,8 million.

« Nous ne faisons que commencer », a assuré M. Thompson. « Je pense qu’il y a un immense potentiel de croissance en matière d’abonnements et de chiffre d’affaires. »

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Le numérique pour compenser le papier

Le groupe est, comme beaucoup d’autres, lancé dans une course contre la montre pour compenser la chute des ventes des éditions papier et de la publicité imprimée. Sur le seul quatrième trimestre, cette dernière a baissé de 20 %. Le repli s’accélère, car il n’est que de 15,8 % sur l’ensemble de l’année. Quant au recul des ventes des éditions imprimées, le New York Times en fait état mais ne donne aucun chiffre.

La publicité sur les supports numériques a progressé, elle, de 10,9 % au quatrième trimestre, un rythme plus soutenu que celui enregistré sur l’année (+ 5,9 %). La publicité dématérialisée représente désormais 41,9 % des revenus publicitaires du groupe (au quatrième trimestre), contre 34,1 % seulement un an plus tôt.

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L’entreprise dit s’attendre à une baisse des recettes publicitaires entre 5 % et 10 % au premier trimestre 2017 par rapport à la même période de 2016. Au total, sur l’année, le chiffre d’affaires du New York Times accuse un léger repli de 1,5 % à 1,55 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros). Quant au bénéfice net, en partie affecté par des charges de restructuration, il est en baisse de 62 % sur l’année à 23 millions de dollars.

A la Bourse de New York, le titre a terminé la séance de jeudi à l’équilibre à 13,55 dollars, dans un marché quasiment inchangé également (– 0,03 %).

Diversification

Déjà très actif dans la vidéo, le New York Times a poursuivi sa diversification en lançant, mercredi, une émission d’information quotidienne en podcast, « The Daily ».

Ce programme de quinze à vingt minutes, téléchargeable tous les matins à partir de 6 heures, entre en concurrence non seulement avec les autres podcasts, notamment ceux d’autres quotidiens comme le Washington Post et le Wall Street Journal, mais aussi avec des matinales radiophoniques.

Lors de la conférence téléphonique, Mark Thompson a révélé que « The Daily » s’était hissé, jeudi, en tête des podcasts les plus téléchargés aux Etats-Unis.

Source AFP 03.02/2017

 

Le « New York Times » segmente ses abonnements Web

 NYT Opinion, nouvelle offre d'abonnement en ligne du "New York Times".

NYT Opinion, nouvelle offre d’abonnement en ligne du « New York Times ».

L’application NYT Opinion illustre la nouvelle stratégie du quotidien américain, visant à recruter de nouveaux abonnés numériques avec des offres ciblées à coûts réduits.

l n’y a plus une, ni deux, mais trois, et bientôt quatre applications mobiles du New York Times. En faisant son apparition sur les plateformes IOS  le 4 juin, NYT Opinion donne accès aux tribunes et textes des éditorialistes du journal pour 6 dollars par mois (4,40 euros). L’application doit « attirer plus efficacement les lecteurs fidèles à notre contenu, tout en les rapprochant des chroniqueurs », a indiqué Andy Rosenthal, éditeur des pages Opinions, dans un communiqué.

  • Quatre nouvelles offres d’abonnements

NYT Opinion est introduite près de deux mois après les débuts d’une autre application, NYT Now.

– NYT Now : symbole d’une « nouvelle stratégie de segmentation de l’offre » numérique selon l’analyste des médias Ken Doctor, cette application mobile, lancée en avril, propose une sélection du meilleur des articles du titre. Seule, elle vaut 8 dollars par mois (5,90 euros) mais est accessible aux abonnés numériques.

– Times Premier : ce service premium a été présenté une semaine avant NYT Now. C’est une option haut de gamme (10 dollars) qu’on peut ajouter à toute formule d’abonnement pour avoir accès à des contenus « bonus », comme des articles sur les coulisses d’une enquête, photos non publiées, sélection de livres numériques ou de vidéos

– NYT Cooking : dans la lignée de ces déclinaisons, une application mobile de niche dédiée à la cuisine devrait être lancée prochainement.

  • Proposer des offres moins chères

Avec ces nouvelles applications, le New York Times viserait « un public plus jeune, qui cherche à s’informer à des prix plus raisonnables », explique au Monde le directeur du laboratoire d’analyse des médias d’Harvard, Joshua Benton.

Elle permettent en tout cas à la marque New York Times d’offrir des prix d’entrée plus bas : 6 ou 8 dollars par mois.

A titre de comparaison, il faut débourser 15 dollars pour s’abonner via le site et son smartphone, 20 dollars pour le site et sa tablette et 35 dollars pour tous les supports.

La version la plus chère (l’accès numérique complet Times Premier) vaut 45 dollars/mois.

  • La « deuxième phase » de la stratégie numérique-maison

Pour M. Benton, le New York Times cherche surtout à franchir une nouvelle étape, après avoir réussi à fidéliser une solide base d’abonnés aux offres standard : sur le numérique, avec presque 800 000 abonnés (en augmentation de près de 78 % en deux ans), les offres payantes génèrent des revenus supérieurs à ceux de la publicité en 2013.

Denise Warren, vice-présidente du pôle produits numériques et services du groupe, voit dans cette diversification la « deuxième phase » de la stratégie numérique du New York Times, trois ans et demi après avoir crée un « mur payant », depuis adopté par d’autres sites d’information (X articles par mois sont gratuits, puis il faut s’abonner). Après avoir « converti les lecteurs les plus fidèles à l’abonnement numérique, nous voulons désormais satisfaire une demande plus large et des lecteurs à la recherche d’un accès privilégié à des contenus précis », a indiqué au Monde Mme Warren.

  • Sur le Web, les abonnements rapportent plus que la publicité

Que pourraient rapporter ces nouveaux produits au titre ? Au New York Times, on refuse de communiquer des objectifs et les nombres d’abonnés de ces applications de niche. Ken Doctor prédit lui 200 000 abonnés à NYT Now d’ici à deux ans. « Si le New York Times peut générer 20 millions de dollars avec chacun de ces quatre produits, le titre doublerait les revenus issus de ses offres payantes sur le numérique », qui ont plafonné à 150 millions de dollars (110 millions d’euros) en 2013.

L’image d’un titre vieillissant, en crise et luttant pour s’adapter à la transition numérique décrite dans le documentaire A la une du New York Times (2011), semble donc avoir changé. M. Doctor estime à 500 le nombre de sites d’information américains qui ont repris le système de « mur payant » à la suite du New York Times avéré. Le site a aussi innové sur Internet avec des articles multimédias qui ont suscité de l’admiration dans la profession.

  • Rapport interne alarmiste

Pourtant, le titre ne montre pas que des signes d’optimisme. En mai 2014, quelques jours après la démission controversée de la directrice de la rédaction Jill Abramson, un rapport interne confidentiel dressait un tableau alarmiste du numérique au New York Times.

Si ces nouvelles applications sont des succès, d’autres pourraient suivre, ce que n’écarte pas Mme Warren dans une interview au site Capital New York : « Quand on pense à la profondeur et à la largeur du New York Times, on peut laisser aller notre imagination » pour créer d’autres applications. Ken Doctor voit dans les rubriques Voyages, Technologie ou Cinéma de potentielles applications à succès, imaginant surtout ce « mur payant 2.0 » comme un « futur modèle pour les sites d’information ».

Elian Peltier

Le Monde 06/06/2014

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L’anthropologie entre les lignes Entretien avec Tim Ingold

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L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.

Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.

Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy

Le regard d’un anthropologue sur la philosophie

J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.

À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.

À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.

J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.

En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.

L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.

Le faire et l’art de produire

Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.

J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.

Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.

Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?

De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.

C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.

Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.

Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.

Anthropologie versus acteur-réseau ?

J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.

J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.

Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.

Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.

L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique

Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.

Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.

Source : La Vie des idées , 13 mars 2014.
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