Tribune de Marie-France Garaud parue le 02 mai 2014 dans Marianne
Pour Marie-France Garaud, ancienne députée européenne et présidente de l’Institut international de géopolitique, le chef de l’Etat américain commet une erreur en « se lançant dans une offensive antirusse ». « La Russie, explique-t-elle, n’est pas, comme les Etats-Unis, un Etat encore adolescent, créé il y a quelque deux siècles et demi »…
Quelle mouche a donc piqué le président Obama pour que celui-ci se lance dans une offensive antirusse sur la finalité de laquelle on s’interroge ? Et comment se fait-il que personne n’ait tenté de lui rappeler quelle importance historique, politique et religieuse revêtait Kiev dans l’histoire russe ?
La Russie n’est pas, comme les Etats-Unis, un Etat encore adolescent, créé il y a quelque deux siècles et demi. La Russie a plus de mille ans d’histoire et ses racines sont indissociables de la terre où elle est née, laquelle est précisément celle de Kiev, dans le bassin du Dniepr, à l’ombre de l’Empire byzantin. Moscou s’en proclama héritière au XVIe siècle et l’aigle des armoiries russes porte toujours les deux têtes couronnées fondatrices, surmontées de la couronne impériale.
Par leurs histoires, Etats-Unis et Russie, Etats contemporains de l’Est et de l’Ouest se révèlent parfaitement antinomiques : l’Etat russe s’est construit à partir d’un espace géographique donné et d’un passé historique partagé, car les Russes n’ont cessé de devoir se battre pour leurs territoires, face aux Mongols, à la France napoléonienne, à l’Allemagne. Les citoyens américains eux aussi savent se battre et ils l’ont fait généreusement pour pallier nos faiblesses, mais ils n’aiment pas faire la guerre, ils se sont même exilés pour la fuir… et ont créé un bras séculier, l’Otan.
La Seconde Guerre mondiale terminée en 1945, le partage des zones d’occupation réglé, on aurait pu penser que les tensions entre les deux grands vainqueurs deviendraient moins houleuses. Mais, non, les Américains constatèrent que Moscou n’allégeait pas la pression et répliquèrent par la création de l’Otan. Sa finalité ? Assurer la défense commune des pays occidentaux : en réalité constituer le bras armé des Etats-Unis face à l’Union soviétique. De fait, l’Otan étendit peu à peu son influence et la formidable campagne déclenchée sous la présidence Reagan contre « l’empire du mal » souligna crûment les carences minant en profondeur l’Empire soviétique.
Il était impérieux pour l’URSS de restaurer sa puissance. La politique étrangère demeurant, autant que sous les tsars, l’élément déterminant de la politique intérieure, la perestroïka gorbatchévienne commença par là. Les confrontations entre les blocs durent s’effacer devant «la solution en commun des problèmes globaux que pose la planète», mais la politique de désarmement liée à ce renversement politique conduisit l’URSS à se retirer d’une large partie de l’empire, puis à se fissurer dans nombre des Républiques membres… et ce fut la chute du Mur…
Paradoxalement, la crise financière de 2008 permit le début de la renaissance russe. Evgueni Primakov puis Vladimir Poutine mirent en œuvre une politique de diversification ouvrant ainsi une période de croissance ininterrompue… et aujourd’hui la Russie est de retour !
Elle n’avait évidemment pas apprécié quelques manquements de parole commis par les Etats-Unis, telle la rupture des accords par lesquels Moscou et Washington s’étaient interdit de construire des boucliers antimissiles. Elle avait encore moins goûté les avancées de l’Otan vers l’Est et le démantèlement de la Yougoslavie organisé en 1999 contre Belgrade, sans l’accord du Conseil de sécurité. Non plus que l’occupation illégale d’une partie de Chypre par la Turquie : opérations inacceptables !
Le président Poutine n’ignore évidemment rien des manœuvres conduites sans discrétion lors de l’éclatement de l’empire, notamment en Europe centrale et orientale, et rien non plus du rôle de l’Otan dans ces révolutions « orange ». Mais quelle maladresse pour le pouvoir ukrainien d’invoquer des principes violés par les plaignants eux-mêmes et de limiter l’usage du russe pour ceux dont c’est la langue naturelle ! En revanche, l’Occident se scandalisant de voir la Russie modifier des tracés autrefois définis par l’Union soviétique ne manque pas d’humour…
En fait, une conclusion s’impose pour la France : d’abord et avant tout, profiter de la situation actuelle pour sortir du commandement intégré de l’Otan. Notre solidarité de principe demeurera inchangée, mais sans l’étroite rigidité dont le général de Gaulle avait déchargé la France et dans laquelle Nicolas Sarkozy a eu la malencontreuse idée de nous enfermer de nouveau. C’est le moment.
Il faut prendre la mesure de l’histoire toujours en marche : nous voyons se dessiner l’évolution politique, au demeurant naturelle, d’une puissance à la fois européenne et asiatique. Le président russe rêve évidemment d’une politique eurasienne. Il en tient déjà des cartes : membre du groupe de coopération de Shanghai, avec la Chine et quatre des anciennes Républiques soviétiques, il constitue aussi avec la Biélorussie et le Kazakhstan une union douanière destinée à la détermination d’un espace économique commun. La Russie et la Chine, une histoire d’empires ?
* Marie-France Garaud est présidente de l’Institut international de géopolitique
Manoeuvres. Malgré les critiques dans son propre camp, le chef de l’Etat veut accélérer le calendrier de la réforme territoriale, ce qui implique de reporter les élections cantonales et régionales prévues en 2015.
La prédiction émane d’un vieux copain du président : « Ça ne va pas être facile pour Valls de vivre avec Hollande, qui lui dit : à toi la rigueur, à moi la redistribution ! » De fait, alors que le Premier ministre doit faire passer les 50 milliards d’économies, le président entend porter en personne la réforme, populaire dans les sondages, du mille-feuille territorial : elle prévoit de ramener à 11 ou 12 le nombre de régions et de supprimer les conseils généraux d’ici à mars 2016.
Sauf surprise, c’est François Hollande, et lui seul, qui recevra dès le 14 mai à l’Elysée les chefs de parti pour les consulter sur le projet, et le report d’un an qu’il implique des élections régionales et cantonales prévues en mars 2015.
« Il a choisi de mener ça, lui-même », confirme un ami. Car Hollande, qui n’a plus guère de marge de manoeuvre sur la baisse du chômage ou le « retournement » économique, pense tenir là la grande réforme — « un marqueur », dit l’Elysée — de la fin de son mandat. Conscient que le temps presse s’il veut inverser la courbe des sondages, il assume avancer à la hussarde en se donnant vingt-deux mois pour tout dynamiter. Le 8 avril, Manuel Valls avait annoncé la division par deux du nombre de régions d’ici à 2017, mais n’avait parlé que de 2021 pour la fin des conseils généraux. Le président a choisi d’accélérer, pied au plancher.
Hollande le sait, il y a là de quoi braquer les baronnies du PS, qui dirigent la majorité des exécutifs locaux, après leur avoir déjà fait avaler la fin du cumul des mandats.Parti à la reconquête des Français, il n’a cure des critiques de son camp : il joue l’opinion contre l’establishement. « Il dit qu’il n’a rien à perdre. Y compris ses propres amis », constate Claudy Lebreton, président PS de l’Assemblée des départements, qui s’inquiète d’un « vrai coup d’arrêt à la décentralisation ».
Il joue sur les mots
Le bal de consultations prévues à l’Elysée n’est pas non plus dénué d’arrière-pensées politiques avant les européennes. En consultant les partis dès la semaine prochaine, le président veut mettre l’UMP face à ses contradictions. « Jean-François Copé a dit trois fois qu’il fallait supprimer les départements ! » relève le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll. « On verra qui sont les réformateurs et les conservateurs », a défié Hollande mardi. « Soyez courageux », a appuyé Manuel Valls hier à l’Assemblée, en se tournant vers les bancs de la droite.
Autre objectif non avoué du pouvoir : enfoncer un coin entre l’UMP, dont le chef dénonce une « magouille électorale », et les centristes, dont certains sont tentés de dire oui. « On réclame tous cette réforme depuis vingt ans », a ainsi fait valoir Marielle de Sarnez, proche de François Bayrou.
Reste que l’exécutif joue un peu sur les mots. Car les départements ne seront pas supprimés. Ils figureront toujours par exemple sur les plaques d’immatriculation. Ce sont les conseils généraux qui disparaîtront, d’abord dans les zones urbaines. « Il y aura toujours un échelon départemental », confirme une source gouvernementale.
La nuance est de taille. Supprimer les départements, qui figurent dans la Constitution, supposerait une réforme constitutionnelle, donc les trois cinquièmes des voix du Parlement réuni en Congrès. Périlleux, voire impossible. Pas question non plus, pour un Hollande impopulaire, de risquer un référendum, comme l’exigent l’UMP, Bayrou ou Pierrre Laurent (PCF). L’Elysée évacue : « Ce n’est pas du tout à l’ordre du jour. »
Alors que la crise diplomatique fait rage, qui se rappelle que Vladimir Poutine était au départ l’héritier politique de Boris Eltsine ? Petit rappel des faits qui ont poussé le président russe à troquer son occidentalisme initial contre son projet eurasiatique anti-occidental actuel.
l’aune de la crise ukrainienne, qui oppose actuellement Kiev et l’Occident à la Russie autour de la Crimée sécessionniste, on a du mal à croire que la guerre froide est terminée. La lune de miel entre Washington et Moscou – qui avait fait naître une prise de conscience « panoccidentale » lors des attentats du 11 septembre, commis par des ennemis communs des Russes et des Américains – n’est plus qu’un souvenir lointain. Qui se rappelle en effet que Vladimir Poutine était, lorsqu’il accéda au pouvoir en décembre 1999, l’héritier politique de celui qui abolit l’ex-Union soviétique et se rapprocha de l’Occident, Boris Eltsine, puis d’Anatoli Sobtchak, ex maire de Saint Pétersbourg, leader du clan des « pro-occidentaux ? Qui se rappelle qu’à l’époque, Poutine plaidait pour un rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne, position diamétralement opposée à sa vision « eurasienne » actuelle ? Que s’est-il donc passé pour que, 30 ans après la chute de l’URSS, la Russie soit toujours perçue comme un danger et pour que l’OTAN soit toujours perçue comme hostile à Moscou ?
En fait, les événements qui ont motivé Vladimir Poutine à troquer définitivement son occidentalisme initial contre son projet « eurasiatique » anti-occidental actuel ont été d’une part la seconde guerre d’Irak (2003) – qui visa à renverser le régime laïc-nationaliste et pro-russe de Saddam Hussein – puis, l’année suivante, l’appui occidental à la première révolution ukrainienne anti-russe (2004) dite « orange ». Ces deux évènements ont fait déborder un vase déjà très plein, puisque Moscou avait dû se résigner dans les années 1990 au démantèlement de son allié et « frère » slavo-orthodoxe », la Serbie, amputée du Kosovo, puis d’une façon générale de l’ex-Yougoslavie, démembrée pour permettre l’extension de l’OTAN vers l’Est et la création de mini Etats pro-occidentaux (Macédoine, Bosnie, Croatie, Monténégro, Kosovo, etc).
L’encerclement de la Russie par les forces atlanto-américaines, permis par les guerres d’Irak (2003) et d’Afghanistan (2001), le blocage de l’accès russe aux Mer chaudes de l’Océan indien, du Golfe arabo-persique et de la Méditerranée, puis l’entrée dans l’UE ou/et dans l’OTAN d’Etat décidés à punir la Russie pour l’occupation soviétique passée (Pays Baltes, Pologne, Tchéquie, Slovaquie) ont achevé de convaincre M. Poutine que les Occidentaux poursuivaient leur stratégie d’endiguement (« containment ») de son pays, l’ultime « preuve » étant le projet américain d’installation en Europe centrale d’un « bouclier antimissile tourné contre la Russie ».
source Courrier International
Deux poids deux mesures : « selon que vous soyez atlantiste ou misérable… »:
De la même manière, lorsque, entre 1999 et 2007, les puissances de l’OTAN ont appuyé et reconnu le pouvoir sécessionniste albanophone du Kosovo, aujourd’hui indépendant, pouvoir instauré par le mouvement terroriste anti-serbe UCK, elles ont considéré que le Kosovo autonome était « libéré » de tous les accords juridiques et constitutionnels inhérents à la Serbie. On peut donc se demander sur quelle base logique les Occidentaux considèrent-ils comme « conforme au droit international » la sécession du Kosovo vis-à-vis de la Serbie ainsi que les élections libres qui y ont été organisées pour avaliser cette sécession, tout en jugeant en revanche l’indépendance de la Crimée – pourtant également sanctionnée par des élections libres – « totalement contraire au droit international » ?
On nous répondra qu’en Crimée cela s’est passé « sous occupation » de l’armée russe, mais on peut rétorquer que si les forces militaires russes ont « libéré » la Crimée de l’Ukraine sans tirer un coup de feu au départ, les puissances de l’Otan ont quant à elles « libéré » le Kosovo par des bombardements aériens massifs ayant occasionné la mort de milliers de civils et la destruction des infrastructures stratégiques de Serbie…
Pour Moscou, comme pour tout stratège, pareille sélectivité dans l’indignation cache d’évidents intérêts stratégiques (bases US au Kosovo), ce qui est d’ailleurs de bonne guerre. Mais il convient donc de ne pas être dupes et de ne pas sombrer dans un manichéisme étroit qui n’aide pas au nécessaire rapprochement occidental-russe et surtout euro-russe. Pour Vladimir Poutine, Moscou a donc tout autant le droit de défendre ses bases stratégiques donnant accès aux mers chaudes (Syrie, Crimée, etc) que les Occidentaux défendent leurs bases partout et jusqu’aux portes d’espace russe. Rappelons par ailleurs que la Crimée, ancienne « Côte d’azur russe », est devenue ukrainienne par la négation (soviétique) des aspirations de ses habitants, puisqu’elle fut « donnée » à l’Ukraine par le dictateur soviétique Khrouchtchev. Ce fut aussi le cas du Haut Karabakh, région arménienne « donnée » à l’Azerbaïdjan par Staline, origine d’un interminable conflit entre ces deux pays. On pourrait aussi s’étonner du fait que les mêmes occidentaux désireux de « sanctionner » Poutine pour la Crimée passent leur temps à absoudre la Turquie qui occupe illégalement depuis 1974 et colonise l’île de Chypre, pourtant membre de l’Union européenne… Mais il est vrai que la Turquie est un membre important de l’OTAN, ce qui donne des droits différents… On constate ici les sérieuses limites du principe du droit international « d’intangibilité des frontières », opposé à un autre grand principe cher aux Nations unies, celui du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Les vrais objectifs des sanctions américaines et européens contre la Russie
Ceci dit, le réalisme est aussi un grand principe des relations internationales. Il rappelle que l’objectif de l’OTAN visant à étendre son influence jusque « dans l’étranger proche russe » – vraie cause de la crise – a des limites. Car la Russie conserve un fort « pouvoir de nuisance », de nombreux moyens de pressions, notamment énergétiques, sans oublier ses milliers de têtes nucléaires qui incitent à être prudents… Les sanctions occidentales ont été présentées comme les « plus dures jamais adoptées contre la Russie depuis la Guerre froide », mais elles demeurent imitées et n’inquiètent pas Moscou, d’où la boutade de Vladislav Sourkov, influent conseiller politique de Vladimir Poutine, qui a déclaré que le fait d’y figurer constitue « un grand honneur”… Les sanctions pourront certes viser des personnes plus proches du pouvoir dans les semaines à venir si Moscou lance une opération dans l’Est de l’Ukraine. Mais les enjeux économiques et énergétiques sont tels que personne n’a intérêt à des sanctions susceptibles de nuire réellement au pouvoir de Vladimir Poutine, qui n’a d’ailleurs jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui, qui peut déclencher des « représailles » (gels d’avoir de sociétés occidentales présentes en Russie, rupture des livraisons de gaz aux pays européens dépendants (Allemagne, Italie ; pays baltes), etc.
Révolutions de couleur (Ukraine, Géorgie) : le casus belli
Pour revenir à l’Ukraine, Poutine estime qu’il ne peut en aucun cas laisser un gouvernement radicalement anti-russe gouverner un pays situé dans sa sphère d’influence stratégique (« étranger proche »), sachant qu’une partie importante de la population ukrainienne est russe ou russophone. D’après le président russe, c’est le crédit géopolitique même de la Russie qui est en jeu.
Et la contre-partie d’un régime atlantiste à ses frontières serait une rectifications des frontières de l’Ukraine. Ainsi, les Occidentaux et les nationalistes ukrainiens qui ont déposé l’ex-Président pro-russe Ianoukovitch ont raison, de leur point d’affirment que la Russie est revenue sur un accord international consécutif à la chute de l’ex-URSS par lequel la Russie post-soviétique de Boris Eltsine renonçait à récupérer la Crimée – pourtant historiquement russe – et s’engageait à respecter les frontières de l’Ukraine décidées par les dirigeants de l’ex-URSS en échange seulement du maintien de bases militaires russes en Crimée et de la renonciation par l’Ukraine à son arsenal nucléaire. Mais, comme l’explique le spécialiste de la Russie Jacques Sapir, il est aussi indéniable qu’en reconnaissant de façon fort hâtive la « révolution » ukrainienne anti-russe de février 2014 – ce qui a entraîné la constitution d’un gouvernement transitoire hostile à l’ordre juridique préexistant – l’Occident devait s’attendre à ce que les autres parties de l’Ukraine (non hostiles à Moscou et fidèles au pouvoir légal en place) soient de facto et de jure libérées des engagements des autres parties du pays. Ainsi, Moscou se sent également libéré de son engagement international à renoncer à la Crimée, jadis conditionné à une alliance russo-ukrainienne désormais dénoncée par Kiev.
En réalité, la vraie fonction des sanctions est de « dissuader Poutine d’aller plus loin en prenant par exemple des villes de l’Ukraine russophone de l’Est comme Donetsk ou Karkov », explique l’expert de l’Ukraine et de la Russie Fabien Baussart, président du Center of Political and Foreign Affairs (CPFA). D’après lui, ces sanctions sont plutôt mesurées, les pays européens avançant même à reculons à cause de leur dépendance énergétique, l’alternative aux livraisons de gaz russe n’étant pas possible d’ici plusieurs années». Certes, les Etats-Unis sont moins dépendants énergétiquement que les Européens, mais ils sont coincés eux aussi, car ils ont besoin des Russes sur les dossiers iranien et syrien, comme on l’a vu avec les accords de Genève…
En conclusion, il n’est dans l’intérêt de personne de revenir à une “guerre froide”, même si dans les deux camps, les mentalités sont encore formatées par ce paradigme dépassé. Mais il est vrai que côté occidental, nombre de stratèges de l’Otan et de dirigeants politiques sont tentés de capitaliser jusqu’au bout leur “victoire” contre l’ex-URSS dont la Russie est hélas perçue comme la continuité.
Depuis des années, et spécialement dans mon essai*, je plaide au contraire pour une “réconciliation euro-russe” et russo-occidentale dans le cadre de ce que j’ai appelé un “PanOccident”, un Occident qui aurait renoncé à sa définition universaliste “arrogante” et qui saurait se recentrer sur ses intérêts civilisationnels, son identité judéo-chrétienne et son espace stratégique face aux nouveaux défis du monde multipolaire que la Russie accepte mais que l’Occident semble nier au nom d’une utopie universaliste (“Village Global ou Mc World”) qui résulte d’une confusion entre mondialisme et globalisation, le premier étant une utopie dangereuse de type néo-impériale et le second n’étant qu’un champ d’action et d’échanges entre puissances souveraines.
Alexandre del Valle est un géopolitologue renommé. Ancien éditorialiste à France Soir, il enseigne les relations internationales à l’Université de Metz et est chercheur associé à l’Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.
* Dernier essai d’Alexandre del Valle, “Le Complexe occidental, petit traité de déculpabilisation”, éditions du Toucan, mars 2014.
La question n’est pas nouvelle, la réponse non plus : Pierre-Joseph Proudhon proposait 12 provinces (1846), Auguste Comte 17 intendances (1854), Frédéric Le Play 13 provinces (1864), Ferdinand Lepelletier 27 provinces (1896), Pierre Foncin 32 régions (1898), si on s’en tient au seul XIXe siècle…
Se focaliser sur le nombre est malheureusement un moyen d’esquiver la problématique de fond : des régions pourquoi faire ? La régionalisation en France est historiquement liée à la question du territoire politique mais aussi économique. C’est cette seconde fonction qui l’emporte de nos jours, mais sous des modalités nouvelles. En outre, la question des régions passe par celle des départements (et des communes). En septembre 1789, l’abbé Sieyès propose à l’Assemblée nationale de nommer un comité pour préparer « un plan de municipalités et de provinces tel qu’on puisse espérer de ne pas voir le royaume se déchirer en une multitude de petits États sous forme républicaine ».
Défendre l’unité et l’indivisibilité de la République avec des lois identiques pour tous, tel est le projet. Il s’agit aussi de créer les territoires qui doivent être attribués aux Préfets, bras droit de l’État central, et des circonscriptions électorales qui doivent permettre aux citoyens de désigner leurs représentants. À la logique de contrôle administratif, judiciaire et policier se superpose donc une question plus politique : le mandaté doit-il représenter les seuls mandataires d’une circonscription, ou bien doit-il représenter l’ensemble de la nation française à travers une couleur politique ? Et cette circonscription, quelle doit-elle être ?
81 «carrés uniformes» Au sein du comité et à l’Assemblée nationale, le débat oppose Thouret, qui veut reprendre le modèle, déjà proposé en 1771 par le géographe Robert de Hesseln, de 81 « carrés uniformes » pour tracer les nouveaux départements, et Mirabeau qui cherche à faire respecter « les anciennes limites des provinces […] toutes les fois qu’il n’y aurait pas utilité réelle ou nécessité absolue de les détruire ».
Ce débat provoque une mobilisation générale du peuple français ; plus d’un millier de députés extraordinaires assaillent les membres du comité, dix mille pétitions affluent, sans compter les rapports, les notes… La loi du 22 décembre 1789, instituée le 4 mars 1790, crée 83 départements. C’est le modèle Mirabeau qui l’a emporté, non sans accommodements comme le révèlent encore le tracé géométrique — rectangulaire — de certains départements, surtout en zone de plaine, comme l’Oise, l’Aisne, la Mayenne, les Deux-Sèvres ou la Loire.
Le chef-lieu est attribué à une ville située au centre, par commodité géographique mais aussi pour assurer l’aller-retour en une journée d’une gendarmerie à cheval. Les aléas historiques et locaux compliqueront cette carte, avec l’ajout de nouveaux départements (les deux Savoies et les Alpes-Maritimes en 1860) ou la reconfiguration d’autres comme : le partage du Rhône-et-Loire (1793), la création de la Meurthe-et-Moselle et du Territoire de Belfort (1871), et le démembrement de l’ancienne Seine-et-Oise qui donne six nouveaux départements autour de Paris (1964). On compte désormais quatre-vingt dix département métropolitains, soit un chiffre proche de celui de 1790. Sur deux siècles et deux décennies, la carte n’a donc que peu changé, preuve d’une territorialisation profonde.
La régionalisation contre la macrocéphalie
Le module départemental est spatial, et non démographique. Il est relativement égal d’un département à l’autre, la grande majorité ayant entre 5000 et 7000 kilomètre carré. C’est l’égalité par la superficie. Mais ce principe d’égalité par la superficie et le quadrillage qui en résulte n’est pas adapté aux changements induits par les Révolutions industrielles successives : exodes ruraux mais inégaux, formation de régions économiquement spécialisées (manufactures, agriculture, tourisme), nouveaux réseaux de transport (train, puis autoroutes, puis TGV et lignes aériennes donc aéroports…), urbanisation en métropoles avec zones péri-urbaines et même rurbaines.
La régionalisation en France naît alors d’un double objectif : diminuer la macrocéphalie parisienne, adapter le territoire national aux nouvelles fonctions économiques, voire socio-culturelles. Sur un siècle et demi, elle oscille entre les deux. Le projet fédéraliste proudhonien vise la double combinaison d’une fédération de producteurs (les coopératives) et d’une fédération de citoyens (les communes puis les régions) du bas vers le haut, et sur la base du mutuellisme.
Il est torpillé par l’échec des communes insurrectionnelles et par les massacres de la « Semaine sanglante » suite à la Commune de Paris (1871, entre 6 000 et 20 000 morts). Il ressurgit parfois en Occitanie. La régionalisation en France s’oriente désormais du haut vers le bas. Elle devient de plus en plus l’affaire de l’État central passant d’une logique jacobine à une logique girondine. Celle-ci est formalisée par le régime de Pétain puis consacrée par le fédéralisme européen et le principe de subsidiarité, social-chrétien puis social-démocrate, triomphant après la Seconde guerre mondiale.
De la création de la Fédération Régionaliste Française (F.R.F.) en 1900 jusqu’à l’adoption des 22 régions en 1965, on recense des dizaines de projets de régionalisation, dont on peut extraire les plus emblématiques. La proposition de loi déposée par le député Jean Hennessy le 29 avril 1915 s’inspire des idées du géographe Vidal de la Blache, également membre de la F.R.F. Elle prône 17 régions organisées autour de grandes villes (les futures « métropoles »).
Alors ministre, le député auvergnat Étienne Clémentel instaure en 1919 dix-sept « groupements d’intérêts régionaux » organisés d’après le territoire des chambres de commerce. Vichy invente 19 régions Sous le régime de Pétain, la loi du 4 avril 1941 institutionnalise pour la première fois des régions en France, soit dix-neuf régions-provinces dirigés par des préfets régionaux et des chambres régionales cooptés. À trois exceptions près (l’Auxerrois, l’Yssingelais, le Viganais) et contrairement à la quasi-totalité des projets précédents, le découpage régional ne touche pas les départements.
Il les regroupe en effet, un procédé que l’on retrouve jusqu’à nos jours. Sa logique prend en compte les fonctions économiques, mais aussi la dimension culturelle de concert avec les mouvements régionalistes (Bretagne, Corse, Occitanie et Provence notamment) et la réactivation du folklore. Avec la circulaire Ripert (octobre 1940) et l’arrêté Carcopino (décembre 1941), il autorise pour la première fois à l’école des « cours de langue dialectale ».
Le découpage régional du régime de Pétain applique des idées remontant à Charles Maurras ou à Maurice Barrès, lequel est l’inventeur du terme « régionalisme » en 1899, et notamment véhiculées par la F.R.F. dont la figure emblématique, Jean Charles-Brun (1870-1946), devient membre du Conseil national sous Vichy. Cette régionalisation, provisoirement arrêtée avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’est pas enterrée pour autant. On observe en fait une continuité tant dans le personnel politique que dans les idées entre le régime de Vichy, le Conseil national de la Résistance, les IVe et Ve Républiques.
L’un des meilleurs exemples de cette continuité — discrète mais efficace — est incarné par Jean-François Gravier (1915-2005), dont des générations d’étudiants en géographie ont entendu parler avec son livre-choc : Paris et le désert français (1947). Celui-ci dénonce la centralisation parisienne et jacobine, sur un ton radical mais déjà catastrophiste (rien que le titre !) , en faveur d’une régionalisation enfin salvatrice.
Une vision maurassienne
Avant 1940, Jean-François Gravier, géographe, membre des étudiants royalistes de l’Action française, écrit des articles violents dans des journaux d’extrême droite (Combat, La Gerbe). Après la débâcle contre l’Allemagne nazie, il édite le journal Idées (1941-1944), mensuel publié à Vichy pour propager la doctrine pétainiste. Il exprime souvent son admiration pour Walter Darré, ministre de l’agriculture dans le gouvernement nazi.
Il tonne contre la démocratie et l’individualisme. Dans son livre Régions et Nation (1942), il prône une représentation non élective des notables (curés, instituteurs…). En novembre 1942, il est engagé par François Perroux (1903-1987) dans la Fondation française pour l’étude des problèmes humains que celui-ci préside. La même année, il devient directeur du département de bio-sociologie du Centre Alexis Carrel dans lequel il occupe la direction du Centre d’études régionales.
À la Libération, Gravier est protégé par le père Lebret, dominicain fondateur de l’Association Économie et Humanisme. Il est ensuite employé par le Ministère de la Reconstruction et par le Commissariat général au Plan (1950-1965). Il collabore à la revue XXe sièclefédéraliste éditée par La Fédération, où l’on retrouve trois anciens des anciens non-conformistes de L’Ordre Nouveau : Robert Aron, Alexandre Marc et Denis de Rougemont (1). L’heure n’est plus au « rejet de la civilisation », comme le proclamaient les non-conformistes des années précédentes, mais à « l’aménagement de la civilisation ». Gravier, qui obtient au milieu des années 1960 la chaire d’Économie et d’Organisation Régionale au C.N.A.M., siège au Conseil économique et social (1959-1964).
De Gaulle et Mitterrand reprennent le chantier
Comme nombre d’idées ou de mesures lancées au cours de ces « années souterraines » (1937-1947) (2), combinant désormais démocratie chrétienne fédéraliste européenne et gaullisme planificateur et moderniste, la régionalisation refait rapidement surface au cours des IVe et Ve Républiques. Elle opère en deux temps forts : en 1955-1956 avec les vingt et une « régions de programmes », qui correspondent à celles de nos jours (22 avec la région corse créée en 1970), puis en 1982 avec les lois sur la décentralisation sous la présidence Mitterrand.
Son principe dominant est d’adapter le territoire à l’économie métropolisée, quitte à être barbouillé d’un vernis culturaliste. Son découpage reprend celui des départements, qu’il assemble, contrairement aux anciennes propositions (celle de Charles-Brun en 1912, celle de Hennessy-Vidal en 1915, par exemple), et conformément à ce qui s’est passé sous Pétain.
Le nombre est d’ailleurs à peu près le même : 19 en 1941, 21 en 1955. Le regroupement s’effectue par le haut, de façon totalement technocratique, par quelques grands commis de l’État comme Serge Antoine (1927-2006), énarque et futur membre du Club de Rome (1969). Quelques pressions politiques aboutissent à des compromis : on retire sa région à Grenoble pour la donner à Lyon, on en donne une à Nantes pour la retirer à Rennes, on donne le Gard à Montpellier pour rédimer Marseille.
Les Révolutions industrielles font sentir leurs derniers effets dans le cadre de la flexibilité post-fordiste — recomposition des campagnes, certaines devenant très industrielles avec la dissémination des PME, extension des métropoles, touristification — ce qui fait émerger de nouvelles régions géographiques correspondant à l’aire de vie quotidienne de leurs habitants. Or le module départemental y est largement inadapté, et celui de la région institutionnelle parfois bancal. Les inter-communalités sont alors accélérées (lois de 1999 et de 2000).
Elles tentent d’adapter les cadres institutionnels à la « vraie vie », mais elles rajoutent une couche au mille-feuille administratif et politique. Le citoyen continue de voter, de plus en plus, mais il ne sait plus qui le représente vraiment, et pour quoi. Le mélange de représentation à la proportionnelle et à l’arrondissement — le système de la commune ou de la région n’étant pas celui de la nation — ainsi que l’élection au suffrage indirect des conseils intercommunaux l’éloigne de ses mandatés, tandis qu’est conforté un système de plus en plus technobureaucratique. Mais la fonction des corps élus reste identique : voter des lois, voter des budgets.
Le dégrè zéro de la géographie
La donne change depuis le krach de l’économie financière en 2008. Les banques nationales, européennes et internationales flouées par leur spéculation financière réclament le paiement de leur monumentale ardoise auprès des États, donc des contribuables-citoyens.
Les grandes infrastructures utiles au capital étant désormais réalisées, il faut désormais « faire-des-économies » et « rembourser-la-dette ». Pour l’État, le moyen le plus simple est de couper dans les budgets des services publics et de taper dans le mille-feuilles politico-administratif : les départements et les régions en font logiquement les frais. C’est le seul sens que comporte l’actuel projet du gouvernement Valls, le seul.
Foin d’imagination, fichtre d’adapter les collectivités locales et régionales aux bassins de vie et d’emploi, au diable un redécoupage des départements, bref adieu l’innovation. Non, le plus simple pour la technobureaucratie soutenue par des politiques en panne d’inspiration, c’est de jouer à nouveau au mécano territorial : on ajoute des régions les unes aux autres pour faire de grandes institutions, on les fait passer de 22 à 11. Autrement dit, on divise par deux, comme une poire. C’est le degré zéro de la géographie.
Philippe Pelletier
(1) « Les relais politiques : Jacques Chaban-Delmas, Antoine Pinay, René Coty, François Mitterrand, Raymond Marcellin, Jean Lecanuet, Roger Gondon, Maurice Schumann et Roger Duchet comptent parmi les membres du Mouvement fédéraliste français. Orienté à droite, le mouvement se veut ouvert à tous, exception faite des communistes ». Guyader Antonin (2006) : La revue Idées 1941-1944 : des non-conformistes en révolution nationale. Paris, L’Harmattan, p. 318.(2) Lindenberg Daniel (1990) : Les Années souterraines, 1937-1947. Paris, La Découverte, 414 p.