David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme

9059378Brève histoire du néolibéralisme retrace un processus de redistribution des richesses, une « accumulation par dépossession ». La financiarisation, l’extension de la concurrence, les privatisations et les politiques fiscales des États redirigent les richesses du bas vers le haut de la hiérarchie sociale. Les néolibéraux se moquent de l’enrichissement collectif. Ils lui préfèrent celui de quelques-uns, dont ils font partie. Le #néolibéralisme sert les intérêts d’une classe. Plaider en faveur d’un « socialisme libéral » n’a aucun sens. David Harvey s’en prend à certaines organisations non gouvernementales qui, en investissant l’espace laissé vacant par l’État, se donnent une raison d’être. Le néolibéralisme n’est pas une pensée du bien commun. Et pourtant, c’est de cette conception de l’action publique que nous sommes aujourd’hui à la fois héritiers et prisonniers. Le néolibéralisme s’est transformé en institutions. Ces dernières ont produit des dispositifs d’intervention publique, construits sur la durée, qui façonnent des manières d’agir et de penser. À commencer par cette quasi-règle de nos sociétés contemporaines, selon laquelle le marché serait le meilleur outil de satisfaction des besoins humains. Formulée de la sorte, la proposition étonne peut-être. Elle est pourtant le principal pilier de l’édifice. Celui que David Harvey nous invite, en priorité, à abattre.

La préface et l’introduction

Voir aussi : Rubrique Livre, Essais, rubrique Histoire, rubrique Science politique,

 

Gilles Deleuze et les nouveaux philosophes

Après les nouvelles et récentes pressions de l’homme d’affaire et éditorialiste  BHL pour étouffer la critique, le rappel de ce texte de Gilles Deleuze, écrit en 1977, est une bouffée d’air.

7587_deleuze-gilles1Que penses-tu des « nouveaux philosophes » ?

Rien. Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (« moi, en tant que lucide et courageux, je vous dis…, moi, en tant que soldat du Christ…, moi, de la génération perdue…, nous, en tant que nous avons fait mai 68…, en tant que nous ne nous laissons plus prendre aux semblants… ». Avec ces deux procédés, ils cassent le travail. Car ça fait déjà un certain temps que, dans toutes sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en musique, en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même en philosophie). Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. C’est conforme à la réforme Haby : un sérieux allègement du « programme » de la philosophie.

Dis-tu cela parce que B.-H. Lévy vous attaque violemment, Guattari et toi, dans son livre Barbarie à visage humain ?

Non, non, non. Il dit qu’il y a un lien profond entre L’Anti-Œdipe et « l’apologie du pourri sur fumier de décadence » (c’est comme cela qu’il parle), un lien profond entre L’Anti-Œdipe et les drogués. Au moins, ça fera rire les drogués. Il dit aussi que le Cerfi est raciste : là, c’est ignoble. Il y a longtemps que je souhaitais parler des nouveaux philosophes, mais je ne voyais pas comment. Ils auraient dit tout de suite : voyez comme il est jaloux de notre succès. Eux, c’est leur métier d’attaquer, de répondre, de répondre aux réponses. Moi, je ne peux le faire qu’une fois. Je ne répondrai pas une autre fois. Ce qui a changé la situation pour moi, c’est le livre d’Aubral et de Delcourt, Contre la nouvelle philosophie. Aubral et Delcourt essaient vraiment d’analyser cette pensée, et ils arrivent à des résultats très comiques. Ils ont fait un beau livre tonique, ils ont été les premiers à protester. Ils ont même affronté les nouveaux philosophes à la télé, dans l’émission « Apostrophes ». Alors, pour parler comme l’ennemi, un Dieu m’a dit qu’il fallait que je suive Aubral et Delcourt, que j’aie ce courage lucide et pessimiste.

Si c’est une pensée nulle, comment expliquer qu’elle semble avoir tant de succès, qu’elle s’étende et reçoive des ralliements comme celui de Sollers ?

Il y a plusieurs problèmes très différents. D’abord, en France on a longtemps vécu sur un certain mode littéraire des « écoles ». Et c’est déjà terrible, une école : il y a toujours un pape, des manifestes, des déclarations du type « je suis l’avant-garde », (les excommunications, des tribunaux, des retournements politiques, etc. En principe général, on a d’autant plus raison qu’on a passé sa vie à se tromper, puisqu’on peut toujours dire « je suis passé par là ». C’est pourquoi les staliniens sont les seuls à pouvoir donner des leçons d’antistalinisme. Mais enfin, quelle que soit la misère des écoles, on ne peut pas dire que les nouveaux philosophes soient une école. Ils ont une nouveauté réelle, ils ont introduit en France le marketing littéraire ou philosophique, au lieu de faire une école. Le marketing a ses principes particuliers :

1. il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle ou n’a à dire. A la limite, il faut que la multitude des articles de journaux, d’interviews, de colloques, d’émissions radio ou télé remplacent le livre, qui pourrait très bien` ne pas exister du tout. C’est pour cela que le travail auquel se donnent les nouveaux philosophes est moins au niveau des livres qu’ils font que des articles à obtenir, des journaux et émissions à occuper, des interviews à placer, d’un dossier à faire, d’un numéro de Playboy. Il y a là toute une activité qui, à cette échelle et à ce degré d’organisation, semblait exclue de la philosophie, ou exclure la philosophie.

2. Et puis, du point de vue d’un marketing, il faut que le même livre ou le même produit aient plusieurs versions, pour convenir à tout le monde une version pieuse, une athée, une heideggerienne, une gauchiste, une centriste, même une chiraquienne ou néo-fasciste, une « union de la gauche » nuancée, etc. D’où l’importance d’une distribution des rôles suivant les goûts. Il y a du Dr Mabuse dans Clavel, un Dr Mabuse évangélique, Jambet et Lardreau, c’est Spöri et Pesch, les deux aides à Mabuse (ils veulent « mettre la main au collet » de Nietzsche). Benoist, c’est le coursier, c’est Nestor. Lévy, c’est tantôt l’imprésario, tantôt la script-girl, tantôt le joyeux animateur, tantôt le dise-jockey. Jean Cau trouve tout ça rudement bien ; Fabre-Luce se fait disciple de Glucksmann ; on réédite Benda, pour les vertus du clerc. Quelle étrange constellation.

Sollers avait été le dernier en France à faire encore une école vieille manière, avec papisme, excommunications, tribunaux. Je suppose que, quand il a compris cette nouvelle entreprise, il s’est dit qu’ils avaient raison, qu’il fallait faire alliance, et que ce serait trop bête de manquer ça. Il arrive en retard, mais il a bien vu quelque chose. Car cette histoire de marketing dans le livre de philosophie, c’est réellement nouveau, c’est une idée, il « fallait » l’avoir. Que les nouveaux philosophes restaurent une fonction-auteur vide, et qu’ils procèdent avec des concepts creux, toute cette réaction n’empêche pas un profond modernisme, une analyse très adaptée du paysage et du marché. Du coup, je crois que certains d’entre nous peuvent même éprouver une curiosité bienveillante pour cette opération, d’un point de vue purement naturaliste ou entomologique. Moi, c’est différent, parce que mon point de vue est tératologique : c’est de l’horreur.

Si c’est une question de marketing, comment expliques-tu qu’il ait fallu les attendre, et que ce soit maintenant que ça risque de réussir ?

Pour plusieurs raisons, qui nous dépassent et les dépassent eux-mêmes. André Scala a analysé récemment un certain renversement dans les rapports journalistes-écrivains, presse-livre. Le journalisme, en liaison avec la radio et la télé, a pris de plus en plus vivement conscience de sa possibilité de créer l’événement (les fuites contrôlées, Watergate, les sondages ?). Et de même qu’il avait moins besoin de se référer à des événements extérieurs, puisqu’il en créait une large part, il avait moins besoin aussi de se rapporter à des analyses extérieures au journalisme, ou à des personnages du type « intellectuel », « écrivain » : le journalisme découvrait en lui-même une pensée autonome et suffisante. C’est pourquoi, à la limite, un livre vaut moins que l’article de journal qu’on fait sur lui ou l’interview à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants. Le journal n’a plus besoin du livre. Je ne dis pas que ce retournement, cette domestication de l’intellectuel, cette journalisation, soit une catastrophe. C’est comme ça : au moment même où l’écriture et la pensée tendaient à abandonner la fonction-auteur, au moment où les créations ne passaient plus par la fonction-auteur, celle-ci se trouvait reprise par la radio et la télé, et par le journalisme. Les journalistes devenaient les nouveaux auteurs, et les écrivains qui souhaitaient encore être des auteurs devaient passer par les journalistes, ou devenir leurs propres journalistes. Une fonction tombée dans un certain discrédit retrouvait une modernité et un nouveau conformisme, en changeant de lieu et d’objet. C’est cela qui a rendu possible les entreprises de marketing intellectuel.

Est-ce qu’il y a d’autres usages actuels d’une télé, d’une radio ou d’un journal ?

Évidemment, mais ce n’est plus la question des nouveaux philosophes. Je voudrais en parler tout à l’heure. Il y a une autre raison. Nous sommes depuis longtemps en période électorale. Or, les élections, ce n’est pas un point local ni un jour à telle date. C’est comme une grille qui affecte actuellement notre manière de comprendre et même de percevoir. On rabat tous les événements, tous les problèmes, sur cette grille déformante. Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le seuil habituel de connerie monte. C’est sur cette grille que les nouveaux philosophes se sont inscrits dès le début. Il importe peu que certains d’entre eux aient été immédiatement contre l’union de la gauche, tandis que d’autres auraient souhaité fournir un brain-trust de plus à Mitterrand. Une homogénéisation des deux tendances s’est produite, plutôt contre la gauche, mais surtout à partir d’un thème qui était présent déjà dans leurs premiers livres : la haine de 68. C’était à qui cracherait le mieux sur mai 68. C’est en fonction de cette haine qu’ils ont construit leur sujet d’énonciation : « Nous, en tant que nous avons fait mai 68 ( ?? ), nous pouvons vous dire que c’était bête, et que nous ne le ferons plus. » Une rancœur de 68, ils n’ont que ça à vendre. C’est en ce sens que, quelle que soit leur position par rapport aux élections, ils s’inscrivent parfaitement sur la grille électorale. A partir de là, tout y passe, marxisme, maoïsme, socialisme, etc., non pas parce que les luttes réelles auraient fait surgir de nouveaux ennemis, de nouveaux problèmes et de nouveaux moyens, mais parce que LA révolution doit être déclarée impossible, uniformément et de tout temps. C’est pourquoi tous les concepts qui commençaient à fonctionner d’une manière très différenciée (les pouvoirs, les résistances, les désirs, même la « plèbe ») sont à nouveau globalisés, réunis dans la fade unité du pouvoir, de la loi, de l’État, etc. C’est pourquoi aussi le Sujet pensant revient sur la scène, car la seule possibilité de la révolution, pour les nouveaux philosophes, c’est l’acte pur du penseur qui la pense impossible.

Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l’histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu’un avec celle d’auteur ou de penseur (voyez le numéro de Playboy : c’est nous les témoins…). Mais il n’y aurait jamais eu de victimes si celles-ci avaient pensé comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent généralement en termes de vie, et pas de mort, d’amertume et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n’a mis quelqu’un en prison pour son impuissance et son pessimisme, au contraire. Du point de vue des nouveaux philosophes, les victimes se sont fait avoir, parce qu’elles n’avaient pas encore compris ce que les nouveaux philosophes ont compris. Si je faisais partie d’une association, je porterais plainte contre les nouveaux philosophes, qui méprisent un peu trop les habitants du Goulag.

Quand tu dénonces le marketing, est-ce que tu milites pour la conception vieux-livre, ou pour les écoles ancienne manière ?

Non, non, non. Il n’y a aucune nécessité d’un tel choix : ou bien marketing, ou bien vieille manière. Ce choix est faux. Tout ce qui se passe de vivant actuellement échappe à cette alternative. Voyez comme les musiciens travaillent, comme les gens travaillent dans les sciences, comme certains peintres essaient de travailler, comment des géographes organisent leur travail (cf. la revue Hérodote). Le premier trait, c’est les rencontres. Pas du tout les colloques ni les débats, mais, en travaillant dans un domaine, on rencontre des gens qui travaillent dans un tout autre domaine, comme si la solution venait toujours d’ailleurs. Il ne s’agit pas de comparaisons ou d’analogies intellectuelles, mais d’intersections effectives, de croisements de lignes. Par exemple (cet exemple est important, puisque les nouveaux philosophes parlent beaucoup d’histoire de la philosophie), André Robinet renouvelle aujourd’hui l’histoire de la philosophie, avec des ordinateurs ; il rencontre forcément Xenakis. Que des mathématiciens puissent faire évoluer ou modifier un problème d’une tout autre nature ne signifie pas que le problème reçoit une solution mathématique, mais qu’il comporte une séquence mathématique qui entre en conjugaison avec d’autres séquences. C’est effarant, la manière dont les nouveaux philosophes traitent « la » science. Rencontrer avec son propre travail le travail des musiciens, des peintres ou des savants est la seule combinaison actuelle qui ne se ramène ni aux vieilles écoles ni à un néo-marketing. Ce sont ces points singuliers qui constituent des foyers de création, des fonctions créatrices indépendantes de la fonction-auteur, détachées de la’ fonction-auteur. Et ça ne vaut pas seulement pour des croisements de domaines différents, c’est chaque domaine, chaque morceau de -domaine, si petit soit-il, qui est déjà fait de tels croisements. Les philosophes doivent venir de n’importe où : non pas au sens où la philosophie dépendrait d’une sagesse populaire un peu partout, mais au sens où chaque rencontre en produit, en même temps qu’elle définit un nouvel usage, une nouvelle position d’agencements – musiciens sauvages et radios pirates.

bhl_tarteEh bien, chaque fois que les fonctions créatrices désertent ainsi la fonction-auteur, on voit celle-ci se réfugier dans un nouveau conformisme de « promotion ». C’est toute une série de batailles plus ou moins visibles : le cinéma, la radio, la télé sont la possibilité de fonctions créatrices qui ont destitué l’Auteur ; mais la fonction-auteur se reconstitue à l’abri des usages conformistes de ces médias. Les grandes sociétés de production se remettent à favoriser un « cinéma d’auteur » ; Jean-Luc Godard trouve alors le moyen de faire passer de la création dans la télé ; mais la puissante organisation de la télé a elle-même ses fonctions-auteur par lesquelles elle empêche la création. Quand la littérature, la musique, etc., conquièrent de nouveaux domaines de création, la fonction-auteur se reconstitue dans le journalisme, qui va étouffer ses propres fonctions créatrices et celles de la littérature. Nous retombons sur les nouveaux philosophes : ils ont reconstitué une pièce étouffante, asphyxiante, là où un peu d’air passait. C’est la négation de toute politique, et de toute expérimentation.

Bref, ce que je leur reproche, c’est de faire un travail de cochon et que ce travail s’insère dans un nouveau type de rapport presse-livre parfaitement réactionnaire : nouveau, oui, mais conformiste au plus haut point. Ce ne sont pas les nouveaux philosophes qui importent. Même s’ils s’évanouissent demain, leur entreprise de marketing sera recommencée. Elle représente en effet la soumission de toute pensée aux médias ; du même coup, elle donne à ces médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelles pour étouffer les tentatives de création qui les feraient bouger eux-mêmes. Autant de débats crétins à la télé, autant de petits films narcissiques d’auteur, d’autant moins de création possible dans la télé et ailleurs. Je voudrais proposer une charte des intellectuels, dans leur situation actuelle par rapport aux médias, compte tenu des nouveaux rapports de force : refuser, faire valoir des exigences, devenir producteurs, au lieu d’être des auteurs qui n’ont plus que l’insolence des domestiques ou les éclats d’un clown de service. Beckett, Godard ont su s’en tirer, et créer de deux manières très différentes : il y a beaucoup de possibilités, dans le cinéma, l’audio-visuel, la musique, les sciences, les livres… Mais les nouveaux philosophes, c’est vraiment l’infection qui s’efforce d’empêcher tout ça. Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction s’ils tiennent assez la scène pour mortifier quelque chose.

Ce texte de Gilles Deleuze a été publié comme Supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit, et distribué gratuitement.

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