Crise de la dette : «Les Brics sont en position de force»

 

Alors que les pays de la zone euro traversent une crise majeure de leurs dettes souveraines, les grands pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ont fait savoir qu’ils allaient discuter la semaine prochaine de la possibilité de venir en aide à l’Europe. Tout un symbole, nous explique Alexandre Kateb, économiste, directeur de Competence Finance et maître de conférence à Sciences-Po.

En quoi l’annonce des Brics est-elle symbolique ?

C’est un véritable retournement. Un bouleversement du centre de gravité de l’économie financière de la planète. Les pays émergents ont été aidés par les pays développés durant les années 1990 lorsqu’ils étaient traversés par des crises. Aujourd’hui, l’inverse va peut-être se produire.

A l’aune de cette crise, les pays émergents apparaissent désormais comme les plus solides. Ils sont en position de force. Se portent garants de la croissance économique mondiale et de la santé des pays européens en convalescence ou gravement atteints. Et sont prêts à prendre une responsabilité plus grande dans la gouvernance économique et financière mondiale. C’est très fort symboliquement.

Il faut dire que par le passé, les Brics ont longtemps été économiquement inféodés à l’occident.

Parmi les Brics, le seul pays qui a conquis très tôt son autonomie est la Chine. A partir de 1949 et pendant les années de libéralisation sous Deng Xiaoping, elle n’a jamais souscrit une dette importante au niveau international.

La Russie, l’Inde, le Brésil… Tous les autres grands pays émergents ont en revanche eu recours à l’aide internationale via le FMI ou bien à travers les aides du Trésor américain.

L’Inde a eu recours au FMI en 1991 pour éviter une crise de sa balance courante après plusieurs crises économiques. En contrepartie, le Fond monétaire exige alors une libéralisation de son économie et une gestion très prudente au niveau macroéconomique.

Pendant des années, la Russie a été portée à bout de bras par le FMI, mais celui-ci ne parvient pas à éviter le défaut de la dette souveraine russe en 1998. Elle aussi a dû mettre en place des réformes économiques majeures.

Le Brésil a quant à lui connu des crises à répétition pendant les années 1980 et 1990. La dernière, qui date de 1999, a mené à une dévaluation très forte de sa monnaie vis-à-vis du dollar. Le FMI lui est alors venu en aide, et lui a imposé une remise en ordre économique. Il a aussi demandé au Brésil des privatisations et des dégraissages massifs parmi les fonctionnaires. Plusieurs millions d’emplois ont été perdus. Depuis, le pays a pris ses distances vis-à-vis du FMI.

On se doute que les Brics ne proposent pas leur aide à l’Europe par altruisme. Quel intérêt auraient-ils à acheter davantage d’obligations européennes?

En soutenant la zone euro, ils se soutiennent eux-mêmes. Leurs économies sont dépendantes de la croissance de la zone euro. Les Brics ne veulent pas que le moteur de la consommation s’arrête en Europe. C’est particulièrement vrai pour la Chine. Et le Brésil et la Russie seraient très impactés par ricochet en cas de récession mondiale, car ils fournissent les matières premières. L’Europe absorbe les deux tiers des exportations énergétiques russes.

Investir davantage dans les obligations européennes permettrait également aux Brics de réduire leurs dépendance vis-à-vis du dollar. Notamment pour la Chine, qui dispose de 3000 milliards de réserve de change. Elle a toutes les réserves nécessaires pour venir au secours de l’euro tout en diversifiant ses risques et en prenant pied dans la zone euro. Ce faisant, elle permet aussi à ses entreprises d’être accueillies plus positivement dans la zone. C’est donnant-donnant.

Soutenir l’euro, c’est également favoriser la consolidation de cette monnaie, véritable alternative au dollar, et donc sortir de l’hégémonie américaine.

Les Brics pourront-ils observer une coordination politique pour venir en aide à l’Europe ?

C’est surtout le symbole qui est recherché. Après, chaque pays va mettre en oeuvre les mesures qu’il jugera conformes à son intérêt. En terme de diversification des réserves de change, par exemple, la Chine n’a pas la même marge de manoeuvre que l’Inde.

Il y aura en tout cas des signaux forts pour montrer que les Brics vont soutenir l’euro et augmenter leurs achats d’obligation. Pas question pour eux d’acheter de la dette grecque ou portugaise. Mais plutôt de la dette allemande ou française, voire italienne. Les Chinois souhaitent notamment acheter des obligations en Italie. Mais ils sont prudents. Ils sont prêts à prendre des risques en pensant au long terme, mais ils ne veulent pas non plus hypothéquer leur trésor de guerre.

Concrètement, cela pourra rassurer les marchés, montrer que les pays européens ne sont pas les seuls à se préoccuper de la crise de la zone euro. Et qu’une solution internationale peut être mise en place.

Recueilli  par Laura Thouny (Libération)

Alexandre Kateb est économiste, directeur de Competence Finance et maître de conférence à Sciences-Po. Il a écrit «Les nouvelles puissances mondiales : pourquoi les Brics changent le monde» aux éditions Ellipses.

Voir aussi : Rubrique Brics, rubrique UE, rubrique Finance, rubrique Co Developpement,

 

En finir (vraiment) avec l’ère Pinochet

Chili été 2011

Par Victor de La Fuente

Des centaines de milliers de personnes dans les rues des grandes villes du pays (1), et ce depuis plusieurs mois ; le maire de Santiago qui suggère de faire appel à l’armée pour éviter que la commémoration du 11 septembre 1973 (date du coup d’Etat contre le président Salvador Allende) ne fasse l’objet de débordements : le Chili vit une période inédite.

Jamais, depuis la fin de la dictature en 1990, le pays n’avait connu d’aussi importantes mobilisations. Jamais, depuis 1956, un gouvernement démocratique n’avait fait face à une telle contestation populaire. A l’origine de ce mouvement, les étudiants ont placé le gouvernement de M. Sebastián Piñera (droite) dans une position délicate : sa cote de popularité – 26 % – fait d’ores et déjà de lui le président le moins populaire depuis le retour à la démocratie.

Cette longue bande de terre qui longe l’océan Pacifique était pourtant le dernier pays de la région où l’on attendait une telle effervescence. Le « jaguar » latino-américain, « modèle typiquement libéral » (2), ne faisait-il pas l’admiration des éditorialistes en vue ? La stabilité politique y était assurée, expliquaient-ils, puisque « la réalité y avait fini par éroder les mythes et les utopies de la gauche, la plaçant (…) sur le terrain de la réalité, douchant ses fureurs passées et la rendant raisonnable et végétarienne [sic] (3) ». Le 28 avril 2011, pourtant, les étudiants chiliens montraient les dents. Et pas les molaires.

Ce jour-là, les étudiants des établissements publics et privés dénoncent le niveau d’endettement qu’implique l’accès à l’éducation supérieure. Dans un pays où le salaire minimum s’établit à 182 000 pesos (moins de 300 euros) et le salaire moyen à 512 000 pesos (moins de 800 euros), les jeunes déboursent entre 170 000 et 400 000 pesos (entre 250 et 600 euros) par mois pour suivre un cursus universitaire. En conséquence, 70 % des étudiants s’endettent, et 65 % des plus pauvres interrompent leurs études pour des raisons financières (4).

Réunissant huit mille personnes, cette première manifestation ne semble pas, a priori, promise à un quelconque avenir. Elle vient néanmoins gonfler un peu plus le fleuve de la protestation sociale, déjà nourri par diverses mobilisations à travers le pays : en faveur d’une meilleure redistribution des profits liés à l’extraction du cuivre à Calama, du maintien du prix du gaz à Magallanes, de l’indemnisation des victimes du tremblement de terre de janvier 2010 sur la côte, du respect des Indiens Mapuches dans le sud (5), ou encore de la diversité sexuelle à Santiago. Au mois de mai, le projet HidroAysén avait lui aussi participé à unir un peu plus les Chiliens – contre lui.

Piloté par la multinationale italienne Endesa-Enel, associée au groupe chilien Colbún, et soutenu par le gouvernement, les partis de droite et certains dirigeants de la Concertación (6) (centre-gauche), ce projet de construction de cinq immenses barrages en Patagonie avait été approuvé sans la moindre consultation citoyenne. Devant l’ampleur de la mobilisation (plus de trente mille personnes à travers le pays), le gouvernement se trouve dans une situation compliquée.

En juin, la mobilisation étudiante atteint sa vitesse de croisière : le 16 se produit la première manifestation de deux cent mille personnes – la plus grande depuis la période de la dictature. Organisant des grèves massives et bloquant des lycées, les manifestants dénoncent la « marchandisation de l’éducation » et exigent « un enseignement gratuit et de qualité » : une revendication qui remet en cause les fondations mêmes du « modèle chilien », hérité de la dictature (lire dans cette page « Un héritage encombrant »). Dans les rues, les étudiants ne s’y trompent pas, qui scandent « Elle va tomber, elle va tomber, l’éducation de Pinochet ! », en référence aux slogans entendus lors des manifestations contre la dictature, il y a plus de vingt ans (« Elle va tomber, elle va tomber la dictature de Pinochet ! »).

Car si le Chili de Pinochet a constitué un « laboratoire » pour les politiques néolibérales, c’est aussi dans le domaine de l’éducation. Le rêve que l’économiste monétariste Milton Friedman formulait en 1984, les généraux y avaient travaillé dès leur prise du pouvoir.

Rares en 1973, les écoles privées accueillent désormais 60 % des élèves dans le primaire et le secondaire. Moins de 25 % du système éducatif est financé par l’Etat, les budgets des établissements dépendent, en moyenne, à 75 % des frais d’inscriptions. D’ailleurs, l’Etat chilien ne consacre que 4,4 % du produit intérieur brut (PIB) à l’enseignement, bien moins que les 7 % recommandés par l’Unesco. Dans le domaine de l’université – cas unique en Amérique latine –, il n’existe dans le pays aucun établissement public gratuit. Selon le sociologue Mario Garcés, les réformes Pinochet – maintenues et approfondies par les différents gouvernements depuis la chute de la dictature – ont perverti la mission du système éducatif : il visait à l’origine à favoriser la mobilité sociale ; il assure désormais la reproduction des inégalités (7).

Mais – interrogent les étudiants, auxquels n’ont pas échappé les discours satisfaits sur le « développement » de l’économie chilienne (qui lui a ouvert les portes de l’OCDE en décembre 2009) – si l’éducation était gratuite il y a quarante ans, alors que le pays était pauvre, pourquoi devrait-elle être payante aujourd’hui, alors qu’il est devenu (plus) riche ? Une question qui suffit à faire basculer tout une logique cul par-dessus tête, et dont la portée dépasse évidemment le domaine de l’éducation. Comme les revendications étudiantes : tenue d’une Assemblée constituante pour promouvoir une véritable démocratie, la renationalisation du cuivre (8) ou encore la réforme fiscale ; il s’agit, au bout du compte, « d’en finir avec l’ère Pinochet ». Suspicieux face à des dirigeants politiques qui ne leur inspirent plus confiance, les manifestants exigent que l’avenir du système éducatif soit soumis à un référendum (pourtant interdit par la Constitution).

Dénoncer les partis politiques ne signifie pas nécessairement promouvoir une forme d’apolitisme béat. Les étudiants ont occupé les sièges de la chaîne de télévision (Chilevisión), de l’Union démocrate indépendante (UDI – le parti issu du pinochétisme) ainsi que celui du Parti socialiste, identifiés comme trois symboles du pouvoir. Les discours apologétiques d’une gauche institutionnelle qui se dit volontiers coupable d’avoir « trop demandé » – déclenchant ainsi la colère, inévitable, des possédants en 1973 – ou ceux visant à promouvoir le retrait de l’Etat, ne semblent pas avoir prise sur une génération qui n’a pas connu le putsch. Les manifestants n’hésitent pas, d’ailleurs, à réhabiliter la figure de l’ancien président, Salvador Allende : ses discours sur l’éducation, prononcés il y a plus de quarante ans, ont récemment battu des records de consultation sur Internet ; son effigie apparaît de nouveau dans les manifestations, où des pancartes proclament que « les rêves d’Allende sont à portée de main ».

Cette clarté politique n’a pas affaibli le mouvement étudiant – bien au contraire. Ils ont reçu le soutien des universitaires, des enseignants du secondaire, des associations de parents d’élèves, de différentes organisations non gouvernementales (ONG), réunies autour de l’Association chilienne des ONG, Accion (9), et de syndicats importants (professeurs, fonctionnaires, personnels de santé, etc). Bien souvent, la solidarité s’organise pour soutenir les manifestants occupant un établissement, sous la forme de paniers de nourriture que l’on apporte aux « bloqueurs », par exemple. Selon les sondages, pourtant commandités par des médias tous proches du pouvoir, les étudiants jouissent du soutien de 70 % à 80 % de la population.

Alors, pourquoi maintenant ? Certes, le Chili a déjà connu des mobilisations étudiantes, notamment la « révolution des pingouins » (10), en 2006, sous la présidence de Mme Michelle Bachelet (centre-gauche). Toutefois, jamais les manifestations n’attirèrent autant de monde : pendant deux décennies, les gouvernements de centre-gauche de la Concertación parvinrent à administrer l’héritage de la dictature tout en réduisant la pauvreté. Mais en accentuant les inégalités : à l’heure actuelle, le Chili figure au nombre des quinze pays les plus inégaux de la planète (11). Peu à peu, les espoirs de transformation liés à la chute de la dictature ont été douchés, cependant que s’accumulaient les dettes des étudiants.

L’injustice du système est peut-être apparue sous un jour plus cru avec l’arrivée au pouvoir de M. Piñera, lequel s’est vite donné pour mission de renforcer – encore – les logiques de marché au sein du système éducatif. Les conflits d’intérêts au sein du cabinet ont par ailleurs mis en évidence certaines dérives : le ministre de l’éducation de M. Piñera, M. Joaquín Lavín, était également fondateur et actionnaire de l’Université du développement, un établissement privé (12).

La réponse du gouvernement, pour l’heure, consiste à tenter de criminaliser les manifestants. La presse ne manque pas de souligner les exactions de fractions violentes, parfois infiltrées par des policiers en civil (comme l’ont démontré de nombreuses vidéos et photographies (13)). Le 4 août, estimant qu’il y a « une limite à tout », M. Piñera faisait interdire une manifestation sur l’avenue Alameda (choisie par les étudiants parce qu’évoquée par Allende dans son ultime discours) : la répression y fut systématique, avec plus de 870 interpellations. Mais la violence policière n’a fait qu’accroître le soutien populaire aux manifestants. Le soir même, les cacerolazos (manifestations au cours desquelles chacun maltraite une casserole) retentissaient à travers le pays : l’intransigeance gouvernementale avait transformé le défilé en « protestation nationale », terme utilisé pour décrire… les rassemblements en faveur de la démocratie à l’époque de la dictature.

Les étudiants demeurent mobilisés. Avec l’ensemble de leurs soutiens – qui ne ne se cantonnent plus aux classes moyennes, la brèche est ouverte.

Le Monde Diplomatique septembre 2011

 

(1) Plus de deux cents mille personnes les 16 et 30 juin, le 14 juillet puis, à nouveau les 9 et 18 août).

(2) El regreso del idiota, Alvaro Vargas Llosa, Plinio Apuleyo Mendoza, Carlos Albero Montaner, préface de Mario Vargas Llosa, Random House S.A., Mexico, 2007.

(3) Ibid. Lire également Franck Gaudichaud, « Au Chili, les vieilles lunes de la nouvelle droite », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(4) « Estudio sobre las causas de la deserción universitaria », Centro de Microdatos, Département d’Economie, Université du Chili.

(5) Lire Alain Devalpo, « Mapuches, les Chiliens dont on ne parle pas », La valise diplomatique, 15 septembre 2010.

(6) La Concertation pour la démocratie est une alliance de centre gauche, aujourd’hui composée de quatre partis (Parti socialiste [PS], Parti pour la démocratie [PPD], Parti démocrate-chrétien [PDC] et Parti radical social-démocrate [PRSD]) qui a gouverné pendant vingt ans, à la chute de la dictature.

(7) Mario Garcés Durán, directeur de l’organisation non gouvernementale (ONG) Education et communication (ECO). Entretien avec la BBC Monde.

(8) L’entreprise d’Etat d’extraction du cuivre Codelco n’a jamais été privatisée, mais la dictature a ouvert de nouvelles concessions au profit de multinationales. La Concertación a suivi la même politique. A l’heure actuelle, 70 % du cuivre chilien est exploité par des entreprises étrangères. Voir le site du Comité de défense et de réappropriation du cuivre.

(10) Image due à la couleur des uniformes blancs et noirs des élèves des collèges publics.

(11) Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; « Rapport régional sur le développement humain pour l’Amérique latine et les Caraïbes » (pdf).

(12) Le ministre de l’éducation Joaquín Lavín a été remercié en plein conflit, le 18 juillet. M. Piñera l’a maintenu au sein de son cabinet. Le nouveau ministre de l’éducation se nome Felipe Bulnes.

(13) Voir par exemple « Carabineros infiltrados en protestas » sur le site de la chaîne Chilevision.

 

Un héritage encombrant

Constitution
La Constitution en vigueur date de 1980 : elle fut approuvée (grâce à la fraude) sous la dictature. Antidémocratique, elle assure presque mécaniquement la moitié des sièges du Sénat et de la Chambre des députés à la droite chilienne, pourtant minoritaire.

Education
En 1981, Augusto Pinochet réforme le système universitaire et élimine l’éducation supérieure gratuite. Le 10 mars 1990, la veille de son départ, il promulgue la Loi organique constitutionnelle de l’enseignement (LOCE), qui réduit encore le rôle de l’Etat dans l’éducation et délègue de nouvelles prérogatives au secteur privé.

Protection sociale
En 1980, la dictature privatise le système de retraites (Décrets 3.500 et 3.501 proposés par le frère de M. Piñera, José). En 1981 sont créés les Isapres, systèmes de santé privés. Ils ne seront pas renationalisés lors du retour à la démocratie.

Médias
Le jour du coup d’Etat, la junte publie le bando 15 (arrêt n° 15) qui interdit tous les journaux sauf El Mercurio et La Tercera, à l’origine des deux groupes de presse qui contrôlent le secteur des médias chiliens aujourd’hui.

Voir aussi : Rubrique Amérique Latine , Chili, On Line, Du retour des Chicago boys,

Visa pour l’Image : Le plus grand magazine du monde

Guatemala : Une Paix bien plus violente que la guerre. Rodrigo ABD, Associated Press

Festival. Visa pour l’Image est aujourd’hui le lieu de rassemblement majeur des acteurs internationaux de la presse et du photojournalisme. Quelques raisons de ce succès.

Après La gare de Dali, Visa pour l’Image fait de Perpignan le centre du monde à la différence,  que depuis 23 ans, on est passé en mode réaliste. Pendant deux semaines jusqu’au 11 septembre, le festival revient sur « l’actu » de l’année. Les visiteurs* se succèdent continuellement pour découvrir les 28 expositions gratuites de la manifestation. Nombre de regards traduisent un intérêt acéré. Au-delà de l’esthétisme qui demeure au rendez-vous, ils décryptent l’écriture photographique comme une expérience signifiante qui s’offre à leurs yeux.

C’est peu dire que cette forme d’expression n’a rien de commun avec la télévision et les autres médias tant la puissance des reportages sélectionnés emporte. La vision d’actualité du photojournalisme défendue par le fondateur du festival, Jean-François Leroy, refuse la course médiatique pour rester en phase avec ce qui se passe. Une qualité d’exigence rare qui se heurte aux pratiques d’aujourd’hui. Celles qui bradent les valeurs professionnelles, comme la rigueur, l’engagement pour un sujet, et la crédibilité de l’information sous couvert de l’évolution technologique. Comme si rapidité et rentabilité rimaient avec authenticité. Ce sujet  reste au cœur du débat des rencontres professionnelles.

Kesennuma : The man with a dog 22 mars 2011, Issey Kato Reuter

A travers plusieurs séquences, le festival revient sur les événements qui ont mobilisé les grands médias, comme la manifestation sismique au Japon ou la vague du printemps arabe, mais il ouvre surtout sur le hors champ. Des reportages comme celui de Valerio Bispuri qui a sillonné pendant dix ans les prisons d’Amérique Latine, ou de d’Alvaro Ybarra Zavala sur la guerre civile en Colombie témoignent de l’engagement de ce métier. La moisson mondiale des crises écologiques, économiques, démocratiques, et sociales de l’année écoulée a le goût du sang et de l’abandon. Elle suscite aussi de l’espoir à travers la nécessité absolue qui s’impose pour trouver des limites.

* 190 000 visiteurs en  2010

Lima, Pérou, décembre 2006. Détenus dansant dans la cour de la prison. Valéro Bispuri.

A Perpignan le versant Occident n’est pas épargné

A Perpignan l’hémisphère Sud apparaît en première ligne mais  Visa pour l’Image ne fait pas l’impasse sur les dérives sociétales de l’Occident. Shaul Schwarz signe un symptomatique reportage sur la culture narco qui se propage au sein de la communauté latino américaine aux Etats-Unis. Les film narco et les clubs narcocorridos y font fureur sur la côte Ouest, comme les chansons composées à la gloire des trafiquants. « C’est l’expression d’un mode de vie qui s’oppose à la société », explique le photographe américain.

Construction de tombes monumentales au cimetière Jardine del Humaya, Mexique juillet 2009.

 

Une mode  en forme de bras d’honneur à la mort et à la guerre de la drogue qui emporte 35 000 vies par an. Le reportage donne un nouveau visage à la drogue comme instrument de contrôle social. Les images pimpantes du luxe narco sont à rapprocher de celles tout aussi réelles qu’a ramenées Alvaro Ybarra Zavala de Colombie.

Tumaco, Colombie,  2009. La police interroge les occupants d’un bar. Alvaro Ybarra Zavala / Getty Images

 

Avec son travail sur les classes sociales défavorisées en Israël, Pierre Terdjman lutte également contre les idées reçues en touchant du doigt une réalité oubliée. A Lod, dans la banlieue de Tel Aviv, on ne lutte pas contre les « terroristes » mais pour survivre, manger, se soigner, où se payer sa dose dans l’indifférence totale de L’Etat.

Made in England

L’édition 2011 propose aussi deux reportages Made in England, dont l’un des mérites est de faire un peu baisser la tension. Avec « Angleterre version non censurée », Peter Dench porte un regard sans complaisance sur le monde ordinaire de ses compatriotes. « Accoutrements grotesques, mal bouffe et manque de savoir vivre : beaucoup d’Anglais s’obstinent à se rendre ridicules » observe le photographe. Il démontre ses dires à travers un voyage convivial et humoristique où l’alcool, mais peut-être pas seulement, semble tenir un rôle prépondérant.

Jocelyn Bain Hogg s’est lui replongé dans le milieu pour suivre la vie intime des mafieux britanniques. Ce photographe très british a commencé son travail sur la pègre en 2001 avec un reportage intitulé  « The Firm ». Sept ans plus tard il y retourne en axant son sujet sur la famille. « Ce choix m’a permis d’être validé, confit-il, car depuis mes premières visites une bonne part de mes anciens contacts avaient passé l’arme à gauche. » « The Family » débute par une série de portraits tout droit sortis d’un film de Scorsese. Quand on lui demande s’il n’a pas forcé un peu le trait pour que la réalité rejoigne le mythe, Jocelyn Bain Hogg trouve la réponse qui tue : « Ils ont des têtes de gangsters parce qu’ils sont gangsters. On peut penser au cinéma, mais qui était là les premiers: les films ou les gangsters ? »

Ici, on n’est pas dans un film, mais à l’enterrement du père de Teddy Bambam. Jocelyn Bain Hogg VII Network

Le parcours en noir et blanc nous entraîne dans les salles de combats de boxe clandestins que la famille utilise comme autant de business center pour parler affaires, drogue et prostitution… Les expressions de la famille Pyle expriment un mélange de machisme et de violence teinté de culpabilité. On suit Joe, Mitch, Mick, qui font faire leur première communion à leur fils Cassis et Sonny : « Malgré leurs mauvais côtés, ceux sont des êtres humains qui aiment et sont croyants », commente Jocelyn Bain Hogg qui brosse le portrait d’un milieu en perdition détrôné par les mafias de l’Est qui règnent désormais en Angleterre.

Jean-Marie Dinh (La Marseillaise)

Voir aussi : Rubrique Photo, rubrique Médias, rubrique Festival, Visa pour l’Image Cédric Gerbehaye: un regard engagé,

Chili : les étudiants se soulèvent contre les restes de l’ère Pinochet

Le Chili est en proie à un mouvement de contestation estudiantin sans précédent depuis le retour à la démocratie, en 1990. Mardi 9 août, plusieurs dizaines de milliers de manifestants (150 000 selon les organisateurs, 70 000 selon la police) ont battu le pavé de six villes du pays, dont Santiago, sa capitale, pour réclamer une réforme en profondeur du système éducatif et universitaire du pays.

Démarré en juin dernier, ce mouvement a été lancé par le corps enseignant et la jeunesse étudiante, représentée par exemple par Camila Vallejo, militante des jeunesses communistes chilienne et présidente de la Fédération des étudiants de l’université du Chili. Soutenus par près de 80 % de la population, selon un sondage, ils interpellent le gouvernement conservateur de Sebastian Pinera, le milliardaire élu en 2010, pour en finir avec le système éducatif hérité de l’époque Pinochet.

Un système libéralisé par Pinochet

« ¡ Y va a caer, y va a caer, la educación de Pinochet ! » (« Et elle va tomber, et elle va tomber, l’éducation de Pinochet ! ») scandaient les manifestants durant la marche organisée à Santiago. Le système éducatif chilien fonctionne essentiellement sur le modèle de l’université privée. Les facultés publiques, sous-dotées, n’ont pas bonne réputation.

Petit rappel historique : après le coup d’Etat et la chute du président Allende le 11 septembre 1973, le nouveau pouvoir réduit les dépenses publiques. Dans le domaine de l’éducation, le gouvernement décide, entre autres, une réduction drastique de ses programmes d’aides, dont les bourses pour les étudiants modestes. En 1980, la réforme de l’université permet de libéraliser le système. Désormais, chaque formation a son propre prix, et les diplômes, en fonction de l’établissement, donnent accès à des emplois plus ou moins bien rémunérés.

Endettement sur quinze ans

Aujourd’hui, les manifestants reprochent à l’Etat de ne consacrer que 4,4 % de son PIB à l’éducation, bien en deçà des 7 % recommandés par l’Unesco. Le Chili jouit pourtant d’une croissance solide : 9,8 % au premier trimestre 2011, un chiffre inédit depuis seize ans.

« L’université coûte l’équivalent de 400 à 600 euros mensuels, qu’elle soit publique ou privée. Je paie 600 euros par mois pour la scolarité de mon fils à l’université Adolfo Ibanez. Imaginez lorsque vous avez trois ou quatre enfants à charge pour un salaire moyen de 900 euros. C’est impossible de joindre les deux bouts », observe un fonctionnaire et diplomate chilien résidant à Santiago. C’est pourquoi les étudiants et leurs parents s’endettent en contractant des emprunts, parfois sur quinze ans, afin de s’inscrire dans le supérieur.

Si la mobilisation de mardi a marqué un record de participation à travers tout le pays, les revendications estudiantines ne sont pas nouvelles. En 2006, la présidente socialiste, Michelle Bachelet, à peine élue, faisait face à un mouvement de contestation des étudiants contre le prix des transports et des tarifs scolaires, comme l’a raconté Rodrigo Torres, étudiant au Chili à l’époque, sur le blog Carnet du Chili. Sur le fond, rien n’a réellement changé.

« Cacerolazo »

La manifestation de mardi s’est achevée par des heurts entre policiers et manifestants, qui ont employé, pour la première fois depuis les années 1980, les bruits de casserolles, appelés « cacerolazo ». Le chef de l’Etat, dont la côte de popularité n’est qu’à 26 %, selon un récent sondage, a réuni, ce mercredi, son équipe gouvernementale. Il pourrait par exemple décider d’assouplir les exigences pour l’obtention des prêts étudiants et étendre l’accès aux bourses universitaires.

Mais la contestation semble s’étendre à d’autres problématiques que la seule question éducative. « Plus qu’un mouvement étudiant, c’est un ras-le-bol face à un système dont la grande majorité se sent exclue, car si l’éducation est un désastre, le systeme de santé en est un aussi », note ainsi Helen Herting, une lectrice du Monde.fr résidant au Chili.

Mathias Destal (Le Monde)

 

Voir aussi : Rubrique Chili,Cinéma Nostalgie de la lumière, Histoire, rubrique Education, rubrique Amérique Latine,

Musiques du monde : le plaisir caché de la diversité

José Bel le directeur artistique de Fiest’A Sète "j’ai pu mesurer l’emprise totale de la culture anglo-saxonne"

 

Cette semaine, le plateau de Fiest’A Sète n’a pas eu le temps de refroidir. Les pointures de la world music se sont succédé dans l’antre exceptionnelle du Théâtre de la mer. Ici, c’est pas la cantine. On ne sert jamais de plats réchauffés. Depuis quinze ans, le cuisinier en chef José Bel mitonne une programmation aux petits oignons. Il repère, innove, allie les ingrédients artistiques et culturels. Plutôt humble, l’ancien disquaire connaît son métier sur le bout des ongles. Rester ouvert, écouter, et puiser dans sa culture musicale la meilleure façon d’offrir du bonheur. Sa cuisine est réputée. Fiest’A Sète figure parmi les meilleurs festivals de World de l’hexagone. Il comporte aussi des épices qui éveillent le public à la situation internationale.

« Cela fait partie de notre vocation. Qu’est-ce qu’une programmation de musique du monde si ce n’est une ouverture à d’autres cultures ? En tant que disquaire, j’ai pu mesurer l’emprise totale de la culture anglo-saxonne. Pour la programmation, je pars toujours de la notion de plaisir et de découverte. Dans le prolongement, on élargit sa sensibilité et en prenant plaisir on entrevoit ce qu’il y a derrière la musique. »

L’autre face des festivités

La force des musiques du monde tient en partie à la perception que nous donnent les artistes de leurs contextes de vie. Pour une bonne part des invités, l’environnement est loin d’être apaisé comme le révèle le dernier rapport d’Amnesty International qui tient chaque année un stand dans le cadre du festival. « C’est notre base humaniste. On n’entre pas dans la marchandisation grandissante autour des festivals. En dehors des concerts, il y a aussi Les Tchatches musicales à la médiathèque qui donnent l’occasion d’aller plus loin. » Cette année, le spécialiste des musiques du monde Franck Tenaille y a tenu une passionnante conférence sur le thème « Racines et métissages, les musiques, miroir de la mondialisation ». Vendredi, à l’occasion de la venue du Réunionnais Danyel Waro, défenseur invétéré de la culture créole, le spécialiste des musiques africaines, Philippe Conrath a rappelé que jusqu’en 1981 l’administration française interdisait à la population de jouer du Maloya comme d’en fabriquer les instruments traditionnels.

C’est l’autre face de cette musique festive qui nous enchante qui fait aussi la vigueur de son énergie communicative. La liberté de l’échange culturel n’est toujours pas assurée. Comme en témoigne le problème de visa rencontré cette année par l’artiste congolais Zao. « L’ambassade de France lui donnait rendez-vous le 3 aôut pour un concert programmé le 2 août, explique le directeur José Bel. On a pu résoudre le problème in extremis avec le concours du Réseau zone franche*. » Si les heures de Fiest’A Sète sont belles, elles ne sont pas toujours de tout repos.

Jean-Marie Dinh

* Réseau  français consacré aux musiques du monde, Zone Franche est une organisation transversale qui rassemble toutes les catégories d’acteurs du secteur autour des valeurs relatives à la promotion des diversités culturelles.

Voir aussi : Rubrique Musique, Ethiopie Mahmoud Ahmed, Congo La secousse Belili, rubrique Festival, Fiest’A Sète, rubrique, Rencontre, Mory Kanté, Nigéria Seun Kuti,

Rubrique Afrique, Une enquête parlementaire sur la Force Licorne en Côte d’Ivoire ? , La Françafrique se porte bien, rubrique Livre, Petite histoire de l’Afrique, Kamerun, Que fait l’armée française en Afrique ?,