Installations Simon Starling et Maxime Rossi à découvrir au MRAC. Un reflet des temps nouveaux qui tisse des liens alternatifs avec le monde d’hier pour que le courant passe entre les cultures.
Plus qu’un simple reflet du passé, les deux artistes présents au Musée Régional d’Art Contemporain (MRAC) de Sérignan proposent un flirt poussé avec la machine. Ils usent tous deux d’un parcours musical, comme si la meilleure façon de conserver un moment qui semble révolu était de la placer dans l’actualité, dans un temps habité de son et de silence.
« Le travail de Maxime Rossi se plait à convoquer des icônes musicales qui peuplent notre imaginaire collectif « , souligne Sandra Patron, la directrice du MRAC qui assure le commissariat des deux expositions. Né en 1980 l’artiste parisien dont le travail a été présenté au Palais de Tokyo, au Museo Madre de Naples ainsi qu’à la Biennale de Sydney en 2014, a conçu Chrismas on Earth Continued spécifiquement pour le MRAC. L’installation s’inscrit dans la lignée du travail que développe l’artiste autour du rapport émotionnel que la musique engage avec le spectateur, des procédés scéniques, et des techniques de sample.
Chrismas on Earth Continued
Thriller psychédélique Chrismas on Earth (1963) est l’unique film achevé de la figure légendaire de l’underground américain, Barbara Rubin, inspirée du recueil de poèmes Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud. Une ode à la jeunesse et à ses tourments, au sexe et au Rock’n roll… Dans son installation, Maxime Rossi évoque cet événement qu’il juxtapose avec le festival Chrismas on Earth continued qui eut lieu en 1967, au cours duquel Pink Floyd reprit le fameux morceau Louie Louie.
« J’ai cherché à faire des connexions entre ces deux événements au coeur de la contre culture des années 60, explique Maxime Rossi, si le festival resta dans les mémoires comme un naufrage commercial, financier, et artistique avec la déchéance physique de Syd Barret et d’Hendrix, il fut aussi l’objet de manipulations politiques. Dans un moment d’intense paranoïa aux Etats-unis, lié au contexte de la guerre froide, les paroles de la chanson Louie Louie étaient vécues par le FBI comme un vecteur de pornographie. Ce qui n’était pas le cas, mais les agents du FBI ont passé des mois à chercher et retourner le texte de la chanson dans tous les sens pour y trouver un sens obscène. Tant et si bien que face à leur insuccès ils ont fini par inventer des paroles violentes.»
L’installation invite à une immersion corporelle dans un vaste espace sombre, où se mêlent faits réels, rumeurs colportées et faits alternatifs. Le visiteur pénètre dans un monde hallucinatoire qui reste cependant très référencé. La musique et les images sont mixées dans un système de rotation aléatoire sans fin et sans répétition. L’artiste ayant confié l’écriture spatiale et de sa partition à un ingénieur chargé de la finaliser avec la création d’un algorithme. « Quand on évoque l’époque psychédéliques, on pense souvent à des personnes défoncées mais c’est aussi une esthétique, une présence vague, une chose qui module sans cesse…»
Simon Starling Photo Jmdi
Ghost stories
L’artiste anglais Simon Starling centre depuis vingt ans son oeuvre sur l’histoire dont il revisite les formes et la façon dont elles mutent à travers les époques et les cultures. Le MRAC propose quatre de ses derniers projets sous le titre A l’ombre du pin tordu.
Au XVIII e siècle l’inventeur Joseph Marie met au point les premières cartes perforées pour les métiers à tisser technique reprise au milieu du XIX par Charles Babbage pour la conception des premiers ordinateurs. Simon Starling qui a du nez, découvre à Turin dans une fabrique de textile un piano et une partition en hommage au son produit par les machines à tisser. De là naîtra Red Green Blue, Loom music en 2015 à découvrir au 1er étage du MRAC.
Le deuxième projet présenté réinvestit la pièce At the Hawk’s Well montée par le poète dramaturge irlandais W.B Yeat au coeur des horreurs de la Grande guerre. Dans cette pièce se croisent le folklore Irlandais, le mouvement moderniste occidental et le Théâtre Nô. Cette fusion, issue de multiples collaborations inspire At Twilight (au crépuscule). Simon Starling rejoue la vive dramatisation du théâtre Nô en offrant une représentation saisissante des êtres présents qui infusent nos actes et nos pensées.
Avec El Eco, l’artiste nous entraîne au musée de Mexico City où une fresque murale réalisée en 1953 rend hommage à la fête des morts. Une réflexion sur le temps qui passe à travers un saisissant aller-retour entre passé et présent.
Le parcours se conclue en musique avec The Liminal Trio Plays the Golden Door, une installation qui imagine la rencontre possible entre trois musiciens migrants qui ont débarqué d’Europe à Elis Island aux Etats-Unis au début du XXe siècle. Un travail d’une grande force et d’une absolue poésie.
Jean-Marie Dinh
Au MRAC Occitanie à Sérigan jusqu’au 18 mars 2018.
Rens : 04 67 32 33 05
L’écrivain Brian Aldiss est mort le 19 août, à l’âge de 92 ans. Photo DR
L’écrivain et essayiste britannique, légende de la science-fiction, est mort le 19 août à 92 ans.
Une de ses nouvelles avait tellement fasciné Stanley Kubrick que le réalisateur avait rêvé pendant vingt ans de l’adapter. Ce fut fait par Steven Spielberg sous le titre d’Intelligence artificielle (IA, 2001). Brian Aldiss avait écrit cette histoire d’enfant androïde qui désespère de toucher le cœur de sa mère adoptive en 1969 pour la revue Harper’s Bazaar. L’écrivain britannique, grand maître de la science-fiction, récusait cette seule étiquette. «Je ne suis pas qu’un auteur de SF, disait-il à Libération lors d’une rencontre à Paris en 2001, devant un whisky dans un café du quartier de Saint-Germain qu’il affectionnait tous deux. Je suis un écrivain avant tout.» Ce grand homme tenait alors avec classe ses 75 ans et publiait en français chez Métailié un crépusculaire roman de genre, Mars la blanche, en même temps qu’une fiction crétoise facétieuse, la Mamelle de Némésis.
(…)
Ses sujets rejoignent alors les préoccupations sociales et expérimentales du courant de la SF anglaise, la New wave, apparu dans les années 60, dont il sera une des figures avec J.G. Ballard et John Brunner. Comme eux, il collabore à la revue qui l’incarne, New Worlds, dirigée à partir de 1964 par Michael Moorcock. Son roman Croisière sans escale (1958) raconte la rencontre de Roy Complain avec un vaisseau naviguant depuis tant de générations de Terriens que ses passagers en ont oublié pourquoi ils sont là. «L’histoire que voici est celle d’une idée sublime», souligne le prologue. Ce roman mal reçu à l’époque est désormais un classique. Son expérience à Sumatra et en Birmanie lui inspire un recueil de nouvelles post-apocalyptiques (le Monde vert, 1962, prix Hugo). En 1968, il imagine une tour implantée en Inde au début du XXIe siècle qui permet l’observation d’une population enfermée subissant sa surcroissance. La Tour des damnés, réédité en 2013 aux éditions du Passager clandestin, fait alors écho à des préoccupations de l’époque explorées aussi dans des dystopies de Harry Harrison (Soleil Vert, 1966) ou de John Brunner (Tous à Zanzibar, 1968).
Le Ring-Théâtre laisse libre court à son imagination Crédit Photo dr
Le Ring-Théâtre présente Edward II du sulfureux auteur élisabéthain Christopher Marlowe dans une version débridée à souhait au Chai du Terral de St-Jean-de-Védas
La tragédie élisabéthaine ne se résume pas au seul Shakespeare. Il faut notamment compter avec le mystérieux Christopher Marlowe (1564-1593) dont la compagnie Ring-Théâtre a la bonne idée de nous rappeler l’existence avec une adaptation d’Edward II qui sort des carcans sclérosant. En cela, l’équipe de douze comédiens applique les principes même du théâtre élisabéthain dont la théorie comme la pratique mettent en évidence une certaine liberté de composition.
Concernant la règle de bienséance, il ne faut pas trop en attendre de Christopher Marlowe. Ce tumultueux dramaturge figure comme l’un des précurseurs de la tragédie moderne, pour le créateur du vers blanc (non rimés) et pour un père fondateur du drame élisabéthain. On le soupçonne d’avoir été un espion d’Élisabeth Ière et surtout de professer l’athéisme, ce qui lui valu quelques démêlées judiciaires. Il connaît une fin précoce à 25 ans, suite à une rixe ou un assassinat, on le retrouve avec un couteau dans l’œil. C’est dire si Marlowe reste un auteur stimulant pour les artistes contemporains en peine de transcrire la violence du monde ordinaire dans lequel ils baignent.
Pour revenir au sujet du drame, Edward II (1592) met en scène le meurtre par empalement du roi éponyme. Le Ring-Théâtre se saisit du drame, de la guerre, des combats, et des crimes de sang pour laisser libre court à son imagination qui ne se satisfait d’aucune limite. La tragédie du malheureux Edward II, trop raffiné pour les brutalités de son temps prend parfois une tournure inattendue et cette grande fresque, passe du tragique à la joyeuseté.
L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.
Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.
Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy
Le regard d’un anthropologue sur la philosophie
J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.
À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.
À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.
J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.
En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.
L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.
Le faire et l’art de produire
Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.
J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.
Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.
Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?
De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.
C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.
Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.
Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.
Anthropologie versus acteur-réseau ?
J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.
J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.
Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.
Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.
L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique
Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.
Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.
Le Brexit a secoué la communauté européenne, voilà quelques mois, et c’est avec un aplomb prophétique que Michel Houellebecq, voyageant en Argentine, envisage que la France suive le même chemin. Parlera-t-on de Francie – sortie de la France de l’Europe? ? L’écrivain y croit fermement…
À l’occasion d’une rencontre qui se déroulait à Buenos Aires, Michel Houellebecq était interrogé par l’écrivain Gonzalo Garcès ce 10 novembre, rapporte l’agence EFE. Neuf années après son premier voyage en Argentine, ce grand retour du romancier français était manifestement très attendu. Au menu, trois journées de rencontres et d’échanges, pour parler de son œuvre littéraire, mais également de sa relation aux arts.
Le Brexit aurait dû donner des idées…
Comme toujours, Houellebecq n’était pas vraiment là où l’on pouvait l’attendre, et c’est plutôt une vision politique qu’il a livrée. « La France est très proche de quitter l’Europe […]. Les Français sont dans l’Europe contre leur volonté », a-t-il asséné. En juin dernier, le romancier bichait déjà de ce que l’Angleterre puisse donner, avec le Brexit, le grand signal de départ « pour le démantèlement. J’espère qu’ils ne me décevront pas. J’ai été contre l’idée européenne dès le début. Ce n’est pas démocratique, ce n’est rien de bon ».
Maintenant, il jubile, avec un peu de retenue : « Il est dommage que le Brexit n’ait pas fait abandonner l’idée d’une Union européenne définitivement. Je ne comprends pas pourquoi avoir tant de regrets. Je n’ai jamais constaté de points positifs dans le projet européen : tout est basé sur de faux fondements. […] L’Union européenne n’est qu’une idée de technocrates qui ne saisissent pas pleinement les spécificités de chacun pays ».
Cependant, peu de chances que l’on voit dans l’Hexagone surgir un personnage tel que Donald Trump, estime-t-il. Ce serait d’ailleurs « une erreur d’associer Trump à Marine Le Pen », indique-t-il. S’il a assisté à la présidentielle américaine en y voyant « quelque chose d’ennuyeux », c’est avant tout parce qu’il est fatigué « de voir le vide de ce spectacle » politique.
Marine Le Pen pourrait atteindre la présidence en France, mais probablement pas en 2017. « Bien qu’elle gagne toujours plus de voix, elle est encore loin d’avoir les voix nécessaires pour remporter une élection présidentielle. »
Depuis longtemps, Houellebecq clame de toute manière que l’Europe, et la France en priorité doivent se déconnecter des États-Unis. La Chine ou l’Inde représente des enjeux bien plus importants, et des partenaires plus considérables. Trump, avait-il dit, n’est qu’un affreux, mais c’est l’affreux problème des Américains, uniquement.
La France se meurt, mais moins que d’autres
Et de poursuivre : « La France est un pays en train de mourir [mais] se débat plus que les autres pays européens », tout en cherchant à revenir à ses origines. Or, contrairement à d’autres États comme l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne, « où les populations déclinent rapidement, ce n’est pas le cas en France : la démocratie est en croissance ».
Affirmant qu’il a conscience de ce que son travail entraîne des polémiques, partout où il passe, le prix Goncourt 2010 jure cependant ne pas rechercher ces controverses.
Et revenant sur Soumission, le roman sorti le jour des attentats perpétrés chez Charlie Hebdo, il précise qu’il n’y a aucune critique de la religion, mais de la politique. « Il n’y a aucun vrai musulman dans ce roman. Il y a des personnalités politiques qui ont des ambitions politiques et l’idée de se servir de l’islam pour accomplir leurs ambitions. Aucun fanatique. Aucun pratiquant : juste des politiques. »
Pour autant, les attaques d’islamistes radicaux se poursuivront, prophétise-t-il.
Lui-même ne s’intéresse à la politique que pour ce qu’elle représente de tactique, de stratégie, mais certainement pas pour son contenu, reconnaît-il. Avec une idée toutefois : « Le système politique suisse, de démocratie directe, je l’apprécie. C’est un pays qui fonctionne mieux que la France et où l’on tire le français vers le haut. »