Le tout-sécuritaire sert ceux qui nous frappent

 Photo Lionel Bonaventure / AFP

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Face à la menace terroriste, nous adoptons de mauvaises réponses en frappant militairement au Moyen-Orient, et en mettant en œuvre une politique du tout-sécuritaire qui se révèle inefficace. Les Etats-nations occidentaux sont aujourd’hui devenus des Etats de sécurité nationale, dont l’obsession s’étend, au-delà du seul terrorisme, à l’immigration, à l’ultra-gauche anticapitaliste, aux lanceurs d’alerte.

Les attentats que le jihadisme islamique a multipliés au cœur du monde occidental depuis 2001 l’ont fait basculer dans un état d’exception permanent sans que le pire ait pu être conjuré. D’une part, les démocraties ont sacrifié leurs fondements, nonobstant les assurances initiales et les protestations vertueuses de leurs dirigeants. Aux Etats-Unis, le «Patriot Act» a suspendu les libertés fondamentales. L’internement administratif, le recours à la torture, les enlèvements de suspects à l’étranger, les exécutions extrajudiciaires, la surveillance électronique de la planète ont été mis en œuvre. De bon ou de mauvais gré, les pays européens ont emprunté le pas de leur propre chef, ou sous la pression de Washington, et avec l’assentiment assez général de l’opinion publique. De par le monde, les régimes collaboratifs se sont vus pardonner leur autoritarisme et leur violation des droits de l’Homme pourvu qu’ils acceptent d’assurer la sous-traitance de la répression.

Les Etats-nations occidentaux sont aujourd’hui devenus des Etats de sécurité nationale, dont l’obsession s’étend, au-delà du seul terrorisme, à l’immigration, à l’ultra-gauche anticapitaliste, aux lanceurs d’alerte. Ils ne répugnent plus à envisager des mesures rappelant leur passé le plus sombre, telles que la déchéance de la nationalité, en France, ou à les mettre en œuvre comme la confiscation des biens des réfugiés, au Danemark. Ils appliquent des politiques publiques criminelles au sens littéral du terme, dès lors qu’elles tuent, à l’instar des bombardements par drones au Moyen-Orient ou de la prohibition de l’immigration à la frontière américano-mexicaine et en mer Méditerranée qui provoque, chaque année, des milliers de décès. La démission démocratique et morale des peuples, drogués au discours sécuritaire depuis les années 1970, les progrès phénoménaux de la technologie garantissent l’institutionnalisation durable de cet état d’exception et de surveillance de masse. Nombre de spécialistes affirment que l’Occident est tombé dans le piège que lui ont tendu Al-Qaïda, puis Daech, et que ses politiques sécuritaires alimentent le jihad, au lieu de le contenir.

Cette politique sécuritaire a échoué

D’autre part, cette politique sécuritaire a échoué. Elle n’a pas évité les attentats, qui n’ont jamais été aussi nombreux depuis 2001. Elle n’a pas tari le vivier des jihadistes. Elle n’a pas endigué les flux de migrants et de réfugiés, faute d’en tuer assez et de pouvoir contraindre les Etats partenaires du Moyen-Orient et d’Afrique à retenir les candidats au départ. Tout indique que l’impuissance du régime d’exception permanente et de surveillance totale à conjurer les dangers qu’il prétend éliminer ne se démentira pas.

Pourtant, «livides de conviction», à l’image du héros du romancier allemand Uwe Tellkamp, dans La Tour, les capitales occidentales persistent et signent. Il serait temps de suspendre cette fuite en avant. De réviser la politique étrangère qui nous a conduits là où nous en sommes, et dont les choix stratégiques tantôt ont enclenché la machine infernale, tantôt empêchent de la désamorcer. De renoncer aux politiques néolibérales qui ont déchiré le tissu social, et au discours culturaliste qui a communautarisé le pays, sous prétexte d’en exalter l’identité nationale. Et, dans l’immédiat, d’en revenir à une police de renseignement, de proximité et d’infiltration, dès lors que la très dispendieuse surveillance numérique s’avère vaine.

Exigeons de la droite un peu de décence

Sur ce plan, exigeons de la droite un peu de décence. Elle crie haut et fort à l’incompétence de François Hollande. Mais le bon peuple doit savoir que la réforme du renseignement voulue par Nicolas Sarkozy a durablement désorganisé celui-ci, comme l’ont vite illustré l’affaire Merah, et confirmé les attentats de 2015. Et que, sous son autorité, le ministère de l’Intérieur – au contraire de celui de la Défense nationale – a systématiquement privilégié les dépenses de personnel au détriment de son équipement. En 2012, le nouveau gouvernement découvrit ainsi qu’il n’y avait plus de crédits pour la maintenance des systèmes de communication et d’informatique, laquelle était devenue tributaire de recettes budgétaires exceptionnelles, et pour tout dire inexistantes. Donc, messieurs Les Républicains, silence dans les rangs !

Dans la douleur, nous devons être précis. Pas plus que les attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle, les actes terroristes d’aujourd’hui ne constituent pas une menace stratégique pour notre pays. La réponse militaire, au Moyen-Orient, n’est pas la bonne. Le tout sécuritaire sert ceux qui nous frappent. Les mesures d’urgence relèvent du seul travail policier. Le devoir de chacun est de garder raison, et sang-froid.

Tribune publiée dans Libération 15/07/2016

Voir aussi : Rubrique Politique, De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité , Frénésie sécuritaire française à côté de la plaquePolitique de l’immigration, rubrique Société, Vertus et vices de la comédie sécuritaireCitoyenneté , Rubrique JusticeLa France déroge à la convention européenne des Droits de l’Homme,

«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Par,Gilles Kepel*

Le succès du slogan «Islamisation de la radicalité» et le refus des chercheurs, par peur d’être soupçonnés d’islamophobie, d’analyser la spécificité du jihadisme confortent la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle.

 

L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman – la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la «radicalisation» et l’enclume de «l’islamophobie», il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.

«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même «radicalité», hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de «L’islamisation de la radicalité», connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle – toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – «péché et interdit». On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier algérien Kamel Daoud pour ses propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auxquels le même Olivier Roy vient d’apporter sa caution (1).

Le rapport que vient de publier le président du CNRS sous le titre «Recherches sur les radicalisations» participe de la même démarche. On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des «radicalisations» est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des «prénotions». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des «radicalisations» (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes – fussent-ils lointains – héritiers.

Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du «radicalisé» par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale – celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.

Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des «cellules de recrutement» sophistiquées, animées par des «leaders charismatiques» dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la «dérive sectaire» ou de la «conversion religieuse» (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au «Messie cosmo-planétaire» Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.

Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple «radicalisation – islamophobie» empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture «blanche néocoloniale» dans son rapport à l’autre – source d’une prétendue radicalité – sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des «postcolonial studies» – une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.

Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à «l’analyse des radicalisations» (la doxa triomphe rue Descartes) et aux «langues rares» (sic – l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) – relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du «califat» de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son «Appel à la résistance islamique mondiale» qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit «licite» (halal).

A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer – à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher – qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.

(1) Libération du 10 mars.

*Gilles Kepel Professeur des universités, Sciences-Po – Ecole normale supérieure (dernier ouvrage paru : «Terreur dans l’Hexagone, genèse du djihad français», éd. Gallimard, 2015, 352 pp., 21 €) et Bernard Rougier, Professeur des universités Sorbonne-Nouvelle

Source Libération : 14/03/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Revue de presse, rubrique Science, Sciences humaines, rubtique Politique  Politique de l’immigration, Politique Internationale, Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient, rubrique Méditerrranée, rubrique Moyens Orient, Syrie, rubrique Rencontre, Gilles Kepel,

“Les Français doivent se battre contre le projet d’une énième loi antiterroriste”, Giorgio Agamben

 Des militaires du camp de Satory à Versailles, au garde-à-vous, en attendant le discours du ministre de la Défense dans le cadre du plan Vigipirate alerte attentat. © Julien Muguet / IP3
Un “Patriot Act à la française” est-il souhaitable ? Pas pour le philosophe italien Giorgio Agamben, qui considère que, dans un Etat sécuritaire, la vie politique est impossible. Et la démocratie en danger.

Alors que Bernard Cazeneuve doit présenter de nouvelles mesures pour lutter contre le terrorisme demain en Conseil des ministres, le philosophe Giorgio Agamben, pendant italien de Michel Foucault, a accepté d’évoquer avec nous les séquelles politiques de l’attaque contre Charlie Hebdo. Vilipendeur de l’état d’exception (qu’il a disséqué dans sa trilogie Homo Sacer), il a consacré une bonne partie de sa vie à pointer les dérives du biopouvoir, ce pouvoir qui s’exerce sur les corps et gouverne les hommes.

Tandis que certaines voix parlementaires réclament déjà un « Patriot Act à la française » (du nom de ce texte américain voté sept semaines après le 11 septembre 2001), il dresse le portrait sévère d’une société où le droit à la sécurité, à la sûreté préempte tous les autres, qu’il s’agisse de la vie privée ou de la liberté d’expression. La conséquence des politiques ultra-sécuritaires ? Un système qui abandonne toute volonté de gouverner les causes pour n’agir que sur les conséquences.

Après le choc de Charlie, la classe politique nous parle beaucoup du « droit à la sécurité ». Faut-il s’en méfier ?

Au lieu de parler de la liberté de la presse, on devrait plutôt s’inquiéter des répercussions que les réactions aux actes terroristes ont sur la vie quotidienne et sur les libertés politiques des citoyens, sur lesquelles pèsent des dispositifs de contrôle toujours plus pervasifs. Peu de gens savent que la législation en vigueur en matière de sécurité dans les démocraties occidentales – par exemple en France et en Italie – est sensiblement plus restrictive que celle en vigueur dans l’Italie fasciste. Comme on a pu le voir en France avec l’affaire Tarnac, le risque est que tout dissentiment politique radical soit classé comme terrorisme.

Une conséquence négative des lois spéciales sur le terrorisme est aussi l’incertitude qu’elles introduisent en matière de droit. Puisque l’enquête sur les crimes terroristes a été soustraite, en France comme aux Etats-Unis, à la magistrature ordinaire, il est extrêmement difficile de pouvoir jamais parvenir à la vérité en ce domaine. Ce qui prend la place de la certitude juridique est un amalgame haineux de notice médiatique et de communiqués de police, qui habitue les citoyens à ne plus se soucier de la vérité.

On va vous accuser de faire le lit du conspirationnisme…

Non. Dans notre système de droit, la responsabilité d’un crime doit être certifiée par une enquête judiciaire. Si celle-ci devient impossible, on ne pourra jamais assurer comme certaine la responsabilité d’un délit. On fait comme si tout était clair et le principe juridique selon lequel personne n’est coupable avant le jugement est effacé. Les théories conspirationnistes qui accompagnent invariablement ce type d’événement se nourrissent de la dérive sécuritaire de nos sociétés occidentales, qui jette un voile de suspicion sur le travail politico-judiciaire.

A cet égard, la responsabilité des médias est flagrante. L’indifférence et la confusion qu’ils produisent nous font ainsi oublier que notre solidarité avec Charlie Hebdo ne devrait pas nous empêcher de voir que le fait de répresenter de façon caricaturale l’Arabe comme un type physique parfaitement reconnaissable rappelle ce que faisait la presse antisémite sous le nazisme, où on avait forgé dans le même sens un type physique du juif. Si aujourd’hui on appliquait ce traitement aux juifs, ça ferait scandale.

Avant les attentats, les spécialistes du renseignement répétaient tous : « La question n’est pas de savoir si la France sera touchée par un attentat, mais quand elle le sera.  » Présenter l’acte terroriste comme inéluctable est-il un premier moyen de conditionnement du citoyen ?

Le terrorisme est aujourd’hui un élément stable de la politique gouvernamentale des Etats, dont on ne saurait se passer. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il soit présenté comme inéluctable. Peut-on imaginer la politique étrangère des Etats-Unis sans le 11-Septembre ? Cela est tellement vrai qu’en Italie, qui a été dans les années dites « de plomb », le laboratoire pour les stratégies d’utilisation du terrorisme, on a eu des attentats, comme celui de Piazza Fontana à Milan, dont on ne sait toujours pas s’ils ont été commis par les services secrets ou par les terroristes. Et je crois que le terrorisme est par definition un système où services et fanatisme travaillent ensemble, parfois sans le savoir.

Je partage entièrement la conviction de Marie-José Mondzain [une philosophe française spécialiste des l’image, ndlr] : il n’est pas vrai que nous sommes tous égaux face aux événements terroristes. Une majorité les vit uniquement sur le plan affectif, mais il y a aussi ceux qui veulent en tirer parti politiquement (on les voit déjà à l’œuvre). Il y a, enfin, une minorité qui essaie de comprendre et de réflechir aux causes véritables. Il faut travailler à ce que cette minorité devienne une majorité.

On a l’impression que les lois antiterroristes sont largement consensuelles à gauche comme à droite, mais que les citoyens ont déserté le débat public autour d’elles.

Pour comprendre l’unité systémique qui s’est établie entre Etat et terrorisme, il ne faut pas oublier que les démocraties occidentales se trouvent aujourd’hui au seuil d’un changement historique par rapport à leur statut politique. Nous savons que la démocratie est née en Grèce au Ve siècle par un processus de politisation de la citoyenneté. Tandis que jusque-là l’appartenance à la cité était définie avant tout par des conditions et des statuts de différentes espèces (communauté cultuelle, noblesse, richesse, etc.), la citoyenneté, conçue comme participation active à la vie publique, devient désormais le critère de l’identité sociale.

Nous assistons aujourd’hui à un processus inverse de dépolitisation de la citoyenneté, qui se reduit de plus en plus à une condition purement passive, dans un contexte où les sondages et les élections majoritaires (devenus d’ailleurs indiscernables) vont de pair avec le fait que les décisions essentielles sont prises par un nombre de plus en plus réduit de personnes. Dans ce processus de dépolitisation, les dispositifs de sécurité et l’extension au citoyen des techniques de contrôle autrefois reservées aux criminels récidivistes ont joué un rôle important.

Quelle place a le citoyen dans ce processsus ?

Le citoyen en tant que tel devient en même temps un terroriste en puissance et un individu en demande permanente de sécurité contre le terrorisme, habitué à être fouillé et vidéo-surveillé partout dans sa ville. Or il est évident qu’un espace vidéo-surveillé n’est plus une agora, n’est plus un espace public, c’est-à-dire politique. Malheureusement, dans le paradigme sécuritaire, les stratégies politiques coïncident avec des intérêts proprement économiques. On ne dit pas que les industries européennes de la sécurité, qui connaissent aujourd’hui un développement frénétique, sont les grands producteurs d’armements qui se sont convertis au business sécuritaire, qu’il s’agisse de Thales, Finmeccanica, EADS ou BAE Systems.

La France a voté quinze lois antiterroristes depuis 1986, certains appellent déjà de leurs vœux un « Patriot Act à la française », et pourtant, nous n’avons pu empêcher ni Merah, ni les frères Kouachi, ni Coulibaly. Comment expliquer la faillibilité de ces dispositifs ?

Les dispositifs de sécurité ont d’abord été inventés pour identifier les criminels récidivistes : comme on a pu le voir ces jours-ci et comme il devrait être évident, ils servent pour empêcher le deuxième coup, mais pas le premier. Or le terrorisme est par définition une série de premiers coups, qui peuvent frapper n’importe quoi et n’importe où. Cela, les pouvoirs politiques le savent parfaitement. S’ils persistent à intensifier les mesures de sécurité et les lois restrictives des libertés, c’est donc qu’il visent autre chose.

Ce qu’il visent, peut-être sans en avoir conscience, car il s’agit là de transformations profondes qui touchent l’existence politique des hommes, est le passage des démocraties de masse modernes à ce que les politologues américains appellent le Security State, c’est-à-dire à une societé où la vie politique devient de fait impossible et où il ne s’agit que de gérer l’économie de la vie reproductive. Le paradoxe est ici qu’on voit un libéralisme économique sans bornes cohabiter parfaitement avec un étatisme sécuritaire tout aussi illimité. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet Etat, dont le nom renvoie étymologiquement à une absence de souci, ne peut au contraire que nous rendre plus soucieux des dangers qu’il entraîne pour la démocratie. Une vie politique y est devenue impossible, et une démocratie sans vie politique n’a pas de sens. C’est pour cela qu’il est important que les Français se battent contre le projet annoncé par le gouvernement d’une enième loi contre le terrorisme.

Je pense aussi qu’il faut situer le prétendu affrontement entre le terrorisme et l’Etat dans le cadre de la globalisation économique et technologique qui a bouleversé la vie des sociétés contemporaines. Il s’agit de ce que Hannah Arendt appelait déjà en 1964 la « guerre civile mondiale », qui a remplacé les guerres traditionnelles entre Etats. Or ce qui caractérise cette situation, c’est justement qu’on ne peut pas distinguer clairement les adversaires et que l’étranger est toujours à l’intérieur. Dans un espace globalisé, toute guerre est une guerre civile et, dans une guerre civile, chacun se bat pour ainsi dire contre lui-même. Si les pouvoirs publics étaient plus responsables, ils se mesureraient à ce phénomène nouveau et essayeraient d’apaiser cette guerre civile mondiale au lieu de l’alimenter par une politique étrangère démentielle qui agit au même titre qu’une politique intérieure.

Comment résister à cette tentation sécuritaire ? Existe-t-il des garde-fous ?

Il est clair que, face à une telle situation, il nous faut repenser de fond en comble les stratégies traditionnelles du conflit politique. Il est implicite dans le paradigme sécuritaire que chaque conflit et chaque tentative plus ou moins violente pour le renverser n’est pour lui que l’occasion d’en gouverner les effets au profit des intérêts qui lui sont propres. C’est ce qui montre la dialectique qui lie étroitement terrorisme et réponse étatique dans une spirale vicieuse et virtuellement infinie. La tradition politique de la modernité a pensé les changements politiques radicaux sous la forme d’une révolution plus ou moins violente qui agit comme le pouvoir constituant d’un nouvel ordre constitué. Je crois qu’il faut abandonner ce paradigme et penser quelque chose comme une puissance purement destituante, qui ne saurait être capturée dans le dispositif sécuritaire et dans la spirale vicieuse de la violence.

Jusqu’à la modernité, la tradition politique de l’Occident etait fondée sur la dialectique entre deux pouvoir hétérogènes, qui se limitaient l’un l’autre : la dualité entre l’auctoritas du Sénat et la potestas du consul à Rome ; celle du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel au Moyen-Age ; et celle du droit naturel et du droit positif jusqu’au XVIIIe siècle. Les démocraties modernes et les Etats totalitaires du XXe siècle se fondent, par contre, sur un principe unique du pouvoir politique, qui devient ainsi illimité. Ce qui fait la monstruosité des crimes commis par les Etats modernes, c’est qu’il sont parfaitement légaux. Pour penser une puissance destituante, il faudrait imaginer un élément, qui, tout en restant hétérogène au système politique, aurait la capacité d’en destituer et suspendre les décisions.

Olivier Tesquet

Source Télérama 20/01/2015 Mis à jour le 17/11/2015

Voir aussi : Actualité nationale La France en première ligne dans la guerre terroriste Rubrique SociétéCitoyenneté,  Attentats de Paris : Le temps de la récolte est venu, rubrique Politique, Société civile. : rubrique Philosophie, Où sont les politiques ?,

Terrorisme : notre irresponsable part de responsabilité

Sans attendre que l’émotion légitime née des attentats sanglants du 13 novembre ne retombe, et avant que ceux-là ne se reproduisent, il est grand temps de nous interroger sur les raisons et les responsabilités qui ont déclenché ce désastre.

Paris Photo AFP

Paris Photo AFP

« C’est la guerre ! » entend-on clamer de toute part. La nation doit s’unir et mener une guerre impitoyable au terrorisme !

 

  » C’est nous qui avons déclaré la guerre « 

 

C’est aller bien vite et imprudemment en besogne. Et oublier que « c’est nous qui avons déclaré la guerre », pour reprendre les termes de Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du Ministère de la Défense (France), maître de conférences à Sciences Po et à l’ENA, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.

Guerre d’abord contre les autorités légitimes des pays du Moyen-Orient, sous le prétexte d’une croisade pro-démocratique (mais bien plus sûrement pour mettre la main sur leurs immenses ressources énergétiques). On peut penser ce qu’on veut de Saddam Hussein (Irak), de Mouammar Kadhafi (Libye) ou de Bachar el-Assad (Syrie), ceux-là étaient non seulement des dirigeants légitimes, mais ils garantissaient alors leur région de l’épidémie islamiste.

Guerre ensuite contre les monstruosités islamistes que nous avons déclenchées, quand nous ne les avons pas soutenues, armées et encouragées, en jurant de la « modération » sous contrôle de certaines d’entre elles. Rappelez-vous, pas plus tard que le 13 décembre 2012 :

« Sur le terrain, Al-Nosra [nom d’Al-Quaïda en territoire syrien, ndlr] fait du bon boulot » (Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères).

Situation encore plus schizophrène, dit Pierre Conesa, nous prétendons nous battre contre l’État islamique parce qu’il décapite, coupe les mains des voleurs, interdit les autres religions et opprime les femmes, et faisons alliance avec des régimes comme l’Arabie saoudite qui décapite, qui coupe les mains des voleurs, qui interdit les autres religions et qui opprime les femmes.

 

  » On ne fait pas la guerre au terrorisme avec des moyens militaires « 

 

On ne fait pas la guerre au terrorisme avec des moyens exclusivement militaires, déclare Pierre Conesa. Si l’on fait ouvertement la guerre à ces gens, si on les bombarde avec les populations civiles qui sont autour d’eux, alors les populations qui sont sous les bombes se solidarisent avec les combattants terroristes à leurs côtés.

Plus près de chez nous, poursuit Pierre Conesa, nous avons énormément besoin de nous appuyer sur les citoyens français de culture musulmane. Au lieu de cela, nous les stigmatisons, nous les montrons du doigt en leur administrant nos leçons de savoir-vivre, nous les ghettoïsons.

Faut-il s’étonner ensuite que le chaos que nous avons semé au Moyen-Orient nous frappe de plein fouet ? Sous forme d’actions solitaires isolées pour commencer, sous forme maintenant d’attaques simultanées organisées en meute, avec la volonté de tuer un maximum de gens ?

Ça vient de tomber, le nom du premier terroriste du 13 novembre est connu : il s’appelle Omar Ismaïl Mostefaï, il est né il y a 29 ans à Courcouronnes dans l’Essonne, il était connu des services de police pour petite délinquance et plus récemment fiché, en pure inutilité, pour radicalisation.

 

Un engrenage que nous ne maîtrisons plus

 

Unité nationale ? Mais avec qui et comment ? Les dirigeants que nous avons nous-mêmes élus, de droite comme de fausse gauche, se sont déconsidérés, discrédités, ridiculisés. Non seulement, ils sont à l’origine du problème, mais ils ne maîtrisent plus rien du tout.

Croyons-nous que nous allons enrayer cet engrenage terrifiant en continuant d’envoyer nos malheureux Rafales massacrer du haut de leurs 10 000 mètres des populations civiles aussi innocentes que nos victimes du Bataclan ? Nous ne contrôlons même plus nos propres banlieues.

Nous pouvons allumer en signe de deuil toutes les petites bougies que nous voulons à nos fenêtres, illuminer nos monuments de tricolore, de Paris jusqu’à Londres et Washington, nous pouvons entonner à tue-tête nos Marseillaise par désespoir ou par rage, c’est trop tard ! La guerre que nous avons déclarée se répand sur notre territoire et nous subissons les conséquences de tempêtes effroyables dont nous portons une inexcusable part de responsabilité.

Notre seule porte de sortie aujourd’hui serait d’ordre autant politique et diplomatique que militaire. Mais encore faudrait-il que la Raison revienne. Avec à notre tête des Sarkozy, des Hollande ou, en embuscade, des Marine Le Pen, avec pour unique viatique nos pathétiques évangiles de civilisation blanche à prétention supérieure, autant dire que c’est peine et guerre perdues d’avance.

Le Yéti

Source : Politis 15/11/ 2015

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Echanges littéraires comme une antidote au repli identitaire

image31-1080x675Premier bilan. L’esprit Ibérique de la trentième Comédie du Livre a bercé les esprits. La littérature, à l’instar de la musique, adoucirait-elle les mœurs ?

 Le travail préparatoire de cette trentième édition de La Comédie du Livre restera comme chaque année invisible. Il a été nourri par des réflexions croisées, politiques, économiques, culturelles, et assurément littéraires qui ont fondé sa réussite de part l’intérêt des propositions et la présence des auteurs invités, même s’il est encore trop tôt pour en faire le bilan économique.

« Après les littératures Nordiques l’an passé, nous sommes revenus à la maison pour fêter cette anniversaire » a indiqué Philippe Saurel dans son discours d’ouverture, en précisant que 60% de la population de la Métropole aurait des liens familiaux avec l’Espagne.

L’histoire politique de la péninsule Ibérique, dont il a été beaucoup question au cours de cette édition, est à l’origine de flux importants d’immigration en provenance d’Espagne, liés aux soubresauts politiques de la monarchie puis à la guerre civile.

Dans le contexte de crise et de repli identitaire exacerbé que connaît le Sud de la France, il est heureux que La Comédie du livre qui célèbre les idées et la pensée depuis trois décennies, donne à rappeler cette conscience des réalités en mettant en jeu les caractéristiques d’une identité mixte et partagée qui conditionnent l’avenir de la société française.

Dans la prairie chardoneuse de la politique locale, force est de constater que la manifestation suscite des avancées. On a pu percevoir une collaboration assez rarissime en matière de politique culturelle.

Si la Métropole métropolise, via le réseau des médiathèques, elle laisse aussi une large place au département qui gère les archives et les bibliothèques départementales. Sur le stand Pierrevives, on fêtait cette année le 10e Prix littéraire des collégiens de l’Hérault qui soutient les auteurs jeunesses et contribue à développer le plaisir de lire chez les jeunes.

Le Centre de ressources et de soutien à l’innovation LR2L (Languedoc-Roussillon livre et lecture) qui accompagne la filière du livre a également pu prendre toute sa part en accueillant les éditeurs en Région. Sur son stand, on célébrait cette année les 50 ans de Fata Morgana, les 15 ans des éditions Au diable Vauvert, ou encore Indigène éditions, autour de la guerre d’Espagne. Le centenaire Edmont Charlot était également mis à l’honneur avec les éditions Domens et Méditerranée vivante.

Enfin, la présence emblématique de Lydie Salvayre et de ses invités comme celle d’une nouvelle génération d’auteurs espagnols et portugais ont contribué à une réflexion citoyenne exigeante sur la nécessité d’un changement profond dans le système politique européen paralysé dans son fonctionnement.

JMDH

Régis Jauffret Bravo

Jauffret

Jardins de la Drac

Comment imaginer qu’on puisse marcher gaillardement vers la mort,

«cet inévitable pays où l’on finit tous par aller se faire foutre »,

Régis Jauffret : Bravo, (éditions du Seuil 2015)

ce roman est constitué de seize fictions.

La vieillesse est le véritable héros du livre qu’incarnent

des fous,

des sages, des braves gens et

des infâmes

« Je n’ai jamais apprécié l’immobilité, ce lac, ce fond de puits.

J’ai conservé un peu du tempérament du spermato-zoïde que je fus il y a un peu plus de quatre-vingt-sept ans, agité, fébrile, le flagelle toujours en branle.

Elle ne bronche pas la mort,

même si les cendres des cadavres s’envolent avec le vent

 

Source La Marseillaise01/06/2015

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