Patrick Boucheron « L’histoire nous aide à résister contre l’idéologie de séparation »

«?On veut nous faire croire que l’identité est ce qui résiste à l’autre.?» Photo Jérôme Bonnet

« On veut nous faire croire que l’identité est ce qui résiste à l’autre. » Photo Jérôme Bonnet

L’historien Patrick Boucheron inaugure ce soir le cycle de conférences gratuites des Chapiteaux.

Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne, Patrick Boucheron est entré au collège de France en 2015. Ce médiéviste se préoccupe de rendre audible sa discipline à travers la société d’aujourd’hui. Il aime bouleverser l’ordonnancement des disciplines, recourir à de nouveaux découpages intellectuels pour mieux percevoir le présent, quitte à déranger les traditions épistémologiques les mieux établies.

Vous ouvrez ce soir le cycle de conférences sur le thème  « De l’histoire comme art de résister ».  L’histoire serait un art ?
Je suis médiéviste,  au Moyen-âge on entendait l’art comme une modeste technique, juste un savoir-faire qui renvoyait à un groupe social qui se reconnaissait lui-même dans ce groupe et dans ce savoir-faire. J’aime cette définition, comme l’idée de l’atelier de l’historien qui se rêve artiste. Notre matière première c’est un passé qui ne nous attend pas. Un passé à construire, qui peut inspirer un autre rapport à la vie. Un des historiens qui m’a inspiré, Georges Duby, se présentait comme un travailleur dans l’atelier.

Selon vous, qu’est-ce que résister veut dire ?
Cela n’a rien de martial, de véhément. C’est une manière modeste et obstinée d’opposer une résistance à l’air du temps, à l’arrogance du présent. On ne peut affirmer n’importe quoi si l’histoire résiste comme on pourrait le dire d’un matériau. Après bien-sûr,  je ne méconnais pas ce qu’est historiquement l’histoire. Elle est née de la nécessité de célébrer le pouvoir, c’est un discours d’escorte. C’est pourquoi, ce que j’énonce reste une vision minoritaire.

Comment s’est opérée votre rencontre avec l’histoire ?
Très simplement, ce sont des enseignants qui avaient une certaine manière de dire l’histoire. Cette voix m’a entraîné  et je l’ai suivi. Les livres, je les ai lus après.  Je trouvais ces profs libres. Ils pratiquaient l’art de l’émancipation.

L’histoire comme libération… Comment divulguer ce message aux jeunes pour qui elle renvoie plutôt au passé ?
Tout dépend du rapport que l’on entretient avec le présent et avec la possibilité collective d’imaginer le futur. Si celui-ci nous paraît prometteur et source de progrès, de réalisation, le passé peut  être une ressource de consolation. On peut avoir de l’histoire un usage nostalgique, ce qui entraîne souvent la fonction de conservation de l’histoire. On peut aussi, ce qui est assez fréquent chez les jeunes, avoir le sentiment qu’il faut faire évoluer les choses parce que le futur qui nous est promis n’est pas satisfaisant. Moi je pense qu’à chaque révolte, ce qui encourage à se révolter est un exemple. Le passé rappelle que l’on a pu sortir de certaines conditions. Nous avons actuellement des exemples d’emprunts au passé. Les jeunes pensent aujourd’hui à l’espérance communale. Faire commune, c’est faire résonner une histoire ancienne.

Dans ce rapport au temps, on touche à votre terrain de prédilection, celui de déjouer l’ordre des chronologies pour produire une intelligibilité du présent…
Oui, déjouer les chronologies et les généalogies, désarmer la question des origines qui est une notion démobilisatrice. Cette question des origines est un point d’arrêt. C’est l’endroit où commence la généalogie de l’autorité, mais aussi de la contestation qui ne vaut guère mieux. User de l’histoire pour répéter le roman de la commune ne vaut pas mieux que de répéter le roman des rois. Il n’y a pas de vérité en soi,  pas de vérité absolue. Il n’y a que des vérités que l’historien doit construire pour mieux savoir les défendre, quitte à les défendre contre ses propres enthousiasmes?: il faut accepter que l’on va décevoir.

Où situez-vous les ponts entre histoire et littérature ?
Pour moi, la littérature et l’histoire sont toutes deux des sciences sociales et partagent à ce titre l’art de la description du réel. Dans le choix que j’ai fait pour le Moyen-âge, il y avait cet attrait pour les médiévistes qui sautaient les barrières avec la capacité d’être  sociologues, politistes, anthropologues…

Dans votre livre « Léonard de Vinci et Machiavel »*, vous usez de cette double source, historique et littéraire…
Avec ce livre, j’ai voulu tester la frontière entre histoire et littérature. C’est un essai où j’ai tenté quelque chose qui n’a rien à voir avec le fait de bien écrire. J’avais le souci du récit et lorsque se pose la question de qui ordonnera le récit, cela  devient politique. Ce livre se situe au-delà de la frontière de la confrontation, puisque l’histoire et la littérature ont été rivales pour comprendre le monde. D’une certaine manière, Balzac est un historien et Michelet est un écrivain. Cependant, éprouver les frontières ne signifie pas vouloir les abolir. Je n’écris pas pour déstabiliser. Ma génération a défendu l’histoire. Il a fallu réarmer la notion de réel pour lutter contre les négationnistes.

Ce combat semble aujourd’hui devoir se poursuivre sous de nouvelles formes...
Effectivement, quand on est enseignant, c’est important parce que cela relève de notre responsabilité. Il n’est pas simple de lutter contre la vision complotiste en argumentant et en poussant la réflexion sans jeter le bébé avec l’eau du bain, car certains complots existent.

Dans votre leçon inaugurale au Collège de France vous évoquez à propos de la théorie du pouvoir, donc au-delà de la religion, le christianisme comme une structure anthropologique englobante qui semble particulièrement d’actualité dans le monde  contemporain…
Les structures englobantes sont beaucoup plus robustes qu’on ne se l’imagine et on est beaucoup plus gouvernés qu’on ne le pense. Nous avons construit certaines idées fausses sur le Moyen-âge. On dit des hommes de cette époque qu’ils étaient crédules et obéissants et qu’aujourd’hui nous sommes libres. Mais quand on va chercher des ressources dans le passé pour comprendre le présent, on les trouve plus libres et on se trouve plus dépendants.

La théologisation politique du monde occidental s’oppose-t-elle, comme le prétendent les grands leaders politiques, au fondamentalisme ?
Sur ce point, il ne faut pas tergiverser parce que l’heure est grave. L’idéologie de la séparation se répand partout. On veut nous faire croire que l’identité est ce qui résiste à l’autre. Ce qui veut se confirmer à elle-même.  Etre fidèle à son identité serait être soumis à ses intolérances. Je ne veux pas polémiquer mais lorsque j’entends Wauquiez appeler à « résister » contre le prétendu afflux des réfugiés, je trouve ces propos effrayants. L’histoire nous aide à résister contre la progression des idéologies de la séparation et à dire calmement que nous sommes plus nombreux à ne pas nous sentir menacés par la différence.

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

« Léonard de Vinci et Machiavel », Verdier 2013

Source: La Marseillaise 22/09/2016

Ecouter ; Leçon inaugurale de Patrick Boucheron au Collège de France

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Arabesques « Le combat est culturel. Nous devons être au front »

Arabesques : pour se construire il faut savoir d’où l’on vient

Nesma  dépeint l’itinéraire de la poésie  arabo-andalouse.  Photo dr

Nesma dépeint l’itinéraire de la poésie arabo-andalouse. Photo dr

Le festival Arabesques qui met en lumière la richesse des cultures arabes est aussi un vecteur d’intégration.

A travers cette 11e édition, le festival Arabesques poursuit l’exploration des multiples richesses de la culture du Monde Arabe. Un voyage qui nous conduit à travers l’histoire sur des terres d’échanges et de tolérance en se gardant bien de la tentation exotique ou folklorique au sens touristique du terme. Il s’attache aux racines comme à la réalité multiculturelle, y compris dans l’hexagone. L’action menée auprès des scolaires durant toute l’année par l’association Uni’Son, mis à l’honneur au début du festival, est une pierre angulaire d’une manifestation dont la programmation reste avant tout festive.

Hier au cinéma Diagonal, la projection du documentaire de Wahid Chaïb et Laurent Benitah s’inscrit pleinement dans cet esprit. Le film Chaâba du bled au bidonville évoque le Chaâba, lieu d’habitation surnommé par ses habitants qui signifie « trou», « patelin lointain » en arabe dialectal. Il propose un coup de projecteur sur un lieu de vie de 1949 à 1967 d’une trentaine de familles algériennes venues en France au sortir de la seconde guerre avec l’espoir d’améliorer le quotidien de leurs familles restée en Algérie.

Ce témoignage soulève la difficulté d’une génération de migrants et de leurs descendants à évoquer le passé. Il participe pleinement à la démarche positive d’Arabesques quant aux origines déjà évoquées lors des éditions précédentes avec le témoignage des Chibanis.

Le passage de repères identitaires bouleversés  à celui de cultures partagées suppose un travail de (re) connaissance auquel s’emploie le festival à travers de multiples propositions.
A l’heure de la montée de l’influence salafiste auprès d’une partie de la jeunesse, les déclarations du chef du gouvernement actant que le courant fondamentaliste « était en train de gagner la bataille idéologique et culturelle » ne peuvent que renforcer l’échec de l’intégration. Parce qu’elles tendent à désigner l’islam en général comme une menace dirigée contre la France.

La partie de la compréhension et de l’humanisme défendue par Arabesques qui concerne la grande majorité des musulmans français sans se limiter à une communauté religieuse ou une carte d’identité, porte en revanche ses fruits. On le voit dans la diversité du public.

A l’heure où les bidonvilles ressurgissent dans les grandes villes françaises, poussés par les inégalités croissantes, et l’arrivée de nouvelles populations migrantes il parait urgent de s’intéresser, aux origines des problèmes posés, à la richesse des identités culturelles concernées pour ne pas reproduire un schéma discriminant voué à l’échec.

JMDH

Source : La Marseillaise 19/05/2016

Du bonheur en perspective

Orchestre arabo-andalou de Fès

Orchestre arabo-andalou de Fès

Le début de semaine fut illuminé par la présence exceptionnelle et  hypnotisante de l’Orchestre arabo-andalou de Fès à l’Opéra Comédie.  Sous le serein patronage de Mohamed Briouel qui se produit aussi en compagnie d’artistes de traditions juives, les huit musiciens chanteurs de l’orchestre national ont interprété un répertoire traditionnel du XV² siècle. La restitution de la musique ancienne andalouse marocaine dans la pure tradition, porte en elle une dimension populaire attisée par la présence des artistes qui a conquis le public Montpelliérain.

La fin de semaine s’annonce également riche en propositions.

Hindi Zahra

Hindi Zahra

Vendredi  à 19h30 au Théâtre Jean-Claude Carrière, un concert de  Bab Assalan quartet issue d’une rencontre entre le luthiste syrien Khaled et son frère percussionniste, Mohanad  Aljaramani et le clarinettiste français  Raphaël Vuillard. A 21h30 suivra dans l’Amphi D’O un double plateau plein d’énergie. Karimouche la chanteuse danseuse rappeuse et comédienne  débarque sur scène avec son style et son franc-parler pour embarquer le public dans un show musical où se côtoient ragga, reggae électro et pop music. Dans un style tout autre, plus dépouillé, la chanteuse d’origine berbère Hindi Zahra pose le charme de sa voix sur des mélodies jazz, soul et folk.

Waed Bouhassoun

Waed Bouhassoun

Samedi, le rêve commence à 15h avec la conteuse Halima Hamdane (pour enfant). A 16h le journaliste Rabah Mezouane fait le point sur la musique du Maghreb dans le paysage français. A 18h, il ne faut pas manquer le récital de la syrienne Waed Bouhassoun, une outiste talentueuse qui chante des poèmes d’Adonis, Mansur al-Hajjal, d’al -?Mulawwah, ou d’Ibn Arabi sur ses propres compositions.

Voir programme jusqu’à dimanche Festival Arabesques 2016.

 

 

 

« Faire émerger l’idée d’une communauté au sein de laquelle ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise. »

Habib Dechraoui

Habib Dechraoui

Entretien avec Habib Dechraoui, le directeur du festival Arabesques qui a débuté par deux journées dédiées au public scolaire.

Fort de son expérience, le festival Arabesques se positionne aujourd’hui comme un carrefour permettant le croisement des richesses artistiques du monde arabe et comme un merveilleux outil de coopération avec les villes et acteurs culturels des pays de l’autre rive de la Méditerranée. L’édition 2016 qui se tient à Montpellier jusqu’au 22 mai rend compte de ce mouvement, de ces croisements, de ces apports culturels.

Après la dixième édition célébrée l’année dernière, quel type de motivation vous guide dans le contexte difficile que traversent les pays arabes ?


L’édition 2015, a été très appréciée pour sa qualité artistique et très suivie avec près de 200 000 personnes concernées par le festival et tout le travail réalisé en amont par l’association Uni’Sons qui oeuvre notamment auprès des scolaires. Avec Jeunesse en Arabesques, nos activités de sensibilisation artistique qui contribuent au rapprochement entre les peuples, connaissent une demande exponentielle. Pour une autre partie du public,  l’opéra du Caire perpétuant le répertoire Oum Kalsoum à l’opéra Comédie reste un souvenir inoubliable.

C’est aussi un vecteur qui fait sens  car il s’agit  de musique classique. Un double rapprochement s’est opéré du public habituel de l’opéra vers un répertoire différent et d’un public qui apprécie ce répertoire mais n’avait jamais franchi les portes de l’opéra. Avec la directrice de l’opéra, Valérie Chevalier, très enthousiasmée par cette expérience, nous poursuivons notre collaboration. Cette année nous recevons l’orchestre arabo-andalou de Fès, le groupe le plus important  du genre andalou marocain. Ils seront à Montpellier lundi 16 mai pour une date unique en France. Et d’autres projets sont en cours.

Sous quelles étoiles s’inscrit le thème de l’Orient merveilleux ?


Sous le ciel  aux mille et une étoiles de l’héritage arabo-andalou. Nous avions choisi la thématique avant les attentats de novembre dernier. Ces sinistres événements nous renforcent dans notre conviction que la culture est le vecteur essentiel du savoir vivre ensemble. Il s’agit de souligner et de faire émerger l’idée d’une communauté au sein de laquelle  ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise. Cet héritage commun n’appartient pas à une religion ou une autre.

Vous employez  le terme communauté, comment faut-il l’entendre ?


Lorsque je parle d’Arabesques, je fais tout pour ne pas évoquer la religion qui relève du domaine privé. La communauté à laquelle je fais référence se compose d’une pluralité d’identités à la fois sociales, géographiques, ethniques, populaire, rurales et urbaines… La communauté est la somme de ces identités qui composent le public d’Arabesques.

Auquel s’ajoute les artistes qui viennent d’autres rives de la Méditerranée. J’admire par exemple le courage de la société civile tunisienne qui est très active. J’ai envie d’y contribuer à un petit niveau en faisant venir des artistes. La scène émergente du monde arabe est pleine de vivacité à l’instar du  festival musical de Beyrouth Beirut & Beyond dont la dernière édition à pour la première fois été annulée en raison des troubles que connaît la capitale libanaise. Tous ces artistes composent une partie de notre communauté. Il nous font du bien. C’est une des raisons d’être du festival Arabesques de donner à comprendre,  de préserver l’art traditionnel arabe et de rendre visibles les créateurs émergents. Pour des raisons budgétaires, j’ai malheureusement dû annuler deux projets auxquels je tenais beaucoup : une création audiovisuelle égyptienne, et un groupe palestinien.

Le festival ne se réduit pas  à établir une programmation, où en êtes-vous dans la mise en perspective ?

Nous avons passé le cap des dix ans l’an dernier. Après chaque édition l’équipe du festival se retrouve dans les Cévennes pour faire le bilan. Je sais généralement où je veux aller mais il est important pour moi de rester à l’écoute des acteurs qui m’accompagnent depuis le début. Si la musique reste  au centre de notre programmation parce qu’elle est populaire et fédératrice le festival a la volonté d’amener le public ailleurs . Aussi bien vers des  formes classiques que vers la découverte de groupes rock et électro qui font une percée significative dans les pays arabes. Nous avons aussi la volonté d’ouvrir le festival à d’autres formes d’expressions artistiques comme les arts plastiques,  le théâtre, le cirque… pour suivre le mouvement de la nouvelle scène arabe qui diversifie ses moyens d’expression.

La délocalisation du festival pourrait-elle être en jeu dans les années à venir ?

Depuis trois ans les sollicitations se succèdent à l’échelle européenne et au-delà. Mais je suis attaché à mon territoire d’action qui est un des plus sinistrés. Notre QG se situe toujours dans le quartier haut de La Paillade. Je pense que le combat doit se mener au front. C’est important de ne pas déserter parce que le monde à horreur du vide.

Aujourd’hui dans les quartiers, on voit les acteurs économiques, sociaux et culturels agoniser. Une fois qu’ils ne seront plus là, ce sera la fin. Après les attentats de Bruxelles, le  Bourgmestre à fait un constat très lucide en affirmant que le combat contre le terrorisme et le repli identitaire passaient d’abord par la culture et l’éducation.
Pour moi le succès  du festival n’est pas une surprise. Il est lié au soutien du Conseil départemental, mais je connaissais dès le début le potentiel de ce projet. Après 10 ans nous devons projeter de nouveaux axes de développement. Je persiste à penser que nous devons lancer des passerelles à partir d’ici, des racines. Mes parents sont arrivés là dans les années 50. Tout cela je le valorise aujourd’hui et cela me donne de la force. On ne devrait pas accorder tant d’attention aux gens qui présentent leur projet avant de leur demander leur bilan. Ce qu’il ont fait concrètement.

Vos coup de coeur à l’affiche de cette 11e édition…

Le cabaret Tam Tam qui nous fait replonger dans les nuits parisiennes festives de la diaspora orientale parisienne dans les années 40. Et le récital  de Waed Bouhassoun réfugiée syrienne qui interprète ses compositions au Luth sur des poèmes d’Adonis, Sorhawardi ou Ibn Arabi. Elle me touche beaucoup.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 14/05/2016

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Patti Smith livre la carte de son existence

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«Je dois la fluidité de mon écriture à la littérature française.» Crédit Photo jmdi

Rencontre avec Patti Smith de passage à Sète pour une lecture de son dernier opus  M Train chez Gallimard

« Ce n’est pas facile d’écrire sur rien. » surtout si ce rien dessine « la carte d’une existence » comme le définit Patti Smith qui entraîne dans son dernier roman M Train le lecteur dans un parcours sensible de son univers artistique. On traverse le monde en dix-huit « stations » où se croisent les esprits, de Blake, Burroughs, Mishima, Kahlo, Muriakami, Bolano, Bowles… Mais aussi Ibsen,Tolstoï ou Puccini (version Bohème), que fait revivre Patricia Lee Smith dite Patti Smith.

Cette quête ou ce passage qui permet la transmission, est une ligne à laquelle elle s’est toujours tenue.  Alors qu’elle découvre Sète – à l’occasion de la lecture qu’elle donne à la Chapelle du Quartier haut à l’invitation de la bien nommée librairie L’échappée belle -, elle s’est trouvée ce matin attirée par le contraste des ombres.

Au cimetière marin, elle s’est arrêtée sur la tombe de Paul Valéry.  «  Cela m’a permis d’exprimer une gratitude à ce grand poète. C’est important de nourrir une forme de continuité » A cette heureuse occasion qui n’a rien d’un pèlerinage classique, sa curiosité s’est aussi éveillée sur la destination finale de personnes anonymes. « Je me suis sentie en phase avec le destin d’une petite fille de neuf ans, morte du choléra.  Je me suis questionnée devant la tombe d’un marin brestois, sur les raisons de sa présence ici. »

Peut-être est-ce cette ouverture au monde, cette façon d’être elle-même, qui ont porté le succès mondial de son autobiographie Just Kids sortie en 2010. Dans cet ouvrage, Patti Smith raconte son arrivée à New York, sans un sou en 1969, sa rencontre décisive avec le photographe Robert Mapplethorpe (emporté par le Sida en 1989) et leurs années de marginalité au mythique Chelsea Hotel. En France le livre s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires.

« Ce livre a été bien accueilli dans le monde entier sans que je le sente vraiment venir mais le succès en France ne m’a pas vraiment surprise, parce que les sentiments des grands auteurs français me sont familiers. Ils m’influencent depuis ma jeunesse. Je pense partager ces mêmes liens avec les lecteurs français. »

 

Photo JMDI

Photo JMDI

Lorsqu’on lui demande si son rapport à l’écriture est aussi fluide que son style, elle revient à la culture : «Je dois la fluidité de mon écriture à la littérature française qu’il s’agisse de poésie, de fiction ou de non fiction, Rimbaud, Genet, Modiano… La prose poétique de Nerval ou celle des romans policiers de  Doyle ou Simenon a nourri mon amour pour la langue. »

M Train est un roman libéré. « Ce n’est pas une suite de Just kids que l’on m’a demandé d’écrire pour raconter mon histoire. Avec M Train j’écris sur rien. C’est un mélange d’émotion, de lieux et de rencontres… J’aime que les gens rient lors de mes lectures. Il y a aussi des moments plus poignants où l’on peut verser quelques larmes. Si ça arrive je chanterai a cappela pour relancer la machine» (rire).

Comme à la lecture de ses livres, il émane de l’icone rock une paisibilité sincère qui pousse à l’empathie. N’y a-t-il plus rien pour éveiller sa colère ? «  T.R.U.M.P, répond-t-elle du tac au tac en cinq lettres. Ne me parlez pas du sort que l’on réserve aux réfugiés, de la déforestation ou de la fonte des glaces, mais dans le monde saturé par les bad news où nous vivons, la création est une alternative à notre quotidien qui offre le plaisir de s’extraire du monde. »

Patti Smith est née à Chicago d’un père danseur de claquette et d’une mère chanteuse de jazz. Pour vivre et élever leurs enfants les parents abandonnent leur carrière artistique. Le père s’emploiera dans le bureau d’une usine et la mère, comme serveuse dans un restaurant. Patti grandit ainsi à Pitman, une petite ville située dans le sud du New Jersey.

« Là  bas il n’y avait rien.  J’ai vécu une enfance dépourvue de culture. Mon goût pour les cafés vient peut-être de là. Il s’y passe toujours quelque chose. En même temps j’aime la solitude qui ouvre un accès à la multitude. Et puis j’adore boire du café, c’est mon seul vice. »

Jean-Marie Dinh

M Train Editions Gallimard 19,5€

Source : La Marseillaise 11/04/2016

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Entretien Bernard Lahire. Quand les sociologues sont jugés responsables de l’état du réel

Bernard Lahire « Le problème n’est pas de préserver un mode de vie français figé » Photo EdItIons La Découverte

 

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon était l’invité de la Librairie Sauramps hier à Montpellier. Il a évoqué son dernier essai : « Pour la sociolo- gie » qui porte réponse au procès fait aux sciences sociales qu’a relayé Manuel Valls.

 

La mise en évidence des inégalités économiques, scolaires et culturelles sont des réalités qui fâchent. Suffisamment, pour intenter un procès aux sciences sociales et à la sociologie en particulier. Dans votre dernier ouvrage : Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse, vous revenez sur les fondamentaux. D’où part votre motivation ?

Le point de départ est lié à l’ouvrage Malaise dans l’inculture, paru en 2015. Son auteur, Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, puis directeur de France Inter, s’en prend au « sociologisme » mais l’on se rend compte à la lecture, que c’est bien contre la sociologie et ses adeptes dans le monde des sciences sociales qu’il part en guerre, enl es accusant tout à la fois de justifier ou d’excuser la délinquance, les troubles à  l’ordre public, le terrorisme… Dans un mélange de méconnaissance et de résistance, ces motivations reposent sur une vision conformiste et libérale assez classique de l’individu selon laquelle celui-ci œuvre dans son propre intérêt, et la somme de ces actions concoure à l’intérêt général.

Votre ouvrage se veut très accessible.

Habituellement, j’écris des livres plutôt savants. Pour la circonstance, j’ai ressenti le besoin d’écrire de manière accessible. J’ai essayé de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste le travail des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie qui prend en compte les dimensions relationnelles. On ne pense pas un individu indépendamment des relations avec l’ensemble des éléments composant le tout dans lequel il s’inscrit. De même, nos actions sont liées au groupe, elles n’en sont pas isolées.

A propos de l’analyse relationnelle, vous citez Marx. Lorsqu’il défend que les détenteurs des moyens de production s’approprient la richesse produite par les ouvriers, il démontre aussi que les riches n’existent pas indépendamment des pauvres. Cette charge des détenteurs de privilèges ou de pouvoirs ne cherche t-elle pas à réfuter l’analyse des structures en terme de classes sociales dans une société de plus en plus inégalitaire ? Quelles sont les autres interdépendances qui se font jour ?

On voit bien que la question des différences de classes est quelque chose qui les entête beaucoup. Mais l’interdépendance n’existe pas qu’entre les riches et les pauvres. Elle existe entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants… Il est difficile de penser un « eux » indépendamment d’un « nous » parce qu’il se trouve que ce «eux» est en lien avec nous.

Cette interdépendance vaut au sein d’une société donnée, et il en va de même au sein des différentes nations qui coexistent sur terre. Le problème n’est pas, de préserver un mode de vie français en le figeant dans certaines représentations. Il est international. Cette manière de penser de façon relationnelle la réalité sociale à des échelles très différentes, interroge la politique étrangère de la France, comme elle peut interroger la politique coloniale, des Belges ou des Européens. D’une manière comme une autre, cela met en cause des politiques parce que penser en terme de relations interdépendantes n’isole pas totalement un « ennemi » sans aucun lien avec nous. Le recul que permettent les sciences sociales permet de ne pas foncer bille en tête comme le fait notre premier ministre.

Après avoir déclaré en avoir assez « de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », Manuel Valls a rétropédalé. Cela vous satisfait-il ?

Il est revenu de manière extrêmement confuse sur ses propos . Je les ai relevés pour prendre conscience de la confusion cérébrale du Premier ministre : « Bien sûr il faut chercher à comprendre » dit-il, à propos de la plongée dans la radicalisation djihadiste. « Ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication », ajoute-t-il. Je dois dire qu’il atteint là, un degré qui m’échappe.

Dans le contexte actuel caractérisé par une montée de la violence économique, sociale, psychologique, environnemental, ne mettez- vous pas le doigt sur la violence politique ?

Le virilisme politique est très présent avec des formules toujours plus dures, plus intransigeantes. Nous sommes en présence de personnes qui occupent le terrain, pour des raisons électoralistes et qui nous disent un peu : « N’ayez pas peur, papa est là.» C’est un rappel de l’autorité, mais est-ce efficace ? On ne voit pas très bien quel dispositif sécuritaire empêcherait quelqu’un de se faire sauter.

Quel regard portez-vous sur la sociologie de la radicalisation et des travaux comme ceux de Farhad Khosrokhavar ?

Je n’ai pas d’avis sur le travail de Farhad Khosrokhavar que je ne connais pas assez. Je me méfie du terme radicalisation. Il y a des jeunes qui se sont convertis en quinze jours. Je suis aussi distant avec des gens comme Michel Onfray qui vous dise : J’ai lu les textes du Coran, il y a un problème de violence. D’abord parce que la plupart des croyants ne lisent pas les textes, et que l’argument n’est pas solide. On trouve dans la Bible aussi des textes d’une extrême violence.

Les critiques portées ne résultent-elles pas d’une incompréhension, notamment dans la différence entre comprendre et juger ?

On prête des intentions aux sciences sociales qu’elles n’ont pas. Le scientifique étudie ce qui est et n’a pas à apprécier si ce qui est «bien»ou«mal». Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » Editions La Découverte 2016, 13,5 euros

Source : La Marseillaise 25/03/2016

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Théâtre. Une parole urgente et sans concession

Stephane Laudier

Stephane Laudier

Théâtre Jean-Vilar. « My secret » du dramaturge allemand Falk Richter, mis en scène par Stéphane Laudier à Montpellier les 13 et 14 mars.

Après Car tu es poussière œuvre dans laquelle Pinter aborde la Shoah, le metteur en scène Stéphane Laudier monte My secret garden de Falk Richter que l’on pourra découvrir les 13 et 14 mars au Théâtre municipal Jean-Vilar à Montpellier qui coproduit le spectacle.

Entre journal intime et autofiction l’enfant terrible du théâtre outre-Rhin mêle fiction et réalité pour livrer une vision de l’Allemagne heurtée par son passé nazi. « Âgé de 45 ans, Falk Richter appartient à la génération d’Européens d’après la chute du mur. Dans cette pièce, son écriture autofictionnelle est une mise en abîme d’où surgissent des avatars porteurs de fantasmes de son propre monde, indique Stéphane Laudier qui a lui-même longuement vécu en Allemagne. « Au premier degré, c’est un journal intime dont la forme est ironique et ludique. L’auteur livre son propre vécu comme sujet à caution. Dans le texte les rapports à l’histoire s’entremêlent. Richter affirme que les générations passées n’ont jamais réglé le problème du nazisme qui par ce fait, devient intergénérationnel. »

Pour Richter la nocivité du nazisme a perduré. « Sur ce point, il est sur une dramaturgie comparable à Fassbinder. Il évoque ses souvenirs d’enfance chargés de peur, ses dégoûts d’adolescent, et ses indignations d’adulte. En parallèle à ce rejet, il pointe l’invasion du capitalisme qui se substitue à toute forme de pensée. Beaucoup de gens qui ont toléré le nazisme sont restés au pouvoir. » Pour Falk Richter, le théâtre doit être politique. Dans sa ligne de mire : l’extrême droite, et tout particulièrement le mouvements xénophobe Pegida et le parti Alternative pour l’Allemagne qui lui ont intenté un procès pour faire annuler sa dernière pièce Fear, et l’ont perdu.

Le travail de mise en scène développé par Stéphane Laudier se concentre sur le contenu. Pour le rendre le plus suggestif possible, il place les trois acteurs (Fanny Rudelle, Vanessa Liautey, Jean-Marc Bourg) au centre, dans une logique de frontalité.

Quant à la forme de continuité que fait émerger Richter par le biais du théâtre, elle devrait permettre d’attirer notre attention sur la situation contemporaine. « Les choses sont en train de bouger. Le capitalisme est une forme de fascisme. Pasolini l’a proféré, rappelle Stéphane Laudier. Les Etats-Unis et l’Europe vivent au cœur de cette problématique. La crise agit comme une sonnette d’alarme. On est prisonnier mais les choses deviennent flagrantes. »

JMDH

Source La Marseillaise 08/03/16

10 et 11 mars à Montpellier, 1er avril au TNT de Marvejols, 12 et 13 avril à Narbonne.

Voir aussi : Rubrique  Théâtre, rubrique Allemagne, Une jeunesse allemande, Renault et la fabrication de chars pour la Wehrmacht, rubrique Montpellier, rubrique Politique, Le néolibéralisme est un fascisme,