Où sont les politiques ?

igor-morski-visage-hibouComment un Premier ministre, socialiste, ose-t-il demander : «Où sont les intellectuels ?» et les inciter à «monter au créneau» ? Il eût été plus inspiré si, au lieu de fustiger une prétendue absence de mobilisation politique des intellectuels, il avait appelé à une plus grande mobilisation intellectuelle des hommes politiques. Manuel Valls voulait sans doute dire : «Où puis-je, où les hommes politiques de gauche peuvent-ils trouver les outils théoriques forgés par les intellectuels, susceptibles d’expliquer l’expansion du Front national et de ses idées ?»

Spontanément, on devrait répondre : «Si vous n’avez pas le temps de fréquenter les amphithéâtres, les colloques ou les laboratoires de recherche, allez donc dans une bibliothèque ou simplement dans une librairie, vous les trouverez là, les « intellectuels », sous forme de livres. Vous devrez y passer un peu de temps. Vous en auriez gagné si, il y a quinze ans, vous aviez lu les enquêtes dirigées par Pierre Bourdieu dans la Misère du monde, et entrevu déjà ce sur quoi allaient nécessairement déboucher les nouvelles formes de souffrance sociale. Mais cela ne fait rien. Dans la librairie, prenez d’abord la Pharmacologie du Front national du philosophe Bernard Stiegler, puis piochez au hasard : il y a des dizaines d’ouvrages de philosophie, de science politique, de sociologie, d’histoire, d’économie, expliquant les raisons qui ont fait élargir les bases idéologique et électorale du FN». Les propos du Premier ministre ne traduisent pas même du mépris pour les intellectuels : simplement l’ignorance de leur apport. La question n’est évidemment pas personnelle, et peut-être, après tout, Manuels Valls lit-il le soir Amartya Sen, Bourdieu, Stiegler, ou les analyses de Nonna Mayer (Ces Français qui votent Le Pen). L’essentiel est plutôt que la sphère politique s’est détachée du champ intellectuel, comme elle s’est coupée du social et de «la vie des gens» – devenant ainsi caste. Cette autarcie la condamne à l’assèchement, puisqu’elle ne peut plus se nourrir, pour les traduire en décisions politiques, des revendications venant des citoyens, ni se former théoriquement en faisant trésor du travail des intellectuels. Dès lors, elle «parle toute seule», parle encore de l’élection présidentielle trois ans après qu’elle a eu lieu et deux ans avant qu’elle n’ait lieu, la seule finalité de la politique étant désormais de conserver aux hommes politiques leurs sièges. A cette fin, la présence constante dans les médias, la formule, le bon mot, la gestion de l’image, le marketing sont bien plus utiles que la collaboration avec les intellectuels ou le travail moléculaire sur le territoire (que seuls les Témoins de Jéhovah font encore et, justement, en imitant la pratique du Parti communiste, le FN).

Dans ce monde de coups médiatiques et de buzz – régi par la vitesse et la sommation à la simplification, où le discours qui fait mouche prévaut sur le discours qui dit vrai, et où même un Eric Zemmour apparaît comme un «intellectuel» – les hommes politiques ne peuvent rencontrer que des intellectuels médiatiques, c’est-à-dire des intellectuels qui ont pratiqué vis-à-vis de la recherche et du travail théorique la même coupure que celle que la politique (politicienne) a faite avec le politique (gestion de la vie en commun). Cela a des effets délétères. Ne se sentant plus représentés par ceux qu’il a députés au gouvernement de la cité (qu’il soit national ou régional), les citoyens (on n’ose plus dire le peuple) s’«abstiennent», n’attendant plus rien de la classe politique. Se développe alors un discours «populiste» qui, sur l’air de «tous pourris !» ou «tous incapables !» (de réduire les inégalités, alléger les souffrances et la précarité engendrées par le Marché), condamne en bloc une caste qui ne travaillerait qu’à sa propre reproduction et au maintien de ses privilèges.

Le Front national a su habilement «accueillir» ce discours, et le ré-injecter dans l’opinion, créant ainsi une sorte d’effet de miroir dont le résultat est que les «gens», (sans croire du tout à l’efficience du programme de gouvernement «bleu marine», surtout économique), se «reconnaissent» dans le FN et votent pour lui. L’autre conséquence tient à ce que la classe politique ait coupé le lien organique qui l’attachait au monde intellectuel (lien qui jadis était tissé par la forme parti, aujourd’hui en déliquescence). Outre, évidemment, le triomphe du néocapitalisme, la crise interminable qu’a provoquée la financiarisation de l’économie, l’élargissement inédit de l’arc des inégalités, le chômage endémique, c’est cette coupure qui a participé à ce que l’on nommera, faute de mieux, la «défaite des idées de gauche» – lesquelles, il n’y a pas si longtemps, étaient encore culturellement dominantes.

Il suffit de rappeler que presque toute la culture française, de la chanson aux œuvres cinématographiques, de la sociologie aux travaux des «nouveaux historiens», de la science politique à la philosophie (qui grâce à une conjonction exceptionnelle connaissait, depuis Sartre, sa plus belle saison, avec Jankélévitch, Lévi-Strauss, Althusser, Levinas, Ricœur, Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, Balibar, Rancière, Badiou, Nancy…), participait d’une «conception du monde» correspondant à des idéaux et des valeurs de gauche : critique du libéralisme, droits de l’homme, réflexion sur un «commun» où la liberté n’exclurait pas la justice, bannissement des discriminations, ethniques, religieuses, sexuelles, extension des droits à toute personne, quel que soit le genre de vie qu’elle se choisit dans ce qui est légalement permis, respect de la foi privée et critique de la religion, responsabilité devant autrui (se souvient-t-on de ce «Visage» qui, chez Levinas, est «ce qui interdit de tuer» ?), hospitalité, «politiques de l’amitié», multiculturalisme, citoyenneté, laïcité, transformation du racisme en délit, etc.

«Où sont les intellectuels ? Où est la gauche ?» se demande Valls. Où sont, devrait-on rétorquer, les hommes politiques de gauche, qui ont protégé ces valeurs, les ont transformées en «mesures», inscrites dans leur programme, introduites dans les institutions, réalisées ? Vaines questions, certes, adressées à une gauche au pouvoir qui n’a pas hésité à se trahir et à effectuer un «tournant néolibéral», qui a abandonné le terrain de la bataille des idées, laissant ainsi se «faner» celles, de gauche, qui circulaient dans la société et qui étaient devenues ce que Gramsci appelle le «bon sens». Quand elle n’était pas encore au pouvoir, elle s’est prise au piège que lui ont tendu Nicolas Sarkozy et Henri Guaino en promouvant sans aucune nécessité mais avec un beau génie stratégique le débat sur l’«identité nationale», qui doit être considéré comme le point de départ de la diffusion «publicitaire» des idées du FN. C’est à partir de là, en effet, que «les langues se sont déliées», que les discours identitaires, les discours d’exclusion, les propos racistes, les affrontements communautaires ont fait florès et se sont «dédouanés», devenant des «opinions comme les autres», que même des candidats à des élections peuvent afficher sur leur page Facebook.

Il se peut qu’il y ait à l’avenir un «sursaut républicain» et que la gauche ne perde pas tous les scrutins futurs. Ce n’est pas grave de toute façon. Le pire, la gauche politique l’a déjà fait : elle a égaré et fait perdre le monde intellectuel. Il lui reste à gouverner «à l’émotion», à en appeler non à la raison ni aux «Lumières», mais à la peur. Ce qui n’assure pas la victoire, face à des partis dont la spécialité est de parler directement au ventre – là où se love la «bête immonde» dont parlait Brecht.

Robert MAGGIORI Journaliste à Libération

Source : Libération 19/03/2015

Voir aussi : Rubrique Rencontre Jean Ziegler, Tzvetan Todorov, Michela Marzano, Jacques Broda, Jean-Claude Milner, rubrique Philosophie, Judith Butler, Daniel Bensaïd,

Cynthia Fleury: «Il y a du Narcisse blessé dans le pessimisme français»

Cynthia FleuryPhoto Dr

Cynthia FleuryPhoto Dr

Pour la philosophe Cynthia Fleury, le manque de collectif empêche le raffermissement de la confiance.

Pour Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, les Français redécouvrent aujourd’hui la nécessité d’un récit collectif.

Critiques à l’extrême, pessimistes en diable, les Français donnent le sentiment de ne plus s’aimer. Une forme de dépression collective ?

La France déprime, c’est certain. Déprime-t-elle parce qu’elle ne s’aime pas ou parce qu’elle s’aime trop ? Je pense qu’il y a du Narcisse blessé dans ce pessimisme, donc plutôt la preuve d’une passion pour soi-même qui ne s’assume pas, et surtout qui n’a plus les moyens de s’assumer comme telle. Et puis l’autodénigrement chez les Français, c’est presqu’une affaire de style.

Que voulez-vous dire ?

Ceux qu’Antoine Compagnon a appelés les «antimodernes» ont gagné la bataille du style. Ce qui s’est démocratisé dans la doxa française, après le XIXe siècle, c’est le spleen, le désenchantement, la mélancolie intelligente. En fait, on pourrait même considérer que cela remonte à plus tôt. Nous sommes certes les enfants des Lumières et du XVIIIe siècle mais nous demeurons étrangement ceux du XVIIe et du jansénisme (incarné par La Rochefoucauld) qui porte un regard âpre sur le genre humain. Hugo était l’héritier des Lumières. Qui aujourd’hui est l’héritier de Hugo ? Regardez les XXe et XXIe siècles : Céline et Houellebecq, ce n’est pas vraiment la générosité solaire d’un Hugo. Et puis le jansénisme s’est parodié, cette haine de soi est d’une telle complaisance qu’elle en devient suspecte.

N’oubliez-vous pas l’aspiration universaliste matérialisée par la Révolution ?

Sur ce sujet, l’historien Timothy Tackett a émis une hypothèse intéressante : considérer que l’événement majeur de la Révolution, c’est Varennes et la trahison du roi. Autrement dit, la Révolution s’inaugure sur un traumatisme indépassable, la trahison de celui qui représente la nation, non pas seulement la trahison de l’extérieur mais aussi celle de l’intérieur. Résultat, la paranoïa est sans doute devenue dans l’inconscient collectif le meilleur rempart contre les menaces. Qui sait si le sentiment actuel de trahison des élites n’est pas une énième réminiscence de cette trahison originelle ? Phénomène aggravant, la trahison est, chaque jour, étayée par les chiffres, rendue transparente, hypervisible.

La mondialisation n’a-t-elle pas aussi contribué au sentiment de relégation ?

Le tropisme des Français pour le statut (professionnel et social) résiste mal aux déstabilisations provoquées par la mondialisation. Déchus dans leur statut, ils ont le sentiment d’être déclassés, menacés dans leur mode de vie. La précarisation sociale, bien réelle, n’arrange rien. Pour l’heure, comme personne ne sait ni de quoi est fait le nouveau charisme français ni comment l’exprimer, l’impression dominante c’est la déperdition de soi.

Cela explique selon vous la poussée des partis antisystème ?

Nous sommes dans la queue de comète de la défiance, dans la mesure où sa verbalisation a commencé il y a quinze ans. Il n’est pas rare d’entendre maintenant une forme d’autorisation nouvelle chez les citoyens : l’alternance traditionnelle n’a plus le monopole du changement, voire est identifiée au non-changement. Partant, certains qualifient le FN de «vote utile». Au sens où lui seul serait susceptible de «casser» quelque chose.

Est-il possible de reconstruire un récit collectif ?

Nous sommes à un moment inédit de l’histoire : jamais les individus n’ont, à juste titre, autant revendiqué l’autonomisation de leurs désirs. Et, en même temps, ils redécouvrent enfin la nécessité des récits collectifs. Je crois qu’il y a, dans le geste constituant, la matrice d’une restauration de la confiance que l’on a tort de laisser en friches. Le traumatisme du référendum de 2005 est encore très présent. Une nouvelle république, construite avec les citoyens, permettrait aux Français de renouer avec leur tradition universaliste et pionnière. Le «made in France», ce n’est pas la tradition ou le vintage, c’est la vertu pionnière. Le fait que la France soit le premier territoire européen en termes de Fab Labs (et donc d’open innovation) me dit que, peut-être, les Français vont se ressaisir de ce talent.

Renouer avec l’optimisme est-il envisageable dans un avenir proche ?

Le désenchantement est souvent corollaire du sentiment d’isolement. Or, il est possible aujourd’hui de repérer des individus et des réseaux avec lesquels s’associer et inventer les modes socio-économiques de demain. Le dénigrement systématique de l’existant, c’est bon pour ceux qui s’intéressent à la conquête du pouvoir. Mais pour les autres, qui ont déconstruit la notion de pouvoir, ils savent que la politique et le pouvoir ne se recoupent pas, que la première est bien plus vaste et moins illusoire que le second. Résultat, ils n’attendent plus les politiques pour transformer le monde.

 Recueilli par Nathalie RAULIN

Source Libération 23/12/2014

Voir aussi : Rubrique PhilosophieMichela Marzano « Pas de confiance sans coopération », PolitiqueEt si l’abstention était un signe de vitalité politique ?Société civile, rubrique Société Citoyenneté, rubrique Sciences Humaines, rubrique Science Politique, rubrique Histoire,

La police, la politique et le politique selon Jacques Rancière

31db4cebbc6ed48f7b17545456798f52Pensée politique de Jacques Rancière

Qu’est-ce que le politique ? Selon Rancière, il faut entendre par « le politique » ce lieu de rencontre, ce point de confluence où se rejoignent deux processus hétérogènes :

le processus que l’on pourrait nommer « gouvernemental » : la police, et le processus d’émancipation : la politique. La police est l’organisation de la société comme un tout, comme un organisme où chacun se voit assigné une place.

Le processus d’émancipation, quant à lui, « consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de le vérifier » . L’émancipation est, ainsi, à saisir comme l’affirmation d’un partage commun du monde, comme la vérification de la présupposition selon laquelle l’on peut jouer le même jeu que l’adversaire.

Évidemment, si l’on considère que toute police dénie l’égalité – comme paraît le spéculer, suivant Rancière, Joseph Jacotot – il ressort que les deux processus sont incommensurables l’un à l’autre. De fait, « nous dirons que toute police fait tort à l’égalité » . Par là, l’on considérera le politique comme le lieu où se joue la vérification d’égalité qui s’opère sous forme du traitement d’un tort.

Voir aussi : Rubrique, PhilosophiePolitique Société Civile, rubrique Société, Citoyenneté, Justice, Racisme , On Line : Reconfigurer le sensible : la fiction politique selon Jacques Rancière,

Livre. De la nature du capitalisme

Michéa?: «?On mange le fruit d’un arbre qui n’a pas été planté?». d.r.

Michéa : « On mange le fruit d’un arbre qui n’a pas été planté et ne le sera peut-être jamais. » d.r.

Invité de la librairie Sauramps, pour son livre de correspondance avec Jacques Julliard La gauche et le peuple, le philosophe Jean-Claude Michéa appuie sa critique du libéralisme.

Le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur de Les Mystères de la gauche (Climats, 2013), poursuit son analyse critique de la civilisation libérale dans un échange épistolaire* avec l’éditorialiste historien Jacques Julliard. Un échange savoureux entre un marxiste devenu orwellien et un social-démocrate déçu.

Les deux hommes se questionnent autour de quatre pivots : l’union entre le peuple et la gauche, la notion de peuple en 2014, la nature du divorce actuel avec les milieux dirigeants et les bobos. Pour sortir de l’impasse, Julliard reste fidèle à l’alliance du peuple et de la bourgeoisie éclairée tandis que Michéa garde confiance dans le peuple sur la base d’un « minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée ».

La fin du capitalisme serait liée à ses propres limites. J-C. Michéa en dénombre trois. Celle qui tient à sa propre nature reposant sur l’exploitation du travail vivant, dans un modèle qui supprime l’emploi. La mondialisation libérale qui assèche les champs extérieurs à exploiter nécessaires au système, et la limite écologique.

JMDH

 * La gauche et le peuple aux éditions Flammarion.

Voir aussi : Rubrique Livre, Philosophie, rubrique Histoire, rubrique Politique Science politique,

 

Simon Leys, le fléau des idéologues

L'écrivain Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, photographié dans sa maison de Canberra. (AFP/ William WEST)

L’écrivain Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, photographié dans sa maison de Canberra. (AFP/ William WEST)

Le philosophe Jean-Claude Michéa s’exprime pour la première fois depuis la mort de Simon Leys, l’auteur des « Habits neufs du président Mao ». Entretien.

Le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur d’«Impasse Adam Smith», s’exprime pour la première fois après la mort de Simon Leys, survenue le 11 août dernier. A ses yeux, celui-ci restera comme «le plus grand essayiste de langue française des cinquante dernières années», d’une importance intellectuelle et politique égale à celle d’Orwell et Pasolini. Entretien exclusif pour «le Nouvel Observateur».

Le Nouvel Observateur L’œuvre de Simon Leys fut l’une de vos grandes sources d’inspiration. En quelle année et avec quel livre l’avez-vous découvert?

Jean-Claude Michéa J’ai lu «Les Habits neufs du président Mao» en 1975, autrement dit au moment précis où je commençais à m’immerger dans les écrits de Guy Debord et de l’Internationale  situationniste. On oublie trop souvent, en effet, que cet ouvrage iconoclaste a d’abord été publié en 1971 dans le cadre de la Bibliothèque asiatique de René Viénet (ce dernier – l’une des figures les plus fascinantes de l’IS – ayant lui-même été expulsé de Chine maoïste quelques années auparavant). Il se présentait donc surtout, à l’origine, comme une confirmation empirique des remarquables intuitions  formulées par Guy Debord, dès 1967, dans «Le Point d’explosion de l’idéologie en Chine».

Simon Leys a, du reste, toujours tenu à reconnaître le rôle décisif que René Viénet avait ainsi joué dans son propre parcours intellectuel. «Sans lui, écrivait-il par exemple dans une lettre de 2003 à Pierre Boncenne, je n’aurais probablement jamais rien publié ; on pourrait dire assez littéralement que c’est Viénet qui m’a inventé.» Notons, au passage, que cette  décision de démystifier la «Grande Révolution Culturelle Prolétarienne» – alors même que le culte de Mao battait son plein dans la presse française officielle de l’époque – ne devait absolument rien, chez Simon Leys, aux contraintes universitaires du Publish or Perish. Elle s’était en réalité imposée à lui, un jour de 1967, lorsqu’il avait découvert avec effroi un journaliste chinois en train d’agoniser devant sa porte (lui-même résidait alors à Hong-Kong) après avoir été atrocement torturé par les nervis de Mao.

Depuis lors, je n’ai évidemment jamais cessé de lire avec passion, ouvrage après ouvrage, celui que je considère toujours comme le plus grand essayiste de langue française de ces cinquante dernières années. Par son indépendance d’esprit et son intransigeance morale absolue (sans même parler de sa connaissance inégalée de l’histoire et de la culture chinoises), l’œuvre de Simon Leys se situe clairement, en effet, au même niveau d’importance philosophique et politique que celle d’un Pasolini, d’un Orwell ou d’un Liu Xiaobo.

Le problème, c’est qu’il s’agit là de qualités morales et intellectuelles que le clergé médiatique et universitaire moderne – particulièrement en France – n’est guère enclin à pardonner (et quand, d’aventure, il les pardonne, c’est généralement à titre posthume). De là cette incroyable chasse à  l’homme – la même chose était arrivée à Orwell après la publication de son témoignage sur la guerre civile espagnole – dont Simon Leys allait logiquement se retrouver la cible dès la sortie de son livre. Une certaine Michelle Loi – pseudo-sinologue qui enseignait, on s’en serait douté, au «Centre expérimental de Vincennes» – allant même, en 1975, jusqu’à révéler sa véritable identité – Pierre Ryckmans, citoyen belge – à la sinistre Gestapo maoïste.

Dans son essai publié en 1984, «Orwell ou l’horreur de la politique», qu’est-ce que Simon Leys vous a fait comprendre de spécifiquement important au sujet du penseur anglais?

Rappelons d’abord que ce petit essai (dont on complétera la lecture par celle du chapitre consacré à Orwell dans «Le Studio de l’inutilité») constitue à coup sûr – si on met à part la remarquable biographie de Bernard Crick – le meilleur texte jamais écrit sur l’auteur de 1984. Ce qui prouve, au passage, que la valeur d’un livre ne dépend pas nécessairement du nombre de pages qu’il contient. Quant à l’influence de cet essai sur ma lecture personnelle d’Orwell elle a, bien sûr, été  déterminante.

D’une part, parce qu’il confirmait que la critique par Orwell du totalitarisme soviétique – critique qui lui avait  aussitôt valu, dans la presse de gauche de l’époque, l’accusation de «réactionnaire» et d’agent du gouvernement américain – ne pouvait être entièrement comprise qu’une fois replacée dans le cadre de sa critique parallèle du système capitaliste (on ne saurait donc la confondre, de ce point de vue, avec l’antitotalitarisme libéral d’un Bernard-Henri Levy, d’un Jean-François Revel ou d’un Michel Foucault).

De l’autre, parce que cet essai établissait clairement que le socialisme d’Orwell – loin de puiser sa source dans les différentes mythologies  positivistes du «sens de l’Histoire» et de l’«Homme nouveau» – trouvait, au contraire, sa véritable originalité dans son appel constant aux vertus morales et intellectuelles présumées des «gens ordinaires». Et, en premier lieu, à leur common sense et à leur common decency («Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide»: cette réplique d’Orwell enchantait tout particulièrement Simon Leys).

C’est, bien entendu, cette insistance d’Orwell sur les fondements «ordinaires» et quotidiens du socialisme («Le socialisme est si conforme au bon sens le plus élémentaire, disait-il, que je m’étonne parfois qu’il n’ait pas déjà triomphé») qui m’a progressivement conduit à accorder une place décisive au concept de «décence commune» dans ma propre critique de la dynamique aveugle du capitalisme moderne. Et tout autant, cela va de soi, les encouragements à travailler dans cette direction philosophique que Simon Leys, avec sa  générosité coutumière, avait bien voulu me prodiguer dès le départ.

Cette sensibilité d’Orwell aux ressources et aux charmes du monde «ordinaire» me semblait d’ailleurs d’autant plus stimulante qu’elle l’avait progressivement conduit à développer une conception de la politique très éloignée de l’idéal puritain et sacrificiel de la plupart des intellectuels de gauche (songeons à leur répulsion fréquente pour le sport et les distractions populaires).

« Je pense que c’est en conservant notre amour enfantin pour les arbres, les poissons, les papillons, les crapauds etc., écrivait-il par exemple dans ses « Réflexions sur le crapaud ordinaire » (imaginez la stupeur des lecteurs de gauche découvrant cet article en 1945 !), que l’on rend un peu plus probable la possibilité d’un avenir paisible et décent.» Sentiment philosophique et poétique dont il ne se départira jamais (les dernières années de sa vie, sur l’île de Jura, en témoignent particulièrement) et que Simon Leys résumait admirablement en rappelant que pour Orwell, «dans l’ordre normal des priorités, il faudrait quand même que le frivole et l’éternel passent avant le politique.»

J’ajoute que nous tenons probablement ici l’une des raisons majeures de la méfiance persistante des intellectuels de gauche – voire, pour reprendre l’expression d’Orwell, de leur «rire sarcastique» – dès qu’on s’aventure à  célébrer devant eux l’idée de common decency. Car si rien d’essentiel ne doit s’opposer à ce que l’émancipation concrète des travailleurs puisse être l’œuvre de ces travailleurs eux-mêmes (si, en d’autres termes, les gens ordinaires disposent, en droit, de toutes les ressources morales et intellectuelles nécessaires pour se gouverner eux-mêmes), il est clair que cela revient à lancer une sacrée pierre dans le jardin de tous ces «bienveillants tuteurs» (Kant) qui prétendent que seul leur savoir «scientifique» (que ce soit celui des «économistes», celui des «sociologues», ou même, désormais, celui des généticiens) pourrait guider la pauvre  humanité ordinaire sur le chemin de l’Avenir Radieux et de la «mondialisation heureuse».

Quelles sont les ressources de pensée, ou de caractère, qui permirent selon vous à Leys de voir que le roi était nu, qui lui donnèrent la force de résister à l’attraction du maoïsme, alors que la majorité des intellectuels parisiens célébraient la Révolution Culturelle?

La réponse me paraît aller de soi. Simon Leys appartenait à cette espèce intellectuelle, aujourd’hui menacée d’extinction, que Nietzsche appelait les «esprits libres» (ce n’est certainement pas un hasard si le remarquable  ouvrage que Jean Bernard-Maugiron a consacré à l’œuvre de Leys porte en sous-titre «Le feu sacré d’un esprit libre»). On comprendra d’ailleurs mieux les conditions morales de cette liberté d’esprit – car il s’agit bien, avant tout, de conditions morales – si on se reporte au célèbre conte d’Andersen, «Les habits neufs de l’Empereur» (c’est, bien sûr, à ce conte –  écrit en 1837 – que Simon Leys avait emprunté le titre de son premier livre).

J’en rappelle brièvement l’intrigue. Deux artisans tailleurs proposent à l’Empereur de lui confectionner les habits les plus somptueux qui soient – habits qui auraient, de surcroît, le pouvoir miraculeux de demeurer  invisibles aux yeux de quiconque se révèlerait être un mauvais sujet (ou, si on préfère une  formulation plus moderne, aux yeux de quiconque manifesterait des tendances «réactionnaires» et «politiquement incorrectes»). Comme on s’en doute, ces deux tailleurs sont, en réalité, de simples charlatans et les magnifiques habits qu’ils font semblant d’avoir tissés sont dépourvus de toute existence réelle.

On connaît la suite. Lors du défilé destiné à présenter au peuple ces magnifiques habits neufs, tous les sujets de l’Empire vont donc se trouver confrontés à une situation à la fois paradoxale et très délicate pour eux. Chacun peut en effet voir par lui-même que le roi est nu, mais – du fait du dispositif idéologique habilement mis en place  par les deux tailleurs – c’est en croyant simultanément qu’il est le seul à le voir. Chacun est donc contraint – si du moins il ne veut pas courir le risque de passer pour un dissident potentiel – de prétendre officiellement qu’il voit  autre chose que ce qu’il voit réellement (c’est là, vous le reconnaîtrez, la meilleure définition  possible d’un idéologue en mission, qu’il s’agisse pour lui de «démontrer» que le niveau des élèves monte ou que celui de la délinquance baisse).

La morale cachée de ce petit conte – dont le rebondissement final nous rappelle qu’on ne saurait «tromper tout le monde tout le temps» –  c’est donc que le désir de combattre pour la vérité («le roi est nu», «Dreyfus est innocent», «le Goulag existe» etc.) suppose toujours, chez ceux qu’il anime, au moins deux vertus indissolublement liées.

La première, c’est la capacité psychologique d’accepter la vérité telle qu’elle est chaque fois que nous l’avons effectivement sous les yeux; et cela quand bien même cette vérité serait de nature à déranger nos certitudes les plus confortables, jusqu’à nous conduire à vouloir en organiser le déni («Il ment comme un témoin oculaire» aimaient plaisanter les Soviétiques pour décrire ce principe de fonctionnement de toute pensée idéologique).

La seconde, c’est d’avoir le courage moral (et parfois physique) d’affronter publiquement – alors qu’il serait pourtant si simple de faire comme si de rien n’était et de continuer à vivre tranquillement – la haine envieuse de tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ont un intérêt  personnel à nier telle ou telle vérité (ne serait-ce, par exemple, que pour continuer à jouir de leurs privilèges médiatiques ou universitaires). Inutile de préciser que Simon Leys – tout comme, avant lui, Pasolini et George Orwell – possédait au plus haut point ces deux vertus fondamentales (ce sont celles, en somme, qui rendent quotidiennement possible ce que Liu Xiaobo appelle la «vie dans la vérité»).

On ne doit pas chercher plus loin les raisons qui ont conduit la police de la pensée de l’époque – elle se renouvelle malheureusement de génération en génération – à lui faire si chèrement payer le prix de cette indomptable liberté d’esprit. Pour autant, la certitude déprimante qu’un esprit libre devra toujours affronter, tôt ou tard, les calomnies et les manœuvres de tous les partisans de «ces petites idéologies malodorantes qui rivalisent maintenant pour le contrôle de notre âme» (Orwell) ne devrait dissuader personne de servir honnêtement la vérité. Après tout, qui se souvient  encore, aujourd’hui, des Alain Bouc ou des Michelle Loi? Pas même leurs innombrables clones devenus pourtant plus  puissants que jamais.

Propos recueillis par Aude Lancelin – Le Nouvel Observateur

Source L’OBS 31-08-2014

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