«La torture une pratique institutionnelle »

photo Rédouane Anfoussi

Michel Terestchenko est un philosophe français contemporain, auteur de sept ouvrages qui abordent par différents endroits, la philosophie politique et morale. Il était invité aux Rencontres Pétrarque du Festival Radio France et Montpellier L-R dans le cadre du débat : « Contre le terrorisme, tout est-il permis ? ».

Au cours des débats, vous avez estimé la torture moralement inadmissible et juridiquement condamnable. Mais le juridiquement condamnable ne vaut que quand le droit est respecté…

Aux Etats-Unis, la Convention de Genève en 1949 et la convention de l’ONU contre la torture en 1984 ont été ratifiées. Elles font donc partie du droit interne. Le Congrès américain a signé la convention de l’ONU en 1994 avec une interprétation très restrictive qui excluait en réalité toutes les formes modernes de tortures qui ne sont plus des tortures physiques mais des tortures psychologiques. La CIA à dépensé des milliards de dollars pour développer ces nouvelles techniques. A partir de deux modèles : la privation sensorielle et la souffrance auto-infligée.

Au lendemain du 11 septembre, les juristes de la maison blanche ont commencé à faire un travail de casuistique pour expliquer que les combattants d’Al-Qaïda n’étaient pas des soldats sous la protection des conventions internationales mais des combattants illégaux ou appartenant à des Etats déchus dans le cas des Talibans. C’était pour les mettre à l’écart du droit positif.

On définit assez aisément l’Etat de droit mais il semble plus difficile de définir la torture ?

Le principe enseigné dans les académies militaires américaines, c’est l’interdiction de toucher au corps. A partir de là, on se dit que toutes les formes de tortures psychologiques visant à briser la psyché humaine ne relèvent pas de la torture. Ceci dit le droit international proscrit la torture et les actes humiliants et dégradants. Cette question fait donc l’objet de débats et ouvre une forme de zone crise.

Observe-t-on un développement des zones de non droit ?

Au nom de la logique sécuritaire on assiste à la fois à une expansion des zones de non droit et paradoxalement au développement d’une société de l’insécurité. Société dans laquelle tout citoyen peut passer du statut de l’ami à celui de l’ennemi. On entre dans une économie générale de la peur. C’est un aspect très intéressant si on le rapporte à la fonction première de l’Etat qui est d’assurer entre les individus des liens de confiance, de sécurité qui les prémunissent justement du sentiment de la peur. En se sens, la torture est totalement improductive.

Vous dites aussi que la torture est politiquement ruineuse… Le fait d’attiser les peurs semble plutôt servir le pouvoir ?

Effectivement la peur est un moyen d’instaurer un plus grand contrôle du pouvoir mais ce moyen ne correspond pas à la finalité du pouvoir dans une société démocratique. Par ailleurs la torture reste fondamentalement inefficace. Tous les militaires et les agents de renseignement savent que c’est le moyen le moins fiable pour obtenir des informations. Les renseignements recueillis par la torture sont de mauvaise qualité. Elle est politiquement ruineuse parce qu’elle n’a jamais été une solution au conflit. Le meilleur exemple demeure l’Algérie où elle était pratiquée à grande échelle. La torture se retourne toujours contre les états qui y ont eu recours. Je crois que la torture introduit une corruption généralisée de la société qu’elle prétend défendre parce qu’elle corrompt tous les corps sociaux, le gouvernement, l’armée, le système judiciaire et l’opinion publique prise dans une espèce de passivité.

Est-ce que le modèle qui valide la pratique de la torture est exportable en Europe ?

Je pense que s’il y avait un attentat en France comparable à celui qui a eu lieu le 11 septembre, il y aurait lieu de craindre que des dérives semblables se développent. Il ne faut pas s’imaginer que cela ne concerne que les Etats-Unis où 44% des Américains se déclarent toujours favorables à cette pratique. Si au lendemain d’un attentat sur la tour Montparnasse on demandait aux Français de se prononcer, il est probable que l’on entre dans une logique qui ne soit pas aussi protectrice des libertés individuelles et des principes fondamentaux de l’Etat de droit. D’autant que l’on explique maintenant que la menace à venir est précisément celle posée par le terrorisme. C’était le discours officiel de Nicolas Sarkozy relayé par tous les médias. La tâche essentielle, c’est le renseignement, et le danger c’est l’ennemi invisible qui est par définition n’importe qui.

Comment faire face à cette dérive y compris sur le plan moral ?

Le point de vue moral est le plus fragile face à une argumentation de type utilitariste. Lorsqu’on vous dit : on torture un individu pour en sauver cent. Ce n’est pas simple de la réfuter. Cela nous renvoie au dilemme de Weber sur l’éthique de la conviction et celui de la responsabilité. La question de savoir si l’on peut transgresser la loi en situation d’exception rapporte le problème de la torture au problème de l’euthanasie active. C’est le même débat. La seule argumentation à mettre en place est de se demander : est-ce que ce modèle propose un scénario réaliste ou pas ? Ma thèse est que ce n’est pas du tout réaliste mais pervers et qu’il faut déconstruire ce prétendu réalisme. Toute la justification libérale de la torture en situation de nécessité repose sur ce paradigme de la bombe qui est sur le point d’exploser. On attend des autorités de l’état qu’elles n’agissent pas sous le coup de l’émotion.

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël,


« Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable » aux éditions de la Découverte.

La conscience au carré

Tout est dans le rouge, le moral est en berne, disent les statistiques. L’affirmation est là, pesante, mesurée par la science économique. Pour dire quoi au juste ? Qu’il est plus que temps d’actionner les leviers permettant une relance de la consommation des ménages et du monde en général ! Qu’il faut encore faciliter l’accès aux crédits des particuliers et augmenter la dette des Etats tout en effaçant les services publics.

C’est l’époque. Un fragment de l’histoire où l’absence de repères s’étend comme une marée de neurones désorientés et translucides. L’heure d’une société où des masses d’individus anesthésiés s’agitent pour rien ou pas grand chose. Cette époque est la nôtre. Travailler, gagner plus, acheter, vendre, se faire élire, connaître, reconnaître, rééduquer… sans amour, sans âme, sans beauté, sans don, sans engagement, sans les autres…. Ou peut-être, avec, pour en tirer profit.

Cette hypothèse nous est suggérée dans le livre Apologie de la névrose signé par le Docteur en Psychologie sétois, Georges Botet Pradeilles. Son essai met le lecteur en prise avec la rationalité violente qui fonde de plus en plus les démocraties modernes.  » Chacun pourra s’y reconnaître « , lit-on en quatrième de couverture. Dans un esprit voisin des paparazzis, l’auteur explore la philosophie intime du quotidien, en tentant d’apporter quelques clarifications sur le vécu névrosé de ses contemporains.

La conduite du thérapeute hypothétique touche l’inconsciente culpabilité, qu’elle tente d’émanciper de la morale.  » Je désire donc je suis « , serait, pourrait-on dire, la pensée maîtresse du livre de Georges Botet Pradeilles, mais avec une conception du désir toute singulière.  » On peut s’organiser dans de savants maquillages pour tricher à des fins de séduction et de parade extérieure. Il importe de bien mentir à autrui tout en sachant bien que l’on ne peut vraiment se mentir à soi-même. Mais cette duperie nous engage à une meilleure bienveillance à notre égard. C’est une affaire de complicité interne qui renforce les liens entre nos différentes instances de plaisir… « 

L’auteur se propose de nous aider à positiver avec notre moi  » incommunicable  » en nous indiquant la voie d’un patient et cruel apprentissage de l’altérité faussée :  » Le semblable est toujours un autre dont il faut souvent se protéger (…) Au fil des progrès nous apprendrons également sans vergogne à faire notre objet d’autrui si nous savons le dominer… à moins qu’il ne vous réduise à être le sien. « 

Beau combat en perspective, et magnifique smash du pouvoir psychologique parfaitement calibré à la vision primate et ordinaire de l’homme qui prospère aux dépens d’autrui.  » L’idée du plaisir. C’est une idée complètement pourrie, y’a qu’à voir les textes de Freud, au niveau désir-plaisir, ça revient à dire que le désir est avant tout une tension désagréable  » disait Deleuze qui rappelait aussi que le sujet de l’énoncé ne s’élève jamais jusqu’au sujet de l’énonciation.

En charpentier de la conscience, Pradeilles réactualise la matrice de l’esprit individuel. Celle qui se dissimule, à tort selon lui, sous les meilleurs prétextes et reste sous-tendue, dans sa version collective, par le postulat d’Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme. La contemporanéité du verbe tient juste à la vision utilitariste de l’existence.  » Chacun doit s’affirmer dans la surenchère du meilleur ou du pire, mais ce ne sont ici que des images morales dont le cours est en fait infiniment variable en fonction d’un marché versatile. « 

Une certaine manipulation fait jour à travers cette étonnante capacité qu’ont les matérialistes instruits à faire leur miel du manque de conscience.  » L’imaginaire est une ressource infinie, il suffit de pourvoir à son entretien.  » L’idée est opportune, faire une apologie de la névrose c’est aussi l’entretenir.

Apologie de la névrose, éditions Persée, 17 euros.