M. Macron annonce des « opérations d’évacuation d’urgence » de migrants esclaves en Libye

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De nombreux dirigeants se sont retrouvés mercredi, en marge du sommet Europe-Afrique d’Abidjan, pour évoquer une action « immédiate ».

Le premier succès du sommet réunissant l’Union africaine (UA) et l’Union européenne (UE) est déjà de s’être ouvert, mercredi 29 novembre, en Côte d’Ivoire. Car la querelle autour de l’invitation faite à la République arabe sahraouie démocratique (RASD), reconnue par l’UA mais honnie par le Maroc, a failli faire échouer cette rencontre. Finalement, Rabat a mis sa colère en sourdine et le roi du Maroc, Mohammed VI, a fait le déplacement d’Abidjan, une métropole où il a ses habitudes, la capitale d’un pays où son pays investit massivement.

Avec une Afrique retrouvant donc une unité de façade, le sommet était placé sous le thème « Investir dans la jeunesse pour un avenir durable ». Il n’a toutefois pas pu se soustraire à l’actualité. D’autant que celle-ci recoupait en partie le sujet de départ : depuis la diffusion par la chaîne américaine CNN d’un reportage montrant des migrants subsahariens vendus comme esclaves en Libye, les dirigeants du continent africain s’indignent, en appellent à une Cour pénale internationale que beaucoup abhorrent en temps normal pour qu’elle se saisisse de ce drame.

La question migratoire a donc bel et bien été le fil conducteur de la rencontre entre près de 80 chefs d’Etat et de gouvernement, qui devait s’achever, jeudi, par une déclaration longuement soupesée, ménageant les deux parties tout en les plaçant chacune devant ses responsabilités : obligation d’assurer un avenir à sa jeunesse pour l’Afrique, de mettre ses pratiques en concordance avec ses discours généreux pour l’UE. Vraie promesse ou faux semblant ?

« Avoir foi en l’avenir »

« Nous devons tout mettre en œuvre pour votre épanouissement sur notre continent ! Je vous invite à avoir foi dans l’avenir et ne pas vous lancer à l’aventure au péril de vos vies », a, en tout cas, déclaré l’hôte du sommet, le président ivoirien Alassane Ouattara.

Si de jeunes Africains sont jetés sur les routes et tentent de gagner l’Europe en risquant leur vie c’est en raison de « la pauvreté, de la mauvaise gouvernance, du changement climatique », expliquait pour sa part Moussa Faki, le président de la Commission de l’UA. En clair, « des défis communs », « des responsabilités partagées ».

« Ces récentes images atroces nous rappellent l’urgence d’agir. Tous les pays ont le devoir de protéger leurs frontières mais ils doivent le faire dans le respect des droits humains », insistait le Portugais Antonio Gutteres, secrétaire général des Nations unies (ONU). Qui, appuyé par la chancelière allemande Angela Merkel, plaidait pour des canaux de migration « régulière et ordonnée ».

La situation en Libye n’a pas suscité que des commentaires. Elle a été au cœur de plusieurs réunions en marge du sommet. A l’issue de l’une d’elles, où étaient notamment réunis UE, UA, ONU, il a été décidé de mettre en place un groupe d’action censé mieux lutter contre les trafiquants, accélérer les retours de migrants dits économiques vers leur pays d’origine et la réinstallation des réfugiés. Un travail mené en coordination avec les autorités de Tripoli. Le texte évoque aussi l’obligation d’assurer « des opportunités de développement et de stabilité » aux pays d’origine.

« Sur les routes de la nécessité »

En conférence de presse, Emmanuel Macron a expliqué que des migrants seront évacués « en urgence » de Libye et qu’il avait encouragé les états européens à suivre le modèle instauré par la France de sélection des réfugiés, en amont, dans les pays du Sahel avant qu’ils ne s’aventurent « sur les routes de la nécessité ».

Du côté des institutions européennes, on semblait partagé entre le soulagement et une certaine frustration. « L’esclavagisme en Libye existait avant que CNN le découvre, relevait une source à haut niveau, mais tant mieux si l’emballement soudain sur une situation que nous évoquons depuis de nombreux mois permet d’agir. »

Se confiant à quelques journalistes mardi soir, avant l’ouverture du sommet, Federica Mogherini, la Haute Représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, se réjouissait aussi que le monde s’agite mais relevait que des témoignages recueillis auprès de femmes, à Lampedusa (Italie), avaient révélé depuis longtemps des situations comparables à celles révélées par la chaîne américaine. Et ils n’avaient pas suscité beaucoup d’émoi.

Faire davantage

Quoi qu’il en soit, « la Libye a besoin de notre aide à tous les deux, pas d’accusations », indiquait Donald Tusk, coprésident de ce sommet. Plus généralement, le président du Conseil se disait prêt à « faire davantage » pour tenter de résoudre cette question de la migration qui, soulignait-il, « va déterminer une part importante de notre relation dans les
années à venir ».

« Faire », mais aussi payer davantage ? Un Fonds fiduciaire pour l’Afrique est actuellement alimenté à hauteur de quelque 3 milliards d’euros par la Commission mais attend encore 66 des 260 millions promis par les pays membres, clairement sous pression pour aller au-delà de cet engagement puisqu’ils se disent désireux d’agir. Un plan d’investissement – semblable dans son principe au « Plan Juncker » pour l’UE – a quant à lui été approuvé en septembre par le Parlement de Strasbourg. La Commission y consacre 4,1 milliards d’euros et lance un appel au secteur privé pour qu’il atteigne un montant jusqu’à dix fois supérieur.

Le drame de l’esclavagisme en Libye a réveillé les consciences et donné soudain un visage à cette « jeunesse africaine » auquel les dirigeants entendent assurer un avenir. Reste une question : jusqu’où ira leur réel investissement ?

 Cyril Bensimon ) et Jean-Pierre Stroobants

Source : Le Monde.fr avec AFP  29.11.2017

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Voix douces et puissantes des femmes d’Afrique

Hindi Zahra et Fatoumata Diawara  Crédit Photo dr

Hindi Zahra et Fatoumata Diawara Crédit Photo dr

Les soirées bouillonnantes du festival  Fiest’A Sète qui se clôture ce week end  se suivent mais ne se ressemblent pas .

Retour à l’Afrique jeudi au théâtre de la Mer après la soirée d’ouverture en hommage à Fela avec Roy Ayers et son fils Seun Kuti. La soirée Divas africaines réunit sur le premier plateau la berbère franco-marocaine Hindi Zahra et la malienne Fatoumata Diawara auxquelles on porte une précieuse attention. C’est sans doute à travers le parcours des deux artistes que réside l’origine de cette belle fluidité qui s’est emparée de la scène. Chacune dans leur domaine, Hindi Zahra et Fatoumata Diawara ont su franchir les frontières musicales pour affirmer leur personnalité artistique.

Partie de la musique traditionnelle gnaouie, Hindi Zahra, suit la ligne d’un courant musical et spirituel qui a enrichi des styles aussi divers que la fusion, le jazz, le blues, le rock ou le reggae. Avec l’agilité joyeuse qui la caractérise la chanteuse remporte en 2011 la Victoire de la musique dans la catégorie «album de musique du monde» avec son album Handmade qui pousse vers les contrées folk.

Fatoumata Diawara qui a grandi à Abidjan (Côte d’Ivoire) plaque tournante de la musique africaine, avant de partir pour le Mali, explore les voies possibles de l’émancipation humaine et notamment celle du cinéma et du théâtre.  Elle tourne six ans au sein de la troupe de cirque contemporain Royal de luxe. Elle participe à l’enregistrement d’un album de Dee Dee Bridgewater, chante avec Herbie Hancock et Hank Jones. Mais quand elle décide de se mettre à ses propre compositions, c’est  aux sources fraîches des  chants du bassin wassoulou (à cheval entre le Mali, la Guinée et la Côte d’Ivoire ) qu’elle retourne puiser son inspiration.

Un concert humble, proposant un mariage musical d’une étonnante douceur qui est allée jusqu’au bout des choses.

 Oumou-Sangaré-au-micro

Sangaré lionne au grand coeur

L’ alliance naturelle avec Oumou Sangaré qui assurait la deuxième partie de cette soirée féminine coule pour ainsi dire de source. Née à Bamaco, la grande dame malienne, dans tous les sens du terme, a sollicité Fatoumata Diawara  à ses débuts pour l’enregistrement de son album Seya,  mais c’est surtout en temps qu’ambassadrice du Wassoulou, que les programmateurs éclairés du festival ont eu recours à ses talents pour concocter cette heureuse soirée.

Femme de coeur et de conviction, la star malienne a connu un succès précoce. En 1987, son premier album Moussoulou se vend à 100 000 exemplaires au Mali. Elle n’a alors que 18 ans. Elle s’épanouit depuis à travers une carrière internationale.

Propulsé par un combo hyper efficace, le concert sétois a été l’occasion de découvrir son dernier opus Mogoya (les relations humaines d’aujourd’hui ) sorti en mai, avec la collaboration musicale de Tony Allen.

Il s’appuie sur des textes engagés en faveur d’un retour aux racines africaines. Il encourage les femmes maliennes à se saisir de leur destin pour impulser un changement en faisant basculer les vieux poncifs aux oubliettes.

JMDH

Fiest’A Sète

Source : La Marseillaise 

Voir aussi : Rubrique Afrique, Nigéria, rubrique Musique Mahmoud Ahmed rubrique, RencontreSeun Kuti : Libre petit prince de l’AfrobeatMory Kanté, rubrique Festival,

Franck Tenaille. « On est l’écosystème des musiques du monde »

Franck Tenaille dans les coulisses de Fiest'A Sète

Franck Tenaille dans les coulisses de Fiest’A Sète

Franck Tenaille. Entretien avec le président de Zone Franche, le réseau des Musiques du monde qui réunit toute la chaîne des métiers de la musique à l’occasion du festival Fiest’A Sète 2015.

Titulaire d’une licence d’ethnologie et d’un doctorat de sociologie, Franck Tenaille est journaliste spécialisé dans les musiques du monde, conseiller artistique, responsable de la commission des musiques du monde de l’Académie Charles Cros. Il est aussi président du réseau Zone Franche.

Lors de votre conférence sur la musique durant les années de l’indépendance donnée à Fiest’A Sète, vous avez souligné que l’Afrique musicale précède l’Afrique politique. Que voulez-vous dire ?

Le choc de la Seconde guerre mondiale a fait craquer l’ordre colonial avec de sanglants soubresauts entre l’indépendance promise et l’indépendance octroyée. Durant cette période, la musique n’a eu de cesse d’affirmer l’identité culturelle niée par la colonisation. Elle a su faire entendre les plaies dans les consciences de l’oeuvre civilisatrice et faire vivre un patrimoine humain commun.

La musique accompagne aussi directement les mouvements politiques des indépendances…

Au tournant des années 60 se profile la proclamation des indépendances. En 1957, la Gold Coast rebaptisée Ghana en référence à l’ancien empire africain, devient le premier pays indépendant d’Afrique subsaharienne. E.T. Mensah, un pharmacien de métier, monte un grand Orchestre et devient le roi du highlife. Le genre musical s’épanouit dans un cadre en pleine effervescence. Dans ce contexte, la musique constitue le complément artistique au projet panafricain du premier ministre indépendantiste NKrumah.

En Guinée qui accède à l’indépendance un an plus tard, Joseph Kabassele Tshamala, le fondateur de l’African Jazz, compose le fameux Indépendance Cha Cha. Le premier président Guinéen Sékou Touré déclare : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté que l’opulence dans la servitude », et s’engage dans la modernisation des arts et notamment de la musique pour en faire le fer de lance de l’authenticité culturelle. « La culture est plus efficace que les fusils », dira-t-il encore. Le titre Indépendance Cha Cha devient le premier tube panafricain. On l’écoute dans la majorité des pays africains qui accèdent à l’indépendance : du Congo au Nigéria, du Togo au Kenya, du Tanganyika à Madagascar. Les indépendances des années 1960 passent par la musique et ouvrent tous les possibles.

Outre votre travail d’auteur et de journaliste vous êtes membre fondateur de Zone Franche. Quels sont les objectifs poursuivis par ce réseau ?

Zone Franche existe depuis 1990, C’est un réseau consacré aux musiques du monde qui réunit toute la chaîne des métiers de la musique, de la scène au disque et au médias, et rassemble 300 membres répartis majoritairement sur le territoire français mais aussi dans une vingtaine de pays. Nous travaillons sur la valorisation des richesses de la diversité culturelle et des patrimoines culturels immatériels, les droits d’auteurs, la circulation des oeuvres et des artistes, le soutien à la création artistique…

Que recoupe pour vous le terme « musiques du monde » ?

Les musiques du monde sont la bande son des sociétés, des mémoires, des anthropologies culturelles… Si on veut faire dans le cosmopolitisme, on dira que 80% des musiques écoutées sur la planète sont des musiques du monde.  Après il y a les styles musicaux, les genres, les architectures, les syncrétisations… Zone Franche est un réseau transversal, on est un peu l’écosystème professionnel des musiques du monde.

N’est-ce pas difficile d’agir à partir d’intérêts différents et parfois contradictoires ?

On entre dans le réseau à partir d’une structure. Chaque nouvelle adhésion est votée en AG, et chaque membre adhère à la charte des musiques du monde. On n’est pas dans « l’entertainment », l’esprit serait plus proche de l’éducation populaire, un gros mot que j’aime utiliser. Nous avons rejeté quelques candidatures pour non respect des artistes ou des législations existantes. On n’est pas non plus à l’expo coloniale. Notre financement provient des cotisations calculées en fonction des revenus de la structure et d’un partenariat tripartite entre le ministère de la Culture, celui des Affaires Étrangères et d’organisations de la société civile comme la Sacem, Adami, Spedidam.

Comment conciliez-vous toutes les esthétiques ?

A peu près tous les genres de musiques sont représentés, de la musique savante, ethnique, à la world, le rap, les musiques inscrites dans le in situ en fonction des communautés et les emprunts conjoncturels divers et variés que j’appelle les illusions lyriques, mais au final, tous les gens inscrits dans le réseau sont des passeurs.

Intervenez-vous face au refus de visa qui reste un frein puissant à la mobilité des artistes ?

Ce problème se pose de façon crucial et il s’est généralisé. Il n’y a pas d’homogénéisation des politiques et les guichets pour obtenir un visa sont très différents. Dans le cas des tournées, il est rare d’entrer et de ressortir par le même endroit. Nous nous battons pour clarifier les textes, les procédures et les références. Souvent les politiques paraissent lisibles mais les marges de manoeuvre d’application le sont beaucoup moins. De par notre savoir-faire et notre expertise, nous parvenons à débloquer un certain nombre de situations sur le terrain,. On a souvent joué les pompiers face aux abus de pouvoir ou au manquement des managers.

Votre objet politique se présente-t-il comme une alternative à la diplomatie économique qui a transformé les diplomates en VRP de luxe ?

Qu’est ce que la mondialisation culturelle ? Est-ce le résultat d’un consensus libéral établi sur le  plus petit dénominateur commun des particularismes de l’homo economicus culturel ? Sous cette forme de mondialisation digeste, nous aurions Victor Hugo pour la France, Cervantès pour l’Espagne et Shakespeare pour le R.U et pourquoi s’enquiquiner a éditer d’autres auteurs et à plus forte raison à produire de la musique Inuite…

Nous négocions régulièrement avec les agents publics de la diplomatie pour défendre la portée éminemment politique des enjeux esthétiques et leur diversité. C’est un combat permanent, à la fois une résistance et une conquête. La base, c’est celui qui n’a pas de conscience est vaincu.

On travaille sur la transmission dans le temps long. Je peux citer beaucoup de patrimoines musicaux en voix de disparition qui sont revenus à la vie, des Lobi du Burkina à la musique de Bali en passant par les Marionnettes sur l’eau du Vietnam. A partir de là, une nouvelle génération peut se rapproprier ces ressources uniques et les renouveler.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Franck Tenaille est notamment l’auteur de : Les 56 Afrique, 2 t. : Guide politique 1979 Éditions Maspéro. Le swing du caméléon 2000 Actes Sud, La Raï 2002 Actes Sud

Source : La Marseillaise 10/08/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Rencontres, rubrique Afrique, rubrique Musique, Les Ambassadeurs,

« 8O% des musiques écoutées sur la planète sont des musiques
du monde » photo DR

Afghanistan : «L’outil militaire ne peut résoudre des crises»

Sarkozy en Afghanistan "Il faut savoir finir une guerre" ...En visite éclair en Afghanistan, Nicolas Sarkozy a déclaré « il faut savoir finir une guerre ». Cinq soldats français sont morts mercredi en Afghanistan dans un attentat perpétré par un kamikaze. La France est présente depuis 10 ans en Afghanistan. Quel est le sens de l’engagement français dans des opérations extérieures à durée, par nature, indéterminée ? Comment interpréter le quasi-unanimisme des hommes politiques sur les opérations conduites en Lybie et en Afghanistan ?

Pierre Conesa: Il y a, effectivement, une communauté de vues entre les experts militaires du PS et de l’UMP sur le fait que la France doit assumer des responsabilités en matière de sécurité internationale. La plupart de ces experts justifient les engagements extérieurs français par un discours qui se résume en une expression-slogan « la France membre-permanent-du-conseil-de-sécurité-puisssance-nucléaire ». Cette espèce de consensus qui unit les penseurs stratégiques de l’UMP et ceux du PS relève de la même matrice intellectuelle, celui du statut international de la France souvent sans rapport avec la crise elle-même.

C’est ce qui explique l’engagement des politiques dans des opérations que la France -et plus globalement l’occident- n’a pas toujours les moyens militaires d’assumer. Il y a à la fois une fascination sur le fait que l’outil militaire va résoudre les crises et une incapacité à penser la guerre. Nous sommes allés en Afghanistan faire une sorte de guerre par induction, par solidarité avec les Américains. Nous ne devions faire qu’une bouchée des talibans. Cela fait 10 ans que nous y sommes, soit autant que les Russes! Et nous n’avons pas beaucoup de certitudes – c’est le moins que l’on puisse dire – sur l’état de stabilité dans lequel nous laissons le pays au moment de partir parce que nous n’avons aucune idée des formes de contestations que cela suscite.

Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Nicolas Sarkozy a multiplié les engagements alors que le Livre blanc préconisait d’être plus sélectif.  Vous pensez qu’il faut revoir radicalement la politique d’intervention extérieure de la France, qu’elle n’a plus les moyens de ses ambitions politiques ?

Depuis des dizaines d’années, la France est engagée militairement dans des crises où son statut international n’est en rien menacé ! Le Tchad, Djibouti, la Côte d’ivoire, la Centrafrique c’est une mobilisation permanente. Avec 20 ans de recul, nous nous rendons compte combien c’était futile. La réflexion stratégique qui consiste à penser que la disposition d’une armée pour résoudre des crises comme celles-là n’a pas vraiment été convaincante. Mais derrière, il y a tout un appareil administratif, qui  explique que nous ne sommes pas à bout de souffle et des politiques qui vivent dans l’illusion d’une France puissance militaire d’envergure internationale, qui s’interdisent tout débat sur le rôle de la France dans le monde.

Si demain un Rafale est abattu en Libye, la question se posera : cela valait-il la peine de risquer la vie d’un pilote en Libye alors qu’aucun pays arabe ne s’y est engagé – à part les qataries et les Emirats Arabes Unis ?

Pendant ce temps-là les Saoudiens  envoient des troupes contre les Bahreïnis parce qu’ils ne supportent pas que les chiites se révoltent contre les sunnites. En Syrie, la répression continue pendant les travaux. Et la ligue arabe ne dit rien. C’est le monde à l’envers. Il est assez truculent d’entendre la Ligue arabe, qui est composée à moitié de monarques, à moitié de dictateurs –pour la plupart pro occidentaux- venir nous expliquer qu’il ne faut pas tuer des civils. Pourquoi la France se sent-elle concernée par ce conflit alors que la Ligue arabe est incapable de faire le moindre geste. Pour moi, c’est une des questions clés de ce conflit : que fait la Ligue arabe ?

Avec toutes ces opérations, l’armée est-elle en surchauffe ?

Le fait d’être sollicité perpétuellement par des politiques qui envoient des militaires partout a évidemment des conséquences. Ces interventions émargent sur les budgets d’équipements, ce qui retarde tous les programmes d’équipements. Il faut organiser des rotations, « civilianiser » beaucoup de fonctions occupées par des militaires, les formations sont retardées, le renouvellement des matériels ne se fait pas, la maintenance n’est pas assurée ou retardée. En cas de besoin, il serait encore possible d’envoyer des hommes au sol en Libye, si le mandat de l’ONU le permettait, ce qui n’est pas le cas.

Mais pour continuer à mener un tel rythme, il faudrait repenser toute l’organisation du Ministère qui est un peu à bout de souffle. Il s’agit moins d’un problème de surchauffe au moment où nous intervenons que de la capacité à préparer le coup d’après. Nous n’avons plus les moyens d’une politique de cette nature. Quand nous sommes partis en Afghanistan, en 2002, je me souviens d’un militaire français qui me disait « j’espère que nous ne serons pas sollicités parce que nos Véhicules Avant Blindés ne peuvent pas résister à un RPG 7 (NDLR : lance-roquettes de conception soviétique) ». C’était une question de vie ou de mort pour ses hommes. La décision politique ne tenait absolument pas compte de ce genre de choses.

Un débat critique sur le thème des interventions extérieures françaises n’a jamais eu lieu en France?

Il n’y a pas de débat. Nous faisons comme s’il était évident qu’il était de notre responsabilité d’aller sauver des gens.

Cette crise est complètement caricaturale dans son déroulement. Nous votons une résolution humanitaire avant d’essayer d’inventer toutes les solutions possibles pour la contourner : parachutage d’armes, envoi d’hélicoptères. Nous sommes bloqués par notre propre prétention, sans jamais se demander pourquoi nous faisons ça sinon l’émoi médiatique suscité par les massacres de Kadhafi.

Au moment du vote sur la prolongation de l’intervention en Libye, dans une tribune au Monde, Louis Gautier, ancien conseiller de Lionel Jospin en matière de défense, appelait les socialistes à la prudence pour ne pas tomber dans ce qui pourrait se révéler un traquenard pour la représentation nationale ?

Effectivement, Louis Gautier appelle les socialistes à ne pas signer un blanc seing. Il appelle l’opposition socialiste à un peu plus de prudence. Mais, il ne demande finalement que des précisions sur le calendrier de l’engagement français. Au pouvoir, le PS aurait eu la même démarche que l’UMP. Je ne vois pas au PS de réflexion stratégique alternative sur la question de l’engagement français.

Dans une interview au Journal Du Dimanche, le Général Vincent Desportes explique que les guerres sont de plus en plus déclenchées sans analyse stratégique préalable et qu’elles échappent presque toujours à ceux qui les ont décidées ?

L’appréciation politique de la décision qui doit se prendre au moment où se perpétue un massacre est quelque chose de très compliqué.

Mais il y a un consensus sur le fait qu’il y a des bonnes crises et des mauvaises crises. La Libye, c’était le bon ennemi, parfait pour faire un coup médiatique et militaire. Mais quand nous regardons de plus près  la composition du CNT, les difficultés à appréhender l’aspect tribal de la société libyenne, nous ne sommes pas du tout sûrs que le CNT représente une opposition politique crédible et encore moins une alternative démocratique. Il faut quand même se rappeler qu’il est composé d’anciens ministres de Kadhafi, notamment l’ancien ministre de la justice qui avait fait condamner les infirmières bulgares et le Ministre de l’intérieur qui les a fait torturer. Et nous y allons, parce que BHL, « l’allié médiatique », a appelé Sarkozy pour l’assurer que les insurgés étaient prêts au combat que c’était la crise sur laquelle on ne pouvait pas ne pas réagir.

Je préfère en rire parce qu’il n’y a pas si longtemps Kadhafi, c’était le type qui nous faisait  le coup de la tente à Paris et devait nous acheter des Rafale –heureusement que nous ne lui avons rien vendu, au passage. Les historiens feront leur travail là-dessus, mais le sentiment qui domine, c’est que c’était un coup de cœur des Français et des Anglais qui trouvaient là un bon moyen de régler son compte à Kadhafi qui nous avait suffisamment ridiculisés.

Partagez-vous son pessimisme quand il estime que la stratégie d’attente de Kadhafi pourrait être payante ?

Personnellement, je pense qu’il a raison de dire que les politiques et l’Etat major font des erreurs en Libye. De là à affirmer que c’est Kadhafi qui a la main, cela me semble exagéré. Le Général Desportes est un des rares militaires qui se donnent la peine de réfléchir sur l’évolution des conflits tout en ayant une expérience opérationnelle. Et quand il a émis quelques réserves sur l’opération en Afghanistan, on l’a convoqué pour l’engueuler. Il y a quand même quelque chose qui ne va pas dans le système.

Dire pour autant que l’opération en Libye est un échec militaire me semble prématuré. Sur quatre mois, les opérations ont été assez peu nombreuses : 5000 sorties aériennes pour la Libye qui est trois fois grande que la France contre 50.000 pour le Kosovo qui fait la taille de deux départements français. La situation a quand même évolué depuis le début. Il y a trois fronts ouverts contre Kadhafi : la tripolitaine, la Cyrénaïque et un troisième, dans le Djebel Nefoussa, plus au Sud où des tribus se sont rebellés contre Kadhafi. Mais c’est une guerre tribale,  le souci des chefs tribaux sera toujours de protéger leur tribu et pas l’intérêt de la nation. Ils peuvent très bien se ranger derrière Kadhafi s’ils pensent qu’il reprend la main ou le lâcher  quand il perdra trop de terrain. Un chef de guerre afghan disait « on ne peut pas acheter un chef de tribu, mais on peut le louer », c’est la logique de la guerre tribale. L’allié d’un jour peut devenir l’adversaire du lendemain. Avec toutes les incertitudes que cela engendre.

Aujourd’hui, une issue politique vous paraît inéluctable ?

Je crois. On ne sait pas quel est le point de rupture du système Kadhafi. Le fait qu’il appelle les Africains pour ses milices est significatif. Il n’est pas sûr que ses soutiens se battront jusqu’au bout. Il n’a pas de relations solides sinon celles basées sur l’argent mais comme il est privé de ses concessions pétrolières, il puise dans ses réserves. L’issue politique dépendra du fait que ses alliés se retourneront contre lui parce qu’il ne pourra plus les payer. Mais ce qui risque de se passer après peut être beaucoup plus compliqué à gérer.

Dans quelle mesure ?

Il faudra installer une nouvelle constitution. Nous avons vu le succès de ces démarches dans des sociétés tribales comme en Afghanistan et en Irak. Ce sont des pays où il n’y a pas de sentiment national. Ils ne négocieront pas sur le thème : « la Libye doit redevenir une puissance régionale ». C’était le rêve de Kadhafi. Les chefs tribaux auront bien plus en tête la distribution des ressources, le pouvoir des tribus etc.. Il n’y a pas de front uni contre Kadhafi et on peut même penser qu’il y aura beaucoup plus de difficultés à gérer après le départ de Kadhafi. Il tenait le pétrole, donc il distribuait la manne. Dès que les tribus ne reçoivent plus leurs subsides habituels, elles changent d’alliances.

Malgré tous ses défauts, Kadhafi assurait une certaine sécurité. Les Libyens étaient des sujets. En démocratie, ils deviennent des citoyens et ils ont des droits. Notamment le droit de décréter pour des raisons X ou Y que leur tribu est supérieure à une autre. De fait, le risque de guerre civile est important. C’est ce qu’il se passe en Afghanistan. Stabiliser la Libye sera une opération d’une autre ampleur que l’intervention elle-même compte tenu des stocks d’armes qui circuleront.

Propos recueillis par Régis Soubrouillard Mariane 2

*La fabrication de l’ennemi ou comment tuer en ayant sa conscience pour soi. Pierre Conesa.  A paraître en septembre aux éditions Robert Laffont.

Voir aussi : Rubrique Méditerranée, rubrique Lybie, intensification des frappes signe de faiblesse politique, rubrique Afghanistan, rubrique Côte d’Ivoire, On Line, http://www.inversalis-productions.eu/blog/2011/04/libye-un-conseil-de-transition-neoliberal/,