Simon Leys, le fléau des idéologues

L'écrivain Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, photographié dans sa maison de Canberra. (AFP/ William WEST)

L’écrivain Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, photographié dans sa maison de Canberra. (AFP/ William WEST)

Le philosophe Jean-Claude Michéa s’exprime pour la première fois depuis la mort de Simon Leys, l’auteur des « Habits neufs du président Mao ». Entretien.

Le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur d’«Impasse Adam Smith», s’exprime pour la première fois après la mort de Simon Leys, survenue le 11 août dernier. A ses yeux, celui-ci restera comme «le plus grand essayiste de langue française des cinquante dernières années», d’une importance intellectuelle et politique égale à celle d’Orwell et Pasolini. Entretien exclusif pour «le Nouvel Observateur».

Le Nouvel Observateur L’œuvre de Simon Leys fut l’une de vos grandes sources d’inspiration. En quelle année et avec quel livre l’avez-vous découvert?

Jean-Claude Michéa J’ai lu «Les Habits neufs du président Mao» en 1975, autrement dit au moment précis où je commençais à m’immerger dans les écrits de Guy Debord et de l’Internationale  situationniste. On oublie trop souvent, en effet, que cet ouvrage iconoclaste a d’abord été publié en 1971 dans le cadre de la Bibliothèque asiatique de René Viénet (ce dernier – l’une des figures les plus fascinantes de l’IS – ayant lui-même été expulsé de Chine maoïste quelques années auparavant). Il se présentait donc surtout, à l’origine, comme une confirmation empirique des remarquables intuitions  formulées par Guy Debord, dès 1967, dans «Le Point d’explosion de l’idéologie en Chine».

Simon Leys a, du reste, toujours tenu à reconnaître le rôle décisif que René Viénet avait ainsi joué dans son propre parcours intellectuel. «Sans lui, écrivait-il par exemple dans une lettre de 2003 à Pierre Boncenne, je n’aurais probablement jamais rien publié ; on pourrait dire assez littéralement que c’est Viénet qui m’a inventé.» Notons, au passage, que cette  décision de démystifier la «Grande Révolution Culturelle Prolétarienne» – alors même que le culte de Mao battait son plein dans la presse française officielle de l’époque – ne devait absolument rien, chez Simon Leys, aux contraintes universitaires du Publish or Perish. Elle s’était en réalité imposée à lui, un jour de 1967, lorsqu’il avait découvert avec effroi un journaliste chinois en train d’agoniser devant sa porte (lui-même résidait alors à Hong-Kong) après avoir été atrocement torturé par les nervis de Mao.

Depuis lors, je n’ai évidemment jamais cessé de lire avec passion, ouvrage après ouvrage, celui que je considère toujours comme le plus grand essayiste de langue française de ces cinquante dernières années. Par son indépendance d’esprit et son intransigeance morale absolue (sans même parler de sa connaissance inégalée de l’histoire et de la culture chinoises), l’œuvre de Simon Leys se situe clairement, en effet, au même niveau d’importance philosophique et politique que celle d’un Pasolini, d’un Orwell ou d’un Liu Xiaobo.

Le problème, c’est qu’il s’agit là de qualités morales et intellectuelles que le clergé médiatique et universitaire moderne – particulièrement en France – n’est guère enclin à pardonner (et quand, d’aventure, il les pardonne, c’est généralement à titre posthume). De là cette incroyable chasse à  l’homme – la même chose était arrivée à Orwell après la publication de son témoignage sur la guerre civile espagnole – dont Simon Leys allait logiquement se retrouver la cible dès la sortie de son livre. Une certaine Michelle Loi – pseudo-sinologue qui enseignait, on s’en serait douté, au «Centre expérimental de Vincennes» – allant même, en 1975, jusqu’à révéler sa véritable identité – Pierre Ryckmans, citoyen belge – à la sinistre Gestapo maoïste.

Dans son essai publié en 1984, «Orwell ou l’horreur de la politique», qu’est-ce que Simon Leys vous a fait comprendre de spécifiquement important au sujet du penseur anglais?

Rappelons d’abord que ce petit essai (dont on complétera la lecture par celle du chapitre consacré à Orwell dans «Le Studio de l’inutilité») constitue à coup sûr – si on met à part la remarquable biographie de Bernard Crick – le meilleur texte jamais écrit sur l’auteur de 1984. Ce qui prouve, au passage, que la valeur d’un livre ne dépend pas nécessairement du nombre de pages qu’il contient. Quant à l’influence de cet essai sur ma lecture personnelle d’Orwell elle a, bien sûr, été  déterminante.

D’une part, parce qu’il confirmait que la critique par Orwell du totalitarisme soviétique – critique qui lui avait  aussitôt valu, dans la presse de gauche de l’époque, l’accusation de «réactionnaire» et d’agent du gouvernement américain – ne pouvait être entièrement comprise qu’une fois replacée dans le cadre de sa critique parallèle du système capitaliste (on ne saurait donc la confondre, de ce point de vue, avec l’antitotalitarisme libéral d’un Bernard-Henri Levy, d’un Jean-François Revel ou d’un Michel Foucault).

De l’autre, parce que cet essai établissait clairement que le socialisme d’Orwell – loin de puiser sa source dans les différentes mythologies  positivistes du «sens de l’Histoire» et de l’«Homme nouveau» – trouvait, au contraire, sa véritable originalité dans son appel constant aux vertus morales et intellectuelles présumées des «gens ordinaires». Et, en premier lieu, à leur common sense et à leur common decency («Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide»: cette réplique d’Orwell enchantait tout particulièrement Simon Leys).

C’est, bien entendu, cette insistance d’Orwell sur les fondements «ordinaires» et quotidiens du socialisme («Le socialisme est si conforme au bon sens le plus élémentaire, disait-il, que je m’étonne parfois qu’il n’ait pas déjà triomphé») qui m’a progressivement conduit à accorder une place décisive au concept de «décence commune» dans ma propre critique de la dynamique aveugle du capitalisme moderne. Et tout autant, cela va de soi, les encouragements à travailler dans cette direction philosophique que Simon Leys, avec sa  générosité coutumière, avait bien voulu me prodiguer dès le départ.

Cette sensibilité d’Orwell aux ressources et aux charmes du monde «ordinaire» me semblait d’ailleurs d’autant plus stimulante qu’elle l’avait progressivement conduit à développer une conception de la politique très éloignée de l’idéal puritain et sacrificiel de la plupart des intellectuels de gauche (songeons à leur répulsion fréquente pour le sport et les distractions populaires).

« Je pense que c’est en conservant notre amour enfantin pour les arbres, les poissons, les papillons, les crapauds etc., écrivait-il par exemple dans ses « Réflexions sur le crapaud ordinaire » (imaginez la stupeur des lecteurs de gauche découvrant cet article en 1945 !), que l’on rend un peu plus probable la possibilité d’un avenir paisible et décent.» Sentiment philosophique et poétique dont il ne se départira jamais (les dernières années de sa vie, sur l’île de Jura, en témoignent particulièrement) et que Simon Leys résumait admirablement en rappelant que pour Orwell, «dans l’ordre normal des priorités, il faudrait quand même que le frivole et l’éternel passent avant le politique.»

J’ajoute que nous tenons probablement ici l’une des raisons majeures de la méfiance persistante des intellectuels de gauche – voire, pour reprendre l’expression d’Orwell, de leur «rire sarcastique» – dès qu’on s’aventure à  célébrer devant eux l’idée de common decency. Car si rien d’essentiel ne doit s’opposer à ce que l’émancipation concrète des travailleurs puisse être l’œuvre de ces travailleurs eux-mêmes (si, en d’autres termes, les gens ordinaires disposent, en droit, de toutes les ressources morales et intellectuelles nécessaires pour se gouverner eux-mêmes), il est clair que cela revient à lancer une sacrée pierre dans le jardin de tous ces «bienveillants tuteurs» (Kant) qui prétendent que seul leur savoir «scientifique» (que ce soit celui des «économistes», celui des «sociologues», ou même, désormais, celui des généticiens) pourrait guider la pauvre  humanité ordinaire sur le chemin de l’Avenir Radieux et de la «mondialisation heureuse».

Quelles sont les ressources de pensée, ou de caractère, qui permirent selon vous à Leys de voir que le roi était nu, qui lui donnèrent la force de résister à l’attraction du maoïsme, alors que la majorité des intellectuels parisiens célébraient la Révolution Culturelle?

La réponse me paraît aller de soi. Simon Leys appartenait à cette espèce intellectuelle, aujourd’hui menacée d’extinction, que Nietzsche appelait les «esprits libres» (ce n’est certainement pas un hasard si le remarquable  ouvrage que Jean Bernard-Maugiron a consacré à l’œuvre de Leys porte en sous-titre «Le feu sacré d’un esprit libre»). On comprendra d’ailleurs mieux les conditions morales de cette liberté d’esprit – car il s’agit bien, avant tout, de conditions morales – si on se reporte au célèbre conte d’Andersen, «Les habits neufs de l’Empereur» (c’est, bien sûr, à ce conte –  écrit en 1837 – que Simon Leys avait emprunté le titre de son premier livre).

J’en rappelle brièvement l’intrigue. Deux artisans tailleurs proposent à l’Empereur de lui confectionner les habits les plus somptueux qui soient – habits qui auraient, de surcroît, le pouvoir miraculeux de demeurer  invisibles aux yeux de quiconque se révèlerait être un mauvais sujet (ou, si on préfère une  formulation plus moderne, aux yeux de quiconque manifesterait des tendances «réactionnaires» et «politiquement incorrectes»). Comme on s’en doute, ces deux tailleurs sont, en réalité, de simples charlatans et les magnifiques habits qu’ils font semblant d’avoir tissés sont dépourvus de toute existence réelle.

On connaît la suite. Lors du défilé destiné à présenter au peuple ces magnifiques habits neufs, tous les sujets de l’Empire vont donc se trouver confrontés à une situation à la fois paradoxale et très délicate pour eux. Chacun peut en effet voir par lui-même que le roi est nu, mais – du fait du dispositif idéologique habilement mis en place  par les deux tailleurs – c’est en croyant simultanément qu’il est le seul à le voir. Chacun est donc contraint – si du moins il ne veut pas courir le risque de passer pour un dissident potentiel – de prétendre officiellement qu’il voit  autre chose que ce qu’il voit réellement (c’est là, vous le reconnaîtrez, la meilleure définition  possible d’un idéologue en mission, qu’il s’agisse pour lui de «démontrer» que le niveau des élèves monte ou que celui de la délinquance baisse).

La morale cachée de ce petit conte – dont le rebondissement final nous rappelle qu’on ne saurait «tromper tout le monde tout le temps» –  c’est donc que le désir de combattre pour la vérité («le roi est nu», «Dreyfus est innocent», «le Goulag existe» etc.) suppose toujours, chez ceux qu’il anime, au moins deux vertus indissolublement liées.

La première, c’est la capacité psychologique d’accepter la vérité telle qu’elle est chaque fois que nous l’avons effectivement sous les yeux; et cela quand bien même cette vérité serait de nature à déranger nos certitudes les plus confortables, jusqu’à nous conduire à vouloir en organiser le déni («Il ment comme un témoin oculaire» aimaient plaisanter les Soviétiques pour décrire ce principe de fonctionnement de toute pensée idéologique).

La seconde, c’est d’avoir le courage moral (et parfois physique) d’affronter publiquement – alors qu’il serait pourtant si simple de faire comme si de rien n’était et de continuer à vivre tranquillement – la haine envieuse de tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ont un intérêt  personnel à nier telle ou telle vérité (ne serait-ce, par exemple, que pour continuer à jouir de leurs privilèges médiatiques ou universitaires). Inutile de préciser que Simon Leys – tout comme, avant lui, Pasolini et George Orwell – possédait au plus haut point ces deux vertus fondamentales (ce sont celles, en somme, qui rendent quotidiennement possible ce que Liu Xiaobo appelle la «vie dans la vérité»).

On ne doit pas chercher plus loin les raisons qui ont conduit la police de la pensée de l’époque – elle se renouvelle malheureusement de génération en génération – à lui faire si chèrement payer le prix de cette indomptable liberté d’esprit. Pour autant, la certitude déprimante qu’un esprit libre devra toujours affronter, tôt ou tard, les calomnies et les manœuvres de tous les partisans de «ces petites idéologies malodorantes qui rivalisent maintenant pour le contrôle de notre âme» (Orwell) ne devrait dissuader personne de servir honnêtement la vérité. Après tout, qui se souvient  encore, aujourd’hui, des Alain Bouc ou des Michelle Loi? Pas même leurs innombrables clones devenus pourtant plus  puissants que jamais.

Propos recueillis par Aude Lancelin – Le Nouvel Observateur

Source L’OBS 31-08-2014

Voir aussi : Rubrique Livre, Philosophie, rubrique Débat,

Jürgen Habermas : Pour une Europe démocratique !

Jurgen Habermas en novembre 2010

 

Par Jürgen Habermas*

A court terme, la crise requiert la plus grande attention. Mais par-delà ceci, les acteurs politiques ne devraient pas oublier les défauts de construction qui sont au fondement de l’union monétaire et qui ne pourront pas être levés autrement que par une union politique adéquate : il manque à l’Union européenne les compétences nécessaires à l’harmonisation des économies nationales, qui connaissent des divergences drastiques dans leurs capacités de compétition.

Le « pacte pour l’Europe » à nouveau renforcé ne fait que renforcer un vieux défaut : les accords non contraignants dans le cercle des chefs de gouvernements sont ou bien sans effets ou bien non démocratiques, et doivent pour cette raison être remplacés par une institutionnalisation incontestable des décisions communes. Le gouvernement fédéral allemand est devenu l’accélérateur d’une désolidarisation qui touche toute l’Europe, parce qu’il a trop longtemps fermé les yeux devant l’unique issue constructive que même la Frankfurter Allgemeine Zeitung a décrit entre-temps par la formule laconique : « Davantage d’Europe ». Tous les gouvernements concernés se retrouvent désemparés et paralysés face au dilemme entre d’une part les impératifs des grandes banques et des agences de notation et d’autre part leur crainte face à la perte de légitimation qui les menace auprès de leur population frustrée. L’incrémentalisme écervelé trahit le manque d’une perspective plus large.

Depuis que le temps de l’embedded capitalism est révolu et que les marchés globalisés de la politique s’évanouissent, il devient de plus en plus difficile pour tous les Etats de l’OCDE de stimuler la croissance économique et de garantir une répartition juste des revenus ainsi que la Sécurité sociale de la majorité de la population. Après la libération des taux de change, ce problème a été désamorcé par l’acceptation de l’inflation. Etant donné que cette stratégie entraîne des coûts élevés, les gouvernements utilisent de plus en plus l’échappatoire des participations aux budgets publics financées par le crédit.

La crise financière qui dure depuis 2008 a aussi figé le mécanisme de l’endettement étatique aux frais des générations futures ; et en attendant, on ne voit pas comment les politiques d’austérité – difficiles à imposer en politique intérieure – pourraient être mises en accord sur la longue durée avec le maintien du niveau d’un Etat social supportable. Les révoltes de la jeunesse sont un avertissement des menaces qui pèsent sur la paix sociale. Au moins a-t-on reconnu, dans ces circonstances, comme étant le défi véritable le déséquilibre entre les impératifs du marché et la puissance régulatrice de la politique. Au sein de la zone euro, un « gouvernement économique » espéré devrait redonner une force neuve au pacte de stabilité depuis longtemps évidé.

Les représentations d’un « fédéralisme exécutif » d’un type particulier reflètent la crainte des élites politiques de transformer le projet européen, jusque-là pratiqué derrière des portes closes, en un combat d’opinion bruyant et argumenté, obligeant à se retrousser les manches, et qui serait public. Au vu du poids des problèmes, on s’attendrait à ce que les politiciens, sans délai ni condition, mettent enfin les cartes européennes sur table afin d’éclairer de manière offensive la population sur la relation entre les coûts à court terme et l’utilité véritable, c’est-à-dire sur la signification historique du projet européen.

Ils devraient surmonter leur peur des sondages sur l’état de l’opinion et faire confiance à la puissance de persuasion de bons arguments. Au lieu de cela, ils s’acoquinent avec un populisme qu’ils ont eux-mêmes favorisé par l’obscurcissement d’un thème complexe et mal-aimé. Sur le seuil entre l’unification économique et politique de l’Europe, la politique semble retenir son souffle et rentrer la tête dans les épaules. Pourquoi cette paralysie ? C’est une perspective engluée dans le XIXe siècle qui impose la réponse connue du demos : il n’existerait pas de peuple européen ; c’est pourquoi une union politique méritant ce nom serait édifiée sur du sable. A cette interprétation, je voudrais en opposer une autre : la fragmentation politique durable dans le monde et en Europe est en contradiction avec la croissance systémique d’une société mondiale multiculturelle, et elle bloque tout progrès dans la civilisation juridique constitutionnelle des relations de puissance étatiques et sociales.

Etant donné que jusque-là l’UE a été portée et monopolisée par les élites politiques, une dangereuse asymétrie en a résulté – entre la participation démocratique des peuples aux bénéfices que leurs gouvernements « en retirent » pour eux-mêmes sur la scène éloignée de Bruxelles, et l’indifférence, voire l’absence de participation des citoyens de l’UE eu égard aux décisions de leur Parlement à Strasbourg. Cette observation ne justifie pas une substantialisation des « peuples ». Seul le populisme de droite continue de projeter la caricature de grands sujets nationaux qui se ferment les uns aux autres et bloquent toute formation de volonté dépassant les frontières. Après cinquante ans d’immigration du travail, les peuples étatiques européens, au vu de leur croissant pluralisme ethnique, langagier et religieux, ne peuvent plus être imaginés comme des unités culturelles homogènes. Et Internet rend toutes les frontières poreuses.

Dans les Etats territoriaux, il a fallu commencer par installer l’horizon fluide d’un monde de la vie partagé sur de grands espaces et à travers des relations complexes, et le remplir par un contexte communicationnel relevant de la société civile, avec son système circulatoire d’idées. Il va sans dire que cela ne peut se faire que dans le cadre d’une culture politique partagée demeurant assez vague. Mais plus les populations nationales prennent conscience, et plus les médias portent à la conscience, à quelle profondeur les décisions de l’UE influent sur leur quotidien, plus croîtra l’intérêt qu’ils trouveront à faire également usage de leurs droits démocratiques en tant que citoyens de l’Union.

Ce facteur d’impact est devenu tangible dans la crise de l’euro. La crise contraint aussi, à contrecoeur, le Conseil à prendre des décisions qui peuvent peser de façon inégale sur les budgets nationaux. Depuis le 8 mai 2009, il a outrepassé un seuil par des décisions de sauvetage et de possibles modifications de la dette, de même que par des déclarations d’intentions en vue d’une harmonisation dans tous les domaines relevant de la compétition (en politique économique, fiscale, de marché du travail, sociale et culturelle).

Au-delà de ce seuil se posent des problèmes de justice de la répartition, car avec le passage d’une intégration « négative » à une intégration « positive », les poids se déplacent d’une légitimation de l’output à une légitimation de l’input. Il serait donc conforme à la logique de ce développement que des citoyens étatiques qui doivent subir des changements de répartition des charges au-delà des frontières nationales, aient la volonté d’influer démocratiquement, dans leur rôle de citoyen de l’Union, sur ce que leurs chefs de gouvernement négocient ou décident dans une zone juridique grise.

Au lieu de cela nous constatons des tactiques dilatoires du côté des gouvernements, et un rejet de type populiste du projet européen dans son ensemble du côté des populations. Ce comportement autodestructeur s’explique par le fait que les élites politiques et les médias hésitent à tirer des conséquences raisonnables du projet constitutionnel. Sous la pression des marchés financiers s’est imposée la conviction que, lors de l’introduction de l’euro, un présupposé économique du projet constitutionnel avait été négligé. L’UE ne peut s’affirmer contre la spéculation financière que si elle obtient les compétences politiques de guidage qui sont nécessaires pour garantir au moins dans le coeur de l’Europe, c’est-à-dire parmi les membres de la zone monétaire européenne, une convergence des développements économiques et sociaux.

Tous les participants savent que ce degré de « collaboration renforcée » n’est pas possible dans le cadre des traités existants. La conséquence d’un « gouvernement économique » commun, auquel se complaît aussi le gouvernement allemand, signifierait que l’exigence centrale de la capacité de compétition de tous les pays de la communauté économique européenne s’étendrait bien au-delà des politiques financières et économiques jusqu’aux budgets nationaux, et interviendrait jusqu’au ventricule du coeur, à savoir dans le droit budgétaire des Parlements nationaux.

Si le droit valide ne doit pas être enfreint de façon flagrante, cette réforme en souffrance n’est possible que par la voie d’un transfert d’autres compétences des Etats membres à l’Union. Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont conclu un compromis entre le libéralisme économique allemand et l’étatisme français qui a un tout autre contenu. Si je vois juste, ils cherchent à consolider le fédéralisme exécutif impliqué dans le traité de Lisbonne en une domination intergouvernementale du Conseil de l’Europe contraire au traité. Un tel régime permettrait de transférer les impératifs des marchés aux budgets nationaux sans aucune légitimation démocratique propre.

Pour ce faire, il faudrait que des accommodements conclus dans l’opacité, et dépourvus de forme juridique, soient imposés à l’aide de menaces de sanctions et de pressions sur les Parlements nationaux dépossédés de leur pouvoir. Les chefs de gouvernement transformeraient de la sorte le projet européen en son contraire : la première communauté supranationale démocratiquement légalisée deviendrait un arrangement effectif, parce que voilé, d’exercice d’une domination post-démocratique. L’alternative se trouve dans la continuation conséquente de la légalisation démocratique de l’UE. Une solidarité citoyenne s’étendant à l’Europe ne peut pas se former si, entre les Etats membres, c’est-à-dire aux possibles points de rupture, se consolident des inégalités sociales entre nations pauvres et riches.

L’Union doit garantir ce que la Loi fondamentale de la République fédérale allemande appelle (art. 106, alinéa 2) : « l’homogénéité des conditions de vie ». Cette « homogénéité » ne se rapporte qu’à une estimation des situations de vie sociale qui soit acceptable du point de vue de la justice de répartition, non pas à un nivellement des différences culturelles. Or, une intégration politique appuyée sur le bien-être social est nécessaire pour que la pluralité nationale et la richesse culturelle du biotope de la « vieille Europe » puissent être protégées du nivellement au sein d’une globalisation à progression tendue.

(Traduit de l’allemand par Denis Trierweiler.)

Le texte

Ce texte est extrait de la conférence que Jürgen Habermas donnera à l’université Paris-Descartes (12, rue de l’Ecole-de-Médecine, 75006 Paris) dans le cadre d’un colloque organisé, le 10 novembre, par l’équipe PHILéPOL (philosophie, épistémologie et politique) dirigée par le philosophe Yves Charles Zarka. L’intégralité du texte sera publiée dans le numéro de janvier 2012 de la revue Cités (PUF).

 

Essai

Après l’Etat-nation

Produit de la centralisation monarchique et des révolutions modernes, l’État-nation apparaît aujourd’hui bien mal adapté à l’intégration économique mondiale.  Les eurosceptiques, qui en revendiquent l’héritage et affirment sa pérennité, redoutent l’ouverture des frontières et appellent au refus de la mondialisation des échanges.  Les eurolibéraux, qui se satisfont d’une Europe du Grand marché, n’ont que faire des structures politiques et se moquent des malheurs de nos Etats nationaux.

Les fédéralistes, qui revendiquent à la fois l’ouverture des frontières et la formation d’un espace politique intégré à l’échelle européenne, fondent leur position sur la nécessité d’élever le pouvoir politique à la hauteur de la puissance nouvelle de l’économie afin de lui faire contrepoids. Jürgen Habermas est de ceux-là, refusant tout à la fois le passéisme des premiers et l’aveuglement des seconds. Mais il va plus loin. Proche de ceux qui militent en faveur d’une démocratie cosmopolitique, il réfléchit aussi dans ce livre aux conditions qu’il est nécessaire de mettre en oeuvre une régulation mondiale.

Editions Fayard (2000), 14,5 euros

* A propos de l’auteur
Né en 1929, Jürgen Habermas est l’un des plus influents penseurs actuels, particulièrement dans les domaines des théories de la politique, de la société et du droit, ou encore de la connaissance, de la rationalité et de la communication. Son influence, réelle, s’appuie sur des interventions régulières dans les médias qui font de lui un intellectuel public. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont l’essai Théorie de l’agir communicationnel, son ouvrage le plus célèbre, et le recueil Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, dans lequel il pose la question de l’avenir de l’Etat-nation face aux défis de la mondialisation économique, en envisageant notamment sous cet angle le cas de l’Union européenne.

Voir aussi : Rubrique UE, Passe d’armes entre Sarkozy et Cameron, rubrique Allemagne, rubrique Débat, Pierre Rosanvallon,

Gilles Deleuze et les nouveaux philosophes

Après les nouvelles et récentes pressions de l’homme d’affaire et éditorialiste  BHL pour étouffer la critique, le rappel de ce texte de Gilles Deleuze, écrit en 1977, est une bouffée d’air.

7587_deleuze-gilles1Que penses-tu des « nouveaux philosophes » ?

Rien. Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (« moi, en tant que lucide et courageux, je vous dis…, moi, en tant que soldat du Christ…, moi, de la génération perdue…, nous, en tant que nous avons fait mai 68…, en tant que nous ne nous laissons plus prendre aux semblants… ». Avec ces deux procédés, ils cassent le travail. Car ça fait déjà un certain temps que, dans toutes sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en musique, en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même en philosophie). Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. C’est conforme à la réforme Haby : un sérieux allègement du « programme » de la philosophie.

Dis-tu cela parce que B.-H. Lévy vous attaque violemment, Guattari et toi, dans son livre Barbarie à visage humain ?

Non, non, non. Il dit qu’il y a un lien profond entre L’Anti-Œdipe et « l’apologie du pourri sur fumier de décadence » (c’est comme cela qu’il parle), un lien profond entre L’Anti-Œdipe et les drogués. Au moins, ça fera rire les drogués. Il dit aussi que le Cerfi est raciste : là, c’est ignoble. Il y a longtemps que je souhaitais parler des nouveaux philosophes, mais je ne voyais pas comment. Ils auraient dit tout de suite : voyez comme il est jaloux de notre succès. Eux, c’est leur métier d’attaquer, de répondre, de répondre aux réponses. Moi, je ne peux le faire qu’une fois. Je ne répondrai pas une autre fois. Ce qui a changé la situation pour moi, c’est le livre d’Aubral et de Delcourt, Contre la nouvelle philosophie. Aubral et Delcourt essaient vraiment d’analyser cette pensée, et ils arrivent à des résultats très comiques. Ils ont fait un beau livre tonique, ils ont été les premiers à protester. Ils ont même affronté les nouveaux philosophes à la télé, dans l’émission « Apostrophes ». Alors, pour parler comme l’ennemi, un Dieu m’a dit qu’il fallait que je suive Aubral et Delcourt, que j’aie ce courage lucide et pessimiste.

Si c’est une pensée nulle, comment expliquer qu’elle semble avoir tant de succès, qu’elle s’étende et reçoive des ralliements comme celui de Sollers ?

Il y a plusieurs problèmes très différents. D’abord, en France on a longtemps vécu sur un certain mode littéraire des « écoles ». Et c’est déjà terrible, une école : il y a toujours un pape, des manifestes, des déclarations du type « je suis l’avant-garde », (les excommunications, des tribunaux, des retournements politiques, etc. En principe général, on a d’autant plus raison qu’on a passé sa vie à se tromper, puisqu’on peut toujours dire « je suis passé par là ». C’est pourquoi les staliniens sont les seuls à pouvoir donner des leçons d’antistalinisme. Mais enfin, quelle que soit la misère des écoles, on ne peut pas dire que les nouveaux philosophes soient une école. Ils ont une nouveauté réelle, ils ont introduit en France le marketing littéraire ou philosophique, au lieu de faire une école. Le marketing a ses principes particuliers :

1. il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle ou n’a à dire. A la limite, il faut que la multitude des articles de journaux, d’interviews, de colloques, d’émissions radio ou télé remplacent le livre, qui pourrait très bien` ne pas exister du tout. C’est pour cela que le travail auquel se donnent les nouveaux philosophes est moins au niveau des livres qu’ils font que des articles à obtenir, des journaux et émissions à occuper, des interviews à placer, d’un dossier à faire, d’un numéro de Playboy. Il y a là toute une activité qui, à cette échelle et à ce degré d’organisation, semblait exclue de la philosophie, ou exclure la philosophie.

2. Et puis, du point de vue d’un marketing, il faut que le même livre ou le même produit aient plusieurs versions, pour convenir à tout le monde une version pieuse, une athée, une heideggerienne, une gauchiste, une centriste, même une chiraquienne ou néo-fasciste, une « union de la gauche » nuancée, etc. D’où l’importance d’une distribution des rôles suivant les goûts. Il y a du Dr Mabuse dans Clavel, un Dr Mabuse évangélique, Jambet et Lardreau, c’est Spöri et Pesch, les deux aides à Mabuse (ils veulent « mettre la main au collet » de Nietzsche). Benoist, c’est le coursier, c’est Nestor. Lévy, c’est tantôt l’imprésario, tantôt la script-girl, tantôt le joyeux animateur, tantôt le dise-jockey. Jean Cau trouve tout ça rudement bien ; Fabre-Luce se fait disciple de Glucksmann ; on réédite Benda, pour les vertus du clerc. Quelle étrange constellation.

Sollers avait été le dernier en France à faire encore une école vieille manière, avec papisme, excommunications, tribunaux. Je suppose que, quand il a compris cette nouvelle entreprise, il s’est dit qu’ils avaient raison, qu’il fallait faire alliance, et que ce serait trop bête de manquer ça. Il arrive en retard, mais il a bien vu quelque chose. Car cette histoire de marketing dans le livre de philosophie, c’est réellement nouveau, c’est une idée, il « fallait » l’avoir. Que les nouveaux philosophes restaurent une fonction-auteur vide, et qu’ils procèdent avec des concepts creux, toute cette réaction n’empêche pas un profond modernisme, une analyse très adaptée du paysage et du marché. Du coup, je crois que certains d’entre nous peuvent même éprouver une curiosité bienveillante pour cette opération, d’un point de vue purement naturaliste ou entomologique. Moi, c’est différent, parce que mon point de vue est tératologique : c’est de l’horreur.

Si c’est une question de marketing, comment expliques-tu qu’il ait fallu les attendre, et que ce soit maintenant que ça risque de réussir ?

Pour plusieurs raisons, qui nous dépassent et les dépassent eux-mêmes. André Scala a analysé récemment un certain renversement dans les rapports journalistes-écrivains, presse-livre. Le journalisme, en liaison avec la radio et la télé, a pris de plus en plus vivement conscience de sa possibilité de créer l’événement (les fuites contrôlées, Watergate, les sondages ?). Et de même qu’il avait moins besoin de se référer à des événements extérieurs, puisqu’il en créait une large part, il avait moins besoin aussi de se rapporter à des analyses extérieures au journalisme, ou à des personnages du type « intellectuel », « écrivain » : le journalisme découvrait en lui-même une pensée autonome et suffisante. C’est pourquoi, à la limite, un livre vaut moins que l’article de journal qu’on fait sur lui ou l’interview à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants. Le journal n’a plus besoin du livre. Je ne dis pas que ce retournement, cette domestication de l’intellectuel, cette journalisation, soit une catastrophe. C’est comme ça : au moment même où l’écriture et la pensée tendaient à abandonner la fonction-auteur, au moment où les créations ne passaient plus par la fonction-auteur, celle-ci se trouvait reprise par la radio et la télé, et par le journalisme. Les journalistes devenaient les nouveaux auteurs, et les écrivains qui souhaitaient encore être des auteurs devaient passer par les journalistes, ou devenir leurs propres journalistes. Une fonction tombée dans un certain discrédit retrouvait une modernité et un nouveau conformisme, en changeant de lieu et d’objet. C’est cela qui a rendu possible les entreprises de marketing intellectuel.

Est-ce qu’il y a d’autres usages actuels d’une télé, d’une radio ou d’un journal ?

Évidemment, mais ce n’est plus la question des nouveaux philosophes. Je voudrais en parler tout à l’heure. Il y a une autre raison. Nous sommes depuis longtemps en période électorale. Or, les élections, ce n’est pas un point local ni un jour à telle date. C’est comme une grille qui affecte actuellement notre manière de comprendre et même de percevoir. On rabat tous les événements, tous les problèmes, sur cette grille déformante. Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le seuil habituel de connerie monte. C’est sur cette grille que les nouveaux philosophes se sont inscrits dès le début. Il importe peu que certains d’entre eux aient été immédiatement contre l’union de la gauche, tandis que d’autres auraient souhaité fournir un brain-trust de plus à Mitterrand. Une homogénéisation des deux tendances s’est produite, plutôt contre la gauche, mais surtout à partir d’un thème qui était présent déjà dans leurs premiers livres : la haine de 68. C’était à qui cracherait le mieux sur mai 68. C’est en fonction de cette haine qu’ils ont construit leur sujet d’énonciation : « Nous, en tant que nous avons fait mai 68 ( ?? ), nous pouvons vous dire que c’était bête, et que nous ne le ferons plus. » Une rancœur de 68, ils n’ont que ça à vendre. C’est en ce sens que, quelle que soit leur position par rapport aux élections, ils s’inscrivent parfaitement sur la grille électorale. A partir de là, tout y passe, marxisme, maoïsme, socialisme, etc., non pas parce que les luttes réelles auraient fait surgir de nouveaux ennemis, de nouveaux problèmes et de nouveaux moyens, mais parce que LA révolution doit être déclarée impossible, uniformément et de tout temps. C’est pourquoi tous les concepts qui commençaient à fonctionner d’une manière très différenciée (les pouvoirs, les résistances, les désirs, même la « plèbe ») sont à nouveau globalisés, réunis dans la fade unité du pouvoir, de la loi, de l’État, etc. C’est pourquoi aussi le Sujet pensant revient sur la scène, car la seule possibilité de la révolution, pour les nouveaux philosophes, c’est l’acte pur du penseur qui la pense impossible.

Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l’histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu’un avec celle d’auteur ou de penseur (voyez le numéro de Playboy : c’est nous les témoins…). Mais il n’y aurait jamais eu de victimes si celles-ci avaient pensé comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent généralement en termes de vie, et pas de mort, d’amertume et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n’a mis quelqu’un en prison pour son impuissance et son pessimisme, au contraire. Du point de vue des nouveaux philosophes, les victimes se sont fait avoir, parce qu’elles n’avaient pas encore compris ce que les nouveaux philosophes ont compris. Si je faisais partie d’une association, je porterais plainte contre les nouveaux philosophes, qui méprisent un peu trop les habitants du Goulag.

Quand tu dénonces le marketing, est-ce que tu milites pour la conception vieux-livre, ou pour les écoles ancienne manière ?

Non, non, non. Il n’y a aucune nécessité d’un tel choix : ou bien marketing, ou bien vieille manière. Ce choix est faux. Tout ce qui se passe de vivant actuellement échappe à cette alternative. Voyez comme les musiciens travaillent, comme les gens travaillent dans les sciences, comme certains peintres essaient de travailler, comment des géographes organisent leur travail (cf. la revue Hérodote). Le premier trait, c’est les rencontres. Pas du tout les colloques ni les débats, mais, en travaillant dans un domaine, on rencontre des gens qui travaillent dans un tout autre domaine, comme si la solution venait toujours d’ailleurs. Il ne s’agit pas de comparaisons ou d’analogies intellectuelles, mais d’intersections effectives, de croisements de lignes. Par exemple (cet exemple est important, puisque les nouveaux philosophes parlent beaucoup d’histoire de la philosophie), André Robinet renouvelle aujourd’hui l’histoire de la philosophie, avec des ordinateurs ; il rencontre forcément Xenakis. Que des mathématiciens puissent faire évoluer ou modifier un problème d’une tout autre nature ne signifie pas que le problème reçoit une solution mathématique, mais qu’il comporte une séquence mathématique qui entre en conjugaison avec d’autres séquences. C’est effarant, la manière dont les nouveaux philosophes traitent « la » science. Rencontrer avec son propre travail le travail des musiciens, des peintres ou des savants est la seule combinaison actuelle qui ne se ramène ni aux vieilles écoles ni à un néo-marketing. Ce sont ces points singuliers qui constituent des foyers de création, des fonctions créatrices indépendantes de la fonction-auteur, détachées de la’ fonction-auteur. Et ça ne vaut pas seulement pour des croisements de domaines différents, c’est chaque domaine, chaque morceau de -domaine, si petit soit-il, qui est déjà fait de tels croisements. Les philosophes doivent venir de n’importe où : non pas au sens où la philosophie dépendrait d’une sagesse populaire un peu partout, mais au sens où chaque rencontre en produit, en même temps qu’elle définit un nouvel usage, une nouvelle position d’agencements – musiciens sauvages et radios pirates.

bhl_tarteEh bien, chaque fois que les fonctions créatrices désertent ainsi la fonction-auteur, on voit celle-ci se réfugier dans un nouveau conformisme de « promotion ». C’est toute une série de batailles plus ou moins visibles : le cinéma, la radio, la télé sont la possibilité de fonctions créatrices qui ont destitué l’Auteur ; mais la fonction-auteur se reconstitue à l’abri des usages conformistes de ces médias. Les grandes sociétés de production se remettent à favoriser un « cinéma d’auteur » ; Jean-Luc Godard trouve alors le moyen de faire passer de la création dans la télé ; mais la puissante organisation de la télé a elle-même ses fonctions-auteur par lesquelles elle empêche la création. Quand la littérature, la musique, etc., conquièrent de nouveaux domaines de création, la fonction-auteur se reconstitue dans le journalisme, qui va étouffer ses propres fonctions créatrices et celles de la littérature. Nous retombons sur les nouveaux philosophes : ils ont reconstitué une pièce étouffante, asphyxiante, là où un peu d’air passait. C’est la négation de toute politique, et de toute expérimentation.

Bref, ce que je leur reproche, c’est de faire un travail de cochon et que ce travail s’insère dans un nouveau type de rapport presse-livre parfaitement réactionnaire : nouveau, oui, mais conformiste au plus haut point. Ce ne sont pas les nouveaux philosophes qui importent. Même s’ils s’évanouissent demain, leur entreprise de marketing sera recommencée. Elle représente en effet la soumission de toute pensée aux médias ; du même coup, elle donne à ces médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelles pour étouffer les tentatives de création qui les feraient bouger eux-mêmes. Autant de débats crétins à la télé, autant de petits films narcissiques d’auteur, d’autant moins de création possible dans la télé et ailleurs. Je voudrais proposer une charte des intellectuels, dans leur situation actuelle par rapport aux médias, compte tenu des nouveaux rapports de force : refuser, faire valoir des exigences, devenir producteurs, au lieu d’être des auteurs qui n’ont plus que l’insolence des domestiques ou les éclats d’un clown de service. Beckett, Godard ont su s’en tirer, et créer de deux manières très différentes : il y a beaucoup de possibilités, dans le cinéma, l’audio-visuel, la musique, les sciences, les livres… Mais les nouveaux philosophes, c’est vraiment l’infection qui s’efforce d’empêcher tout ça. Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction s’ils tiennent assez la scène pour mortifier quelque chose.

Ce texte de Gilles Deleuze a été publié comme Supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit, et distribué gratuitement.

Voir aussi : Rubrique Médias, Rubrique Philosophie Le philosophe qui censure la critique rubrique Livre, Lewis Caroll, rubrique Essai Alain Badiou Organiser une critique de la démocratie,

«La torture une pratique institutionnelle »

photo Rédouane Anfoussi

Michel Terestchenko est un philosophe français contemporain, auteur de sept ouvrages qui abordent par différents endroits, la philosophie politique et morale. Il était invité aux Rencontres Pétrarque du Festival Radio France et Montpellier L-R dans le cadre du débat : « Contre le terrorisme, tout est-il permis ? ».

Au cours des débats, vous avez estimé la torture moralement inadmissible et juridiquement condamnable. Mais le juridiquement condamnable ne vaut que quand le droit est respecté…

Aux Etats-Unis, la Convention de Genève en 1949 et la convention de l’ONU contre la torture en 1984 ont été ratifiées. Elles font donc partie du droit interne. Le Congrès américain a signé la convention de l’ONU en 1994 avec une interprétation très restrictive qui excluait en réalité toutes les formes modernes de tortures qui ne sont plus des tortures physiques mais des tortures psychologiques. La CIA à dépensé des milliards de dollars pour développer ces nouvelles techniques. A partir de deux modèles : la privation sensorielle et la souffrance auto-infligée.

Au lendemain du 11 septembre, les juristes de la maison blanche ont commencé à faire un travail de casuistique pour expliquer que les combattants d’Al-Qaïda n’étaient pas des soldats sous la protection des conventions internationales mais des combattants illégaux ou appartenant à des Etats déchus dans le cas des Talibans. C’était pour les mettre à l’écart du droit positif.

On définit assez aisément l’Etat de droit mais il semble plus difficile de définir la torture ?

Le principe enseigné dans les académies militaires américaines, c’est l’interdiction de toucher au corps. A partir de là, on se dit que toutes les formes de tortures psychologiques visant à briser la psyché humaine ne relèvent pas de la torture. Ceci dit le droit international proscrit la torture et les actes humiliants et dégradants. Cette question fait donc l’objet de débats et ouvre une forme de zone crise.

Observe-t-on un développement des zones de non droit ?

Au nom de la logique sécuritaire on assiste à la fois à une expansion des zones de non droit et paradoxalement au développement d’une société de l’insécurité. Société dans laquelle tout citoyen peut passer du statut de l’ami à celui de l’ennemi. On entre dans une économie générale de la peur. C’est un aspect très intéressant si on le rapporte à la fonction première de l’Etat qui est d’assurer entre les individus des liens de confiance, de sécurité qui les prémunissent justement du sentiment de la peur. En se sens, la torture est totalement improductive.

Vous dites aussi que la torture est politiquement ruineuse… Le fait d’attiser les peurs semble plutôt servir le pouvoir ?

Effectivement la peur est un moyen d’instaurer un plus grand contrôle du pouvoir mais ce moyen ne correspond pas à la finalité du pouvoir dans une société démocratique. Par ailleurs la torture reste fondamentalement inefficace. Tous les militaires et les agents de renseignement savent que c’est le moyen le moins fiable pour obtenir des informations. Les renseignements recueillis par la torture sont de mauvaise qualité. Elle est politiquement ruineuse parce qu’elle n’a jamais été une solution au conflit. Le meilleur exemple demeure l’Algérie où elle était pratiquée à grande échelle. La torture se retourne toujours contre les états qui y ont eu recours. Je crois que la torture introduit une corruption généralisée de la société qu’elle prétend défendre parce qu’elle corrompt tous les corps sociaux, le gouvernement, l’armée, le système judiciaire et l’opinion publique prise dans une espèce de passivité.

Est-ce que le modèle qui valide la pratique de la torture est exportable en Europe ?

Je pense que s’il y avait un attentat en France comparable à celui qui a eu lieu le 11 septembre, il y aurait lieu de craindre que des dérives semblables se développent. Il ne faut pas s’imaginer que cela ne concerne que les Etats-Unis où 44% des Américains se déclarent toujours favorables à cette pratique. Si au lendemain d’un attentat sur la tour Montparnasse on demandait aux Français de se prononcer, il est probable que l’on entre dans une logique qui ne soit pas aussi protectrice des libertés individuelles et des principes fondamentaux de l’Etat de droit. D’autant que l’on explique maintenant que la menace à venir est précisément celle posée par le terrorisme. C’était le discours officiel de Nicolas Sarkozy relayé par tous les médias. La tâche essentielle, c’est le renseignement, et le danger c’est l’ennemi invisible qui est par définition n’importe qui.

Comment faire face à cette dérive y compris sur le plan moral ?

Le point de vue moral est le plus fragile face à une argumentation de type utilitariste. Lorsqu’on vous dit : on torture un individu pour en sauver cent. Ce n’est pas simple de la réfuter. Cela nous renvoie au dilemme de Weber sur l’éthique de la conviction et celui de la responsabilité. La question de savoir si l’on peut transgresser la loi en situation d’exception rapporte le problème de la torture au problème de l’euthanasie active. C’est le même débat. La seule argumentation à mettre en place est de se demander : est-ce que ce modèle propose un scénario réaliste ou pas ? Ma thèse est que ce n’est pas du tout réaliste mais pervers et qu’il faut déconstruire ce prétendu réalisme. Toute la justification libérale de la torture en situation de nécessité repose sur ce paradigme de la bombe qui est sur le point d’exploser. On attend des autorités de l’état qu’elles n’agissent pas sous le coup de l’émotion.

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël,


« Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable » aux éditions de la Découverte.

Soljenitsyne, un classique et un survivant

Grande figure de l’édition française, le patron des éditions Fayard Claude Durand signe dès 1967 avec Gabriel Garcia Marquez, pour Cent ans de solitude. Outre Soljenitsyne, il est également l’agent de Lech Walesa et de Ismail Kadaré et s’illustre dans l’hexagone par quelques coups d’éclat comme le transfert de Houellebecq ou la publication de  » La face cachée du Monde. « 

Que retenez-vous de marquant dans la relation de 35 ans qui vous lie à Soljenitsyne ?

 » La qualité, la durée et la fraternité de la relation. On a souvent présenté Alexandre Soljenitsyne comme quelqu’un de rugueux, d’autoritaire, il l’est, avec les puissants peut-être, mais dans le travail quotidien entre auteur et éditeur, il a toujours été d’une très grande courtoisie, d’une grande fidélité. Chaque fois que nous avons rencontré des problèmes, notre concertation a toujours était féconde. Elle se base sur la confiance. Il n’y a jamais eu l’ombre d’une mésentente entre nous.

La première partie de son œuvre se voit couronnée par le prix Nobel en 1970…

Une journée d’Ivan Denissovitch et Le pavillon des cancéreux sont les seuls livres qui ont pu être publiés sous Khrouchtchev. Le premier cercle, comme son épopée historique de la Russie La roue rouge qui réunit plusieurs gros volumes représentant l’équivalent de trois ou quatre fois Guerre et paix de Tolstoï, paraissent en Occident.

Et vous signez avec lui en 73, peu après son exil, L’archipel du Goulag, qui fait date…

Ce fut un coup de tonnerre considérable pas seulement au niveau de l’information et de la qualité littéraire, mais aussi du point de vue des répercussions politiques. Je pense que l’on peut dire qu’il y a trois hommes dont l’action, sous diverses formes, a abouti à la chute du mur de Berlin. Soljenitsyne, Lech Walesa et Jean-Paul II.

Vous en avez signé deux. Il reste donc quelque chose à faire du côté du Vatican…

Oui exactement (rire).

N’y a-t-il pas un paradoxe dans ce cheminement qui voit Soljenitsyne critiquer le système soviétique et l’Etat à ses débuts et recevoir l’année dernière le prix d’Etat des mains de Vladimir Poutine ?

Il ne critique pas l’Etat en tant que tel, mais l’Etat communiste et la dictature. Et il ne considère pas que la Russie actuelle est sous un régime dictatorial, ou alors on ne sait plus ce que les mots veulent dire. Il y a certainement des manifestations d’autorité. Mais si l’on regarde bien la constitution russe, on constate qu’elle n’est pas très différente de la constitution française de la Ve République. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème de liberté d’expression. Comme dans tous les pays sortis d’une grande dictature, la marche à la démocratie ne se fait pas du jour au lendemain. La France a eu besoin de plusieurs siècles pour que la IIIe République installe définitivement la démocratie. On peut accorder un certain temps à la Russie pour parfaire son système.

Le point commun entre les deux hommes serait-il l’amour partagé de la nation, voire du nationalisme ?

Je pense que Poutine serait ravi de se trouver des points communs avec Soljenitsyne. Est-ce que la réciproque est vraie ? Je n’irais pas jusque là. Plus la Russie s’est trouvée vulnérable, après la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’Union soviétique, plus effectivement il y a eu un réflexe de patriotisme en Russie, comme chez les intellectuels, y compris Soljenitsyne. On peut augurer que la Russie redevenant une puissance économique, grâce à ses ressources pétrolières et gazières, le facteur autoprotection jouera beaucoup moins à l’avenir.

Mais c’est vrai que Soljenitsyne est très attentif à ce que la Russie sortie du communisme, ne soit pas en butte à toutes les critiques que l’on voit fleurir comme s’il ne s’était rien passé sous Eltsine ou Gorbatchev.

Soljenitsyne s’est très tôt prononcé contre l’implication en Tchétchénie…

On a souvent dit que Soljenitsyne pensait en termes de Grande Russie ce qui, naturellement, est totalement faux, puisque dès 1973, il adresse une lettre ouverte aux dirigeants de l’Union Soviétique à Léonid Brejnev dans laquelle il demandait que l’URSS renonce à son impérialisme sur les autres nations.

Aujourd’hui, de jeunes auteurs Russes abordent également ce conflit…

Oui, la grande différence avec Soljennitsyne est qu’il appartient au XXe siècle. Et figure comme l’écrivain témoin d’un des deux grands drames de ce siècle, le Goulag. Au XXIe, il apparaît à la fois comme un survivant et un classique que l’on enseigne dans les écoles et les universités, un classique vivant.

Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération invitée à la Comédie du livre ?

C’est une génération extrêmement variée comme souvent après une sortie de clandestinité. Il y a parfois un empressement à aller au plus facile de la liberté. Par exemple, toute une catégorie d’écrivains s’empresse de copier ce qui marche en Occident. On a d’un côté cette vogue occidentaliste et de l’autre, une école qui incarne plutôt un retour aux traditions de la littérature russe.

A l’inverse des médias, cette nouvelle sphère de pensée, ne semble guère être contrôlée par le pouvoir ?

Ce n’est pas tellement rassurant, parce que cela veut dire que l’on considère peut-être ces œuvres non dangereuses. Ce qui n’est pas un bon point pour la littérature de combat.

Certains auteurs ne se privent pas de cette liberté de critique…

C’est probablement le tempérament russe, les intellectuels et les écrivains ont vite fait de prendre leur part de liberté. Puisque ce sont des gens d’écriture et de parole, ils ont plus d’ardeur à s’en servir que les gens qui n’ont pas l’habitude de manier les mots. Tout cela est normal, on retrouve le même phénomène en occident… Peut-être pas assez d’ailleurs… « 

Claude Durand l’agent exclusif de Soljenitsyne.

DR